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LA QUESTION DE LA MORT
Collection L'Ouverture Philosophique
dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'
elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est
réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Dernières parutions
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Lukas SOSOE, Subjectivité, démocratie et raison pratique, 1998.
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distorsions de A. Kertész, 1998.
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1998.
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cosmologie chez Friedrich von Hardenberg (Novalis), 1998.
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1999.
Michel ROUX, Géographie et complexité, 1999.
Claude SAHEL, Esthétique de l'amour, Tristan et Iseut, 1999.
Didier RAYMOND (éd.), Nietzsche ou la grande santé, 1999.
Michel COVIN, Les mille visages de Napoléon, 1999.
Paulin Kilol MULATRIS, Désir, sens et signification chez Sartre, 1999.
Marcel NORDON, Quelques énigmes scientifiques de l'Antiquité à notre temps, 1999.
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Alexandra ROUX
LA QUESTION DE LA MORT
Éditions L'Harmattan
L'Harmattan Inc.
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) — CANADA H2Y 1 K9
© L'Harmattan, 1999
ISBN : 2-7384-7786-0
À la mémoire d'Amélie C...
INTRODUCTION
«La mort parle d'une voix profonde
pour ne rien dire.» (Paul Valéry)
Quand la pensée s'arrête à la mort, elle trébuche
sur un événement insaisissable. Elle succombe alors à la
tentation de parcourir le plus vastement possible cette
réalité qui semble se dérober à elle. A cet égard, l'essai
que lui consacre Vladimir Jankélévitch est
remarquable : soucieux de déployer toutes les
possibilités, décidé à ne sacrifier aucune de toutes celles
qui doivent s'offrir à la pensée, il témoigne d'une
entreprise monumentale. Forts d'une lecture patiente et
enthousiaste de La mort, nous voudrions à notre tour lui
consacrer l'essentiel de notre introduction. Il nous a
éclairé sur le chemin que nous voulions
emprunter : notre méditation de la mort put accéder
enfin à une intuition précise et développée de ses tenants
et de ses aboutissants; remise cent fois sur le métier, en
regard avec l'essai de Vladimir Jankélévitch, elle put se
réfléchir elle-même, et formuler sa propre motivation
philosophique. Elle avait certes déjà mesuré combien les
philosophies fréquentèrent la mort, de près comme de
loin, mais il lui restait à mesurer combien toutes, en se
faisant l'écho de l'expérience humaine, se débattaient
11
au fond avec une question à part entière. Car c'est en se
déclinant comme telle que la question de la mort atteint
une épaisseur spirituelle qui lui est propre...
§1. La mort n'a rien à dire mais tout à faire
«Car il n'y a rien à penser dans la mort. La mort,
en dépit du préjugé contraire, n'offre aucune prise à la
méditation. La pensée sans emploi tourne en rond
indéfiniment [...]. Entre l'impossibilité de nier et
l'inutilité de la protestation d'une part, le besoin
d'expliquer d'autre part, la conscience est clouée sur
place. L'esprit est vide. La mort ressemble à un
cambriolage porté jusqu'à l'extrême limite de
l'inexplicable.» 1
L'obstination et la patience philosophiques avec
lesquelles Jankélévitch tente d'apprivoiser la mort ne
doivent pas cacher l'errance de la méditation. A la mort
peut-être plus qu'à toute autre matière convient ce train
de réflexion qui épouse son objet, vagabonde avec
lui : parce qu'il est celui dont nous sommes sûr et qui
pourtant nous échappe, il est celui de notre «prévoyance
imprévoyante» 2 . Et dans l'élément de la pensée, il
devient celui de notre «science nesciente» : la méditation
de la mort est une "thanatologie négative", naturel
prolongement de la confrontation de la vie prise «entre
l'impossibilité de nier et l'inutilité de la protestation».
La pensée suit la vie à la trace, parce qu'il n'y a pas
d'autre trace que celle que cette vie suit la première : la
trace d'une mort qui passe sans laisser de trace d'ellemême, sinon celle de son résultat, sinon celle d'une
efficience dont le sujet échappe. Cette continuité entre la
vie et la pensée, Jankélévitch ne cesse de s'en inquiéter
entre les lignes, car loin de lui est l'assurance qu'une
telle continuité constituerait une conquête définitive de
la pensée. Dans l'avant-dernier chapitre de son ouvrage
I. Vladimir JANKÉLÉVITCH, Quelque part dans l'inachevé, folio
essais, Gallimard, 1978, pp.198-9.
