Vlademir Jankelevitch
La mort
Présentation de l'éditeur
Pourquoi la mort de quelqu'un est-elle toujours une sorte de scandale? Pourquoi cet
événement si normal éveille-t-il chez ceux qui en sont les témoins autant de curiosité
et d'horreur? Depuis qu'il y a des hommes, et qui meurent, comment le mortel n'est-il
pas habitué à ce phénomène naturel et pourtant toujours accidentel? Pourquoi est-il
étonné chaque fois qu'un vivant disparaît, comme si cela arrivait chaque fois pour la
première fois? Telles sont les questions que pose ce livre sur la mort. Dans chacun
de ses ouvrages, Vladimir Jankélévitch a essayé de saisir le cas limite, l'expérience
aiguë : à son point de tangence avec ces frontières, l'homme se situe à la pointe de
l'humain, là où le mystère, l'ineffable, le "je-ne-sais-quoi", ouvrent le passage de l'être
au néant, ou de l'être à l'absolument-autre. Il s'attache ici à analyser un évènement
considéré dans sa banalité et dans son étrangeté à la fois, dans son anomalie
normale, son tragique familier, bref, dans sa contradiction. "Si la mort n'est pensable
ni avant, ni pendant, ni après, écrit Jankélévitch, quand pourrons-nous la penser?" Et
il entreprend cette tâche périlleuse: conter l'inénarrable, décrire l'indescriptible.
Biographie de l'auteur
Philosophe et musicologue disparu en 1985, Vladimir Jankélévitch a été professeur à
la Sorbonne durant plusieurs décennies. Il est l'auteur d'une œuvre de philosophie
morale considérable, ainsi que d'ouvrages essentiels sur la musique des XIXe et
XXe siècles
VOCABULAIRE
Quoddité : quoddité est employé comme nom féminin singulier. en
philosophie scolastique, tout ce qui, dans une chose, ne constitue pas son
essence
Le "Pourquoi avec exposant" nous renvoie à l’interrogation sur le fait-de
l’empirie : sur sa quoddité ainsi qu’à la question sur la nature de l’être. Si
nous cherchons à savoir ce qu’est l’être la question restera sans réponse
car toutes les copules attributives que nous accolerons à l’Être seront plus
spécifiques que lui et le réduiront. L’Être n’est pas un ceci ou un cela. En
revanche nous savons "qu’il y a être"87, le fait de l’existence de l’être sans
que sa nature puisse nous être connue, c’est ce que Jankélévitch appelle la
différence entre le quod (le fait-de) et le quid.
"Ce fait en général que quelque chose existe, ce je-ne-sais-quoi qui est le
fait de l’être nous le nommerons le Quod "88. En une formule lapidaire,
"le nescioquid est la vraie quoddité du quid "89, le philosophe exprime l’idée
que ce que nous ne savons pas, c’est cela même qui fait la consistance de
ce qui est. Sans le mystère, il n’y aurait pas de réel. Nous pouvons
seulement apercevoir cette nature de l’être, cette vérité intime de l’être
dans "un éclair : comme événement ou apparition"90.
Car, "Je ne sais pas quoi, mais non notez-le je ne sais rien"91 et cela laisse
supposer que tout de même, je sais un peu, sinon je ne pourrais même pas
affirmer que je ne sais pas quoi. "Je ne sais pas quoi donc j’ai vent de
quelque chose; donc je suis vaguement au courant de la vérité"92. Nous
avons aperçu déjà mais sans pouvoir s’y appesantir, nous avons donc
entrevu.
Le concept du quid et du quod nous amène à nous interroger sur la
manière dont nous pouvons atteindre la vérité. "Tantôt nous avons de la
vérité diffuse et diffluente un sentiment vague, insatisfait, nostalgique, où
s’expriment, comme l’indique le nom "Je-ne-sais-quoi", l’impuissance à
connaître exhaustivement (...)Tantôt l’entrevision se concentre dans
l’éblouissement d’une intuition, mais cette intuition ne dure que l’éclair d’un
instant"93. Notre savoir balance entre deux options. Tantôt nous savons les
manières sans en connaître la raison. C’est ce qui se passe lorsque nous
connaissons le quid sans le quod. Tantôt, nous pressentons le quod sans
le quid; c’est-à-dire que nous sentons qu’il y a quelque chose à savoir mais
ce savoir nous échappe, impalpable, léger évanescent. Il nous est
impossible à enserrer dans les griffes d’un homo loquax, vivant dans la
continuation de l’intervalle.
Jankélévitch laisse échapper un désir " Quand le savoir trouvera-t-il
l’existence consistante et la consistance existante, le quid et le quod, les
incompossibles cumulés, la disjonction transcendée, la vérité dans toutes
ses dimensions ?"94.
Prenons l’exemple concret du temps qui est cette effectivité, "cette quoddité
sans contenu"95 pour se rendre compte à quel point nous vivons dans la
disjonction. Le temps est l’exemple par excellence où l’on arrive à deviner
le quod sans en savoir le quid. De même nous pouvons caractériser
chaque moment du temps avec le quid et le quod : nous pouvons dire "est
passé ce dont nous savons le quid mais n’expérimentons plus le quod"96.
