LA QUESTION DE LA MORT Collection L'Ouverture Philosophique dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu' elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Fred FOREST, Pour un art actuel, 1998. Lukas SOSOE, Subjectivité, démocratie et raison pratique, 1998. Frédéric LAMBERT, J Pierre ESQUENAZI, Deux études sur les distorsions de A. Kertész, 1998. Marc LEBIEZ, Éloge d'un philosophe resté païen, 1998. Sylvie COIRAULT NEUBURGER, Eléments pour une morale civique, 1998. Henri DREI, La vertu politique : Machiavel et Montesquieu, 1998. Dominique CHATEAU, L'héritage de l'art, 1998. Laurent MARGANTIN, Les plis de la terre - système minéralogique et cosmologie chez Friedrich von Hardenberg (Novalis), 1998. Alain CHAREYRE-MEJAN, Le réel et le fantastique, 1998. François AUBRAL et Dominique CHATEAU (eds), Figure, figurai, 1999. Michel ROUX, Géographie et complexité, 1999. Claude SAHEL, Esthétique de l'amour, Tristan et Iseut, 1999. Didier RAYMOND (éd.), Nietzsche ou la grande santé, 1999. Michel COVIN, Les mille visages de Napoléon, 1999. Paulin Kilol MULATRIS, Désir, sens et signification chez Sartre, 1999. Marcel NORDON, Quelques énigmes scientifiques de l'Antiquité à notre temps, 1999. - - Alexandra ROUX LA QUESTION DE LA MORT Éditions L'Harmattan L'Harmattan Inc. 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris - FRANCE 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) — CANADA H2Y 1 K9 © L'Harmattan, 1999 ISBN : 2-7384-7786-0 À la mémoire d'Amélie C... INTRODUCTION «La mort parle d'une voix profonde pour ne rien dire.» (Paul Valéry) Quand la pensée s'arrête à la mort, elle trébuche sur un événement insaisissable. Elle succombe alors à la tentation de parcourir le plus vastement possible cette réalité qui semble se dérober à elle. A cet égard, l'essai que lui consacre Vladimir Jankélévitch est remarquable : soucieux de déployer toutes les possibilités, décidé à ne sacrifier aucune de toutes celles qui doivent s'offrir à la pensée, il témoigne d'une entreprise monumentale. Forts d'une lecture patiente et enthousiaste de La mort, nous voudrions à notre tour lui consacrer l'essentiel de notre introduction. Il nous a éclairé sur le chemin que nous voulions emprunter : notre méditation de la mort put accéder enfin à une intuition précise et développée de ses tenants et de ses aboutissants; remise cent fois sur le métier, en regard avec l'essai de Vladimir Jankélévitch, elle put se réfléchir elle-même, et formuler sa propre motivation philosophique. Elle avait certes déjà mesuré combien les philosophies fréquentèrent la mort, de près comme de loin, mais il lui restait à mesurer combien toutes, en se faisant l'écho de l'expérience humaine, se débattaient 11 au fond avec une question à part entière. Car c'est en se déclinant comme telle que la question de la mort atteint une épaisseur spirituelle qui lui est propre... §1. La mort n'a rien à dire mais tout à faire «Car il n'y a rien à penser dans la mort. La mort, en dépit du préjugé contraire, n'offre aucune prise à la méditation. La pensée sans emploi tourne en rond indéfiniment [...]. Entre l'impossibilité de nier et l'inutilité de la protestation d'une part, le besoin d'expliquer d'autre part, la conscience est clouée sur place. L'esprit est vide. La mort ressemble à un cambriolage porté jusqu'à l'extrême limite de l'inexplicable.» 1 L'obstination et la patience philosophiques avec lesquelles Jankélévitch tente d'apprivoiser la mort ne doivent pas cacher l'errance de la méditation. A la mort peut-être plus qu'à toute autre matière convient ce train de réflexion qui épouse son objet, vagabonde avec lui : parce qu'il est celui dont nous sommes sûr et qui pourtant nous échappe, il est celui de notre «prévoyance imprévoyante» 2 . Et dans l'élément de la pensée, il devient celui de notre «science nesciente» : la méditation de la mort est une "thanatologie négative", naturel prolongement de la confrontation de la vie prise «entre l'impossibilité de nier et l'inutilité de la protestation». La pensée suit la vie à la trace, parce qu'il n'y a pas d'autre trace que celle que cette vie suit la première : la trace d'une mort qui passe sans laisser de trace d'ellemême, sinon celle de son résultat, sinon celle d'une efficience dont le sujet échappe. Cette continuité entre la vie et la pensée, Jankélévitch ne cesse de s'en inquiéter entre les lignes, car loin de lui est l'assurance qu'une telle continuité constituerait une conquête définitive de la pensée. Dans l'avant-dernier chapitre de son ouvrage I. Vladimir JANKÉLÉVITCH, Quelque part dans l'inachevé, folio essais, Gallimard, 1978, pp.198-9. 