2. Ibidem, p.195.
12
sur la mort, il réveille le vieux démon de l'adequatio rei
et intellectus face à l' «absurdité de la nihilisation», en
montrant le mutuel défi que la pensée et la vie se lancent
à la face l'une de l'autre.
La résistance de la mort aux sollicitations de la
conscience tiendrait à son mystère («l'inexplicable») et
à son néant conceptuel («rien à penser dans la mort»).
Seulement, la pensée persiste : ce «rien» vire en
«presque-rien», l'impensable en à-peine-pensable;
Jankélévitch déploie une pensée "autour" de la mort.
"Thanatologie négative" certes, mais thanatologie tout
de même ! Thanatologie qui s'avoue vaincue d'avance
et qui puise sa pertinence à cette nécessité impérieuse,
audible au fond de la conscience : exigence intérieure
de déroger à tout divertissement, de prendre au sérieux
la mort; impossibilité de s'en tenir à «cette organisation
de l'incurie» qui prend appui sur la banalité et la
familiarité de la mort 3 .
Mais cette négativité de la pensée de la mort
s'enracine dans celle de la mort elle-même : le «rien à
penser» répond au rien dont la mort est porteuse. En
effet, sans sacrifier à l'audacieuse définition de la mort
comme anéantissement, Jankélévitch prend néanmoins
le chemin thématique de ce qu'il baptise «nihilisation»,
ou encore «annihilation». Il entend par là l'actus de la
mort tel qu'on peut l'induire du néant empirique
auquel se trouve réduit le défunt comme cadavre.
L'auteur ne procède pas à une hypostase de ce néant, en
direction d'une thanatologie positive : le mystère
demeure quant au ressort et au sujet de cet acte, bref
quant à la mort elle-même. Mais l'intention de la
réflexion est ici ontologique, et penche vers «la mort» à
part entière, au-delà du mortalis, du moribundus et du
mortuus : au-delà de la vie, au-delà de l'approche de la
mort, au-delà de la finition mortelle. La pensée de
Jankélévitch, en révérant le mystère de la mort,
s'accroche à son en-soi métempirique dont l'empirie
livrerait et trahirait la «quoddité».
3. Ibidem, p.199.
13
§2. La mort est un mystère parce que
le «Rien nihilisateur» est incompréhensible
La mort est «métempirique» en ce qu'elle
transcende la vie et ce néant empirique qu'est le mort
pour le survivant. Comment concilier cette
transcendance avec la facture de l'ouvrage en question?
Dans quelle mesure la «mort après la mort» ne serait-elle
qu'une partie (la Troisième en l'occurrence) de «la
mort» tout court? A la lettre, sa mét-empirie renvoie à
son site au-delà de l'empirie ou de la totalité immanente
de la vie : en vie, dans la vie, depuis la vie, nous ne
pouvons saisir la mort. La mort serait donc une réalité
extravitale. Avant comme après l'instant mortel, elle est
insaisissable. Avant, son empirie déçoit la promesse
qu'elle semble contenir. Après, le survivant n'a le choix,
face à la dépouille du défunt, qu'entre deux types de
conjectures également absurdes et coïncidant «dans un
même mystère» : l'«absurdité de la survie» (III,
chap.II) 4 et l'«absurdité de la nihilisation» (III,
chap.III) 5 .
La première réside dans notre «attachement à la
substantialité de la chose palpable» 6, lequel nous porte à
appliquer le principe de conservation à ce qui est censé
nous survivre. Or ce qui persiste dans l'existence malgré
la mort ne le peut que métempiriquement; l'élément qui
relativise et amortit la nihisation mortelle est
nécessairement au-delà de l'expérience : on ne peut,
sous peine d'absurdité, faire comme si nos catégories
empiriques lui convenaient. Et c'est parce que cette
métempirie de la mort consiste dans un anéantissement
que Jankélévitch finit par fonder cette absurdité des
diverses hypothèses de survie sur une thanatologie
positive : l'annihilation empirique renvoie à un
«anéantissement métempirique».