Notre gnose, notre connaissance devrait être caractérisée par le "quod plus
le quid" qui serait le savoir de l’instant et de l’intervalle, ce qui nous
placerait dans un éternel présent. Bref, nous caractérisons ici le Créateur.
Mais essentiellement nous vivons dans l’intervalle, ce qui ne nous procure
qu’une demi-connaissance, un demi-savoir pour des demi-vérités.
Ce je-ne-sais-quoi pose donc un rapport privilégié et unique avec
l’effectivité. Car il est effectivité efficace "qui fait être le reste"97. Il est ce
dont on a l’impression fugitive, mais certaine qu’il est essentiel et que sans
lui rien ne serait. Ce je-ne-sais-quoi de la quoddité permet les manières.
Appliquée à l’homme cette idée exprimera le fait qu’il suffira d’avoir quelque
chose à dire pour que les manières de le dire viennent toutes seules. Ici
toute la logique des sophistes et des rhéteurs est prise en défaut.
Mais comment faire car la philosophie désire avant tout pouvoir s’asseoir
au milieu de ses concepts, la "fragilité extrême, de cet état d’insécuri
permanente"98 dans laquelle nous plonge cette demi-gnose nous force à
rester en état d’alerte et donc à participer avec le monde, plus que si l’on
avait des concepts prêts à s’adapter à ce qui nous entoure.
Cette analyse renvoie directement à notre attitude dans le monde.
Comment devons-nous appréhender celui-ci ? Dans quelle mesure ne nous
embourgeoiserons-nous pas? Comment allier la prescience du quod avec
les manières du quid ? Bref, comment devons-nous vivre ?
Quiddité /kɥi.di.te/ féminin
(Philosophie scolastique) Ce qu’une chose est en elle-même.
« On sait que l'existence est un accident survenu à ce qui existe ; c'est pourquoi
elle est quelque chose d'accessoire à la quiddité de ce qui existe. Ceci est une
chose évidente et nécessaire dans tout ce dont l'existence a une cause ; car son
existence est une chose ajoutée à sa quiddité. » (Mse Maïmonide dit le
Rambam, Le Guide des égarés, Ière Partie, 57. Sur les attributs)
Hapax Un hapax (le h est muet) ou apax désigne généralement un mot qui n'a qu'une
seule occurrence dans la littérature Pendant longtemps, le terme « hapax » a qualifié les mots (ou
expressions) que les traducteurs ne pouvaient traduire de façon certaine, car il n'en existait qu'une
seule occurrence dans la littérature (comme c'était le cas du mot gvina dans la Bible ou du
mot panaorios dans l’Iliade d'Homère, arepo en latin dans le carré
palindromique SATOR, qarabalanat en arabe, express en anglais dans le texte de Trapp3, etc.) Ainsi,
la totalité des textes composant la Bible en hébreu comporterait
environ 2 000 hapax sur 8 000 vocables différents (pour300 000 mots), ce qui rend difficile leur
interprétation4
hybris (aussi écrit hubris, du grec ancien ὕϐρις /
húbris
) est une notion grecque que l'on peut
traduire par démesure. C'est un sentiment violent inspiré par les passions, et plus particulièrement par
l'orgueil. Les Grecs lui opposaient la tempérance, et la modération
CITATIONS
1 ) Eglise de Cambo Sur la façade, le cadran solaire et sa devise en 4 mots en
latin :
« Chaque heure est incertaine pour tous, et la dernière pour beaucoup »
2)
EXTRAITS
Extraits de La mort, de Jankélévitch (1977)
" La mort est à peine pensable : dans ce concept d’une totale nihilisation, on ne trouve rien où se
prendre, aucune prise à laquelle l’entendement puisse s’accrocher. La " pensée " du rien est un rien
de la pensée, le néant de l’objet annihilant le sujet : pas plus qu’on ne voit une absence, on ne pense
un rien ; en sorte que penser le rien, c’est ne penser à rien, et c’est donc ne pas penser. La pseudo-
pensée de la mort n’est qu’une variété de somnolence. "
Dès lors, problème : en quoi peut bien consister la " méditation de la mort " que l’on trouve chez les
sages de l’Antiquité ? Le sage ne penserait-il alors à rien du tout, puisqu’il n’y a rien à penser sur la
mort ? ?
Disons que ce n’est pas une pensée claire, puisque sans matière, mais une pensée naissante et
toujours inachevée, une sorte de rêverie. Telle musique ou telle poésie va éveiller en nous une sorte
de mélancolie, mais on ne sait au juste à quoi on pense –il n’y a rien là à penser.
