LETTRES ARTS SPECTACLES
THÉÂTRE
'7.
L'ÉTOFFE
MÊME
DE NOS RÊVES
Jamais
« la Tempête » de Shakespeare
n a ,été mieux compris
que par Giorgio Strehler,
le dernier des
platoniciens
LA
-
TEMPÊTE
de' Shakéspearé
Traduction italienne d'Agostino Lombardo
Théâtre de l'Europe (Odéon).
ublime. Sublime de beauté, de Sensibilité.
Sublime d'intelligence. Jamais la dernière
oeuvre de•Shakespeare, son adieu au théâ-
tre,' da été mieux comprise. On a vu récemment
le téléfilm réalisé par les comédiens anglais :
aVait naïvement reconstitué un décor naturel,
aussi, antithéâtral que pôssible. Strehler, lui, 'a
compris igue « la Tempête » était avant tout une
pièce sur le théâtre, considéré comme une cris-
mologié.
Bien sûr, il a italianisé Shakespeare;profitant,
non sans raison, des noms de lieux (Naples,
Milan) et de personnes, de cette fascination
qu'avait exercée une Italie mythique sur l'Angle-
terre :du xvio siècle. Dans sa mise en scène, les
clowns, sortent tout droit de la commedia
dell'arte. C'est l'ancien Arlequin, Ferrucio. ,Sto.
léri, qui joue l'un d'eux. Mais à travers la tra-
dtiCtion, le sens profond de la féerie demeure,
même et surtout si Strehler a confondu son
-
des-
tin'd'honime de théâtre avec celui de Prosiiérb.
Rarement metteur en scène ne s'est engagé aussi
° • • • -
"C'est à peine indiqué, suggéré plutôt : magi-
cien, 'Prospero est tout naturellement drama-
turge. Le vieux parchemin qu'il tire de teririps à
autre de sa' poche est
4i.tssi
une brochure de
théâtre. Tantôt acteur sur la scène, tantôt dans
la salle, il dirige les acteurs du drame qu'il a
imaginé. Quand, à la fin, il va quitter son île, il
détruit
-
le décor, qui s'effondre Sous nos yeux
comme, jadis, à la fin des « Géants de la mon-
tagne », le rideau de fer écrasait le chariot des
comédiens.
Les trucs de théâtre sont clairement montrés.
Ariel, par exemple — une formidable jeune
actrice, moitié clown, moitié danseuse —, vire-
volte dans les airs au bout d'un filin d'acier.
L'illusion du vol est si parfaite qu'on s'irrite
108 Vendredi 18 novembre 1983
PROSPERO ET ARIEL
Du Moyen Age aux Temps modernes
naïvement de voir ce fil. Eh bien, il joue aussi
son rôle. C'est Prospero qui y a attaché Ariel.
Chaque fois que l'esprit aérien demande sa
liberté, il supplie qu'on le détache — ce qui
arrive à la fin. Ainsi Strehler ne nous demande-
t-il pas de croire à la magie, mais, •ce qui est
plus fort, à la magie du théâtre qui, effective-
ment, enchaîne les personnages, les comédiens à
l'auteur ou au metteur en scène — au démiurge.
Conçue par Luciano Damiani, l'île de Pros-
pero est un lieu abstrait, onirique. Une toile de
fond délicatement teintée de tous les gris, où
brille un soleil pâle, un simple parquet mobile
de grosses planches laquées qui s'entrouvre pour
faire surgir Caliban ou servir de coffré de range-
Ment. Devant la scène; trois rangs d'orchestre
ont été supprimés pour représenter la mer,
comme dans le kabuki. 'Les vagues faites d'un
voile bleu s'enflent, se déchaînent sans que nous
cessions d'être au théâtre, niais avec une telle
technique que la tempête devient vraie.
Un peu de sable blanc, un coquillage — Ariel
y
écoute le bruit de la mer —, des ombres qui
cheminent : ces hommes sont bien «
de l'étoffe
dont sont faits nos rêves
Strehler a pris Sha-
kespeare au mot : cette réalité est fragile. Théâ-
tre et métaphysique ne se sont jamais aussi sûre-
ment rejoints. Pas un instant 'de la mise en scène
qui ne soit justifié par le texte. .
LA BEAUTÉ DE CALIBAN
L'histoire est aussi présente. Seule entorse à
une tradition figée : Caliban est beau. Quoique
joué par un acteur italien, c'est un Noir, un
indigène. Sa monstruosité, les fantasmes de viol
liés à son apparence sont pour Strehler — et le
traducteur qui s'en explique dans le programme
— la marque de la vision que pouvaient avoir
d'un
native
les premiers découvreurs de conti-
nents... « La Tempête », c'est aussi, comme
pour bien d'autres pièces de Shakespeare, le
passage du Moyen Age aux Temps modernes,
sous le double patronage de Montaigne et de
Bacon. Au «
brave new world »
que salue
Miranda éblouie répond l'adieu nostalgique de
Prospero, accoucheur de ce monde que les
anciennes pratiques avaient tenu enchaîné. S'il
ne se fie plus qu'à la prière pour terminer sa
vie, c'est qu'au sein de l'illusion suprême la
liberté des êtres jeunes est la plus forte. Il
détruit le théâtre qu'il a construit, non sans
désespoir.
Ce désespoir, dont parle Shakespeare, est-ce
aussi celui de Strehler ? Au moins depuis l'adieu
du Juge, alter' ego de Goldoni, dans « Barouf à
Chioggia », ne sait-on pas que le théâtre de
Strehler, cet Italien bondissant, inépuisable, est
un théâtre de la nostalgie.'? On le. sentait
d'autant plus, cette fois, que Strehler, malade,
n'avait pu assister
aux
débuts du Théâtre
de
l'Europe qu'il dirige désormais à l'Odéon et
qu'a inauguré cet admirable spectacle. •
Les représentations de « l'Illusion comique »,
de Corneille, qu'il doit mettre en scène avec des
comédiens français sont fortement retardées.
Mais on sent déjà, à travers cette « Tempesta »,
qui date de la saison 77-78 du Piccolo Teatro,
ce que pourra être cette nouvelle pièce du
« théâtre dans le théâtre », où, là non plus, on
ne sait pas où commence et où finit la réalité. Je
crois décidément que, dans son raffinement
esthétique indépassable, Giorgio Strehler est le
dernier platonicien.
GUY DUMUR
Prochains spectacles du Théâtre de l'Europe.: « l'Illu-
sion comique », de Corneille, mise en scène de
Strehler (prévu pour début janvier) ; « Lumière de
bohème », de Valle Inclan, mise en scène de Lluis
Pasqual (en espagnol, 13 février) ; « la Bataille
d'Arminius », de Kleist, mise en scène de Claus Pay-
mann (en allemand, le 28 février). Plusieurs spectacles
au Petit-Odéon à 18 h 30.
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