4. La mort, Champs Flammarion, 1977, p.384.
5. Ibidem, p.403.
6. Ibidem, p.398.
14
L'absurdité de la nihilisation, quant à elle,
s'enracine également dans cette même transcendance de
la mort; en outre, elle se concentre dans le «scandale de
la cessation» vitale en tant qu'elle fait outrage au «Celava-de-soi de la continuation» 7 , en tant que celle-ci
renverse le sens de la vocation vitale. Dès lors, si la mort
est mystère, c'est en ce sens qu'elle est «miracle» : le
miracle d'une restauration de l'être (dans la survie) est
subordonné au miracle premier et fondateur de
l'anéantissement mortel; le miracle de toute re-naissance
est le miracle inversé de la mort parce qu'il est celui
d'une naissance seconde; en d'autres termes, l'absurdité
de la survie s'énonce par rapport à celle de la
nihilisation. Cette chose en soi à laquelle nous renvoie la
mort est mystérieuse non pas parce qu'elle est
inconnaissable, mais parce qu'elle est ce néant
inexplicablement décréateur.
§3. La disjonction du concept de la mort est
apparente en vertu de sa portée
strictement gnoséologique
La mise en évidence, dès l'introduction, de «la
mort en troisième, en seconde, en première personne» 8
nefaitpsvlorudjnc eptla
mort en mort de l'autre et en mort-propre. En effet, elle
s'enracine d'entrée et pour toujours dans une intention
résolument gnoséologique : pour Jankélévitch, il s'agit
d'approcher le plus près possible cet instant mortel où
se phénoménalise le mystère métempirique de la mort
pour autant que sa propre «tangence» l'indique. Or à
l'égard de cet événement, l'intéressé et le témoin
revendiquent également leur respective position dans la
science que celle-ci est susceptible de leur donner de la
mort; la quête d'une connaissance de la mort est
engagée dans le temps, dans un rapport temporel du
sujet (connaissant) à l'empirie mortelle : des modalités
7. Ibidem, p.402.
8. Ibidem, §3 de l'introduction, pp.24-35.
15
temporelles de cette relation dépendent les figures
épistémologiques de l' élucidation de la mort. L'auteur
part de l'évidence (empirique) de l'égale impuissance
du mourant, du moribond et du mort à délivrer quelque
savoir sur la mort en personne. La présence présente de
la mort-propre (la mort «en première personne») est une
brulûre pour la vie qui rend impossible la délivrance
d'une lumière sur la mort; elle ne peut faire office
d'approximation gnoséologique : autoconcernement
ontologique et autoconcernement gnoséologique de la
mort sont nécessairement disjoints. La mort au passé et
la mort au futur, quant à elles, en échappant à la
coïncidence du "je" qui meurt et du "je" qui pense la
mort, condamnent d'avance le sujet connaissant à
demeurer extérieur à la mort; la mort au futur, il est vrai,
a cet indéniable avantage sur la mort au passé de revenir
à la «première personne», mais du "je" qui médite sa
mort à la mort même le passage n'en est pas moins
infranchissable : le premier est à l'égard de la seconde
ce qu'est le "tu" ou le "il" à l'égard de la mort.
La détermination temporelle de la disjonction
répond à l'inquiétude gnoséologique du propos. Dans
cette tripartition des points de vue, la temporalité
l'emporte : le plan de l'essai inspire cette déclinaison
qui la prépare. La «mort en-deçà de la mort», la «mort
dans l'instant mortel» et la «mort au-delà .de la mort»
pointent vers une métempirie a-temporelle à la lumière
de l'ambivalence métempirique de cette mort qui se
trouve à l'oeuvre dans l'instant mortel; ce dernier est en
quelque sorte le fil directeur de la répartition des
rôles : l'exclusion mutuelle qui a lieu du "je" et du
mourir, du sujet et du présent de la mort, ordonne cette
distribution des cas, et fait saillir les points de vue de la
seconde et de la troisième personnes comme
épistémologiquement prédominants. L'existence d'une
pluralité de personnes et leur répartition sur la grille du
rapport temporel à la mort sont guidées par une
définition épistémologique du concernement; être
concerné par la mort de ce point de vue, c'est être en
situation d'expérience et de connaissance possibles vis-
16
à-vis de la mort. Le connaissable dépend de
l'expérimentable; or la mort ne l'est jamais
vraiment : ce qu'expérimente la première personne à
l'égard du futur de sa propre mort n'est pas cette mort
elle-même; ce dont les seconde et troisième personnes
font l'épreuve n'est jamais que la mort à distance aussi
bien diachroniquement que synchroniquement, c'est-àdire autre chose que la mort; la mort saisie "par
procuration" n'est pas saisie.
