qui sont évoqués sur scène. - Théâtre Denise

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Théâtre Denise-Pelletier
DIRECTION ARTISTIQUE CL AUDE POISSANT
L e s C a h i e r s / N um é r o 9 5
Cahier d’automne
R e n d e z - v o u s g a r e d e l’ E s t
ON NE BADINE PAS AVEC L’AMOUR
La Liberté
L e s H a u t- Pa r l e u r s
MÜNCHHAUSEN, LES MACHINERIES DE L’IMAGINAIRE
Sh e r l o c k H o l m e s e t l e c h i e n d e s B a s k e r v i l l e
© LM Chabot
MOT DU DI R ECTEU R A R TISTI Q UE
Des cahiers neufs.
Il n’y a pas de changement sans un peu de danger,
sans audace. Il n’y a pas de rupture sans douleur ou
nostalgie. Il faut pourtant s’interroger sur nos manières
de communiquer et ne pas prendre le parti de l’habitude.
Cette habitude n’est d’ailleurs pas dans mes gènes, on
me le reproche parfois. Mais elle m’aura été salutaire
jusqu’ici. Je préconise donc un certain équilibre entre le
sens de la tradition et l’intrépidité de la création pour
nous garder alerte et sensible au temps qui passe, aux
générations qui naissent. À partir d’aujourd’hui donc, en cet automne 2015, le
cahier d’accompagnement, que plusieurs d’entre vous
connaissent ou avez quelquefois côtoyé, prend un chemin
différent. Je vous propose un nouveau complément à
nos spectacles, un cahier qui respire au gré des saisons
et qui, sans perdre sa mission d’informer, offre une
réflexion sociale à la dramaturgie présentée au TDP. En
cette ère d’électronique et de réseaux, en ces temps où
nous trouvons des informations générales, pointues,
éclectiques, sur les autoroutes du savoir, nous repensons
donc les Cahiers du TDP et, après mûres réflexions, les
déclinons autrement.
Le Cahier d’automne et le Cahier d’hiver - il y en aura
donc deux par année - sont de libres accompagnateurs,
concis et adaptés à tous les lecteurs, jeunes et moins
jeunes. Chaque Cahier est parrainé par un passionné,
qu’il soit théoricien, praticien, professeur, sociologue,
artiste ou journaliste. Ces concepteurs abordent les
œuvres, quelle qu’en soit l’époque, en les interrogeant
au cœur de l’instant présent. Ils ciblent des pistes de
réflexion, proposent des regards, abordent avec divers
collaborateurs les sujets et les thèmes que les quelques
spectacles, à l’affiche de septembre à décembre ou de
février à mai, leur ont inspirés.
Dans ce Cahier d’automne, pensé par le metteur en
scène et conseiller à l’artistique Jean-Simon Traversy,
les amours de Musset et Sand, par le biais de Perdican
et Camille, côtoient les histoires étonnantes du baron
de Münchhausen, la vie de solitaire de Sherlock Holmes
et les créations vibrantes de Guillaume Vincent, Martin
Bellemare et Sébastien David. Ainsi, le sentiment
amoureux, la foi, la liberté de parole, la bipolarité, le
suicide assisté, la fin de l’adolescence et Holmes luimême, sont les sujets invités de ce premier opus.
En lisant les textes proposés par Nathalie Boisvert et
Nicolas Gendron et les entrevues avec Mara Tremblay,
la comédienne Christiane Pasquier et sœur Violaine
Paradis, en plongeant dans les correspondances de
George Sand et d’Alfred de Musset, et leurs contemporains
Sophie Torris et Jean-François Caron, vous voyagerez de
thème en thème, entre les aspirations de la jeunesse, les
forces et les failles de la vérité et la peur de l’engagement. Je souhaite que ce Cahier d’automne permette des
échanges, des apprentissages, des réflexions sur nos
responsabilités communes et individuelles. Et surtout,
je souhaite que tous les Cahiers qui suivront provoquent
de joyeuses rencontres entre les générations et entre
les cultures. Les feuilles commencent à tomber, la neige
viendra si vite, l’automne est déjà sur nos scènes.
Merci d’être là, chers spectateurs, aussi généreux
qu’exigeants.
Claude Poissant
2
TABLE DES MATI È R ES
Mot de
J e a n - S i m o n Tr av e r s y
2 Mot du directeur artistique
4
coordonnateur invité du Cahier d’automne 2015
Rendez-vous gare de l’Est
5 Entretien avec Mara Tremblay
8
On ne badine pas avec l’amour
9 Prendre le voile pour fuir la réalité de son époque ?
© Jeremie Battaglia
11 Conversation
14 Correspondances
18 Abécédaire
22
La Liberté
23 Le suicide assisté : enjeux et limites d’une liberté fondamentale
25
Quand Claude m’a parlé de sa vision pour les Cahiers,
j’ai tout de suite été emballé. Quand il m’a demandé si je
voulais piloter le premier Cahier d’automne, j’ai été apeuré.
Puis, en (re)lisant les pièces, en discutant avec les artistes
de la saison, j’ai eu envie, moi aussi, de faire découvrir les
productions différemment. D’ailleurs, chaque article sera
précédé d’un court texte vous expliquant ma réflexion
derrière le travail avec les auteurs. Bonne lecture ! Et,
surtout, restez curieux !
Les Haut-Parleurs
26 Entretien avec Richard Thériault
28 Vox-pop : Qu’est-ce que la musique représente pour vous ?
30
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire
31 Raconter son histoire ou forger son mythe grâce aux médias sociaux
33 De l’autre côté du miroir
JEAN-SIMON TRAVERSY est conseiller artistique au Théâtre DenisePelletier, metteur en scène et codirecteur artistique de LAB87.
35 Entretien avec Hugo Bélanger
37 Trucs et machines de scène au XVIIIe siècle
42
Sherlock Holmes et le chien des Baskerville
ISSN 2369-5374 / BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU CANADA INC
43 Sherlock Holmes
Le Théâtre Denise-Pelletier remercie
Théâtre Denise-Pelletier 4353, rue Sainte-Catherine Est,
Montréal (Québec) H1V 1Y2
Partenaire
de de
saison
Partenaire
saison
Partenaire média
Avec la participation du
Ministère de la Culture et des Communications
Le Théâtre Denise-Pelletier est membre des Théâtres Associés inc (TAI) et de l’Association des diffuseurs spécialisés en théâtre (ADST).
Administration : 514 253-9095 Billetterie : 514 253-8974
denise-pelletier.qc.ca
Les Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier sont publiés sous la
direction de Julie Houle, avec le soutien d’Anaïs BonotauxBouchard. La rédaction de ce Cahier est coordonnée par
Jean-Simon Traversy. Nous remercions les équipes de
production, auteurs et metteurs en scène qui ont facilité la
réalisation de ce numéro. Design : Ping Pong Ping
3
s a l l e f r e d - b a r ry / 8 au 2 6 s e p t e m b r e 2 015
Rendez-vous
gare de l’Est
Texte et mise en scène
Guill aume Vincent
Dramaturgie Marion S toufflet
A vec E milie I ncer t i F ormen t ini
en savoir
Une femme dans la trentaine évoque sa vie, son mari
Fabien, son travail, et ses allers-retours à l’hôpital
psychiatrique. Consciente de sa bipolarité, elle témoigne
de son état.
Guillaume Vincent obtient un DEUST d’études théâtrales
et une Licence de cinéma avant de faire ses études au
Théâtre National de Strasbourg en mise en scène (2001).
Il est comédien, metteur en scène et auteur.
Emilie Incerti Formentini suit les formations de l’École
du Rond-Point des Champs Élysées et de l’École de
Chaillot avant d’intégrer l’École du Théâtre National de
Strasbourg en 1999. Elle intègre notamment la troupe du
TNS lors de sa sortie de l’école en 2002.
La Cie MidiMinuit a été créée par Guillaume Vincent
(metteur en scène) et Marion Stoufflet (dramaturge) en
2003 et est basée à Romainville, en France.
4
ENT R ETIEN AVEC MA R A T R EMBLAY
par Jean-Simon Traversy
En plein coeur d’une tournée qui la mènera
aux quatre coins du Québec, l’auteurecompositrice-interprète Mara Tremblay a
gentiment accepté de discuter de bipolarité
et des répercussions de cette maladie sur la
famille et la création.
Jeunesse
Peut-être.
Mara grandit dans une famille avec beaucoup
d’ouverture. « Mes parents m’ont eu très jeune. Ma mère
est tombée enceinte à 19 ans. » Son père, qui jouait du
violon, de la guitare et du piano, était le meilleur ami de
Plume Latraverse. « Ils avaient une maison de campagne
ensemble. Un artiste sur le party, c’était la norme quand
j’étais jeune. » À l’école secondaire Pierre-Laporte
où elle étudie le violon, la jeune Mara est une très
mauvaise étudiante. Dérangeante, elle n’a peur de rien et
provoque souvent. De l’autre côté, elle est hyper-sensible.
« J’avais pas beaucoup d’amis. » Devant ses problèmes
à l’école, son père lui dit une phrase marquante :
« L’important, c’est que tu sois épanouie. » La musique
étant sa passion, à 17 ans, elle part en France avec le
groupe Les Maringouins. Ses talents de musicienne et sa
polyvalence (mandoline, violon, basse et voix) l’amènent
à jouer avec Les Colocs, Nanette Workman, Mononc’
Serge et Lhasa de Sela, en plus de faire partie du groupe
Les Frères à Ch’val.
Je me reconnais dans certaines de ses définitions. Certains
médicaments peuvent apparemment aider. Le médecin
m’a mis sous antidépresseurs et j’ai l’impression que mes
symptômes maniaques sont encore pires qu’avant.
Ça ne marche pas.
Ça ne marche plus.
Le docteur Bouliane dit que je suis bipolaire à cycle ultra
ultra-rapide.
Mon cœur m’envoie des signaux violents.
Je n’arrive plus à me situer face à l’amour.1
1 Mara Tremblay, Mon amoureux est une maison d’automne, Montréal,
Les 400 coups, p.17, 2011.
4
P our q uoi ?
(extrait du roman Mon amoureux est une maison d’automne)
Sujet délicat que la bipolarité. Claude Poissant a
été ébranlé après avoir vu Rendez-vous gare de
l’Est à Avignon. Pour le Cahier d’automne, j’ai eu
envie d’en discuter avec une artiste qui vit avec
cette maladie. Le roman Mon amoureux est une
maison d’automne de Mara Tremblay m’avait
beaucoup touché. Mara est une artiste complète
pour qui j’ai le plus grand respect. Cet entretien,
accompagné d’extraits de son roman, représente,
pour moi, une percée unique au coeur de cette
maladie, encore taboue. J-S. Traversy
Je consulte le Dr Bouliane, psychiatre. Je me rends compte
que mon rapport à l’ordre est inquiétant.