Deux solutions possibles : faute de penser la mort,
1. penser sur la mort, autour de la mort, à propos de la mort
2. penser à autre chose qu’à la mort, et par exemple à la vie
" L’indicibilité tient évidemment au caractère vague, confus et diffus, à l’indétermination même de
l’événement qui écourte notre temps vital. (…) Le caractère évasif de la finitude mortelle est comme
un défi au logos, si la vocation du logos est de déterminer et de préciser. "
" non seulement il est impossible d’en donner l’idée à un autre, mais il est avant tout impossible d’en
avoir la moindre idée soi-même ; la mort n’est pas à proprement parler une expérience que je
désespérerais de vous transmettre : elle est bien plutôt ce que personne n’a jamais éprou, ce dont
personne n’a jamais goûté la saveur, ni a fortiori ne peut imaginer la tonalité qualitative. (…) personne
ne détient le secret de la mort. "
" On sait que la mort arrivera, mais comme on ne sait pas ce qu’est la mort, on ne sait pas, en
somme, ce qui arrivera ; et de même qu’on ne sait pas quand, on ne sait pas non plus en quoi
consiste ce qui va arriver, ni davantage si ce qui va arriver " consiste " en quelque chose (…) le fait
de la mort est certain, mais il s’en faut de beaucoup qu’il soit clair … "
" Non, d’aucune façon l’instant mortel n’est objet de connaissance ni matière à spéculation ou à
raisonnement ; d’aucune manière la simultanéité fulgurante, qui est contemporanéité resserrée aux
dimensions de l’instant, et finalement annulée, n’est vécue dans une expérience psychologique et
consciente puisque toute conscience est soit anticipatrice soit retardataire ; d’aucune manière la
coupe instantanée de la mort n’est une chose, Res, car si elle était " quelque chose ", sa masse serait
objet de vision ou de discours ; mais elle ne serait plus l’instant ."
" La mort () n’est pas un objet comme les autres : c’est un objet qui, étranglant l’être pensant, met fin
et coupe court à l’exercice de la pensée. La mort se retourne contre la conscience de mourir ! (…) le
plus grand sage du monde, frappé d’une attaque d’apoplexie, cesse pour toujours de penser.
Comment la sagesse des sages peut-elle dépendre d’un transport au cerveau ? (…) la pensée prend
conscience de la mort, et, par cet acte, la survole ;mais, étant elle-même la pensée immortelle d’un
être pensant mortel, elle perd cette position dominante, et elle est à son tour maîtrisée par ce qu’elle
maîtrise ou (avec d’autres métaphores) englobée par ce qu’elle englobe ; la conscience de la mort est
elle-même enveloppée de mort, immergée dans la mort ; dans la mort elle se meut ; elle vit dans la
mort. L’homme transcende la mort, et en même temps il reste intérieur à cette mort ; il est à la fois
dehors et dedans ; donc il est dedans ; dedans avant tout ! (…) L’être pensant (..) est finalement
mortel. Et il est si bien englobé par sa mort que même quand il adopte sur elle une optique
transcendante, c’est pour se voir vieillir : ce qui est vécu ne reste à vivre que dans l’illusoire présent de
l’insouciance ; mais les insouciants meurent comme les soucieux, et plus tôt encore ! L’homme
surconscient obéré par la mort a beau prendre conscience de la nécessité de mourir en général, il
reste, devant sa propre mort, relativement inconscient. "
" Mystérieuse et pourtant problématique, la mort est le mystérieux problème auquel il manque toujours
une détermination pour être vraiment objet de pensée ; ou ce qui revient au même : la mort est le
mystère problématique dont nous prenons par la pensée inépuisablement conscience. La mort est
" presque " intelligible, mais il y a en elle un je-ne-sais-quoi atmosphérique, un résidu irréductible qui
suffit à la rendre insaisissable. L’insaisissable, l’inépuisable, l’insondable de la mort sollicitent en nous
un besoin insatiable d’approfondir qui est en quelque sorte notre mauvaise conscience. Nous avons
sur la mort l’optique du spectateur, et nous sommes pourtant plongés en elle comme dans un destin
exclusif de toute perspective : le centre est partout et la circonférence nulle part. La mort est donc à la
fois objective et tragique. Si la conscience était absolument soustraite à la mort, la mort serait un objet
naturel d’expérience, un curieux objet, mais un objet, ou un concept pour notre réflexion, un objet
entre autres, un concept parmi tant d’autres, un problème comme tous les autres. Mais la mort, en
admettant même qu’elle ne nihilise pas la pensée, supprime l’existence personnelle et
psychosomatique de l’être pensant. Cette abolition de toute la personne est le mystère englobant par
excellence. "
" (l’homme) se sait mortel, mais à proprement parler il ne " sait " pas qu’il mourra.
D’une part en tant que le mortel connaît en général sa mortalité, il englobe la mort
par la conscience et il semble avoir barre sur cette mort ; et en tant qu’il ignore les
déterminations circonstancielles de sa mort-propre, il est au dedans du destin, et
l’événement futur garde vis-à-vis du condamné à mort l’avantage de l’initiative, le
bénéfice de la surprise, la supériorité de la position dominante. "
AUTRE EXTRAIT
La mort joue à cache-cache avec la conscience: où je suis, la mort n'est pas; et
quand la mort est là, c'est moi qui n'y suis plus. Tant que je suis, la mort est à venir;
et quand la mort advient, ici et maintenant, il n'y a plus personne. De deux choses
l'une: Conscience, ou présence mortelle! Mort et conscience, elles se chassent et
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