i modelli di democrazia di lijphart tra `ideale` ed `empirico`

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LUISS
Libera Università
Internazionale
degli Studi Sociali
Guido Carli
Centro di metodologia
delle scienze sociali
LE LIBERALISME COME ETHIQUE CRITIQUE
CHEZ FRIEDRICH VON HAYEK
Jean Petitot
Working Papers
n. 100, 2005
© 2005, Pubblicazioni a cura del Centro di Metodologia delle Scienze Sociali, Luiss Guido Carli, Roma Via Oreste Tommasini, 1 - 00162 Roma - Tel. 06/86506762 - Fax 06/86506503 - E-mail: [email protected].
Centro di metodologia delle scienze sociali
Luiss Guido Carli
LE LIBERALISME COME ETHIQUE CRITIQUE
CHEZ FRIEDRICH VON HAYEK*
Jean Petitot
Introduction
C’est pour moi une grande joie et un grand honneur que d’être ici et je
remercie le Professeur Antiseri et le Docteur Nuoscio pour leur aimable
invitation à ce séminaire du Centro di Metodologia delle Scienze Sociali de la
LUISS (28 Avril 2004).
J’aimerais d’une part mettre en relation la modélisation des systèmes
complexes cognitifs, économiques et sociaux avec les travaux précurseurs du
Prix Nobel d’Economie 1974 Friedrich von Hayek afin de souligner que
l’actualité scientifique de ces modèles donne sur bien des points raison à Hayek.
J’aimerais d’autre part montrer que la rationalité de la critique hayekienne de
l’idéologie constructiviste fait de son libéralisme une éthique critique au sens de
l’illuminisme kantien. Philosophiquement, il y aura en arrière fond de mon
exposé l’opposition irréductible entre deux types de rationalisme: le rationalisme
critique kantien fondé sur l’autolimitation de la raison et le rationalisme
inconditionné hegelien.
1. Hayek et le problème de la complexité
Hayek a beaucoup insisté sur les caractères spécifiques de l’ordre spontané
complexe qu’est l’ordre socio-économique dans les sociétés libérales modernes.
C’est un ordre social sophistiqué fondé sur la liberté économique qui ne produit
ni anarchie, ni désorganisation, et qui se révèle impossible à obtenir autrement.
C’est un ordre cognitivement fondé. Sa complexité endogène autoorganisationnelle est irréductible et voue selon Hayek nécessairement à l’échec
le constructivisme rationaliste inconditionné des états planificateurs qui veulent
mettre en tutelle l’économie et la société civile.
La complexité résulte du fait que les connaissances, les compétences et les
informations sont distribuées entre une multitude d’agents cognitivement limités
constituant des systèmes ouverts dont l’équilibre est dynamique. Par essence, la
complexité est acentrée. Les propriétés systémiques de ces mécanismes interdit
leur contrôle au sens classique. Le contrôle politique du social et de
l’économique repose par conséquent sur une erreur méthodologique car il refuse
*
Testo dell’intervento al seminario organizzato dal Centro di metodologia delle scienze
sociali della Luiss Guido Carli il 28 aprile 2004.
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de tenir compte du fait que c’est leur complexité même qui rend les systèmes
complexes opaques aux agents.
La conséquence de ce fait fondamental est triple:
(i) D’abord la complexité interdit à la fois une organisation hiérarchique
centralisée et une organisation associative contractuelle par concertation.
Dans Law, Legislation and Liberty, Hayek explique que la morale des petites
sociétés closes traditionnelles peut être fondée sur l’amour, la charité, la
compassion, la justice, la loyauté, la solidarité, la réciprocité des dons, mais
que les grandes sociétés ouvertes ne le peuvent pas pour des raisons
structurelles. Dans les grandes sociétés ouvertes, l’échange se fait dans le
cadre de règles de droit abstraites et de systèmes de prix. La liberté
individuelle, la division du travail, la division du savoir et la productivité en
sont constitutives.
Dans ces sociétés, la communication entre agents ne peut plus être assurée par
des consensus communautaristes mais uniquement par des signaux (comme les
prix dans un marché) permettant d’échanger. D’où le rôle essentiel (mais souvent
incompris) du marché. Le marché est avant tout une forme de circulation de
l’information et de coordination des actions dans une société multi-agents que
son auto-organisation même rend opaque.
Précisons ce point en nous référant à l’ouvrage de Philippe Nemo: La société
de droit selon Hayek. Dans ce que Hayek a appelé la catallaxie (du grec échanger
et coopérer), l’auto-organisation du marché (la “main invisible” d’Adam Smith)
est la seule façon de créer un lien social viable fondé sur la pluralité des
différences individuelles. Elle remplace une impossible communauté de fins (où
la différence des objectifs ne peut qu’engendrer la guerre de tous contre tous) par
une communauté de moyens. Dans un marché, chacun coopère avec chacun, mais
indépendamment de visées communes. Le marché garantit la coopération malgré
la divergence des intérêts et la concurrence des fins.
(ii) Ensuite le constructivisme rationaliste en matière de politique, de droit et de
morale est un rationaliste inconditionné qui doit être rejeté pour des raisons
de principe. En effet la complexité est évolutionnaire. Elle résulte d’un
processus de sélection - une sélection historico-culturelle de règles de
comportement, de pratiques, d’institutions - qu’il est impossible de maîtriser
conceptuellement (mais qu’il est possible de simuler, ce que Hayek ne
pouvait pas prévoir). Le constructivisme politique, juridique et social est la
mauvaise part (hegelienne) des Lumières. C’est lui qui conduit aux drames de
la planification économique et du contrôle social.
(iii) Une troisième conséquence de la complexité est que les règles qui régissent
les échanges et la communication sociale sont nécessairement abstraites et
formelles. Les systèmes sociaux complexes auto-organisés sont régis par les
règles d’un droit civil abstrait (nomos) et non pas par celles d’un droit public
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finalisé (thesis) (droit positif ayant pour source la volonté constructiviste
d’une souveraineté, qu’il s’agisse de celle de l’absolutisme monarchique ou
de celle du peuple). La fonction de l’État dans une démocratie libérale
avancée n’est donc pas l’organisation planifiée mais la garantie par le droit
public du droit civil garantissant lui-même l’auto-organisation socioéconomique. Il est aussi de garantir la justice sociale mais sans, pour autant,
au nom d’une redistribution qui ne recouvre souvent que la négociation
d’intérêts corporatistes entre groupes cratiques, passer de l’auto-organisation
et de l’ordre spontané à l’hétéro-organisation d’une mise sous tutelle qui
brise les mécanismes de la production de richesse et de la prospérité.
C’est parce qu’il dénie la complexité que le “progressisme” constructiviste qui
continue à dominer notre culture politique est en définitive fondamentalement
régressif. Il refuse d’admettre que le libéralisme démocratique fondé sur le droit,
les sciences, les techniques et l’économie de marché constitue un mode supérieur
d’action, de socialisation et de communication produit par l’évolution historicoculturelle.
Sur le plan de la psychologie cognitive, Hayek a par ailleurs beaucoup insisté
sur le rôle fondamental des connaissances de situations typiques et génériques au
moyen de schèmes abstraits simplifiant la complexité et permettant des
anticipations plausibles. Ces schèmes sont sélectionnés de façon évolutionniste et
dominent l’ordre communicationnel du social sous la forme de conventions, de
règles et de normes.
2. Justification rationnelle de l’antirationalisme hayekien
Ces dernières décénies, l’ensemble de ces problèmes sont devenus
susceptibles d’une approche scientifique. Je pense que l’on peut non seulement
confirmer Hayek quant à sa vision de la modernité, mais que l’on peut même
aller au-delà de sa critique du rationalisme inconditionné pour développer un
nouveau rationalisme critique. En général, même les hayekiens les plus engagés
émettent de sérieuses réserves sur certaines thèses, en particulier celles
concernant la justice sociale. Mon point de vue est tout différent. On peut le
formuler en quelques mots de la façon suivante.