© Gabrielle Desmarchais
J’ai besoin de me reposer. Je suis hyper-épuisée, même si
j’ai arrêté de travailler.
Je consacre je ne sais combien de temps et d’énergie à
replacer un petit tapis, histoire de millimètres, sans pouvoir
m’arrêter. C’est plus fort que moi. Ce n’est jamais assez
centré, parfait. Jamais. J’en ai assez de cette obsession
du droit et de la symétrique. Je n’en peux plus. Je veux me
reposer. Le soir arrive et je suis épuisée d’avoir placé des
choses. Même plus de sourires pour mes enfants.
Trouble obsessionnel compulsif. TOC.
Rendez-vous gare de l’Est 5
Vivre avec ses fantômes
Puis, un jour, quelqu’un lui demande si elle aimerait
faire un projet solo. « J’ai jamais voulu être devant. Avoir
de l’attention, c’est malsain. Ça amplifie le problème. »
Mais, en même temps, elle ne se voit pas faire un autre
métier. « J’ai besoin de surprises, de changements. C’est
un métier qui nourrit la bipolarité. » Quelques années
plus tard, la maladie commence à prendre beaucoup de
place. « Je changeais de char à chaque année. J’avais un
TOC sur le H de Honda, je le trouvais tout le temps croche.
Je conduisais pis je capotais. C’est le garagiste qui m’a dit
que je devrais consulter. »
Elle décide donc de consulter des médecins, mais ceuxci lui prescrivent des antidépresseurs. « Quand t’es bipolaire, ça marche pas. Ça amplifie. Ça te met encore
plus down. Pis dans les downs, tu veux plus vivre. Tu
veux plus te lever le matin, plus parler, plus être mère. J’ai
annulé des shows. Tu vis plus. » Elle rencontre finalement
un spécialiste qui lui prescrit des médicaments. « Parce
qu’il y a ben trop de voix dans ma tête. Quand j’essaie de
dormir, c’est comme si j’étais ici, au café. Y’a du monde
qui jase. Partout. Tout le temps. Ce que j’ai trouvé de
plus proche, de plus pertinent, c’est le générique
d’ouverture de Homeland. C’est ça qui se passe dans
ma tête quand je ne prends pas de médicaments. T’es
remplie de fantômes. T’es jamais tranquille. » Au final, les
médicaments ont changé sa vie.
« En une semaine, j’ai eu envie de faire de
la musique. J’ai été capable de parler. Avant,
j’étais pas capable de parler aux gens. Même
mes enfants me parlaient, pis j’étais pas là.
J’étais pu une personne. J’attendais la mort.
Si je la provoquais pas, c’était à cause de
mes enfants. C’est la seule chose qui me
gardait en vie. »
73
(extrait du roman Mon amoureux est une maison d’automne)
Je me sens beaucoup mieux avec les nouveaux
médicaments. Sauf que je suis trop high. Je retrouve ma
phase maniaque et ma tête se remplit de voix. Je ne suis
pas tranquille et je suis plus tranquille à la fois.2
Ne plus créer à tout prix
Mara avoue qu’elle n’a jamais eu de misère à créer.
« Je suis une machine. Dans des gros gros high, je
m’installe devant un instrument pis je joue. C’est de
la belle grosse magie. J’ai beaucoup créé dans ma vie.
Maintenant, l’objectif c’est d’être bien. Quand je rentre en
création, c’est dangereux après. Parce que c’est tellement
fort. Le tourbillon est tellement fort. Après, c’est dur, c’est
très dur. Même avec des médicaments. » Aujourd’hui,
elle présente son spectacle, À la manière des anges, en
famille. Son chum l’accompagne à la guitare. Son fils
Victor, 19 ans, joue de la batterie. « Quand je cuisinais, je
renversais des casseroles pis je lui donnais des cuillères
de bois. Victor est né là-dedans. Il a plein de projets. Il
écrit tout le temps. C’est un très grand créateur. C’est déjà
un professionnel. »
2 Mara Tremblay, Mon amoureux est une maison d’automne, Montréal,
Les 400 coups, p. 165, 2011.
Rendez-vous gare de l’Est 6
80
(extrait du roman Mon amoureux est une maison d’automne)
Quelque chose se dépose tranquillement au fond de moi.
Je me sens reprendre la main du bonheur.
Elle me tire vers lui.
Comme sauvée de la mort par un ami, quand on saute du
haut d’un pont et qu’une main apparaît et nous agrippe.
Et tire.
Fort.
Je ne peux que reprendre l’existence avec respect pour ce
qui me sort de là.
Thérapie, médicaments, amour, cheminement, volonté.
Je ne sais pas à quoi c’est dû, exactement.
La volonté, surtout.
Mais la maladie est forte.
J’ai la volonté d’aller chercher de l’aide, et je crois que c’est
ce qui me sauve.
Les médicaments calment les voix dans ma tête et font de
la place.3
que les gens allaient avoir mal aux yeux tellement j’étais
laide. Maintenant, je peux faire des shows, avoir des amis,
tripper avec mes gars. J’ai une vie. Avant, j’avais pu de
vie. »
85
(extrait du roman Mon amoureux est une maison d’automne)
Une journée d’automne
Ne peut être plus belle
Que celle d’aujourd’hui
Le 11 octobre 2010
La lumière et le calme
Dans ma cour et dans mon coeur
Enfin libre d’aimer
Ma vie.4
Mara Tremblay est auteure-compositrice-interprète.
Son dernier album, À la manière des anges, parut en octobre 2014.
Dompter le cheval sauvage
En 2009, elle se fait tatouer un cheval sauvage. « Je
trouve que c’est une belle métaphore de la maladie à
apprivoiser. » Elle aimerait maintenant que la maladie
devienne moins taboue. « La solitude, c’est la pire affaire.
Il faut en parler, surtout pas rester tout seul. C’est à la
société de rendre la maladie moins taboue. C’est pour
ça que j’accepte d’en parler aujourd’hui. Il faut que les
gens comprennent que c’est une maladie et que ça se
soigne avec les bons médicaments. C’est un lien qui ne
se fait pas dans le cerveau. C’est chimique. Quand t’es
down, t’as plus envie de vivre. T’es laide. T’es trop laide
pour aller au dépanneur. Quand j’étais ado, j’étais sûre
3 Mara Tremblay, Mon amoureux est une maison d’automne, Montréal,
Les 400 coups, p. 181, 2011.
4 Mara Tremblay, Mon amoureux est une maison d’automne, Montréal,
Les 400 coups, p. 191, 2011.
Rendez-vous gare de l’Est 7
salle denise-Pelletier
3 0 s e p t e m b r e a u 2 4 o c t o b r e 2 015
On ne
badine pas
avec l’amour
Texte Alfred de Musset
Mise en scène Cl aude Poissant
A vec A drien B le t t on , H enri C hass é , F rancis
D ucharme , O livier G ervais - C ourchesne ,
R achel G ra t on , M ar t in H é rou x , A lice P ascual ,
C hris t iane P as q uier e t D enis R o y
© Mathilde Corbeil
en savoir
Après dix ans de séparation, Perdican retrouve Camille.
Mais comme la candeur de l’enfance est disparue sous
la jeunesse, les deux amoureux semblent incapables
de s’avouer leur flamme. Camille préfère se donner à
Dieu plutôt que d’épouser Perdican et les discours de
fantoches risquent fort d’aggraver la situation…
8
PRENDRE LE VOILE POUR FUIR
LA RÉALITÉ DE SON ÉPOQUE ?
© picjumbo
par Judith Lussier
Dans On ne badine pas avec l’amour, le personnage
de Camille décide de devenir sœur parce qu’elle a
peur de l’amour : peur de s’y abandonner, peur de s’y
perdre, peur des infidélités de son partenaire. Elle
préfère aimer un être absent, mais qui la remplit
intérieurement et qui ne risque pas de la décevoir :
Dieu. Les mœurs ont beaucoup changé depuis l’époque
d’Alfred de Musset. Mais se peut-il que les motivations
d’une jeune femme à entrer en religion soient similaires ?
Nous avons posé la question à Violaine Paradis qui, après
des débuts prometteurs comme comédienne, a décidé
de devenir sœur Violaine.
Comment avez-vous décidé de devenir soeur ?
J’avais 28 ans quand j’ai reconnu que ça pouvait être
« ça ». Après un été où j’ai joué dans la pièce Les Nonnes,
j’ai senti que je devais aller voir ce qui se passait pour moi
de ce côté-là. J’ai alors entrepris une retraite silencieuse à
l’Abbaye d’Oka. J’écrivais, je pleurais, puis j’ai rencontré un
moine qui m’a suggéré des lectures. Au cœur du silence,
j’ai repris contact avec cette source d’amour en moi qui
est Dieu. Avant, j’étais ailleurs, j’étais beaucoup dans le
« plaire aux autres ». Je cherchais à l’extérieur un bonheur
que j’avais à l’intérieur de moi.
Est-ce que ça a été difficile de trouver cette voie ?
P our q uoi ?
L’hésitation de Camille dans On ne badine pas avec
l’amour entre l’amour sacré et l’amour profane
a piqué ma curiosité. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Qu’est-ce qui pousse une jeune femme à entrer
chez les sœurs en 2015 ? Voici la très généreuse
rencontre entre Sœur Violaine Paradis et Judith
Lussier. J-S. Traversy
Le seigneur était présent dans mon cœur depuis
que j’étais toute petite, mais ma famille n’était pas
pratiquante. C’est un défi, de trouver sa voie, en ce
moment. Tout va vite, on est submergés par la vitesse des
communications. Le bruit, ça n’aide pas à retrouver sa
petite voix intérieure : on n’encourage pas ça aujourd’hui
et ça peut être plus difficile de l’entendre. C’est pour ça
que plusieurs veulent se ressourcer dans le silence.
Pensez-vous que la cacophonie engendrée par les
moyens de communication comme Facebook et les
textos puisse être une motivation, en 2015, pour
vouloir se réfugier dans le silence ?
Échapper à la tyrannie des communications ? Malheureusement on ne peut pas ! La Congrégation de NotreDame, à laquelle j’appartiens, est proactive dans les
communications parce que c’est le moyen de rejoindre
les gens. J’essaie de ne pas être esclave de ces outils.
J’ai un cellulaire depuis peu et je capote ! Je comprends
maintenant que c’est à moi de garder mes distances.
On ne devient pas religieuse pour échapper à ça : au
contraire, les religieuses sont appelées à comprendre la
réalité dans laquelle elles évoluent.
Dans On ne badine pas avec l’amour, les proches de
Camille ne sont pas tous heureux de son choix. Avezvous été bien accueillie dans votre décision ?
Ce n’est pas tout le monde qui a accepté ma décision sur
le coup. Ma famille pensait que c’était un trip, que ça allait
passer. Je suis une fille de party, de gang : moi-même
On ne badine pas avec l’amour 9
Vous avez dû renoncer à la vie de couple. Est-ce que
c’est difficile ?