Dans cette disjonction élaborée de la méditation de
la mort, ce qui importe n'est donc pas tant tel ou tel
aspect de la mort disjointe, ni même l'identité du pour
de la question de la mort, que la mort en général comme
question de connaissance. Cette déclinaison est censée
permettre, dans la démarche de Jankélévitch, une
approximation de la mort en général : lesdits cas ou
pronoms personnels sont les outils d'une connaissance
philosophique de la mort qui semble se vouloir
exhaustive tout en se sachant vouée à l'impossible; en
réalité, cette exhaustivité n'est pas recherchée pour ellemême, mais motivée par la reconduction d'une
impossibilité qui s'éprouve et se relance en
elle : l'impossible connaissance donne de l'extension au
discours. Ainsi les modalités diverses de la mort ne sont
explicitement évoquées qu'à titre d'occasions
conceptuelles de cerner la mort; il y va d'une
disjonction simplement fonctionnelle et provisoire du
concept de la mort; la table des matières le'
confirme : elles n'ont pas valeur de concepts à part
entière, et elles ne réapparaissent pas dans la suite de
l' ouvrage.
§4. Quand la philosophie pense la mort pour la
connaître, ou le risque d'une hypostase :
Jankélévitch
La mort est au-delà de son empirie.
Implicite dans le texte de Jankélévitch, la
présupposition que la mort déborde de part en part
l'instant mortel, son contenu et son efficience
17
empiriques, permet d'ériger la mort en concept et en
réalité autonomes. Cet effort incessant et presque
désespéré pour pointer la mort à travers ce qui semble
en épuiser la réalité mais qui n'en est que l'implication
phénoménale, engage certains leitmotiv de
Jankélévitch : hormis ces notions satellites dont il fait un
usage fonctionnel constant («quoddité», «quiddité»,
«semelfactivité», «primultimité», «ultimité»,
«irréversible», «irrévocable», «impossible-nécessaire»,
etc), les concepts de «presque-rien» et de «je-ne-saisquoi» investissent souterrainement sa méditation de La
mort : ce qui l'articule est invisible, et ce que la table des
matières rend visible est une certaine déclinaison, une
certaine application de ces concepts au problème de la
mort. Le «presque-rien» s'applique au caractère limite,
parce qu'insaisissable dans l'«instant mortel», de la
mort; le «je-ne-sais-quoi» (que Jankélévitch spécifie
comme «je-ne-sais-quoi nihilisateur») indique cet
inconnu qui est à l'origine de l'efficience mortelle. Le
«mystère» de la mort est inséparable de l'évanescence
de cette phénoménalité où elle apparaît à peine :
l'«entrevision» de la mort ne peut suffire à percer son
mystère. La temporalité subtile de la mort correspond
au surgissement empirique d'un inconnu
«métempirique», à son apparition disparaissante : elle
manifeste le Quod (le fait) de sa dérobade à toute prise
de vue. Le je-ne-sais-quoi qui se joue dans l'instant
mortel se concentre phénoménalement dans le presquerien qu'il croise —comme le métempirique vient croiser
l'empirie dans son efficience mortelle— et par lequel il
a prise sur quelqu'un. La pensée de Jankélévitch ne
s'Attache pas moins à tenter de le saisir en amont et en
aval de son efficience empirique : la temporalité de la
mort a une étendue dilatoire outrepassant les limites
idéales de son instantanéité, de son empiricité-limite et
opaque; avant comme après celle-ci, il est toujours déjà
et toujours encore question de la mort pour autant
qu'elle est ce je-ne-sais-quoi. C'est pourquoi l'essai de
Jankélévitch envisage la mort «en-deçà» et «au-delà» de
son empirie ponctuelle : si elle est «dans l'instant
18
mortel» 9 comme "dans son élément", elle n'en
transcende pas moins sa propre phénoménalisation.