1. Dans la critique hayekienne du rationalisme politique et juridique classique
hérité des idéologues de la mauvaise part des Lumières, il existe une
ambiguïté entre:
(i)
une étonnante clairvoyance à propos de sciences d’un nouveau type
gnoséologique, disons pour aller vite les sciences évolutionnistes des
organisations complexes et les neurosciences cognitives, et, dans le
même temps,
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(ii)
la défense - en matière de sens commun, de règles de conduite et de
droit - d’un traditionalisme pré-scientifique.
On a souvent souligné chez Hayek cette ambiguïté profonde entre un avantgardisme scientifique et un conservatisme politique et on l’a traitée comme une
sorte de péché originel conservateur qui vicierait sa défense et illustration du
libéralisme.
2. Mais je pense qu’il est possible d’affranchir cette défense et illustration d’un
tel handicap en justifiant scientifiquement le conservatisme apparent du
libéralisme hayekien. Certains développements récents de certaines sciences
changent en effet radicalement les données du problème et permettent
d’unifier la pensée hayekienne en justifiant (ii) (le traditionalisme) au nom
même de (i) (l’avant-gardisme scientifique). Les traditions et les règles du sens
commun sont le résultat d’une évolution culturelle qui, comme toute
évolution, peut être assimilée à un apprentissage collectif sélectionnant des
stratégies qui, même si elles ne sont pas optimales, sont en tout cas
extrêmement performantes et impossible à trouver de façon planifiée. Or,
comme il en va actuellement dans les théories de la phylogenèse biologique, la
maîtrise de la complexité de tels processus évolutionnistes permet d’engendrer
par synthèse computationnelle des évolutions culturelles virtuelles et
d’enrichir expérimentalement le domaine des stratégies héritées du sens
commun.
On pourrait dire grosso modo que, chacun à leur façon, (i) (l’avant-gardisme
scientifique: les nouvelles sciences) est post-galiléen et (ii) (le traditionalisme)
pré-galiléen ou néo-aristotélicien. A ce titre, Hayek fait partie de ces courants
néo-aristotéliciens (en particulier autrichiens) qui ont critiqué la crise du
rationalisme mécaniciste et n’y voyaient comme alternative qu’un retour à une
conception préscientifique du vivant, du mental, du social et du sens commun.
Quand je parle ici d’Aristote et de Galilée, il s’agit évidemment d’une
périodisation très grossière désignant seulement ce avec quoi le rationalisme
mécaniciste moderne a fait rupture. Il est bien connu qu’en matière d’économie
politique Hayek a souvent accusé Aristote de n’avoir rien compris à la forme de
marché qui avait émergé dans le commerce (en particulier maritime) athénien.
Pour Aristote l’oikonomia concernait les comptes du foyer et il méprisait le
marché, les chrematistika (PF: The Fatal Conceit, p. 64).1 Selon Hayek, le
Stagyrite serait ainsi, à partir de sa systématisation morale du micro-ordre
économique, à l’origine du mépris traditionnel pour la production, l’échange et le
profit.
Disons pour faire encore plus bref que, de par certains de leurs
développements les plus féconds et les plus originaux, les sciences post1
PF= La Présomption fatale, Hayek [1988].
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galiléennes sont en train de se réapproprier le refoulé pré-galiléen (aristotélicien)
des sciences galiléennes classiques.
Ce factum rationis permet de redonner à la pensée de Hayek une unité
gnoséologique. Le bénéfice principal de l’opération est de pouvoir alors
appliquer à cette unité toutes les ressources d’un rationalisme critique
philosophiquement puissant, de type néo-kantien.2 L’avantage est considérable
car le rationalisme kantien, au niveau de son architectonique et de son système,
est éthiquement supérieur. Un néo-kantisme des sciences hayekiennes peut donc
être une façon de surmonter les réserves éthiques sur son libéralisme. Mais il
n’est possible que dans l’après-coup de la constitution de ces sciences et de leur
accès de plein droit au rang de nouvelles technosciences proprement dites. Bref,
selon moi on peut parler, sans paradoxe et en toute rigueur, de Lumières
hayekiennes et concevoir son libéralisme comme une nouvelle Aufklärung. Il
suffit de comprendre qu’il est l’aspect socio-économique d’une scientificité de
l’organisation qui est parfaitement compatible en droit avec le rationalisme
critique.
Cette perspective sur Hayek (qui, j’en conviens volontiers, pourra paraître
quelque peu insolite) s’inscrit dans un programme de recherches que je
développe depuis longtemps et qui consiste:
(i)
(ii)
à montrer que la signification gnoséologique profonde des progrès des
sciences de la complexité et des sciences cognitives est bien de
permettre aux sciences de se réapproprier le “refoulé aristotélicien” de
la coupure galiléenne;
d’investiguer les conséquences de cette réappropriation pour toutes les
disciplines qui avaient essayé, contre le rationalisme mécaniste, de
“sauver” ce “refoulé”.
I. RAPPELS SUR L’INDIVIDUALISME METHODOLOGIQUE
1. Les paradigmes de l’ordre social
Pour saisir toute l’importance de l’ordre spontané chez Hayek, il faut le
replacer dans l’histoire des idées politiques modernes. Hayek s’inscrit dans un
paradigme qui est la conquête la plus caractéristique de la modernité, celle d’un
nouvel ordre social fondé sur un pluralisme et une liberté individuelle régis par
un Etat de droit. La thèse centrale en est que le pluralisme et la liberté ne sont
pas des facteurs de désordre et de division sociale, mais au contraire une forme
supérieure d’organisation sociale.
Ce paradigme s’oppose à trois autres paradigmes (cf. Philippe Nemo: Histoire
des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, PUF 2002):
2
Le qualificatif de “néo-kantien” ne fait pas référence ici à l’Ecole de Marburg, mais aux
conceptions néo-kantiennes contemporaines.
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1. Le paradigme de l’ordre hiérarchique, celui de l’absolutisme, théorisé dès la
Renaissance par Machiavel (1469-1527), puis par Bodin (1529-1596) et
Hobbes (1588-1679) et réalisé par ex. en Espagne par Charles Quint et
Philippe II et en France par Richelieu, Louis XIV et Napoléon. C’est en
réaction contre l’absolutisme que se développèrent les revendications libérales
de tolérance et de droits de l’homme, de Grotius (1583-1645), Bayle (16471706) et Locke (1632-1704) à Kant (1724-1804), Humboldt (1767-1835) et
Benjamin Constant (1767-1830). C’est de là que sont issues les révolutions
hollandaise, anglaise, américaine et française (avant la Terreur). C’est de là
qu’ont pris leur essort les sciences et les techniques, la révolution industrielle,
la croissance économique, etc.
2. Le paradigme révolutionnaire de l’ordre artificiel, celui du constructivisme
rationnel inconditionné qui refuse la société ouverte au nom des idéaux
d’égalité et de justice et vise la planification volontariste d’une société
nouvelle pour un homme nouveau.
3. Le paradigme réactionnaire de l’ordre naturel qui refuse la société ouverte au
nom d’un holisme organiciste et combat la modernité pour avoir “atomisé” la
société (individualisme) et détruit les “communautés naturelles” (famille,
corporations, églises, etc.).
Le paradigme de l’ordre spontané repose sur une nouvelle conception de
l’ordre comme ni naturel (permanent et universel), ni artificiel (rationnellement
construit), mais pluraliste et auto-organisé, non hiérarchique mais polycentré (cf.
Centrato / Acentrato, Enciclopedia Einaudi). Des exemples évidents de tels
ordres sont le langage, le droit et la morale: ils ne sont pas naturels car sinon il ne
manifesteraient pas une telle diversification anthropologique, mais ils ne sont pas
non plus artificiels car aucun individu n’en a jamais décidé. Comme disaient les
représentants du Scottish Enlightment David Hume (1711-1776) et Adam
Ferguson (1723-1816), ce sont
“des ordres qui résultent des actions des hommes mais non de leurs
intentions”.
Avec l’état de droit, l’état n’a plus pour fonction ni de maintenir un ordre
naturel ni d’imposer un ordre rationnel mais simplement de garantir les
institutions qui sont les conditions de possibilité de l’émergence d’un macroordre social spontané, ouvert et évolutif.