Notre société est hypersexualisée. Est-ce qu’on entretient le beau, le sacré et le mystérieux en l’autre ? En
mettant des hommes ou des femmes sur des affiches
publicitaires où on révèle tout, surtout la femme, qui
est présentée comme un objet, on perd le sens de la
beauté, on vide la personne de son sens en la réduisant
à son enveloppe. Dans l’abstinence, on choisit de ne plus
faire de la sexualité ce qui nous mène.
Il fut un temps où les femmes voyaient dans la vie
religieuse le seul moyen pour elles d’avoir un métier. Ça
leur permettait de devenir enseignantes ou infirmières,
notamment. Au moment du concile Vatican II – un genre
de réforme dans l’Église catholique – les communautés
religieuses sont revenues aux fondements de leurs
vocations. Des communautés ont laissé leurs habits
religieux pour revenir à quelque chose de plus simple.
Ça a fait du ménage dans les raisons pour lesquelles les
femmes s’engageaient en religion et certaines ont réalisé,
par exemple, qu’elles voulaient seulement enseigner.
Des religieuses ont alors quitté leur communauté parce
qu’elles n’y étaient pas entrées pour les bonnes raisons.
Encore aujourd’hui, dans certains pays plus pauvres,
la peur de manquer de ressources peut motiver des
jeunes femmes à vouloir devenir religieuses. Avant de
les accepter, les communautés religieuses prennent le
temps de s’assurer que les candidates désirent s’engager
pour les bonnes raisons.
Si les sœurs pouvaient dorénavant avoir des relations
amoureuses, cèderiez-vous à la tentation ?
Est-ce qu’on vous a reproché de vouloir fuir quelque
chose ?
Je ne sais pas ! Il y a quelque chose de radical dans le
fait d’être abstinente. J’ai reconnu que je devais lâcher
prise sur ce désir d’être en couple. Je trouve ça difficile,
mais dans cet abandon-là, j’accueille beaucoup d’amitié.
Je préfère ne pas entretenir de fantasme de relation
conjugale ou sexuelle. Par exemple, je n’irai pas voir le
film Cinquante nuances de Grey ! Ce n’est pas par peur :
c’est pour être cohérente avec mes choix.
Oui, on a pensé que je voulais fuir les hommes,
l’engagement amoureux. Mon père, sans penser que
c’était de la fuite, était déçu parce qu’il trouvait que
j’étais une bonne comédienne. Moi, j’ai reconnu que je ne
suis plus en accord avec certains aspects du métier : la
compétition, téter des rôles, le côté « épater la galerie »,
je ne m’ennuie pas de ça du tout. Ma vocation, c’est
d’aimer. Mais il y a aussi de la beauté dans le théâtre : créer
des rôles, travailler ensemble, c’est beau. La passion que
j’ai pour Dieu, je peux la transmettre à travers le
théâtre. En pastorale, j’utilise beaucoup mon art. Je
continue de me réaliser comme comédienne, mais pas
de la même manière. C’est tout !
C’est exigeant parce que je voulais des enfants et que,
foncièrement, je suis une amoureuse. J’ai connu les
relations de couple et j’étais bien là-dedans. Au départ,
ça n’a pas été facile. Je me disais que je n’aurais plus
jamais d’amoureux, de tendresse, mais j’ai été bien
accompagnée. J’ai décidé de me concentrer davantage
sur ce que j’ai choisi que sur ce à quoi j’ai renoncé.
© Droits réservés
Qu’est-ce qu’on choisit dans l’abstinence ?
Soeur Violaine Paradis
j’étais surprise d’être attirée par la religion. Si j’étais
entrée il y a 50 ans, ça aurait peut-être été différent.
C’était plus encouragé et les sœurs étaient plus
nombreuses à se soutenir. Mais pour moi, ça a été un
soulagement.
Un peu de la même façon qu’une personne
peut se sentir libérée lorsqu’elle découvre
son orientation sexuelle.
Pensez-vous qu’il soit possible qu’encore en 2015, des
jeunes femmes choisissent la religion pour fuir quelque
chose, de la même façon que Camille tente d’échapper
à l’amour ?
Il est possible que certaines femmes, de manière
inconsciente, fassent ce choix-là pour échapper à la
peur de s’engager en couple ou en famille. En même
temps, la vie religieuse, c’est tout un engagement !
JUDITH LUSSIER est auteure, journaliste et chroniqueuse
au Journal Métro.
SOEUR VIOLAINE PARADIS est membre de la Congrégation
de Notre-Dame.
On ne badine pas avec l’amour 10
c o n v e r s at i o n
Christiane Pasquier
et Claude Poissant
Claude Poissant
Quand as-tu vraiment plongé dans l’œuvre de Musset la
première fois ?
Christiane Pasquier
Il me semble que c’est quand je l’ai enseigné.
Claude
Tu n’avais jamais joué auparavant dans une pièce de
Musset ?
Christiane
Ah oui ! J’avais fait un monologue.
« Me voilà bien chanceuse ; il n’en faut plus qu’autant.
Le sort est, quand il veut, bien impatientant. » Plus ou
moins l’histoire d’une paysanne courtisée par son
maître.
© Anaïs Bonotaux
P our q uoi ?
Christiane Pasquier et Claude Poissant se
connaissent depuis leur rencontre sur Le
Prince travesti de Marivaux au TNM en 1992.
Ils se retrouvent, cette fois, autour de la pièce
romantique d’Alfred de Musset : On ne badine
pas avec l’amour. J’ai eu la chance d’être témoin
de cette foisonnante discussion sur le théâtre,
sur Musset et sur la portée de son œuvre
aujourd’hui. J-S. Traversy
On ne badine pas avec l’amour 11
Claude
Claude
Christiane
C’est une de ses courtes pièces ?
Quelles sont les difficultés que les étudiants ont
rencontrées devant des pièces qui ont été écrites au XIXe
siècle ? Le romantisme a beau être de toute époque.
Comment appliquer ce romantisme, aujourd’hui, avec
des jeunes étudiants assoiffés de connaissance, mais
ignorants de ces temps-là ?
L’amour.
Christiane
Louison. C’est ça. Louison. J’avais travaillé le monologue
du début en audition pour Jean Gascon. J’étais
impressionnée de me trouver devant lui, mais lui avait
l’air découragé. Je n’ai pas eu le rôle.
Claude
Revenons au moment où tu as enseigné Musset à
l’Option-Théâtre du Collège Lionel-Groulx. Qu’est-ce qui
t’a le plus marquée en lisant l’œuvre de Musset ?
Christiane
Le fait que ça n’est pas si éloigné de la façon dont j’ai été
éduquée. La façon de Musset de voir les choses, sa façon
de voir la religion. Musset était athée, mais, malgré cela,
il parlait beaucoup de religion dans ses pièces. C’est un
thème très présent dans son univers.
1 Téléfilm
français de Claude Santelli, sorti en 1974.
de Musset, La Confession d’un enfant du siècle,
Flammarion, 1993.
Christiane
Il faut pénétrer le XIXe siècle. Nous avons écouté La
Confession d’un enfant du siècle 1 . Nous avons aussi
approfondi certains aspects de l’histoire et de la
mentalité de l’époque. La génération de Musset était
une génération désenchantée, ne sachant « à chaque
pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur
un débris 2 » . De la même manière qu’on en veut
aujourd’hui aux baby-boomers, Musset était sans pitié
pour la génération de ses parents.
Claude
Claude
Le thème de l’amour ?
Christiane
Oui. Le thème de l’amour. C’est un langage universel
et intemporel. Je suis certaine qu’On ne badine pas
avec l’amour parle aux adolescents d’aujourd’hui. Je ne
doute pas que mon filleul de 16 ans, quand il viendra
voir le spectacle, comprendra tout. Ces sentiments ne
meurent pas. Moi-même, ça me fait vibrer à l’âge que
j’ai. J’ai ressenti toutes ces choses-là. J’ai joué le jeu
de Camille. J’ai joué à faire semblant, à vouloir être
religieuse. Vouloir être pure et, aussi, rester pure. Ne pas
vouloir souffrir d’amour. Que veux-tu ? L’homme et la
femme sont deux continents qui se connaissent mal et,
malheureusement, ils ne se connaissent pas mieux au
XXIe siècle qu’au XIXe.
Qu’est-ce que tu voulais mettre de l’avant dans
cet univers ? La religion ? Les relations entre les
personnages ? La langue ?
2 Alfred
On ne badine pas avec l’amour 12
Claude
Claude
Quand t’es-tu éloignée de la religion ?
D’où la réaction de Musset, athée, qui tombe en amour
avec George Sand, elle, qui s’habille en homme. Sand
est la première femme à s’habiller en homme. Elle
déclenchera cette mode, chez les femmes, du veston,
pantalon.
Christiane
À l’adolescence. Lors d’une confession, je m’étais
accusée d’avoir embrassé un garçon. Le prêtre m’a
dit : « C’est un péché mortel. Mortel. Mortel. » Il a failli
s’étouffer, tellement il était indigné. À partir de ce
moment-là, j’ai décroché. « Péché mortel. Mortel.
Mortel. » Il criait presque dans son confessionnal.
Claude
(Rires) As-tu étudié chez les sœurs ?
Christiane
Oui, deux années. C’est à cette époque que j’ai voulu
rester pure. (Rires) Très vite, je suis retournée au campus
scolaire à Sainte-Foy où j’ai joué Zerbinette dans Les
Fourberies de Scapin. C’est Normand Chouinard qui
jouait le rôle de Scapin. Je comprends donc les idéaux de
Camille, qu’elle ait été impressionnée par les récits des
religieuses. La vie des femmes, au XIXe siècle, n’était pas
très drôle, je crois. Au XVIIIe siècle, pendant la période
des Encyclopédistes, il y avait eu une espèce de vent de
liberté qui avait soufflé sur la société ou, du moins, sur
l’aristocratie. Alors qu’au XIXe, on retrouve la primauté du
corset. Les femmes ont été de nouveau emprisonnées
dans le carcan des principes. Ce que dit Dame Pluche
évoque cette oppression : « Il est inconvenant de tenir
un gouvernail. » Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de
malséant dans le fait de tenir un gouvernail ? Le XIXe
siècle, c’était la contrainte.
Christiane
C’était révolutionnaire à l’époque. Sand était une femme
très courageuse. Ça prenait de l’audace. Féministe, avant
l’heure. Musset pouvait bien être amoureux d’elle.
Claude
George Sand
par Nadar, 1864
Côté jeu, comment abordes-tu le personnage de Dame
Pluche ?
Christiane
Ce sont des fantoches. Le Baron, Blazius, Bridaine
et Dame Pluche sont des fantoches. Musset les fait
pendre au-dessus de la scène. Il met ses beaux jeunes
personnages à l’avant plan. Et là, les vieux, il les fait
presque apparaître du haut des cintres. Comme des
marionnettes d’un temps considéré comme révolu.