Mais prendre en compte la transcendance métempirique
de la mort implique d'explorer à l'excès le champ de
l'empirie, et de soumettre la méditation de la mort à une
dilatation temporelle.
L'aporie qui motive la réflexion de Jankélévitch
est donc la suivante : primordialement, la mort est à
cerner comme je-ne-sais-quoi nihilisateur; or il semble
que le penseur ne dispose à cet effet que de l'instant
fulgurant où la mort se phénoménalise sans se révéler,
apparaît sans se montrer parce qu'elle ne s'empiricise
que pour faire son oeuvre, incognito. L'indigence de
l'instant mortel, loin de la rendre présente en personne,
fait saillir tout le mystère de la mort.
La mort renvoie à un au-delà de la nihilisation
mortelle : le «Rien nihilisateur» est le nom d'un mystère
ontologique. Dans la perspective de Jankélévitch, la
mort est l'objet d'une impossible connaissance parce
qu'elle est l'impossible objet d'une connaissance. C'est
un mystère ontologique, de sorte que son caractère
inconnaissable tient non pas aux limites de la
connaissance humaine, mais au fait qu'elle est ce Rien
nihilisateur. En ce sens, elle n'est pas rien; elle est ce
néant efficient qui doit être pour agir, néant
contradictoire s'il est vrai que le non-être n'existe pas.
Si dans l'ordre de l'être la mort commet l'homicide,
dans l'ordre de la pensée elle commet le parricide;
Parménide est mis à bas : non seulement le néant existe,
mais il a une efficience qu'il lui est propre! «Le nonêtre mortel n'est pas simplement une négation
platonique, inefficace ou quiescente : c'est un non-être
desctructeur et meurtrier.» 10 Ailleurs, et dans une
perspective plus générale", Jankélévitch explicite la
9. «La mort dans l'instant mortel», tel est le titre de la Deuxième
Partie.
10. Ibidem, p.351.
11. Dans l'ouvrage intitulé Philosophie première.
19
nihilisation en termes de «décréation», laquelle participe
au mystère ontologique de la création.
De ce Rien on ne peut dire et connaître rien de
plus que ceci : qu'il est ce qui nihilise, ce qui défait ce
que la naissance a fait. La pensée est donc rivée à
l'empirie de ce rien, à ce «Nihil éternel» dont il est
responsable. La mort effare la conscience parce que sa
nature hybride, empirico-métempirique, provient d'un
Rien incompréhensiblement efficient, tout à la fois
radicalement transcendant et intérieur à l'empirie : «La
mort est le point de tangence du mystère métempirique
et du phénomène naturel» 12 . Comment ne pas voir dans
une telle définition, en fait de "thanatologie" positive,
que Jankélévitch donne la dernière touche à ce qu'il
conçoit finalement comme l'événement de
l'anéantissement ? En s'aventurant au-delà d'une
perspective aussi prudente que le criticisme kantien,
Jankélévitch peut effectivement dénoncer l' «absurdité
de la survie» : sa démarche est l'aventure d'une
connaissance de l'être de «la mort».
La mort participe du scandale et du mystère. Mais
dans l'économie de sa propre démarche, Jankélévitch
réalise, d'une manière inaperçue, une héroïque épreuve
de pensée : tout à la fois, il fait valoir l'en-soi de «la
mort», et cède sur la relativité de son mystère à ce
scandale qu'elle est au regard de l'ordre
intravital : l'idée du Rien nihilisateur et l'idée qu'«il est
toujours extraordinaire de mourir» 13 marchent de
concert tout au long de son propos. Or si la mort
scandalise, c'est parce qu'elle renverse en l'inversant
une normalité dont il est difficile au vivant de
s'abstraire : celle de l'être qui persévère
"naturellement" dans son être en tournant
définitivement le dos au non-être. Si la mort est
incompréhensible, c'est parce que la vie ne peut
comprendre ce qui la met sens dessus dessous. En
somme, la mort serait ce Rien nihilisateur, inouï en ce
12. La mort, §1 de l'introduction, p.10.
13. Ibidem, p.406.
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