Le rapport à la temporalité change complètement. Il n’y a plus de finalité dans
l’histoire sociale mais une évolution impossible à anticiper et à prévoir. C’est un
renoncement volontaire aux prophétismes politiques et aux formes laïques de
l’eschatologie de l’espérance.
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2. L’individualisme méthodologique3
Dans ce débat, la question de l’individualisme méthodologique (IM) est
centrale. Comme y insiste le Professeur Antiseri dans son saggio récent (2004)
“L’individualismo metodologico e il mestiere dello scienziato sociale”, dans
Realismo, Illuminismo ed Ermeneutica (F. Minazzi & D. Ria eds.), elle est un
aspect en philosophie des sciences sociales du “vénérable” problème
métaphysique des universaux.
Elle est de savoir si les phénomènes sociaux doivent être expliqués à partir
d’entités collectives macro-sociales et supra-individuelles antérieures aux
individus et les transcendant, comme l’état, le marché, les églises, les classes, les
nations, etc. C’est la thèse réaliste du holisme comme collectivisme sociologique
méthodologique.
Sur le plan sociologique - le holisme qui prétend expliquer comment les
entités sociales “réelles” imposent aux individus des normes et des valeurs - a été
dominant une bonne partie du 19ème siècle et a pris diverses formes.
(i) Chez Saint-Simon (1760-1825, De la physiologie appliquée à
l’amélioration des institutions sociales : 1813) et chez son disciple Auguste
Comte (1798-1857, Système de politique positive: 1851) il s’agit d’un
“organicisme”, c’est-à-dire d’une approche “physiologique” du social qui
s’oppose radicalement à “l’atomisme” et au “mécanicisme” issu de la
“physique sociale” des Lumières.
(ii) Avec Durkheim (1859-1917, De la division du travail social: 1893, Règles
de la méthode sociologique: 1895, Les formes élémentaires de la vie
religieuse: 1912) se développe un holisme non plus “biologique” mais
résolument sociologique et déterministe. Les totalités sociales existent en
soi et subsistent par soi et déterminent les comportement des individus
empiriques. Certes il existe des interactions “horizontales” empiriques entre
individus mais la vraie causalité sociale est “verticale” et “top down”
(comme on dit en sciences cognitives) et va du tout aux parties. Les actions
et même les consciences individuelles sont l’expression de leurs
déterminations sociales (p. 22).
(iii) Il y a également l’énorme domaine des conceptions socialistes (marxistes et
autres) du social.
L’IM s’oppose au holisme, qu’il considère comme une mythologie. Il refuse
toute hypostase substantialiste des concepts totalisants qui ferait de ceux-ci des
concepts dotés d’un contenu intentionnel. On peut, comme l’a montré le
Professeur Antiseri, le faire remonter au nominalisme de Guillaume d’Ockham
(1288-1349) et à son conflit avec les réalistes à propos des universaux. Selon
Ockham, les ensembles sociaux sont des agrégats d’individus singuliers séparés
et non pas des substances. L’IM plonge ses racines dans une conception
3
Cf. le Que sais-je? d’Alain Laurent [1994].
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nominaliste de la sociogenèse. Il est méthodologique dans la mesure où il ne
concerne pas l’ontologie mais l’explication, la modélisation, la reconstruction des
phénomènes sociaux.
Karl Popper (Misère de l’historicisme, 1944, p. 198):
“L’individualisme méthodologique (est) la doctrine tout à fait
inattaquable selon laquelle nous devons réduire tous les
phénomènes collectifs aux actions, interactions, buts, espoirs et
pensées des individus et aux traditions crées et préservées par les
individus.”
Jon Elster (Karl Marx, une interprétation analytique, p. 19):
“Par individualisme méthodologique, j’entends la doctrine
suivant laquelle tous les phénomènes sociaux - leur structure et
leur changement - sont en principe explicables de manières qui
impliquent les seuls individus avec leurs qualités, leurs
croyances, leurs objectifs et leurs actions.”
Les premiers classiques de l’IM sont bien connus.
(i) John Locke (1632-1704). L’individu est premier mais toujours en relation
originelle avec autrui dans une société contractuelle garantie par le droit (rule
of law).
(ii) Bernard de Mandeville (1670-1733) et son
célèbre apologue “The
Grumbling Hive: or, Knaves Turn’d Honest” (1705) aussi dit “The Fable of
the Bees; or, Private Vices, Public Benefits” (1714). Il déclencha une
polémique terrible (par exemple avec Berkeley) car il introduisait un principe
d’inversion entre les intentions individuelles micro-sociales et les propriétés
macro-sociales émergentes. Les individus sont intentionnellement égoïstes et
dominés par leurs intérêts particuliers, mais à cause de leurs interactions ils
engendrent de façon non intentionnelle un ordre social global favorable à
l’intérêt général.
(iii) Les lumières écossaises: Hume, Ferguson (cf. plus haut).
(iv) Adam Smith (1723-1790) et la “main invisible” (Theory of Moral Sentiments,
1759, The Wealth of Nations, 1776, IV.2).
“(L’individu) ne pense qu’à son propre gain; en cela, comme en
beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à
remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions; et ce
n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que
cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne
cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une
manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il
avait réellement pour but d’y travailler.”
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On voit ainsi apparaître explicitement un principe d’auto-organisation qui
n’est pas rationnellement calculé par les agents. La cohésion sociale, la
coopération, la prospérité commune - qui relèvent de l’intérêt général - sont des
effets émergents non intentionnels issus de l’agrégation de libertés
intentionnelles de nature utilitariste.
Sur cette première base se développeront de nombreuses variantes de l’IM,
plus utilitaristes et réductionnistes (John Stuart Mill 1806-1873, l’école néoclassique Léon Walras, 1834-1910 et Wilfrid Pareto, 1848-1923: Traité de
sociologie générale, 1916), plus organicistes (mais non holistes, Herbert Spencer
1820-1903: Introduction à la science sociale, 1873).
L’IM complexe est fondé par l’école autrichienne de Carl Menger, Ludwig
von Mises, Friedrich von Hayek. Une fois éliminée la magie mystique du
holisme substantialiste et une fois compris que le réductionnisme atomiste et
utilitariste d’agents séparés, égoïstes et rationnels (calculateurs) est insuffisant,
“il s’agit de rendre intelligibles la genèse, l’ordre, la régulation
et le devenir des phénomènes macro-sociaux en les soumettant à
une analyse régressive qui en fasse apparaître les constituants
élémentaires qui en sont les micro-fondements génératifs.” (A.L.
p. 36)
On ne réduit pas pour autant la sociologie à la psychologie. On part des
motivations, intentions, comportements, interactions individuels mais pour
étudier leurs synergies et leurs intégration.
C’est avec Carl Menger (1840-1921, Grundsätze des Volkwirtschaftlehre,
1871; Untersuchungen über die Methode des Socialwissenschaften, 1883) que
s’introduit explicitement la problématique de la complexité. Des ordres autoorganisés comme le langage, la religion, le droit, la monnaie, le marché, l’état,
etc. sont des “résultats non attendus et non recherchés”. Elles ne sont pas
“l’œuvre d’une volonté commune délibérément destinée à les établir.” D’où un
problème fondamental – critique - de conditions de possibilité. Cela est possible
à cause de l’échange et de sa complexité.
“Les phénomènes sociaux (...) sont le résultat non intentionnel
des efforts humains tendant à atteindre des buts essentiellement
individuels.”
On en arrive ainsi à Hayek.
(i)
(ii)
L’ordre est une conséquence de l’auto-coordination des individus.
Les structures émergentes s’autonomisent bien qu’elles soient causalement
réductibles aux interactions individuelles.
(iii) Elles n’existent stablement que si les agents respectent des règles de droit.
(iv) Ces règles résultent d’une évolution culturelle.
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(v)
Les structures émergentes sont inintentionnelles et imprévisibles, non
planifiables.
(vi) Les penser de façon intentionnelle produit des effets pervers dramatiques
(totalitarisme). Le XXème siècle a expérimenté l’inverse de Mandeville:
vertus privées, vices publics.