Claude
Ce sont des personnages schématiques, graphiques.
Comment une actrice, comme toi, plonge dans Dame
Pluche ?
Christiane
Si je le savais …
Claude Poissant est directeur artistique du Théâtre
Denise-Pelletier depuis 2014. Il a été auparavant codirecteur artistique et l’un des fondateurs (1978) du
Théâtre PàP. Figure de proue du théâtre québécois depuis
plus de trente ans, Claude Poissant est un défricheur et
un défenseur de paroles. Parmi ses mises en scène récentes,
rappelons Marie Tudor de Victor Hugo, Cinq visages pour
Camille Brunelle de Guillaume Corbeil et Grande Écoute de
Larry Tremblay. Il portera à la scène L’orangeraie de Larry
Tremblay en mars 2016 au TDP.
On ne badine pas avec l’amour 13
CO R R ES P ONDANCES
flickr.com/photos/britishlibrary
P our q uoi ?
On ne pouvait passer à côté de la correspondance
tumultueuse (et ô combien amoureuse !) de
George Sand et Alfred de Musset. Correspondance
qui a inspiré Musset dans l’écriture de la pièce On
ne badine pas avec l’amour. Voici, ici, un extrait
de leur séparation au cœur de ces magnifiques
échanges. En contrepartie, la naissance d’une
correspondance contemporaine, mais amicale
cette fois, entre un romancier et poète québécois,
Jean-François Caron et une professeure de
théâtre française d’origine établie au Saguenay,
Sophie Torris. J-S. Traversy
14
D’Alfred de Musset à George Sand
De George Sand à Alfred de Musset
Baden, 1er septembre 1834
Voilà huit jours que je suis parti et je ne t’ai pas encore
écrit. J’attendais un moment de calme, il n’y en a plus. Je
voulais t’écrire doucement, tranquillement par une belle
matinée, te remercier de l’adieu que tu m’as envoyé, il est
si bon, si triste, si doux : ma chère âme, tu as un cœur
d’ange. Je voudrais te parler seulement de mon amour,
ah ! George, quel amour ! Jamais homme n’a aimé comme
je t’aime. Je suis perdu, vois-tu, je suis noyé, inondé
d’amour ; je ne sais plus si je vis, si je mange, si je marche,
si je respire, si je parle ; je sais que je t’aime. Ah ! si tu as
eu toute ta vie une soif de bonheur inextinguible, si c’est
un bonheur d’être aimée, si tu ne l’as jamais demandé au
ciel, oh ! toi, ma vie, mon bien, ma bien-aimée, regarde le
soleil, les fleurs, la verdure, le monde ! Tu es aimée, distoi, cela autant que Dieu peut être aimé par ses lévites,
par ses amants, par ses martyrs ! Je t’aime, ô ma chair et
mon sang ! Je meurs d’amour, d’un amour sans fin, sans
nom, insensé, désespéré, perdu ! Tu es aimée, adorée,
idolâtrée jusqu’à en mourir ! Et non, je ne guérirai pas. Et
non, je n’essaierai pas de vivre ; et j’aime mieux cela, et
mourir en t’aimant vaut mieux que de vivre. Je me soucie
bien de ce qu’ils en diront. Ils disent que tu as un autre
amant. Je le sais bien, j’en meurs, mais j’aime, j’aime,
j’aime. Qu’ils m’empêchent d’aimer !
Nohant, vers le 7 septembre 1834
Vois-tu, lorsque je suis parti, je n’ai pas pu souffrir ; il
n’y avait pas de place dans mon cœur. Je t’avais tenue
dans mes bras, ô mon corps adoré ! Je t’avais pressée
sur cette blessure chérie ! Je suis parti sans savoir ce que
je faisais ; je ne sais si ma mère était triste, je crois que
non, je l’ai embrassée, je suis parti ; je n’ai rien dit, j’avais
le souffle de tes lèvres sur les miennes, je te respirais
encore. Ah ! George, tu as été tranquille et heureuse làbas. Tu n’avais rien perdu. Mais sais-tu ce que c’est que
d’attendre un baiser cinq mois ! Sais-tu ce que c’est pour
un pauvre cœur qui a senti pendant cinq mois, jour par
jour, heure par heure, la vie l’abandonner, le froid de la
tombe descendre lentement dans la solitude, la mort et
l’oubli tomber goutte à goutte comme la neige, sais-tu ce
que c’est pour un cœur serré jusqu’à cesser de battre, de
se dilater un moment, de se rouvrir comme une pauvre
fleur mourante, et de boire encore une goutte de rosée,
vivifiante ? Oh, mon Dieu, je le sentais bien, je le savais, il
ne fallait pas nous revoir. Maintenant c’est fini ; je m’étais
dit qu’il fallait revivre, qu’il fallait prendre un autre amour,
oublier le tien, avoir du courage. J’essayais, je tentais
du moins. Mais maintenant, écoute, j’aime mieux ma
souffrance que la vie ; vois-tu, tu te rétracterais que cela
ne servirait de rien ; tu veux bien que je t’aime ; ton cœur
le veut, tu ne diras pas le contraire, et moi, je suis perdu.
Vois-tu, je ne réponds plus de rien.
Je t’écris sur un album, d’un petit bois où je suis venue
me promener seule, triste, brisée, et où je lis ta lettre de
Baden. Hélas ! hélas ! qu’est-ce que tout cela ? pourquoi
oublies-tu donc à chaque instant, et cette fois plus que
jamais, que ce sentiment devait se transformer et ne plus
pouvoir par sa nature faire ombrage à sa personne ? Ah !
tu m’aimes encore trop il ne faut plus nous voir. C’est de
la passion que tu m’exprimes, mais ce n’est plus le saint
enthousiasme de tes bons moments. Ce n’est plus cette
amitié pure dont j’espérais voir s’en aller, peu à peu, les
expressions trop vives. Et pourtant, je ne m’en inquiétais
pas de ces expressions, elles étaient la poétique habitude
de ton langage de poète : Et moi-même, est-ce que je
pesais et mesurais les mots ? Pour d’autres que pour nous
ils eussent peut-être signifié autre chose, je n’en sais rien.
[…] Est-ce que l’amour élevé et croyant est possible ? Estce qu’il ne faut pas que je meure sans l’avoir rencontré ?
Toujours saisir des fantômes et poursuivre des ombres !
je m’en lasse. [...] Oh ! que je suis malheureuse, je ne
suis point aimée, je n’aime pas ! Me voilà insensible, un
être stérile et maudit ! — Et toi, tu viens me parler de
transports d’ivresse, de désirs. Que t’ai-je fait, insensé,
pour que tu brises tout dans mon âme, la confiance en
toi et en moi-même ? — J’ai consommé mon suicide le
jour où j’ai cru te sauver par l’amitié.
On ne badine pas avec l’amour 15
CO R R ES P ONDANCES
flickr.com/photos/britishlibrary
Correspondance entre le romancier et poète JeanFrançois Caron et l’enseignante et blogueuse Sophie
Torris.
Ils partagent tous deux une correspondance épistolaire
sur le blogue in absentia (cliquez pour voir le blogue)
entre octobre 2011 et avril 2014, sur l’écriture et
comment l’amour de celle-ci peut créer un partage de
connaissances inouï.
JEAN-FRANÇOIS CARON est écrivain (roman, poésie et théâtre) et
rédacteur en chef de l’Unique, le journal de l’union des écrivaines
et écrivains québécois. Précédemment, il était rédacteur en chef à
l’hebdomadaire Voir Saguenay.
SOPHIE TORRIS est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis
vingt ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre et le français
dans la région. Elle écrit du théâtre scolaire et tient une chronique
bi-hebdomadaire sur le blogue littéraire Le chat qui louche.
16
Octobre 2011
Une petite brise
Bonsoir Jean-François,
Voici une petite requête qui te semblera peut-être
déplacée voire indigne d’intérêt. Si c’est le cas, ça aura été
un coup pour du beurre et j’en tartinerai ma biscotte en
solitaire, ravalant l’allusion sans plus me faire d’illusion.
Cela fait quelques jours que l’idée me trottine dans la tête
et voilà, je m’entête. (Tu constateras que pour ne point
te déplaire, j’ai étêté mon point final d’une potentielle
marque exclamative. Je me pointe déjà avec mes gros
sabots, c’est assez).
quand même de réussir à faire vibrer quelques tamtams
sauvages dans ta tête.
Qu’en dis-tu ? On se dit tu ?
Sophie
L’édition n’est qu’un sceau
Sainte-Béatrix, le 27 octobre 2011
Chère Sophie,
Je n’irai donc pas par quatre rangs, prendrai délibérément
le 450 afin de te faire part de mes velléités inouïes. Tu
auras peut-être saisi au travers de mes statuts FB le
désir d’écriture qui taraude et le ras le bol d’un huis clos
entre moi et mes écrits vains. Or, en m’échouant, béate,
sur tes rivages romanesques et poétiques, j’ai découvert
tes affinités narratives avec la deuxième personne du
singulier. Alors voilà, j’ose ici la prétention d’une demande
singulière : être pour toi, le temps d’une correspondance,
un de tes tu. Tu me disais récemment qu’il serait amusant
de se rencontrer, mais tes écuries sont à perpette.
Voilà une proposition qui, franchement, me sourit.
Aurions-nous alors à gagner à ce que tu me dises oui ?
Pour moi, l’éventuelle convivialité féconde d’un dialogue
épistolaire ne peut qu’exacerber ce désir de quête
identitaire. Imagine que dans mon rapport à toi, je sente
enfin sourdre les premiers balbutiements de ma langue.
Même si je ne me suis pas penché sur les pratiques
épistolaires, vous touchez donc un point : l’adresse à
l’Autre fait effectivement partie de mes préoccupations
et l’exercice serait certainement stimulant pour moi
aussi (il n’y a pas de petites ou de grandes stimulations,
la petite brise peut pousser loin, tandis que le vent de
tempête oblige souvent à rester à bon port…)
Pour toi, toi qui as trouvé ton propre souffle, je ne peux
être qu’une petite brise certes, mais de celle qui invite à
la balade. Quelque chose de ludique qui ne se prend pas
la tête, des rendez-vous inopinés et l’ambition secrète
Pour tenir l’argumentaire que vous développez, vous
savez sans doute que j’ai justement fait une maîtrise sur
l’utilisation de la deuxième personne… Cela dit, ce n’est
pas tant son utilisation épistolaire qui m’intéressait que
sa portée identitaire dans le rapport narratif. Je vous
invite à fouiller sous la poussière de la bibliothèque
universitaire de l’UQAC, vous pourrez peut-être encore y
trouver le volet théorique de mon mémoire (s’il n’a pas
été avalé par le néant où s’engouffrent les connaissances).
J’ose toutefois une condition que je vous introduis ici.
