mozart sur un tapis volant

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OPÉRA
MOZART SUR
UN TAPIS VOLANT
Giorgio Strehler l'a compris :
Wolfgang Amadeus est un porteur de dynamite
travesti en homme de cour
'Enlèvement au sérail » est probablement
le mal-aimé des opéras de Mozart. « Tur
querie », entend-on dire. C'en est une,
inutile de le nier. Sa qualité de Singspiel (opéracomique avec dialogues parlés) lui a nui tout
autant. Pourtant la valeur musicale des récitatifs
« secs » (avec clavecin) est souvent limitée,
même chez Mozart. Leur fonction est uniquement dramatique. A tel point qu'il abandonnera, pris par le temps (trois petites semaines),
l'écriture des récitatifs de la « Clémence de
Titus » à son élève Siissmayr.
Le livret de cette turquerie, n'est pas fameux.
Mais il a pour lui la concision, la cohésion et
l'équilibre. Proche de « la Flûte enchantée » par
son thème (la délivrance, par le jeune premier,
de la femme qu'il aime), « l'Enlèvement » s'en
éloigne par le refus du bavardage philosophique
qui viendra boursoufler « la Flûte » ; il est proche de « Cosi fan tutte » par. la combinaison des
personnages (deux couples plus un « sage »,
accompagné ici du gardien de son sérail), proehe
enfin de « la Clémence » par son dénouement
le pacha Selim, qui courtise sa captive Konstanze, pardonne au jeune Belmonte d'avoir
tenté de la délivrer et leur offre la liberté — non
pas pour que l'opéra connaisse une fin heureuse, mais parce qu'il apprend que Belmonte
est le fils de son pire ennemi !
Ce què l'on peut reprocher à Mozart, c'est
d'avoir écrit une musique aussi somptueuse sur
un livret aussi médiocre. Mais d'abord, op n'a
pas très envie de reprocher quoi que ce soit à
Mozart. Ensuite, qu'adviendrait-il de Rameau,
de Haydn ou, tout Simplement, de Schumann
(pour « l'Amour et la Vie d'une femme ») si ce
reproche — bien puritain — leur était fait ? Il
reste que le mot du flûtiste Frans Brüggen : « Je
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,
n'ai pas à rendre une musique plus intéressante
qu'elle n'est », rapporté au compositeur d'opé-
ras, est un principe esthétique dont la justesse
toute bressonnienne est vérifiée par trop d'exemples pour qu'on la conteste. Et enfin, tout le
système de Mozart reposé sur le respect apparent des lois du temps, si stupides, si révoltantes
qu'elles fussent. Ce respect contient, clairement
dit ou non, tout le mépris de Mozart pour ces
goûts et ces règles. Mozart est un porteur de
dynamite travesti en homme de cour. Berg ne
procédera pas autrement dans « Wozzeck »,
avec ses variations, passacaille, etc.
Il faut dire que la musique de « l'Enlèvement
au sérail », comme celle de « la Flûte », ignore
L'ENLEVEMENT
AU SÉRAIL, de Mozart
Mise en scène
de Giorgio Strehler
Direction musicale
de James Conlon
Palais-Garnier,
jusqu'au 10 février
HELMUT BERGER-TUNA DANS LE RÔLE D'OSMIN
la faiblesse. Certains ensembles, comme le trio
final du premier acte ou le quatuor final du
second, ,sont même à ranger parmi les pièces les
plus bouleversantes qu'il ait écrites. A chaque
écoute, à chaque représentation, une idée se fait
plus prégnante : Mozart écrit généreusement,
comme Liszt, avec un amour proche de 'celui des
bâtisseurs de cathédrale, qui ciselaient des figurines minuscules et cachées par de plus grandes.
Par exemple, qui entendra la finesse de la partie
de violon dans le trio du premier acte, ou celle
des hautbois et bassons (tous dédoublés), qui
démêlera les voix du fugato qui le conclut ?
TURBAN-CITROUILLE ET CHIGNON
Personne sans doute. En tout cas pas les quelques sourds et aveugles qui ont osé siffler Strehler, à la fin de la première du Palais-Garnier.
Mais qui donc faut-il donner au public parisien ? Si c'est Rennert, Auvray ou pis, Ponnelle,
qu'on les leur donne et qu'on n'en parle plus.
Remarquez, il fut un temps où l'on sifflait
Mozart pour applaudir ce cuistre de Salieri. On
est siffleur de père en fils. Giorgio Strehler a imaginé, avec son décorateur Luciano Damiani, de placer en fond de
scène une toile blanche fortement lumineuse. Et
de n'éclairer que le milieu de la scène. A partir
de là, toute la mise en scène s'est déduite. Pour
l'action : la lumière. Pour la musique : ombres
chinoises et profils ; le ventre énorme d'Osmin,
son turban-citrouille, le petit chignon, les battements de cils de la délicieuse Kathleen Battle
(Blondchen), ses mains, les silhouettes des deux
ténors se faisant morigéner par les deux sopranos... Comme dans un petit théâtre de marionnettes, les personnages évoluent, reconnaissables
par leur silhouette ou leur embonpoint.
« Une idée par plan », disait Godard. Strehler
applique. Pas une scène dénuée d'idée, d'inven-
tion, de gag. Ici, c'est Belmonte, le noble, dans
les bras de qui son valet veut tomber, et qui a
un haut-le-corps imperceptible. Là, c'est le fierà-bras Osmin, soûl et ronflant, que seuls les
applaudissements d'un figurant (et ceux du
public, entraîné par lui) parviennent à tirer du
sommeil. Là encore, c'est Selim, que Konstanze
vient d'éconduire une ninivelle fois, et qui
s'étire, de dos, devant la toile blanche du fond
de scène, comme à l'aurore, après une nuit passée à attendre celle qui ne viendra plus.
Mouvements parallèles çffi conjoints, divergences, convergences, la cohérence des déplacements est parfaite, car elle reprend celle de
l'oeuvre. Elégance, virtuosité, imagination':
Strehler est au sommet de sa forme intellectuelle. Sa mise en scène est d'un visuel qui pense
et entend. Un modèle.
Musicalement, le tableau. nj'est pas aussi brillant. James Conlon ne parvient pas à tirer les
cordes de leur léthargie (très beaux bois, néanmoins). La Konstanze de Catherine Malfitano
n'est pas parfaite mais ne méritait certainement
pas les grossières huées dont les siffleurs susnommés l'ont couverte. Claes Ahnsjô (Belmonte) est un beau ténor, héroïque et sérieux,
ce qui n'est' pas le cas de Helmut Berger-Tuna,
désopilant Osmin, bouffon terrifiant. Mais la
grande merveille de cette production, c'est Kathleen Battle, qui n'a pas montré un seul instant
la difficulté du rôle qu'elle chantait, et dont la
voix souple, agile, est un euphorisant irrésistible. Comme tout le spectacle, d'ailleurs (1).
JACQUES DR1LLON
(I) Ce n'est pas le cas du « Don Giovanni » monté
par Maté Rabinowsky et René Terrasson à Strasbourg. Spectacle convenu, déjà vu, sans idée et sans
voix. Jouvet disait : « La mise en scène est un aveu. »
D'impuissance, ici. Guschlbauer a bien du mérite de
diriger cette grisaille Jusqu'au 6 février à l'Opéra du
Rhin de Strasbourg, le 8 et le 10 à Mulhouse, le 16 et
lé 18 à Colmar.
Le Nouvel 01)ervateur 75
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