(vii) Pas de téléologie historique (contre Hegel) mais évolution non finalisée
(pour Darwin).
II. LA CRITIQUE DU RATIONALISME CONSTRUCTIVISTE CHEZ HAYEK ET SES
CONSEQUENCES THEORIQUES
Je retiens les six points suivants de la conception hayekienne, en m’appuyant à
nouveau sur la synthèse proposée par Philippe Nemo.4
1. La critique du rationalisme constructiviste
La critique du rationalisme constructiviste en matière de politique, de droit et
de morale est légitime. Le constructivisme est la mauvaise part des Lumières. On
pourrait en conclure, comme l’a d’ailleurs souvent fait Hayek lui-même, à
l’erreur de tout rationalisme et en revenir à un empirisme pragmatique et
utilitariste. Mais cela est difficile car la part théorique du rationalisme moderne
est parfaitement admise par Hayek puisque c’est sur elle que repose toute la
puissance techno-scientifique sans laquelle le marché ne serait rien. Un examen
plus attentif et une étude plus détaillée montrent toutefois que le rationalisme que
condamne Hayek est le rationalisme politique, celui, inconditionné, des
idéologies. Sa critique reste donc compatible avec le rationalisme critique que
ces dernières trahissent.
On reste par conséquent philosophiquement fidèle à Hayek en affirmant que
pour lui le rationalisme doit bien être critique, fondé sur une auto-limitation de la
raison découlant elle-même d’une finitude radicale de l’entendement humain et
que la dénonciation du rationalisme constructiviste est bien celle d’un
rationalisme inconditionné qui, au lieu de tirer son efficacité opératoire de son
auto-limitation même, est victime de la “présomption fatale” d’une toute
puissance omnisciente. Je crois que le Professeur Antiseri affirme quelque chose
d’analogue lorsqu’il dit que comprendre le genèse inintentionnelle des
institutions
«è certamente un passo in avanti della ragione che comprende
razionalmente i limiti della razionalità» (p. 152)
4
Nemo [1988].
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Le constructivisme planificateur nie la complexité organisationnelle au profit
du contrôle social étatique et élimine l’intelligence collective résultant de
l’évolution historique. Or, à cause de l’irréductibilité de la complexité endogène
des systèmes organisés, la planification et la prévision sont négatives non
seulement en fait mais en droit. Dès qu’elles cessent d’être régulatrices pour
devenir normatives et déterminantes, elles font chuter la complexité interne et
trivialisent les dynamiques auto-organisationnelles.5 Elles paralysent la main
invisible de Smith.
Il est cognitivement impossible de posséder une connaissance complète des
causes et des effets des actions. L’information nécessaire sur la société serait
tellement énorme et complexe qu’elle serait inintégrable par les agents. Il y
faudrait une omniscience laplacienne ou un intellect “archétypique” au sens de
Kant et non pas les intellects “ectypiques” des hommes politiques. A cause de la
complexité même de leurs interactions et du caractère distribué des
connaissances associées, on ne peut pas aller au-delà de leur coordination
cohérente. Les structures organisationnelles ne sont pas récapitulables dans une
intelligence individuelle. Leur synthèse rationnelle est impossible et, lorsqu’elle
est imposée par un pouvoir politique, elle ne peut déboucher que sur des effets
pervers. C’est à cause de vérités systémiques profondes que la planification
produit toujours l’inverse de ce qu’elle vise (“théorème” de de Mandeville).
2. Le droit, le marché et la monnaie comme informations
Le droit, le marché et la monnaie sont des nécessités informationnelles
permettant d’accéder à une allocation correcte des ressources. L’intelligence des
agents étant limitée, leurs préférences incommensurables et leurs connaissances
incomparables et distribuées dans un système multi-agents, les valeurs
socialisables sont avant tout des valeurs d’échange désémantisées, sauf à devenir
des valeurs dogmatiquement inculquées (comme les valeurs morales). Les
systèmes économiques sont des systèmes d’échange complexes acentrés, ouverts,
auto-organisateurs, en équilibre dynamique (métastable). D’où le rôle essentiel
du marché comme forme de circulation d’informations pour la coordination des
actions. Les prix sont des signaux encodant des informations sur les ressources et
les besoins.
Pour que la coopération sociale soit économiquement efficiente, il faut le
guide constitué par le système des prix. A chaque transaction, le prix résulte d’un
arbitrage et incorpore une trace des besoins, des désirs, des projets, des actions,
etc. des partenaires et de leur environnement, autrement dit des informations
locales concernant chaque agent. Au fur et à mesure que les transactions
s’agrègent, les informations s’intègrent progressivement. L’information globale
produite est codée, incomplète et abstraite. Mais c’est une vraie connaissance et
5
Comme le disait Arthur Koestler à la fin du Zéro et l’Infini “il y a une erreur dans
l’équation”.
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elle suffit pratiquement pour l’échange. Le système des prix constitue une
macro-information globale émergeant des interactions micro.
Cela permet de prolonger l’organisation sociale (la coopération, la division du
travail) à grande échelle. En effet, la connaissance codée par le double système
de communication droit/prix permet
(i) à chaque agent de s’insérer correctement dans l’ordre économique complexe
global;
(ii) au système de s’autoréguler, par bouclage cybernétique, à partir du profit
qui se révèle être une nécessité de nature cognitive.
En effet, l’agent offre des biens ou des services tels que le prix des moyens
(amont) soit inférieur au prix de vente des produits (aval). Cela garantit que
l’agent a la meilleure chance de rencontrer en aval les besoins les moins bien
satisfaits et les plus demandés et en amont les biens et services les moins rares
et/ou les moins demandés. Ce calcul micro-économique pousse l’agent à innover,
à améliorer les techniques de production, les méthodes, etc. Et comme l’agent ne
maîtrise pas les prix, quand il achète ses moyens de production il s’adapte à
l’activité des autres agents en amont. Mais quand il vend, il s’adapte au contraire
aux demandes (besoins, projets, etc.) des autres agents en aval. En ce sens,
comme Hayek y insiste beaucoup, le marché est une procédure de découverte. Il
permet de découvrir quelles ressources ignorées ou inutilisées peuvent devenir
de nouveaux biens utiles à travers une innovation et des efforts pénibles et
humainement coûteux.
Le système est auto-régulateur et auto-correcteur par feed-back négatif de ses
propres déséquilibres (provoqués par des découvertes de nouvelles ressources
naturelles, des inventions technologiques, des changements des besoins et des
goûts, etc.). Les agents se réadaptent par rattrapage des déséquilibres et cela
implique le maintien du bouclage auto-organisationnel.
L’ordre auto-organisationnel spontané du marché (la “main invisible” de
Smith) constitutif de la catallaxie est historiquement extensif. C’est une
dynamique “rapide” dans un cadre juridique et culturel qui, lorsqu’il est stable,
agit comme une dynamique “lente”. Il permet aux agents d’échanger sans
partager les mêmes valeurs, c’est-à-dire, répétons-le encore, sans qu’il y ait une
communauté de fins (la différence des objectifs ne pouvant conduire qu’à la
guerre de tous contre tous: le Leviathan hobbesien) mais seulement une
communauté de moyens. Le marché garantit la coopération malgré la divergence
des intérêts et la concurrence des fins. La conséquence de la nature complexe de
l’ordre catallactique est que son contrôle “synoptique” est impossible et repose
sur une erreur scientifique.6 Il y existe une opacité structurelle rendant la
concertation, la délibération et les consensus communautaristes impossibles
autrement que par coercition. Des jugements et des comportements convergents
ne sont possibles que dans de petites communautés et les sociétés modernes ne
6
Cf. plus bas les rappels sur la théorie des systèmes acentrés.
13
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sont pas, ne peuvent pas être et ne doivent pas être, des communautés. Leur
régression communautariste est une pathologie systémique.