2. Ibidem, p.195. 12 sur la mort, il réveille le vieux démon de l'adequatio rei et intellectus face à l' «absurdité de la nihilisation», en montrant le mutuel défi que la pensée et la vie se lancent à la face l'une de l'autre. La résistance de la mort aux sollicitations de la conscience tiendrait à son mystère («l'inexplicable») et à son néant conceptuel («rien à penser dans la mort»). Seulement, la pensée persiste : ce «rien» vire en «presque-rien», l'impensable en à-peine-pensable; Jankélévitch déploie une pensée "autour" de la mort. "Thanatologie négative" certes, mais thanatologie tout de même ! Thanatologie qui s'avoue vaincue d'avance et qui puise sa pertinence à cette nécessité impérieuse, audible au fond de la conscience : exigence intérieure de déroger à tout divertissement, de prendre au sérieux la mort; impossibilité de s'en tenir à «cette organisation de l'incurie» qui prend appui sur la banalité et la familiarité de la mort 3 . Mais cette négativité de la pensée de la mort s'enracine dans celle de la mort elle-même : le «rien à penser» répond au rien dont la mort est porteuse. En effet, sans sacrifier à l'audacieuse définition de la mort comme anéantissement, Jankélévitch prend néanmoins le chemin thématique de ce qu'il baptise «nihilisation», ou encore «annihilation». Il entend par là l'actus de la mort tel qu'on peut l'induire du néant empirique auquel se trouve réduit le défunt comme cadavre. L'auteur ne procède pas à une hypostase de ce néant, en direction d'une thanatologie positive : le mystère demeure quant au ressort et au sujet de cet acte, bref quant à la mort elle-même. Mais l'intention de la réflexion est ici ontologique, et penche vers «la mort» à part entière, au-delà du mortalis, du moribundus et du mortuus : au-delà de la vie, au-delà de l'approche de la mort, au-delà de la finition mortelle. La pensée de Jankélévitch, en révérant le mystère de la mort, s'accroche à son en-soi métempirique dont l'empirie livrerait et trahirait la «quoddité». 3. Ibidem, p.199. 13 §2. La mort est un mystère parce que le «Rien nihilisateur» est incompréhensible La mort est «métempirique» en ce qu'elle transcende la vie et ce néant empirique qu'est le mort pour le survivant. Comment concilier cette transcendance avec la facture de l'ouvrage en question? Dans quelle mesure la «mort après la mort» ne serait-elle qu'une partie (la Troisième en l'occurrence) de «la mort» tout court? A la lettre, sa mét-empirie renvoie à son site au-delà de l'empirie ou de la totalité immanente de la vie : en vie, dans la vie, depuis la vie, nous ne pouvons saisir la mort. La mort serait donc une réalité extravitale. Avant comme après l'instant mortel, elle est insaisissable. Avant, son empirie déçoit la promesse qu'elle semble contenir. Après, le survivant n'a le choix, face à la dépouille du défunt, qu'entre deux types de conjectures également absurdes et coïncidant «dans un même mystère» : l'«absurdité de la survie» (III, chap.II) 4 et l'«absurdité de la nihilisation» (III, chap.III) 5 . La première réside dans notre «attachement à la substantialité de la chose palpable» 6, lequel nous porte à appliquer le principe de conservation à ce qui est censé nous survivre. Or ce qui persiste dans l'existence malgré la mort ne le peut que métempiriquement; l'élément qui relativise et amortit la nihisation mortelle est nécessairement au-delà de l'expérience : on ne peut, sous peine d'absurdité, faire comme si nos catégories empiriques lui convenaient. Et c'est parce que cette métempirie de la mort consiste dans un anéantissement que Jankélévitch finit par fonder cette absurdité des diverses hypothèses de survie sur une thanatologie positive : l'annihilation empirique renvoie à un «anéantissement métempirique». 