Les premiers balbutiements de votre langue, ils vous
coulent déjà de bouche en clavier toutes vannes
ouvertes et depuis longtemps. Vous n’avez pas publié ?
Soit. Mais on est écrivain bien avant de publier, dès que
forme et fond se côtoient et se confondent dans nos
préoccupations. L’édition n’est qu’un sceau.
Ma condition, donc : vous devrez vous empêcher de faire
des courbettes et de vous excuser de votre talent, vous
refuser à réduire la pertinence, la beauté, la justesse de
vos écrits. Alors, seulement, je vous dirai tu dans ce projet
épistolaire perfectible mais emballant.
Et c’est ainsi que je me permets d’aller un peu plus loin,
déjà, que votre proposition. Je trouve que ce projet de
correspondance vous permet de rester dans une zone
un peu trop confortable. Si nous n’avons qu’une relation
épistolaire conventionnelle, vous vous rendrez compte
en peu de temps que je suis aussi inintéressant que
n’importe qui d’autre, et vous n’y aurez pas gagné grand
chose.
Voici donc ce que je vous propose (enfin !). Cette
correspondance, nous pourrions la publier, directement,
par l’intermédiaire d’un blogue qui y serait consacré. Il est
possible, en effet, d’écrire un blogue à plusieurs mains
(je pourrais nous organiser ça en peu de temps, c’est très
simple). La forme demeurerait évidemment épistolaire,
puisque c’est là, justement, l’intérêt du projet.
Ce que cela vous apporterait : l’éventualité d’être lu
par d’autres est une contrainte fort stimulante. Et cela
permettrait d’agir en écrivains plutôt que de se contenter
de vains écrits.
Si vous le souhaitez, donc, je vous dirai tu. Un mot de
vous et ce sera fait.
JFrançois
On ne badine pas avec l’amour 17
abécédaire
par Claude Poissant
Badiner
P our q uoi ?
Belle surprise que cet abécédaire. Durant ses
vacances, et en pleine période de recherche sur
Musset et son œuvre phare, On ne badine pas
avec l’amour, Claude a préparé ce magnifique
abécédaire qui couvre largement les inspirations,
l’époque et l’homme qu’était Musset. J-S. Traversy
Plaisanter, prendre à la légère, badiner, c’est ce qu’il faut
éviter avec l’amour selon Musset. Perdican et Camille
n’ont rien d’héroïque, cependant la complexité de leurs
sentiments fait que leur amour, fort de ses incertitudes,
prend cette place de héros. Musset réussit donc, avec
sa pièce la plus inclassable, le discours le plus honnête
et cruel qui soit sur l’amour. Car les insistances de
Perdican et les méfiances de sa cousine Camille nous
font, nous les spectateurs, tanguer entre l’immaturité de
leur comportement et la lucidité de leurs paroles. Ils ne
badinent donc pas.
Deux Mondes (Revue des)
Les œuvres des jeunes auteurs sont souvent inédites
et la Revue des Deux Mondes vient de naître en 1829.
Musset y publiera beaucoup de ses œuvres. La Revue
existe toujours et présente Michel Houellebecq à la une
dans son numéro de juillet 2015.
À ma mère
Cénacle
Enfant du siècle
Tel est le titre de la première œuvre de Musset. Il a alors
13 ans. En fait, c’est une chanson qui se termine ainsi :
À toutes époques, les artistes se trouvent des endroits
pour se réunir. Lire des textes, discuter, organiser des
soirées pour échanger sur l’art, la société, la politique,
voilà ce qui se vivait dans les Salons du XIXe siècle. Entre
1820 et 1830, alors que Musset n’a pas 20 ans, il lui
arrive de fréquenter le Cénacle. Ce club privé dont le nom
s’inspire du Cénacle de Jérusalem où ont eu lieu la Cène
et la Pentecôte, est ici un salon privé pour romantiques,
où Musset rencontre les écrivains Victor Hugo, Gérard de
Nerval et Alexandre Dumas ; les musiciens Chopin, Liszt,
Berlioz et le peintre Delacroix.
C’est ainsi qu’on a souvent nommé Musset puisque
La Confession d’un enfant du siècle, une œuvre phare
du romancier, créée en même temps que sa pièce On
ne badine pas avec l’amour, reste sa grande œuvre
autobiographique, un roman qui plonge au cœur de sa
tristesse et de sa colère. Les Enfants du siècle, c’est aussi
le titre du film de Diane Kurys datant de 1999 où les
comédiens Benoit Magimel et Juliette Binoche jouent la
passion tumultueuse entre Musset et l’écrivaine George
Sand.
Ô toi, dont les soins prévoyants,
Dans les sentiers de cette vie
Dirigent mes pas nonchalants,
Ma mère, à toi je me confie.
Des écueils d’un monde trompeur
Écarte ma faible nacelle.
Je veux devoir tout mon bonheur
À la tendresse maternelle. (Bis)
On ne badine pas avec l’amour 18
Fauteuil
Hugo
Jeunesse
À partir de 1832, Musset fait paraître ce qu’il nommera
« un spectacle dans un fauteuil ». Ainsi, il offre aux
lecteurs du théâtre à lire. Musset leur dit en somme :
« Vous n’aurez plus besoin de vous déplacer, vous
n’aurez qu’à lire les dialogues et à imaginer ce que vous
désirez ». Irrité par la critique, Musset ne croit plus tant
à la représentation publique de ses œuvres, il pose
alors ce geste téméraire qui lui donnera raison,
puisqu’ On ne badine pas avec l’amour ne sera jouée
que 27 ans après sa publication. Parmi ses pièces dites
pour fauteuil, il y a Fantasio, Lorenzaccio et Les Caprices
de Marianne.
Durant tout le siècle, en France, Victor Hugo règne sur
la vie littéraire, sociale et politique. Comme il vivra
longtemps, (Hugo meurt à 83 ans, Musset à 46) il traverse
donc le XIXe avec une vie encore plus fabuleuse, en raison
entre autres de son engagement politique, que celle de
Musset. C’est Paul Foucher, ami de jeunesse de Musset,
et frère d’Adèle Foucher qui lui présente Hugo. Musset
a alors 11 ans, Hugo 19 et Adèle est sa célèbre fiancée.
L’auteur de Les Contemplations, de La Légende des siècles
et de Marie Tudor, participe donc à ce désir de Musset de
choisir la carrière littéraire, lui dont le regard lorgne vers
le droit ou encore les beaux-arts, vu son talent inné pour
le dessin.
Avant d’être l’auteur qui court les cafés littéraires, Musset
a déjà des prédispositions. Sa mère, Edmée Claudette
Guyot-Desherbiers, est la fille d’un homme politique
et son père, Victor de Musset-Pathay, est un homme de
lettres qui se penchera entre autres, avec justesse, sur
l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, l’auteur de Les Rêveries
du promeneur solitaire, précurseur du mouvement
romantique. Quant à son frère, Paul de Musset, de cinq
ans son aîné, il sera un ardent défenseur d’Alfred et écrira
sa biographie après sa mort. Le poète et dramaturge avait
aussi une jeune sœur, Hermine, sa dite bienfaitrice, qui a
vécu jusqu’en 1905.
George
George Sand a un prénom d’homme. En fait, son vrai
nom est Amantine Aurore Lucile Dupin. Par ses tenues
vestimentaires masculines, son pseudonyme, son œuvre
belle et révoltée, ses amours tumultueux dont celui,
marquant, avec Musset, Sand bouscule les mentalités et
crée de nombreux débats tant dans la population que
dans les cercles littéraires. Sa relation avec Musset est
aussi brève qu’intense, elle devient inévitablement une
source d’inspiration pour tous deux. On ne badine pas
avec l’amour sera écrit en plein tourment de leur relation.
Mais Perdican n’est pas Alfred et Camille n’est pas Sand.
Leurs propos et leurs tensions sont cependant nés des
déchirements sentimentaux entre les deux auteurs.
Interdit
Si à la Comédie-Française, On ne badine pas avec l’amour
n’a été présentée pour la première fois qu’en 1861, soit
quatre ans après la mort de Musset, c’est que la pièce
était considérée comme une œuvre irréligieuse. Même
ceux qui savaient y lire une œuvre majeure de Musset
craignaient que les associations religieuses ne se
manifestent si la pièce était programmée. C’est la dure
bataille de Paul de Musset et quelques changements
opérés dans l’œuvre qui ont finalement permis la
première le 18 novembre 1861.
Krejca
Le grand acteur français Gérard Philippe joue et dirige
un mémorable et mythique Lorenzaccio en 1952 dans
l’immense Palais des Papes au festival d’Avignon. En 1979,
c’est au grand metteur en scène tchèque Otomar Krejca
que revient le défi de mettre en scène Philippe Caubère
dans le rôle de Lorenzaccio, sur cette même immense
scène extérieure. Philippe Caubère, fort de son succès
du rôle-titre dans le film Molière d’Ariane Mnouchkine, y
vit l’enfer, luttant contre la complexité du personnage de
Lorenzaccio, bravant les huées de plusieurs spectateurs
qui quittent bruyamment leur place et affrontant le
mistral qui vente sur Avignon comme si le fantôme de
Gérard Philippe soufflait sur le Palais. En l’an 2000, la
même aventure est reprise au Festival, mais cette fois le
metteur en scène Jean-Pierre Vincent et Jérôme Kircher
en Lorenzo s’en tirent mieux.
On ne badine pas avec l’amour 19
Malheur
L’homme est un apprenti, la douleur est son maître.
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.
C’est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité,
Qu’il nous faut du malheur recevoir le baptême
Et qu’à ce triste prix tout doit être acheté.
Musset, La nuit d’octobre. Nuits
La nuit d’octobre est un poème, un dialogue entre le poète
et la muse. La nuit vénitienne, elle, est une des premières
pièces de Musset, celle qui fut si maltraitée par la critique
et qui le fit opter pour « un spectacle dans un fauteuil ».
Mais il y a aussi les nuits folles de débauche, de tristesse
et d’alcool qui auront raison de la santé de Musset.
Octave
Octave et Octave sont deux personnages, alter ego
de Musset. D’abord, Octave est cet éternel désabusé,
narrateur pour La Confession d’un enfant du siècle. Et
l’autre Octave est le virulent, inconvenant mais attachant
personnage qui manie bien le cynisme dans Les Caprices
de Marianne. Alfred est donc un Octave.
Lorenzaccio
Parlant du loup. C’est, on dit, la plus grande pièce de
Musset. C’est l’histoire d’un meurtre, celui d’Alexandre de
Médicis, par son cousin Lorenzo, un sordide assassinat,
inutile en apparence, mais dont la gratuité vise à l’éveil
des consciences et des regards sur le pouvoir. Mais
d’autres vous diront que la pièce a mille défauts et qu’On
ne badine pas avec l’amour est sa plus belle réussite.