Mais en même temps, c’est précisément parce que “l’ordre étendu” est un
macro-ordre social de coopération globale où les règles archaïques de solidarité
et d’altruisme ne peuvent opérer que localement et seulement pour des souscommunautés restreintes, qu’il n’est pas “naturel” pour les individus. D’où ce
que j’appellerai l’antinomie systémique de l’organisation: elle est localement
homogène et planifiable mais globalement hétérogène et immaîtrisable (sauf à
faire dégénérer sa complexité). C’est la confusion - l’erreur de catégorie - du
local et du global, du micro et du macro, de l’homogène et de l’hétérogène, qui
est la source du “fatal conceit” dénoncé par Hayek.
3. L’origine évolutionnaire des règles de conduite
Sur le plan cognitif (individuel et social), il existe selon Hayek une origine
évolutionniste des règles de perception et de conduite, des conventions et des
normes. Ces patterns d’action sont le résultat d’une sélection culturelle - donc
d’un apprentissage collectif-historique - fonctionnant comme un processus
concurrentiel ayant avantagé les groupes les ayant adoptés. Ils permettent d’agir
sans devoir à chaque fois récapituler toutes les expériences permettant d’agir. Le
sens commun est lui-même un ensemble de connaissances tacites et de schèmes
pratiques permettant, en schématisant (et donc en simplifiant) l’expérience de
notre environnement et en la ramenant à des situations génériques valables par
défaut, d’y agir et d’y prévoir sans nous laisser submerger par le haut flux
d’informations non pertinentes (non significatives) charriées par sa complexité.7
Pour Hayek (comme pour de Mandeville, Hume ou Ferguson), les normes du
sens commun ne sont pas des contraintes oppressives mais ont une valeur
cognitive (elles sont adaptées aux contingences de la vie). La psychologie
cognitive des schèmes est inséparable d’une psychologie sociale évolutionnaire.
En ce sens, les traditions sont des “savoirs incorporés” d’origine en quelque sorte
“phylogénétique” (au sens de l’évolution culturelle) et il est par conséquent
rationnel de s’y conformer “ontogénétiquement”.
Ces schèmes simplifient des situations typiques, à la fois concrètes et
abstraites, adaptativement couplées à des actions. De même qu’en biologie
évolutionniste les a posteriori phylogénétiques fonctionnent comme des a priori
ontogénétiques, on peut dire que ces règles fonctionnent pour les sujets comme
des a priori. En ce sens il y aurait chez Hayek un a priorisme évolutionniste
expliquant l’auto-transcendance des règles. Comme le langage, elles procèdent
d’institutions symboliques ne relevant ni d’une intelligence omnisciente ni d’un
contrat social délibératif mais bien plutôt d’une sélection naturelle.
On voit ainsi s’articuler de façon précise chez Hayek la psychologie cognitive
et la sociologie des macro-ordres spontanés complexes. Au niveau cognitif, les
7
La logique des situations génériques est une logique non monotone.
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actions humaines dans un environnement complexe sont guidées par des
propensions, des dispositions et des tendances. Les patterns et schèmes de
perception et d’action permettent d’anticiper. Ils constituent un framework. Ils
permettent de reconnaître des traits abstraits des situations et de mobiliser les
comportements associés. Ce framework est psychologiquement in-conscient mais
socialement méta-conscient car hérité de l’évolution culturelle.
4. La nature de l’évolution culturelle
On sait qu’un problème difficile est de savoir quelle est la nature de
l’évolution culturelle en tant que sélection naturelle de règles de conduite. Pour
Hayek, l’évolution ne sélectionne pas des individus car ceux-ci dépendent du
groupe et doivent donc pour survivre adopter des règles qui maximisent les
performances collectives du groupe. Les normes sélectionnées sont celles qui
maximisent la réussite collective.
Mais pour les individus, ces normes socialement utiles opérent comme des
valeurs, car ils ne comprennent pas leur véritable opérativité sociale. Elles
résultent d’une évolution trop longue et trop complexe. Elles encodent une
expérience collective historique non récapitulable. L’individu ne pouvant pas
comprendre l’efficacité pragmatique des normes, il est bon qu’il les suivent par
devoir. On retrouve un point de vue kantien. Mais les normes étant socialement
utiles on retrouve aussi les théories utilitariennes de l’éthique (Jeremy Bentham
et John Stuart Mill). Simplement le “calcul” de l’utilité des règles et actes
moraux est cognitivement impossible pour les individus.
Bref, selon Hayek, l’évolution culturelle implique que les maximes d’action
puissent être des impératifs “catégoriques” transcendants pour les individus tout
en étant des impératifs “hypothétiques” (utiles) immanents pour les cultures.
Pour les cultures, elles sont finalisées par la maintenance de l’ordre social. Or,
l’ordre social est bénéfique pour les individus. Donc les normes sont des moyens
collectifs de moyens individuels. Cet utilitarisme indirect de Hayek (selon John
Gray) est une version du principe évolutionniste général que les a posteriori
phylogénétiques fonctionnent comme des a priori ontogénétiques. Il permet à
Hayek, de l’intérieur même du principe de l’individualisme méthodologique, de
retrouver les thèses du holisme sur le fait que les entités sociales imposent aux
individus des normes et des règles.
5. Evolution culturelle et impératif catégorique
On remarquera que la conception hayekienne de l’évolution culturelle permet
de renouveler la problématique kantienne de l’impératif catégorique, c-à-d la
conception purement déontologique et non conséquentialiste des actions. Je
rappelle que selon la thèse déontologique l’évaluation des actions doit être
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indépendante du prix des conséquences pour soi, pour les autres ou pour le
monde, alors que selon la thèse conséquentialiste l’évaluation doit au contraire
procéder d’un calcul du coût des conséquences.
Pour Kant, un imperatif est un jugement normatif énonçant un devoir. Il est
hypothétique lorsqu’il est conditionné par une fin et prescrit des moyens
(conséquentialisme) et catégorique lorsqu’il est inconditionné, sans considération
de fin, sans “matière” (contenu) de la volonté. L’impératif catégorique est formel
- on dit maintenant procédural - au sens où il ne contient en dehors de la loi que
la nécessité pour sa maxime de se conformer à cette loi qui elle-même n’est que
la conformité à elle-même:
«Agis de façon à ce que tu puisses vouloir que la maxime de ton
action devienne une loi universelle.»
Dans cette formulation c’est le “puisse vouloir” qui est crucial, la volonté étant
chez Kant la faculté des fins, c-à-d la faculté que le désir soit déterminé par des
représentations de fins.
Il y a donc ici un jeu subtil entre “objectif” et “subjectif”. Le fondement de
toute législation pratique réside objectivement dans la règle et dans la forme de
l’universalité (ce qui lui permet d’être une loi), mais il réside subjectivement
dans la représentation d’une fin (l’être raisonnable comme fin en soi). Pour
“pouvoir vouloir” que la maxime devienne une loi universelle, il faut donc d’une
façon ou d’une autre un “calcul des fins”. Le rapport catégorique-déontologique
à la règle présuppose à un méta-niveau, un rapport hypothétiqueconséquentialiste. Mais un tel calcul des fins étant impossible pour un
entendement fini (extypique), le problème ne peut pas être résolu chez Kant.
Mais il le devient dans une conception évolutionniste comme celle de Hayek.
Comme Jean-Pierre Dupuy l’a souligné, l’évolution culturelle est “utilitariste”
mais elle universalise au niveau individuel des maximes purement
“déontologiques” qui passent le test de l’impératif catégorique.
6. La sélection des règles
Cela dit, que la sélection des règles soit une sélection purement individuelle
comme dans le darwinisme strict ou qu’elle soit une sélection de groupe, la
question de leur évolution culturelle reste ouverte. Ainsi qu’y insistent Robert
Nadeau et Paul Dumouchel,8 les maximes d’action ne sont pas des
commandements éthiques. Elles sont purement procédurales. Ni mœurs
primitives, ni règles rationnelles réflexivement adoptées, elles sont en général
8
Nadeau [1999], Dumouchel [1999].
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abstraites et négatives. Ce sont des maximes générales d’interdiction ou de
prohibition9 se bornant à fixer des limites aux actions.
Là aussi, Hayek critique le “progressisme” constructiviste qui, selon lui, croit
à des maximes d’action qui seraient des règles positives concrètes. Le problème
est délicat car ici interviennent deux classes de valeurs. D’une part des règles
morales du sens commun qui sont sociales et pratiques en un sens pragmatique et
d’autre part les valeurs éthiques individuelles au sens de la raison pure pratique.