4. La mort, Champs Flammarion, 1977, p.384. 5. Ibidem, p.403. 6. Ibidem, p.398. 14 L'absurdité de la nihilisation, quant à elle, s'enracine également dans cette même transcendance de la mort; en outre, elle se concentre dans le «scandale de la cessation» vitale en tant qu'elle fait outrage au «Celava-de-soi de la continuation» 7 , en tant que celle-ci renverse le sens de la vocation vitale. Dès lors, si la mort est mystère, c'est en ce sens qu'elle est «miracle» : le miracle d'une restauration de l'être (dans la survie) est subordonné au miracle premier et fondateur de l'anéantissement mortel; le miracle de toute re-naissance est le miracle inversé de la mort parce qu'il est celui d'une naissance seconde; en d'autres termes, l'absurdité de la survie s'énonce par rapport à celle de la nihilisation. Cette chose en soi à laquelle nous renvoie la mort est mystérieuse non pas parce qu'elle est inconnaissable, mais parce qu'elle est ce néant inexplicablement décréateur. §3. La disjonction du concept de la mort est apparente en vertu de sa portée strictement gnoséologique La mise en évidence, dès l'introduction, de «la mort en troisième, en seconde, en première personne» 8 nefaitpsvlorudjnc eptla mort en mort de l'autre et en mort-propre. En effet, elle s'enracine d'entrée et pour toujours dans une intention résolument gnoséologique : pour Jankélévitch, il s'agit d'approcher le plus près possible cet instant mortel où se phénoménalise le mystère métempirique de la mort pour autant que sa propre «tangence» l'indique. Or à l'égard de cet événement, l'intéressé et le témoin revendiquent également leur respective position dans la science que celle-ci est susceptible de leur donner de la mort; la quête d'une connaissance de la mort est engagée dans le temps, dans un rapport temporel du sujet (connaissant) à l'empirie mortelle : des modalités 7. Ibidem, p.402. 8. Ibidem, §3 de l'introduction, pp.24-35. 15 temporelles de cette relation dépendent les figures épistémologiques de l' élucidation de la mort. L'auteur part de l'évidence (empirique) de l'égale impuissance du mourant, du moribond et du mort à délivrer quelque savoir sur la mort en personne. La présence présente de la mort-propre (la mort «en première personne») est une brulûre pour la vie qui rend impossible la délivrance d'une lumière sur la mort; elle ne peut faire office d'approximation gnoséologique : autoconcernement ontologique et autoconcernement gnoséologique de la mort sont nécessairement disjoints. La mort au passé et la mort au futur, quant à elles, en échappant à la coïncidence du "je" qui meurt et du "je" qui pense la mort, condamnent d'avance le sujet connaissant à demeurer extérieur à la mort; la mort au futur, il est vrai, a cet indéniable avantage sur la mort au passé de revenir à la «première personne», mais du "je" qui médite sa mort à la mort même le passage n'en est pas moins infranchissable : le premier est à l'égard de la seconde ce qu'est le "tu" ou le "il" à l'égard de la mort. La détermination temporelle de la disjonction répond à l'inquiétude gnoséologique du propos. Dans cette tripartition des points de vue, la temporalité l'emporte : le plan de l'essai inspire cette déclinaison qui la prépare. La «mort en-deçà de la mort», la «mort dans l'instant mortel» et la «mort au-delà .de la mort» pointent vers une métempirie a-temporelle à la lumière de l'ambivalence métempirique de cette mort qui se trouve à l'oeuvre dans l'instant mortel; ce dernier est en quelque sorte le fil directeur de la répartition des rôles : l'exclusion mutuelle qui a lieu du "je" et du mourir, du sujet et du présent de la mort, ordonne cette distribution des cas, et fait saillir les points de vue de la seconde et de la troisième personnes comme épistémologiquement prédominants. L'existence d'une pluralité de