Proverbe
Musset inclut On ne badine pas avec l’amour dans ses
Comédies et Proverbes et ne se soucie qu’à peine des
conventions théâtrales classiques, ne respectant pas les
unités de temps, de lieu et d’action. Aussi, la comédie
et le proverbe appellent à une légèreté qu’ici, Camille
et Perdican, avec leur propos dramatiques et malgré les
autres personnages comiques, brouillent entièrement.
Qui ne risque rien n’a rien.
Québec
Au Québec, On ne badine pas avec l’amour est présentée
au TNM en 1988 dans une mise en scène du directeur
Olivier Reichenbach avec Sophie Faucher et David La Haye
pour jouer les amoureux. Deux ans plus tard, le Théâtre
de l’Opsis propose un spectacle où l’on peut voir six fois
la même scène 5 de l’acte 2 jouée par six Camille et six
Perdican. Albert Millaire signe aussi une mise en scène de
la pièce pour le Théâtre du Trident en 1991 avec MarieThérèse Fortin dans le rôle de Camille. Denise Filiatrault
met en scène Le Chandelier au Théâtre Populaire du
Québec en 1995 avec Gabriel Sabourin en Fortunio. De
mon côté, en complicité avec le scénographe Raymond
Marius Boucher, je mets en scène, ici même au TDP,
Lorenzaccio en 1999 avec 24 comédiens, dont Luc Picard
dans le rôle-titre et le regretté Jean-Louis Roux et deux ans
plus tard, au Théâtre du Trident à Québec, Les Caprices de
Marianne, avec Nadine Meloche, Hugues Frenette et JeanSébastien Ouellette.
Romantiques
Le romantisme nait à la fin du XVIIIe siècle chez les
Allemands pour éclore pleinement en France au XIXe
siècle, avec poètes, romanciers et dramaturges pour
porte-étendards. Si Hugo, Lamartine, Chateaubriand,
Sainte-Beuve, Vigny en revendiquent cet éloignement
nécessaire des classiques, Musset est plutôt tiède à l’idée
de faire l’éloge de ce grand mouvement à la fois littéraire
et politique. Musset s’isole ainsi, ne se réclamant d’aucun
mouvement. Sa passion, son infinie mélancolie, l’art
comme remède à sa douleur, ses dérives amoureuses et
ses nuits blanches, puis son œuvre imprévisible, moins
construite que celles de ses semblables, plus impulsive et
toute aussi politique parce que sans concession, en font
pourtant le plus limpide des romantiques.
On ne badine pas avec l’amour 20
Tebaldeo
C’est le jeune peintre Tebaldeo dans Lorenzaccio qui
prendra le discours de l’artiste Musset : « Je ne ris point
du malheur des familles ; je dis que la poésie est la plus
douce des souffrances, et qu’elle aime ses sœurs. Je plains
les peuples malheureux, mais je crois en effet qu’ils font
les grands artistes. Les champs de bataille font pousser
les moissons, les terres corrompues engendrent le blé
céleste. »
Un caprice
Un caprice fait partie de ses courtes pièces en un acte que
Musset sait écrire avec finesse et économie qu’on joue
dans des salons. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée
en est une autre : deux personnages dans un petit espace
et une simple question posée de la Marquise au Comte
déclenchent une Comédie et Proverbe : « Est-ce que vous
avez quelque chose à me dire ? »
Venise
C’est lors de leur mythique voyage à Venise que les
blessures amoureuses de Musset et Sand se font fatales.
En arrivant à Venise, George tombe malade mais continue
ses travaux. Alfred se sent seul. Puis à son tour, Alfred est
atteint d’une frénétique fièvre qui oblige Sand à confier
son amant à un jeune médecin, Pagello. Tous deux
prennent soin du poète mais contre toute attente, Sand
et le donjuanesque Pagello développent l’un pour l’autre
des sentiments, ce qui bouleverse Musset qui, dès qu’il le
peut, rentre à Paris pour, dit-il, chercher un nouvel amour.
Wilde
Oscar Wilde, l’écrivain britannique, homosexuel avoué
et dandy assumé, s’est fortement inspiré d’une pièce
de Musset, Il ne faut jurer de rien, pour créer son œuvre
phare, où libertinage et langage sont bons amis, soit
L’Importance d’être Constant.
XXIe siècle
Lorenzaccio parle encore en 2015 si justement de la lutte
contre la corruption. On ne badine pas avec l’amour décrit
avec modernité la difficulté d’aimer, de s’engager, de se
donner et à la fois de croire. Les Caprices de Marianne
traitent de la candeur, du cynisme et de la violence des
hommes. C’est la preuve que l’œuvre de Musset entre avec
grandeur dans le nouveau millénaire. lYrisme
Qu’est-ce que le lyrisme ? Un peu d’emphase mais pas
d’effusion, plus de vocabulaire, une musicalité dans les
phrases, un idéalisme dans les images, une certaine
obéissance à l’inconscient, une sublimation de la vie
intime et des sentiments qui la font. Donc Musset, comme
Hugo, est un romantique lyrique.
Zola
Émile Zola est un autre admirateur de Musset. L’auteur de
Germinal est de ceux qui ont défendu avec détermination
l’unicité et la beauté de son œuvre, que d’autres comme
Rimbaud et Baudelaire ont raillée. Malgré admirateurs,
défendeurs et détracteurs, Musset, l’homme comme
l’écrivain, reste, deux siècles après sa jeunesse, un modèle
fort du romantisme.
Claude POISSANT est directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier
et metteur en scène de la pièce On ne badine pas avec l’amour.
flickr.com/photos/britishlibrary
Shakespeare
Dès son enfance, Musset déclare : je voudrais être
Shakespeare ou Schiller. Les deux auteurs, l’Anglais
comme l’Allemand, étaient donc déjà parmi ses maîtres
influents. Comme le seront Rousseau et Molière.
On ne badine pas avec l’amour 21
s a l l e f r e d - b a r ry / 6 au 2 4 o c to b r e 2 015
La
Liberté
Malgré la désapprobation de sa femme Mary, Paul poursuit
son travail au sein d’un nouveau service gouvernemental.
Et voilà que Max, leur fils de 18 ans, vient de décrocher
un emploi dans le même service que son père, là où la
mort est une donnée. Où se situe cette Liberté quand le
pouvoir prend en charge certains choix individuels ?
en savoir
TEXTE MARTIN BELLEMARE
MISE EN SCÈNE G A É TAN PAR É
A vec F r é d é ric B lanche t t e , G abrielle C ô t é ,
G é rald G agnon , S imon L andr y - D é s y
e t D omini q ue L educ
Martin Bellemare est diplômé en 2008 de l’École
nationale de théâtre du Canada en écriture dramatique.
En 2009, il remporte le prix Gratien-Gélinas pour Le
Chant de Georges Boivin. Il écrit ensuite La Liberté qui est
sélectionnée par le bureau des lecteurs de la ComédieFrançaise en 2012.
gratisography.com
Le Collectif ad hoc La Liberté réunit le metteur en scène
Gaétan Paré et l’auteur Martin Bellemare. Leur complicité
s’est d’abord établie à l’École nationale de théâtre du
Canada en 2009.
22
Le suicide assisté : enjeux et limites
d’une liberté fondamentale
par Cyrielle Dodet
Toutefois, il reste délicat au XXIe siècle de débattre du
suicide assisté. Grandes émotions et vives polémiques
l’entourent souvent, pour tout un ensemble de raisons.
P our q uoi ?
La très belle pièce de Martin Bellemare, La Liberté,
parle d’un sujet délicat et d’actualité : le suicide
assisté. Article très intéressant de Cyrielle Dodet
sur un débat de société dont on n’a pas fini
d’entendre parler. J-S. Traversy
Deux en particulier. D’une part, le suicide constitue
un tabou. Aussi assisté qu’il puisse être, le suicide
demeure un choix et un acte profondément individuels,
longtemps interdit car il est non seulement dangereux
pour la personne qui le commet, mais aussi pour la
communauté 1. L’ombre du tabou plane encore au-dessus
des discussions menées sur le suicide assisté. D’autre
part, la participation de la société à ce choix n’est pas
simple à déterminer. En effet, jusqu’où peut-on aider une
personne à se suicider ? Quel rôle un accompagnateur
peut-il tenir dans cet acte de destruction tourné contre
soi ? La société doit-elle légiférer à propos de cette liberté
individuelle fondamentale ? Quels critères établir afin de
décider si le choix de mourir d’une personne mérite un
certain accompagnement ?
© gratistography.com
Voici quelques années que le suicide assisté est
présent explicitement au cœur de nombreux débats
dans les sociétés occidentales, ce qui souligne une
prise de conscience collective qui se veut de plus en
plus assumée. Si les progrès scientifiques permettent
d’allonger l’espérance de vie, beaucoup considèrent
qu’il est important de mener une vie de qualité. C’est
pourquoi par exemple l’acharnement thérapeutique – qui
peut maintenir en vie des malades gravement atteints –
paraît de moins en moins acceptable et supportable. Ce
choix médical est de plus en plus contesté.
Les questions sont bien plus nombreuses que les
réponses apportées, signe que des zones sont nécessaires
pour dialoguer et réfléchir ensemble. La Liberté de Martin
Bellemare est une de ces zones.
1 Outre
les raisons morales et religieuses invoquées, le suicide du
comédien américain Robin Williams en août 2014 a montré cette
dimension taboue. Sa mort a été largement médiatisée, compte
tenu de sa célébrité. Plusieurs associations ont réclamé que les
hommages ne mentionnent pas son suicide, estimant qu’il pourrait être imité par des personnes vulnérables.
On appelle ce phénomène l’effet copycat.
La Liberté 23
Du droit de mourir dans la dignité : quelques exemples
Si selon Albert Camus « Il n’y a qu’un problème
philosophique vraiment sérieux : le suicide 2 », cette
question est posée dans la société par des cas
particuliers, c’est-à-dire des demandes de personnes
qui réclament le droit d’être aidées à mourir dans
la dignité 3 . À cet égard, la Cour Suprême du Canada a
invalidé en 2015 un arrêt qu’elle a formulé en 1993
: elle refusait à Sue Rodriguez, jeune femme atteinte
d’une maladie neurodégénérative incurable, le droit
au suicide assisté. Vingt-deux ans après, la Cour
Suprême est revenue sur cette décision, l’annulant de
façon unanime en précisant qu’elle portait atteinte
au « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de
[l]a personne », tel que stipulé dans l’article 7 de
la Charte canadienne des droits et libertés. Si Sue
Rodriguez a mis fin à ses jours illégalement en 1994,
la nouvelle décision de la Cour Suprême du Canada offre
un cadre légal favorable à des demandes similaires.
Au Canada, deux raisons sont absolument
nécessaires pour que l’aide au suicide soit
permise : la personne qui souhaite être aidée
doit formuler précisément sa demande et
elle doit souffrir d’un problème grave et
irrémédiable.