Ces dernières présupposent un sujet individuel intentionnel alors que les
premières ne le peuvent pas puisqu’il n’existe pas de macro-sujet social (rejet du
holisme). L’”immoralisme” hayekien, son “athéisme” envers la religion sociale
du socialisme pourrait s’exprimer en disant que pour lui l’éthique sociale se
réduit nécessairement à la première classe de valeurs et cela parce qu’elle doit
être darwinienne (et non pas lamarckienne) et sélective (et non instructive). Pour
lui, l’aporie d’une véritable éthique sociale est que l’on doit concevoir pour le
social non intentionnel un ordre moral qui soit non finalisé, non téléologique et
non thématisé à partir d’un universel comme le Bien, autrement dit, qui ne soit
pas un jugement de valeur partagé mais une régulation systémique.
Il y a bien là une aporie car, comme y insiste Robert Nadeau à propos des
règles morales libérales hayekiennes,
“lorsqu’elles sont thématisées pour elles-mêmes, ces règles
morales sont la plupart du temps décriées, parce qu’elles sont
perçues comme contredisant très souvent l’éthique rationalisée,
qu’elle soit d’origine religieuse ou philosophique”,10
Les maximes pratiques sélectionnées par l’évolution culturelle (propriété,
liberté, justice) ne sont pas éthiques en tant que telles mais plutôt déontologiques.
Elles ne sont ni intentionnelles ni finales par rapport à un bien moral. Elles ne
concernent pas les fins de l’homme. Mais elles sont pourtant les conditions de
possibilité du bien général.
Une question théorique particulièrement difficile est de savoir par quels
mécanismes précis de telles règles abstraites négatives ont pu être sélectionnées.
En général, on pense en termes de sélection de groupes. Mais toute sélection de
type darwinien doit porter exclusivement sur des individus. En fait, on peut
penser que ce sont bien les règles qui sont sélectionnées en tant que telles.
Comme y a insisté Paul Dumouchel,11 elles constituent un “génotype” qui,
exprimé “phénotypiquement”, se convertit en stratégies individuelles (maximes
d’action). D’où l’homologation:
9
Un bel exemple anthropologique est la règle de prohibition de l’inceste qui, comme l’a bien
montré Claude Lévi-Strauss, implique l’échange matrimonial restreint ou généralisé.
10
Nadeau [1999], p. 271.
11
Dumouchel [1999].
17
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règles
ordre social
sélection de type,
sélection naturelle
évolution culturelle
génome
organisme
sélection naturelle
évolution des
espèces
La conséquence d’un tel point de vue est qu’une règle est plus qu’une
description de régularité car une description ne saurait avoir d’efficacité causale.
Le problème est extrêmement délicat. Mais il faut voir qu’une évolution de type
darwinien n’a aucune raison d’être biologique. Certes l’évolution biologique est
prototypique mais, comme le montrent par exemples les algorithmes génétiques,
on peut aussi définir une évolution de type darwinien pour certaines classes
d’objet formels. C’est alors la structure symbolique même de l’algorithme qui
constitue dans ce cas l’équivalent du génome.
7. La théorie du droit
Au niveau de la théorie du droit et de l’état, la thèse hayekienne est que l’état
de droit doit garantir les règles (droit civil abstrait nomologique). Si la liberté des
échanges dans une société ouverte est un lien social producteur d’innovations et
d’ordre spontané complexe, elle doit être politiquement assurée par un état de
droit garantissant l’auto-organisation socio-économique.
C’est que l’auto-organisation catallactique n’est possible que dans un cadre de
structures institutionnelles précises où les libertés formelles et les garanties du
droit doivent être respectées. En effet, les prix ne véhiculent des informations que
s’ils émergent d’échanges effectués conformément à des règles déterminées de
droit. Le fondement des institutions libérales est donc gnoséologique et non pas
moral. Il s’agit de permettre l’augmentation de la connaissance grâce à la
coopération sociale.
Le droit est l’ensemble des règles prohibitives délimitant le domaine propre de
chacun et rendant possibles les interactions pacifiques. Ces règles permettent
d’ajuster mutuellement les anticipations et véhiculent des informations sur la
façon d’interagir avec autrui. Elles relèvent également de la raison, du cognitif
(Locke) et non pas de l’émotif (Hobbes).
La connaissance qu’elles véhiculent est abstraite. C’est celle de règles de juste
conduite. Leur avantage est qu’elles ne présupposent pas que les agents se
connaissent concrètement, substantiellement (autrement dit aient les mêmes
goûts, les mêmes préférences, les mêmes projets, les mêmes amis, les mêmes
ennemis, etc.). Cette communication entre sujets de droit est pauvre mais,
précisément à cause de cela, elle permet d’interagir de façon anticipable et
18
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rationnelle avec autrui. Elle permet la coopération sociale dans une société
complexe.
8. La critique du Welfare State
La fixation étatique des prix, les solidarités corporatistes, le Welfare state, les
manipulations des résultats du marché pour des raisons sociales, etc.
détruisentl’information véhiculée par les prix. Or, le progrès résulte de
l’utilisation cohérente de l’information possédée par des millions d’agents
irrémédiablement séparés. Cela surmultiplie le savoir collectivement utilisé.
Briser cette dynamique conduit à une augmentation de la dépendance envers
un Etat à la fois providence et parasitaire, à une demande croissante de contrôle
et d’intervention qui conduit elle-même à son tour d’abord à la dictature des
intérêts corporatistes et des groupes cratiques, puis à l’hétéro-organisation du
contrôle politique affaiblissant les mécanismes de production de prospérité, pour
aboutir enfin au totalitarisme, à la misère et à la ruine.
III. LA DOUBLE DIMENSION DU PRATIQUE ET LE PARTAGE NATURE / LIBERTE
1. L’architectonique transcendantale et les trois ordres de la Raison
On voit très nettement l’ambiguïté entre les thèses (i) – (ii) évoquées en
introduction. Chez Hayek, la justification cognitive et évolutionniste du sens
commun et des institutions fondant les règles et les maximes pratiques a pour
fonction de justifier la critique du rationalisme constructiviste inconditionné en
matière de politique. Mais évidemment, rien n’interdit a priori une approche
scientifique de cette justification. Une science suffisamment élaborée des
organisations complexes devrait pouvoir démontrer dans le cadre même d’un
rationalisme scientifique élargi que le rationalisme constructiviste inconditionné
est effectivement erroné. Une science formalisée du social devrait pouvoir
démontrer l’auto-limitation interne de la raison politique et l’erreur de l’idéal
planificateur constructiviste.
Une telle transformation du rationalisme Hayekien est particulièrement
intéressante dans la mesure où elle permet de s’affranchir d’une de ses
principales limites, à savoir qu’en éliminant le constructivisme, Hayek a aussi
éliminé un aspect essentiel de l’ordre pratique de la volonté et de la liberté au
sens de Kant, et par là même a sous estimé ce qui a trait aux fins dernières de
l’homme.
En effet, comme nous l’avons vu plus haut, en développant en détail ses
arguments en faveur d’une origine évolutionniste de l’opérativité sociale des
maximes d’action, Hayek a volontairement minoré le rôle de la dimension
“prophétique” et “messianique” de la raison pratique, de la volonté, de l’ordre
19
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auto-réflexif de la liberté, de la justice, de l’authenticité, de l’émancipation hors
de l’aliénation, de l’espérance. Si elle est conçue de façon “néo-hégélianomarxiste”, cette dimension ne saurait évidemment être intégrée à sa conception
puisque les rationalismes de type hégélien constituent précisément le type de
rationalisme inconditionné - non critique - qu’il rejette. Mais en revanche, le
rationalisme hayekien étant une forme de rationalisme critique, cette dimension
peut fort bien y être intégrée si elle est conçue de façon néo-kantienne.