personnes et leur répartition sur la grille du rapport temporel à la mort sont guidées par une définition épistémologique du concernement; être concerné par la mort de ce point de vue, c'est être en situation d'expérience et de connaissance possibles vis- 16 à-vis de la mort. Le connaissable dépend de l'expérimentable; or la mort ne l'est jamais vraiment : ce qu'expérimente la première personne à l'égard du futur de sa propre mort n'est pas cette mort elle-même; ce dont les seconde et troisième personnes font l'épreuve n'est jamais que la mort à distance aussi bien diachroniquement que synchroniquement, c'est-àdire autre chose que la mort; la mort saisie "par procuration" n'est pas saisie. Dans cette disjonction élaborée de la méditation de la mort, ce qui importe n'est donc pas tant tel ou tel aspect de la mort disjointe, ni même l'identité du pour de la question de la mort, que la mort en général comme question de connaissance. Cette déclinaison est censée permettre, dans la démarche de Jankélévitch, une approximation de la mort en général : lesdits cas ou pronoms personnels sont les outils d'une connaissance philosophique de la mort qui semble se vouloir exhaustive tout en se sachant vouée à l'impossible; en réalité, cette exhaustivité n'est pas recherchée pour ellemême, mais motivée par la reconduction d'une impossibilité qui s'éprouve et se relance en elle : l'impossible connaissance donne de l'extension au discours. Ainsi les modalités diverses de la mort ne sont explicitement évoquées qu'à titre d'occasions conceptuelles de cerner la mort; il y va d'une disjonction simplement fonctionnelle et provisoire du concept de la mort; la table des matières le' confirme : elles n'ont pas valeur de concepts à part entière, et elles ne réapparaissent pas dans la suite de l' ouvrage. §4. Quand la philosophie pense la mort pour la connaître, ou le risque d'une hypostase : Jankélévitch La mort est au-delà de son empirie. Implicite dans le texte de Jankélévitch, la présupposition que la mort déborde de part en part l'instant mortel, son contenu et son efficience 17 empiriques, permet d'ériger la mort en concept et en réalité autonomes. Cet effort incessant et presque désespéré pour pointer la mort à travers ce qui semble en épuiser la réalité mais qui n'en est que l'implication phénoménale, engage certains leitmotiv de Jankélévitch : hormis ces notions satellites dont il fait un usage fonctionnel constant («quoddité», «quiddité», «semelfactivité», «primultimité», «ultimité», «irréversible», «irrévocable», «impossible-nécessaire», etc), les concepts de «presque-rien» et de «je-ne-saisquoi» investissent souterrainement sa méditation de La mort : ce qui l'articule est invisible, et ce que la table des matières rend visible est une certaine déclinaison, une certaine application de ces concepts au problème de la mort. Le «presque-rien» s'applique au caractère limite, parce qu'insaisissable dans l'«instant mortel», de la mort; le «je-ne-sais-quoi» (que Jankélévitch spécifie comme «je-ne-sais-quoi nihilisateur») indique cet inconnu qui est à l'origine de l'efficience mortelle. Le «mystère» de la mort est inséparable de l'évanescence de cette phénoménalité où elle apparaît à peine : l'«entrevision» de la mort ne peut suffire à percer son mystère. La temporalité subtile de la mort correspond au surgissement empirique d'un inconnu «métempirique», à son apparition disparaissante : elle manifeste le Quod (le fait) de sa dérobade à toute prise de vue. Le je-ne-sais-quoi qui se joue dans l'instant mortel se concentre phénoménalement dans le presquerien qu'il croise —comme le métempirique vient croiser l'empirie dans son efficience mortelle— et par lequel il a prise sur quelqu'un. La pensée de Jankélévitch ne s'Attache pas moins à tenter de le saisir en amont et en aval de son efficience empirique : la temporalité de la mort a une étendue dilatoire outrepassant les limites idéales de son instantanéité, de son empiricité-limite et opaque; avant comme après celle-ci, il est toujours déjà et toujours encore question de la