Cependant, les médecins ne sont pas contraints de
prescrire la médicamentation nécessaire au suicide
assisté.
Si la législation en ce domaine varie d’un pays à un
autre, la Suisse qui a autorisé le suicide assisté dès 1942
est devenue célèbre pour son « tourisme de la mort ».
En Europe, elle est en effet le seul pays qui autorise le
suicide assisté à des étrangers. C’est le cas à Zurich où
Ludwig Minelli a fondé en 1998 Dignitas 4, association
qui propose à ses adhérents le suicide assisté. Le
protocole est le suivant : deux consultations sont
nécessaires, à deux jours d’intervalle, avant qu’un
médecin ne rédige l’ordonnance mortelle, qui sera
exécutée par un accompagnateur de Dignitas. Le patient
boit une dose de pentobarbital de sodium, au moment
où il le souhaite.
Des zones éthiques inconnues
Les critères légaux ne cessent d’évoluer : en Suisse,
la loi permet à certains malades mentaux invalidés
par leur maladie ou à des personnes souffrant de
polypathologies liées à l’âge d’être accompagnés dans
leur suicide. Comment s’assurer de la pertinence et de la
fiabilité de ces critères ? Dans Le Voyage d’Alice en Suisse,
Lukas Bärfuss présente le cas d’Alice, une jeune femme
qui demande à être accompagnée dans son suicide, alors
qu’elle souffre de dépression – maladie ne correspondant
pas aux critères établis aujourd’hui par la loi.
Dans La Liberté, Martin Bellemare pousse plus loin ces
questions dans une sorte de théâtre d’anticipation.
C’est un service gouvernemental qui assure le suicide
assisté. Un test psychologique et un échange ont lieu
lors des deux rendez-vous accordés, à quelques jours
d’intervalle. Face à une telle organisation, est-on encore
libre de choisir délibérément le suicide assisté ? En ne
centrant pas sa pièce sur la dimension médicale, Martin
Bellemare nous place au plus près de ce qu’une société
est prête à accepter, voire à autoriser quant à cette
liberté fondamentale. Et montre, sans trancher
moralement, la complexité du paradoxe qui réside au
cœur du suicide assisté.
3 Par exemple, en France, Vincent Humbert, jeune homme
devenu tétraplégique, aveugle et muet après un accident de
la route a adressé une requête en 2002 au Président de la
République Jacques Chirac. Si ce dernier l’a refusée, un rapport
a ensuite été mené et a abouti en 2005 à la Loi Léonetti qui
autorise et encadre ces pratiques.
4 Cette association a notamment inspiré plusieurs œuvres,
comme par exemple les pièces de théâtre Service suicide de
l’auteur et metteur en scène danois Christian Lollike, publié
en 2006 et Le Voyage d’Alice en Suisse du dramaturge suisse
germanophone Lukas Bärfuss paru en 2007. Elle est aussi
présente dans le film Quelques heures de printemps, de
Stéphane Brizé qui est sorti en 2012.
2 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, La Pléiade, Essais,
p. 97-200, 1965, p. 99. Dans La Liberté de Martin Bellemare, Paul
y fait allusion dans le « Morceau deux ».
CYRIELLE DODET est chercheuse en Études théâtrales, enseignante
à Paris III-Sorbonne Nouvelle et collaboratrice à la revue JEU.
La Liberté 24
en savoir
s a l l e f r e d - b a r r y / 3 a u 21 n o v e m b r e 2 0 15
Les
haut-parleurs
TEXTE ET MISE EN SCÈNE
S É BASTIEN DA V ID
A vec M arie - H é l è ne B é langer , G uillaume
G au t hier e t R ichard Th é riaul t
Sébastien David est diplômé de l’École nationale de
théâtre du Canada en interprétation en 2006. Il est
aussi auteur et metteur en scène. Il écrit notamment
T’es où Gaudreault précédé de Ta Yeule Kathleen (Prix du
meilleur texte original au Gala des Cochons d’or 2011 et
Prix auteur dramatique Banque Laurentienne du Théâtre
d’Aujourd’hui) et Les Morb(y)des, tous publiés chez
Leméac.
© Mélanie Ouellette
L’été s’annonce long et ennuyant pour le Fils,
nouvellement arrivé dans une ville que tout le monde a
quittée pour les vacances. Tout le monde sauf le Voisin,
un homme solitaire dans la soixantaine, compositeur
d’étranges musiques, et Greta, une adolescente au
caractère explosif.
Fondé en 1990, le Théâtre Bluff est une compagnie de
création qui privilégie la parole d’auteurs abordant les
grands enjeux actuels et susceptibles de rejoindre, par
leurs préoccupations thématiques ou esthétiques, les
adolescents et les jeunes adultes.
Le Théâtre Bluff amorce une résidence au TDP jusqu’en
2018.
25
CONVE R SATION av e c R i c h a r d Th é r i a u l t
par Nathalie Boisvert
Ce que Sébastien David, l’auteur, a réussi à faire, c’est
de mettre le jeune dans le contexte d’un village où
tout le monde est parti. Il n’y a pas de gang vraiment.
Il est confronté à deux personnes. Une personne qui
représente, pour le village, la marginalité et une autre
qui représente l’extravagance ; mais lui ne le sait pas, il
arrive dans le village. Donc il va se promener entre ces
deux personnes et ça va le forger tout au long de l’été,
parce qu’il se compromet dans ces relations-là. Il va
dans des endroits où il ne veut pas nécessairement aller
P our q uoi ?
J’avais envie que Nathalie Boisvert rencontre
le Voisin dans Les Haut-Parleurs pour discuter
transmission et amitié entre jeunes et vieux.
Richard Thériault est un acteur précis que
j’aime beaucoup voir jouer. Ses réflexions,
ici, sur l’adolescence, sont très intéressantes.
J-S. Traversy
et doit revenir sur ses positions, sur son jugement, sur
ce qu’il est capable de dire, de nommer, d’affronter. Il
se tient debout, mais pas toujours, il y a des moments
où il vit des échecs et où ça ne fonctionne pas, mais ce
sont justement ces moments qui le forgent. La force
de Sébastien est d’avoir isolé les personnages sur une
ligne horizontale, ce qui fait qu’on les voit dans leur
entièreté : le voisin à travers ses passions, et le jeune à
travers son manque.
Que serait selon vous la trajectoire émotive du
personnage du Fils ?
Il vit un genre de passage initiatique.
C’est beau aussi de se voir confronté à nos préjugés
dans une expérience vivante. Parce qu’on peut avoir des
préjugés sur les gens, mais quand tu es en contact avec
les médias sociaux par exemple, il faut se demander
avant de publier quelque chose : ce que je compte écrire
sur cette personne-là, est-ce que je lui dirais également
si elle était face à moi ?
C’est ce qu’ils appellent « la violence froide d’Internet ».
Il est en contact avec ça, pas parce qu’il l’a cherché mais
parce que c’est sur son chemin. Et ce sont les deux seules
personnes qu’il rencontre, le village est désert. Les deux
seules portes qui s’ouvrent sont celles de ce voisin et
© Annie Éthier
Il y a plusieurs thèmes qui se retrouvent dans cette
pièce, qui touchent à cette période importante de
la vie qu’est l’adolescence, comme la résilience, la
fragilité, l’amitié entre deux personnes de générations
différentes, l’exclusion, le choix de se tenir debout.
Richard, j’aimerais connaître votre vision du
personnage du jeune.
Les Haut-Parleurs 26
celle de cette jeune fille. Donc, il y a quelque chose qui
va se déployer, une expérience, bien sûr, il faut avoir la
capacité de la saisir, et lui réussit à le faire. Il n’est pas
dans une zone confortable, ce n’est pas quotidien, mais
en même temps c’est agréable, car il y a de l’horizon, les
murs se décloisonnent…
Là où les choses deviennent complexes, quand tu
es un adolescent (j’ai justement un fils qui sort de
l’adolescence), c’est la difficulté de trouver tes repères,
de les identifier. Ce n’est pas évident de se rendre compte
que tu es enfermé. Souvent, tu ne le sais pas.
Enfermé dans le sens de conditionné ?
Oui, enfermé dans le sens de vouloir se fondre dans
ta gang, alors que ta gang ne te représente pas. Tu l’as
choisie pour toutes sortes de raisons : il était beau, elle
était fine… Des fois, tu es pris à l’intérieur de cette gang
sans savoir que tu te perds. C’est très complexe et j’ai le
sentiment que ça l’est un peu plus présentement. Il y a
beaucoup de complexité qui s’ajoute étant donné que le
paraître est plus important.
Les gens sont tout le temps en représentation...
Tout le temps.
Notamment à travers les médias sociaux et en même
temps le virtuel prend une place dans le réel, ce qui est
difficile à gérer, ça devient très complexe. Le personnage
arrive à baisser sa garde à plusieurs reprises et c’est ça
que je trouve beau, que les gens puissent l’entendre
et je suis certain que les jeunes ont beaucoup de
questionnements similaires. Comment fait-on pour se
rendre compte qu’on est prisonniers quand on a seize
ans ? Ce ne sont pas tous les ados qui sont prisonniers.
Moi je pense au mien et oui, il était prisonnier.
Qu’aimeriez-vous que les jeunes retiennent en sortant
de la pièce ?
Richard, pourquoi le Voisin entretient-il cette amitié
avec ce jeune ?
La tolérance. On vit dans un monde où il n’y en a pas
beaucoup. Des gens se font agresser sur les médias
sociaux parce qu’ils émettent simplement une opinion.
Je pense que c’est un homme très seul qui a besoin de
communiquer. C’est un homme chaleureux, ce n’est pas
un homme froid. Il porte l’opprobre du village pour des
raisons mesquines. Parfois, on est dans une société où
les perceptions sont souvent plus importantes que les
faits, et où on est pris dans une zone. Il est beaucoup
trop marginal pour le village. On le perçoit comme
quelqu’un de dangereux. Que fais-tu quand tu es victime
de ça ? Il sait très bien que plus il essaiera de contrecarrer
cette position, plus il l’entretiendra. Alors quand arrive
quelqu’un de jeune, de vif, d’intelligent, il se dit : « tiens,
on va jaser ! »
Le jeune homme cherche une amitié qui s’apparente
un peu à un rapport père-fils ?
Le rapport avec son père est difficile. C’est beau aussi,
surtout à cet âge-là, de comprendre que la famille ne
réside pas uniquement dans la cellule familiale. L’amitié,
ça peut mener à toutes sortes d’horizons et à l’extérieur
de la cellule familiale, on peut trouver des figures qui
prennent une place que des gens de la famille n’ont
pas réussi à prendre. Avec le Voisin, il a un rapport, une
complicité qu’il n’a ni avec son père ni avec un homme
de son âge. Alors oui, ils développent un lien très fort
qui s’apparente à une relation père-fils. Nous sommes
en plein cœur de cette merveilleuse histoire de l’amitié
entre les générations…
La tolérance, on ne mesure pas bien ce que ça veut
dire, on est souvent intolérant devant plein de choses :
des enfants turbulents, des gens différents de nous, des
situations de stress. On devrait plutôt être intolérants
envers les meurtriers et les agresseurs.