Selon nous, le problème du rationalisme naturaliste et du rationalisme éthique
sont très profondément liés chez Hayek et cela parce qu’il existe une solidarité
architectonique entre Nature et Liberté. L’architectonique transcendantale
kantienne articule systématiquement, on le sait, trois ordres rationnels conformes,
comme l’a bien expliqué Habermas dans Knowledge and Human Interests
(1971), à trois intérêts de la raison. Ils correspondent aux trois questions ultimes:
que puis-je savoir? que dois-je faire? que m’est-il permis d’espérer?
1. l’ordre causal et explicatif de l’objectivité et de la vérité techno-scientifique;
2. l’ordre prescriptif des maximes d’action et l’ordre juridique des règles
normatives;
3. l’ordre auto-réflexif de la liberté, de l’authenticité et de l’espérance.
Dans notre contexte, il faut élargir le deuxième ordre au domaine de
l’échange, du marché et des institutions.
Tout se passe alors comme si dans le débat entre libéralisme et
constructivisme ces 3 ordres intervenaient mais que la dichotomie Nature /
Liberté conduisait à sacrifier un des termes.
1. Chez Hayek l’ordre 1 est celui de la Nature et l’ordre 2 celui de la Liberté.
L’ordre 3 est diabolisé comme une utopie conduisant à l’horreur politique (le
totalitarisme).
2. Dans le constructivisme révolutionnaire, l’ordre 1 est également celui de la
Nature mais l’ordre 3 celui de la Liberté. L’ordre 2 est diabolisé comme une
aliénation conduisant à l’horreur économique (le libéralisme).
Je défends la thèse qu’une naturalisation de l’ordre 2 dans le cadre des
sciences naturelles “hayekiennes” de la complexité permet un réaménagement de
l’architectonique transcendantale et une réhabilitation de l’ordre 3 comme celui
de la Liberté à l’intérieur même du libéralisme. Autrement dit, l’élargissement
des sciences de la nature par des sciences du sens commun et de la sélection
naturelle de maximes d’action et de normes pratiques permet de redonner à la
Liberté sa dimension auto-réflexive tout en rejetant définitivement l’erreur
constructiviste qui l’aura aliéné dans l’horreur politique.
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2. Vers un dépassement de l’antinomie de la raison pratique
Rappelons que pour Kant la volonté - le vouloir - est la faculté des fins,
autrement dit la faculté de faire que son désir soit déterminé par des concepts
(des représentations de fins). Elle est solidaire du pouvoir de produire des objets
et des situations correspondant aux représentations. Comme faculté de se
conduire d’après des règles et d’agir d’après des principes, i.e. de transformer
une règle qui est une maxime d’action en un mobile d’action, elle est la raison
pratique elle-même. Si elle est guidée par les normes éthiques de la raison
pratique pure, la volonté est libre en soi. Si la raison détermine la volonté, alors
les actions reconnues objectivement nécessaires sont également reconnues
comme subjectivement nécessaires. D’où une équivalence entre volonté et
devoir. Mais la question est de savoir si cela est possible, autrement dit s’il peut
exister une faculté de désirer supérieure (l’homme noumène). Si ce n’est pas le
cas, i.e. si la volonté n’est pas pleinement conforme à la raison, alors les actions
reconnues comme objectivement nécessaires apparaissent comme des
contraintes. D’où un conflit entre volonté et devoir.
Cette problématique modale du vouloir-pouvoir-devoir peut-être appliquée à
deux niveaux différent, un niveau pratique-pragmatique (sciences, techniques,
économie) et un niveau pratique-éthique (justice, économie du salut,
eschatologie, souverain bien). Tout se passe comme si avec son utilitarisme
indirect Hayek accentuait le premier en faisant des interprétations
constructivistes du second (la volonté émancipatrice) le mal radical (servitude
volontaire et totalitarisme) alors que les messianismes émancipateurs
accentuaient au contraire le second et faisaient des interprétations utilitaristes du
premier le mal radical (l’horreur économique).
Il y là clairement une antinomie de la liberté pratique. On peut la résoudre
(i)
(ii)
en développant des sciences du sens commun selon Hayek;
en explorant par simulation d’autres règles pratiques de façon à pouvoir
choisir les meilleures de façon rationnelle, mais à partir d’un rationalisme
critique scientifique et modélisateur respectant la complexité et non pas
d’un rationalisme constructiviste conceptuel dogmatique ne la respectant
pas.
C’est le constructivisme dogmatique qui est destructeur et non pas le
rationalisme scientifique permettant la synthèse computationnelle des
phénomènes empiriques.
IV. RATIONALISME CRITIQUE ET AUFKLÄRUNG
Je reviens en conclusion brièvement sur le débat proprement philosophique
concernant le rationalisme pour montrer comment la critique hayekienne du
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constructivisme pourrait en fait être considérée comme un nouvel
approfondissement du rationalisme critique. De Kant à Popper, les traditions
critiques de la finitude insistent toutes sur le fait que la rationalité n’est légitime
que si elle est positivement opératoire et appliquée à un domaine phénoménal
conditionné et que, pour l’être, elle doit demeurer à l’intérieur de bornes définies
par son auto-limitation même. On dirait maintenant, sans références
philosophiques, que la rationalité est limitée, procédurale et située. La
transgression de son auto-limitation la fait fatalement retomber dans la négativité
dialectique de la présumée connaissance d’un inconditionné pourtant
inconnaissable de droit. C’est dire qu’un rationalisme opératoire (effectif) doit
être nécessairement critique, subordonné à la connaissance possible.
1. Subreption dialectique et illusion transcendantale
Dans sa Dialectique transcendantale, Kant a fort bien expliqué la subreption
dialectique et l’illusion transcendantale conduisant à projeter une intentionnalité
dans un ordre systémique que sa complexité rend immaîtrisable pour les
ressources finies de l’entendement. Les ordres complexes dont il traitait étaient le
système de toutes les connaissances possibles sur les causalités et les lois
naturelles ainsi que la totalité des choses en général. L’illusion transcendantale
était de nature holiste et consistait alors à introduire une intentionnalité, un sujet,
globalement et causalement responsable de cet ordre jusqu’à
“transformer dialectiquement par subreption transcendantale
l’unité distributive de l’usage expérimental de l’entendement
dans l’unité collective d’un tout de l’expérience hypostasié dans
une cause contenant les conditions réelles de sa détermination
complète.” (CRP, A 582-583/B 610-611)
On peut s’inspirer de ce diagnostic pour mieux formuler philosophiquement
les problèmes du holisme et du constructivisme. Il s’agit bien d’une antinomie
dialectique au sens transcendantal. De même qu’il n’y a pas de lieu où serait
récapitulable sous forme d’intention finale la complexité distribuée du nexus
causal des phénomènes naturels, de même il n’y a pas de lieu où serait
récapitulable sous forme d’intention finale la complexité distribuée des
interactions entre agents.
L’antinomie de l’organisation et de la complexité est celle que dénonce Hayek
pour le marché. Selon lui le constructivisme est une erreur d’un type
gnoséologique précis.
22
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2. Rationalisme critique et fins de l’homme
Ce qui m’intéresse tout particulièrement dans cette mise en perspective de la
pensée hayekienne par rapport à la tradition critique est qu’elle permet de
l’inclure dans la façon systématique et architectonique dont le rationalisme
critique traite le problème général des fins de l’homme et, ce faisant, de montrer
que, contrairement aux idées reçues, le libéralisme de Hayek peut être aussi
considéré comme un aboutissement de la raison pratique.
Nous avons rappelé plus haut que l’architectonique kantienne articule
systématiquement trois ordres rationnels correspondant aux trois questions
ultimes: que puis-je savoir? que dois-je faire? que m’est-il permis d’espérer? Il
existe chez Kant une hiérarchie architectonique entre ces ordres. En particulier
l’ordre de l’espérance dépend de celui du savoir.
Le risque majeur est de découpler l’espérance d’avec la connaissance possible
en transgressant la finitude de l’entendement et l’auto-limitation de la raison qui
en est corrélative. C’est ce qui est arrivé à notre modernité à partir de Hegel, chez
qui l’on observe un rabattement de ces ordres transcendantalement reliés - et
donc commensurables - sur des sphères concrètes d’activité incommensurables
possédant chacune son histoire, sa logique et ses critères de vérité spécifiques (cf.