mort pour autant qu'elle est ce je-ne-sais-quoi. C'est pourquoi l'essai de Jankélévitch envisage la mort «en-deçà» et «au-delà» de son empirie ponctuelle : si elle est «dans l'instant 18 mortel» 9 comme "dans son élément", elle n'en transcende pas moins sa propre phénoménalisation. Mais prendre en compte la transcendance métempirique de la mort implique d'explorer à l'excès le champ de l'empirie, et de soumettre la méditation de la mort à une dilatation temporelle. L'aporie qui motive la réflexion de Jankélévitch est donc la suivante : primordialement, la mort est à cerner comme je-ne-sais-quoi nihilisateur; or il semble que le penseur ne dispose à cet effet que de l'instant fulgurant où la mort se phénoménalise sans se révéler, apparaît sans se montrer parce qu'elle ne s'empiricise que pour faire son oeuvre, incognito. L'indigence de l'instant mortel, loin de la rendre présente en personne, fait saillir tout le mystère de la mort. La mort renvoie à un au-delà de la nihilisation mortelle : le «Rien nihilisateur» est le nom d'un mystère ontologique. Dans la perspective de Jankélévitch, la mort est l'objet d'une impossible connaissance parce qu'elle est l'impossible objet d'une connaissance. C'est un mystère ontologique, de sorte que son caractère inconnaissable tient non pas aux limites de la connaissance humaine, mais au fait qu'elle est ce Rien nihilisateur. En ce sens, elle n'est pas rien; elle est ce néant efficient qui doit être pour agir, néant contradictoire s'il est vrai que le non-être n'existe pas. Si dans l'ordre de l'être la mort commet l'homicide, dans l'ordre de la pensée elle commet le parricide; Parménide est mis à bas : non seulement le néant existe, mais il a une efficience qu'il lui est propre! «Le nonêtre mortel n'est pas simplement une négation platonique, inefficace ou quiescente : c'est un non-être desctructeur et meurtrier.» 10 Ailleurs, et dans une perspective plus générale", Jankélévitch explicite la 9. «La mort dans l'instant mortel», tel est le titre de la Deuxième Partie. 10. Ibidem, p.351. 11. Dans l'ouvrage intitulé Philosophie première. 19 nihilisation en termes de «décréation», laquelle participe au mystère ontologique de la création. De ce Rien on ne peut dire et connaître rien de plus que ceci : qu'il est ce qui nihilise, ce qui défait ce que la naissance a fait. La pensée est donc rivée à l'empirie de ce rien, à ce «Nihil éternel» dont il est responsable. La mort effare la conscience parce que sa nature hybride, empirico-métempirique, provient d'un Rien incompréhensiblement efficient, tout à la fois radicalement transcendant et intérieur à l'empirie : «La mort est le point de tangence du mystère métempirique et du phénomène naturel» 12 . Comment ne pas voir dans une telle définition, en fait de "thanatologie" positive, que Jankélévitch donne la dernière touche à ce qu'il conçoit finalement comme l'événement de l'anéantissement ? En s'aventurant au-delà d'une perspective aussi prudente que le criticisme kantien, Jankélévitch peut effectivement dénoncer l' «absurdité de la survie» : sa démarche est l'aventure d'une connaissance de l'être de «la mort». La mort participe du scandale et du mystère. Mais dans l'économie de sa propre démarche, Jankélévitch réalise, d'une manière inaperçue, une héroïque épreuve de pensée : tout à la fois, il fait valoir l'en-soi de «la mort», et cède sur la relativité de son mystère à ce scandale qu'elle est au regard de l'ordre intravital : l'idée du Rien nihilisateur et l'idée qu'«il est toujours extraordinaire de mourir» 13 marchent de concert tout au long de son propos. Or si la mort scandalise, c'est parce qu'elle renverse en l'inversant une normalité dont il est difficile au vivant de s'abstraire : celle de l'être qui persévère "naturellement" dans son être en tournant définitivement le dos au non-être. Si la mort est incompréhensible, c'est parce que la vie ne peut comprendre ce qui la met sens dessus dessous. En somme, la mort serait ce Rien nihilisateur, inouï en ce 12. La mort, §1 de l'introduction, p.10. 13. Ibidem, p.406. 20