Habermas):
1. l’ordre causal et explicatif de l’objectivité et de la vérité a été rabattu sur la
sphère instrumentale du travail et de la technique;
2. l’ordre prescriptif et juridique des règles normatives et de l’éthique a été
rabattu sur la sphère intersubjective communicationnelle;
3. l’ordre auto-réflexif de la liberté, de l’authenticité et de l’espérance a été
rabattu sur la sphère symbolique des praxis de libération (en particulier
l’engagement politique).
Les conséquences de ce rabattement auront été incalculables et l’une des
principales origines de la “crise” de la raison.
(i) D’abord les progrès des sciences et des techniques, accusées de positivisme
scientiste et de complicité avec la domination politique, se sont trouvés
idéologiquement découplés de tout horizon émancipateur. C’est le fameux
“désenchantement” weberien du monde et la perte du sens.
(ii) Par contre-coup, l’auto-réflexion émancipatrice s’est trouvée amalgamée à la
légitimation culturelle des revendications et des contestations.
(iii) Le médium de l’émancipation s’est réduit à celui de la narrativité, ce que
Jean-François Lyotard appelait “les grands récits de libération”.
D’où la mythification du politique et de l’existentiel. En ce sens, le XXème
siècle aura bien été celui des “présomptions fatales”. D’ailleurs Hayek a souvent
23
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souligné12 que les principes très contraignants de la civilisation (travail,
discipline, prise de risques, épargne, honnêteté, respect de promesses, soumission
volontaire des relations de solidarité et d’hostilité à des règles légales et morales
générales) sont vécus par les “intellectuels” comme une aliénation devant être
balayée par les revendications de libération.
Une des plus belles dénonciations de cette mythification que je connaisse est
celle effectuée par Piero Gobetti dans sa critique du messianisme révolutionnaire
et des “palingénésies socialistes comme mythes d’action” (RL, p. 136).
Et puisque je viens de me référer à Gobetti, vous me permettrez d’en dire un
mot, car sur ce point sa conception du libéralisme est à mon avis plus profonde
que celle de Hayek.
Il existe deux conceptions du temps et du futur. Celle du libéralisme est
évolutive, “darwinienne”, orientée vers l’innovation et la production. Celle du
discours révolutionnaire est prophétique, téléologique, orientée vers la réalisation
politique d’une eschatologie de l’espérance. Gobetti privilégie la première mais,
par une sorte de nouvelle théorie de la ruse de la raison qui vient doubler chez lui
la main invisible libérale, “le classi (che) valgono come miti” (p. 137) et
correspondent à une réalité vécue fondamentale (p. 47) ont pour fonction
historico-sociale non pas d’asservir les masses à des mythes d’espérance mais de
concourir à la reproduction sélective des élites. Gobetti conçoit la lutte des
classes comme une composante essentielle du processus évolutif, darwinien (si
bien étudié par Pareto), de sélection des élites, c-à-d du renouvellement comme
classe dirigeante légitime de la bourgeoisie déche en simple classe dominante.
Par une sorte de ruse de la raison, la lutte des classes devient une condition de
possibilité de la civilisation libérale.
La thèse est étonnante et formulée au moyen d’une analogie remarquable avec
l’essence concurrentielle de l’économie de marché. “Ella [la lotta di classe]
rappresenta in politica la parte che in economia spettò al fenomeno dello scambio
e del commercio. È lo strumento infallibile par la formazione di nuove élites.”
En rénovant les élites bourgeoises, “la lotta di classe risparmia, nella sua
azione presente, la civiltà capitalistica la quale è al di sopra delle classi (je
souligne) e vuole l’opera di tutti i ceti che vi participano e la creano concordi, pur
mentre lottano tra di sé inesorabili nel volere la reciproca sopraffazione” (p. 136).
On voit à quel point cette conception du libéralisme s’éloigne des critiques
habituelles. Elle interprète la dialectique du maître et de l’esclave dans un modèle
évolutionniste. Son modèle n’est pas celui de la guerre civile et de la terreur
totalitaire, celui de l’élimination d’une classe par la dictature de l’autre. Son
modèle est celui de la concurrence. Comme la lutte pour la vie est la condition de
fonctionnement d’un écosystème, comme la concurrence est la condition de
fonctionnement de l’économie de marché, la concurrence des classes est la
condition de fonctionnement des sociétés modernes. Dans cet élargissement au
politique du principe de concurrence, Gobetti réussit une synthèse très originale
du libéralisme anglo-saxon et de l’élitisme républicain des Lumières.
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Cf. par exemple PF p. 89.
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Conclusion
Le développement de “sciences hayekiennes” est fondamental car il permet de
dépasser le conflit du libéralisme hayekien avec le rationalisme scientifique. En
effet Hayek critique essentiellement le fait
“que c’est uniquement ce qui est rationnellement justifiable,
démontrable par l’expérimentation, observable et susceptible de
faire l’objet d’un rapport qui peut susciter une adhésion (…) et
que tout le reste doit être rejeté. Les règles traditionnelles qui ne
peuvent être démontrées doivent être rejetées.” (PF p. 85).
Mais évidemment tout change si l’on peut montrer que les thèses
antirationalistes de Hayek sont en fait justifiables rationnellement grâce à de
nouvelles sciences et démontrables par l’observation grâce à de nouvelles
méthodes (computationnelles) d’expérimentation qui, d’une certaine façon,
permettent de “démontrer” le bien fondé des règles traditionnelles.
Il existe chez Hayek - comme chez Gilbert Ryle et de nombreux autres
penseurs - deux types très différents de connaissances: les connaissances
pratiques - to know how - et les connaissances scientifiques - to know that.
Gilbert Ryle introduisit cette différence dans The Concept of Mind et défendit
la thèse que tous les comportements humains relevant de la psychologie
pouvaient être expliqués en termes de “know how”. Mais il developpa ce concept
à partir de celui de “disposition” ce qui souleva de nombreuses critiques.
Actuellement (David Carr) on explique le “know how” en termes de
représentations explicites et de connaissances procédurales (“procedural
knowledge”). Au contraire, le “know that” serait une connaissance déclarative et
propositionnelle (“propositional declarative knowledge”).
Dans “About Some Relationships between Knowledge and Context”, J.-C.
Pomerol et P. Brézillon précisent cette opposition:
“• Know how versus know that. The term know how refers to the
knowledge that people use to operate or behave as opposed to
know that which is related to the profound, ultimate and often
hidden causes of the on-going phenomenon.
• Deep versus surface knowledge. Deep knowledge refers to
models and causal explanations that goes back to nature laws,
whereas the surface knowledge is represented by practical rules
that can be acquired from people performing efficiently a given
task (human experts).
• Procedural versus declarative knowledge.
Procedural knowledge is a knowledge which is expressed, in
expert systems by rules or, in organizational life, by procedures.
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Declarative knowledge refers to more descriptive knowledge
represented by objects or agents in the new programming
languages.
• Tacit versus explicit knowledge. Explicit knowledge is easily
shared whereas implicit knowledge is highly personal.”
Hayek insiste sur le fait que c’est le know how qui intervient dans la cognition
distribuée des agents. Mais l’un des aspects les plus intéressants des sciences
contemporaines de la complexité en sciences cognitives et sociales concerne
précisément le développement de connaissances scientifiques sur les
connaissances pratiques, autrement dit un “know that” à propos du “know how”.
Cela permet d’unifier les deux dimensions de la pensée de Hayek.
Je défends donc la thèse qu’il existe désormais (serait-ce partiellement) une
synthèse computationnelle et une méthode expérimentale pour les “sciences
hayekiennes”. En y mettant le prix, comme on le fait pour l’astrophysique, les
programmes spatiaux, la météorologie ou le séquençage du génome, on pourrait
donc commencer à simuler les thèses hayekiennes et voir si les modèles lui
donne véritablement raison .
Cela permettrait d’intégrer ces thèses dans une rationalité scientifique élargie
et unifiée dépassant leur conflit avec les sciences nomologiques classiques.
Bibliographie
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