Je pense qu’il faut se questionner à ce propos parce que
la vie devrait être plus simple.
La pièce parle beaucoup de ça. Si les jeunes s’identifient
au personnage du jeune et s’ils sont capables de faire
une partie du chemin comme lui le fait, ils vont en sortir
avec plus d’outils, beaucoup plus riches.
RICHARD THÉRIAULT est acteur, auteur et professeur. Il a été de la
création de la pièce Incendies de Wajdi Mouawad.
NATHALIE BOISVERT est auteure et rédactrice. Elle a remporté le Prix
Gratien-Gélinas 2007 avec Buffet chinois.
Les Haut-Parleurs 27
Vox-pop
© Droits réservés
Qu’est-ce que la musique
représente pour vous?
P our q uoi ?
La musique est très présente dans Les HautParleurs. Le personnage du Voisin compose
d’étranges musiques. Mais que représente la
musique pour des artistes qui travaillent dans ce
domaine? Petit vox pop poétique. J-S. Traversy
Fanny Bloom
© Jocelyn Michel
© Christine Grosjean
La musique pour moi est un mode de vie qui me remplit
autant qu’il ne me vide. C’est comme une respiration,
inspire-expire. Elle est nécessaire à ma vie. Elle est aussi
belle que laide, parfois. En y pensant, c’est le parfait
élément qui maintient mon équilibre intérieur.
Olivier Girouard, concepteur sonore Les Haut-Parleurs
La musique, c’est beaucoup. Je pense que pour moi, c’est
d’abord une façon d’aborder le monde. Par l’écoute. Une
façon de voir ce qui ne se voit pas. Une façon de sentir
aussi. Les émotions, l’énergie. La musique, c’est une
façon d’habiter le monde.
Pour moi la musique, c’est le son. Le pouvoir évocateur
du son. Parce que j’écoute la musique autant que je la
fais. J’aime donner à entendre l’environnement qui nous
entoure. Une idée mélodique au violon, le son d’un lac,
le grondement d’un réfrigérateur, la nuit, la canicule, le
voyage, le vide, l’espoir. C’est tellement vaste. Impossible
à saisir. Un appel à l’imaginaire, une résonance de la
beauté, la poésie de l’inutile. C’est ce qui, en écrivant ces
lignes, rend la musique essentielle à mes yeux.
Émile Proulx-Cloutier
La musique me console de ne pas être un oiseau.
Les Haut-Parleurs 28
Karim Ouellet
La musique, c’est les mots que je cherche en me
réveillant et que je ne trouve pas. Un rêve passé, qu’on ne
se rappelle pas. Une présence dans la tête. Des fantômes
par les fenêtres. La musique, c’est renaître. Aimer, des
fois. La musique est partout, comme le p’tit Jésus,
seulement, elle n’a pas de père. Pas de mère. Des bruits
s’entrefroissent. Des orages qui se cognent. Un ruisseau
qui coule et qui rend la vie plus lente. Comme un nuage.
Avant tout, la musique est une passion depuis l’enfance.
Ma mère est musicienne, il y a donc toujours eu des
instruments de musique à la maison. Mon père est
mélomane, et il m’a fait découvrir toutes sortes de choses
dès un très jeune âge. Sans oublier qu’être musicien, c’est
le plus beau métier du monde !
© le Petit Russe
Philémon Cimon
Courtoisie Coyote records
Jérôme Minière
La liberté. Aucune loi, aucun ordre, personne pour te dire
quoi faire ni comment le faire.
La musique est une tunique légère : n’importe qui peut
s’y glisser. Quand nous la portons, elle s’ajuste et prend
exactement la taille et la couleur de nos âmes. Notre vie
en est changée et dépasse alors du rebord de nos yeux.
On voit, on sent, on touche, on entend, on aime, on
respire autrement.
© Le Pigeon
Philippe Brach
Courtoisie 7 ième ciel
Pour moi la musique, c’est transposer des émotions en
mélodies et en images fortes. C’est mon échappatoire,
mon gagne-pain et ma passion. C’est une clé vers le
cœur des gens et une porte sur le monde. Et c’est surtout
l’amour de ma vie.
© Marie-Pier Normand
Koriass
29
salle denise-pelletier
11 n o v e m b r e a u 9 d é c e m b r e 2 0 1 5
Münchhausen
Les machineries de l’imaginaire
D’après les aventures véritables et
véridiques du baron de Münchhausen
ADAPTATION ET MISE EN SCÈNE
H U G O B É LAN G ER
UNE PRODUCTION DE TOUT À TRAC
A vec F é li x B eaulieu - D uchesneau , Éloi
C ousineau , B runo P iccolo , C arl P oli q uin ,
A udre y Talbo t e t M arie - Ève Trudel
© Mathilde Corbeil
en savoir
Grand fabulateur devant l’éternel, digne descendant de
Don Quichotte et du Capitan de la commedia dell’arte,
ancêtre du Capitaine Bonhomme et grand cousin de
Cyrano, Münchhausen symbolise la quintessence du
pouvoir de faire rêver. Les histoires du Baron sont
surnaturelles, extravagantes, impossibles, insensées, et
pourtant, à l’écoute de ses exploits, on se laisse envahir
par ses idées absurdes et le désir d’y croire l’emporte sur
tout le reste.
30
Raconter son histoire ou
forger son mythe grâce
aux médias sociaux
Avatar de Nadia Seraiocco
généré par Bitstrip
par Nadia Seraiocco
Photos de profil de Nadia Seraiocco
Dans la pièce de théâtre Münchhausen, les machineries
de l’imaginaire, un personnage fait irruption en plein
spectacle, interrompant les comédiens qui jouent une
pièce dédiée au célèbre baron de Münchhausen, pour
annoncer qu’il est bel et bien le vrai baron et il entend
le prouver par ses récits... Ainsi, il se raconte, revit ses
extravagantes aventures et se donne la mission de les
rendre crédibles aux yeux de ceux à qui il s’adresse.
P our q uoi ?
Au XVIIIe siècle, le Baron de la pièce Münchhausen,
les machineries de l’imaginaire a forgé son mythe
de soupers en salons. Il racontait, embellissait,
inventait ses exploits et le tout captivait son
public. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’estce qu’un mythe en 2015 ? Quels sont les outils
à notre disposition pour raconter notre propre
histoire ? J-S. Traversy
Or, c’est souvent ainsi sur les réseaux sociaux : chacun
raconte des événements de sa vie, met même des photos
ou vidéos pour « prouver » ses dires et le succès des
petits récits se mesure au nombre de « j’aime » ou de
« repartages » desdites histoires. Mais pourquoi fait-on
cela ? Pour construire sa propre histoire et se dévoiler
pour entrer en relation avec les autres utilisateurs qui
sont des amis, des connaissances ou tout simplement
des abonnés. Peut-être aussi a-t-on besoin de forger son
mythe, de construire, une publication à la fois, le récit
explicatif de ce que l’on est. Et, bien évidemment pour
ce faire, il faut montrer les côtés que l’on trouve les plus
flatteurs de sa personne…
Produire sa vie comme on produirait un spectacle ou
une pièce de théâtre
Sur les réseaux sociaux, on peut dire que l’on produit
littéralement sa vie, on la met en scène, esquissant ainsi
« son histoire », par l’utilisation du langage, des photos,
des vidéos et autres « données » que l’on ajoute à son
profil. Regardez par exemple votre profil Facebook : la
photo est choisie pour dire quelque chose sur soi – si je
choisis une photo de moi avec des verres fumés dans une
pose de star, je dis que je veux qu’on me voie comme une
fille « cool » – ce qu’on publie aussi. Quelles photos est-ce
que je choisis pour me présenter à mes amis Facebook ?
Pourquoi celle-là plus que d’autres avec mes parents que
peut-être je n’ai pas envie de rendre publiques ?
Qu’est-ce je dis de moi quand je publie sur un réseau
social? Est-ce que je peux me construire une personnalité
autre que celle que j’ai dans la vie ? Une chose est
certaine, je choisis les aventures que je partagerai avec
mes amis ou abonnés. Les égoportaits (ou « selfies »)
que l’on met, racontent chacun un moment glorieux de
la vie de ceux qu’on y voit. L’avatar ou le pseudonyme que
l’on choisira sur certains réseaux viendra aussi construire
l’image que l’on présente tous les jours aux autres.
Inventer une nouvelle façon de communiquer
En accédant à un réseau social, que ce soit Snapchat,
Tumblr, Facebook, Twitter ou Instagram, on accède à
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 31
un espace « dématérialisé » qu’on ne peut pas explorer
physiquement, seulement en virtuel. On accepte donc
d’adhérer à une certaine conception du monde. On
accepte une série de conventions, quant à l’espace
évoqué (mon mur Facebook, n’est pas un vrai mur comme
dans une maison, c’est évident et je le comprends), on
accepte le mode de communication proposé (on sait
pourquoi on fait un « j’aime » ou pourquoi on republie
une photo ou une vidéo) et même, des nouveaux codes
de communication liés aux messages échangés.
À propos des nouveaux codes de communication que
chaque réseau génère, en 2010, des chercheurs ont
étudié les différentes significations d’un tweet ou d’un
retweet, sur le réseau Twitter, et ils ont constaté que
sur ce réseau, pour communiquer efficacement, il fallait
comprendre la « syntaxe1 », ou structure des phrases,
propre à Twitter. Cela dit, sur Twitter ou Facebook, on
ne republie pas toujours pour dire qu’on aime… Parfois,
on ajoute un mot-clic critique et hop ! on dévoile le
« #fail » d’une personne. On a tous vu quelqu’un qui arrive
sur un réseau social sans comprendre comment cela
marche, qui ne connaît pas les codes et les abréviations,
et qui par ses actions dérange les autres. Il ne comprend
pas les codes entre les utilisateurs et cela peut le mener
à être déstabilisé, voire être rejeté ou ignoré des autres
utilisateurs.
En ce sens, on peut comparer l’espace du
réseau social à celui des « espaces
théâtraux » qui sont évoqués sur scène.
On trouve sur scène une évocation du réel, résumé par
quelques éléments ou des signes que l’on connaît. On
évoque par exemple une maison ou un appartement
par quelques éléments réels (une porte, un mur) que le
spectateur doit connaître et interpréter. Ce sont donc des
conventions théâtrales, comme on disait plus tôt qu’il
y a des conventions de communication sur les réseaux
sociaux.
Animer un double de soi sur les réseaux
Amber Case, une anthropologue qui étudie comment
les humains agissent avec les technologies, disait
dans une conférence intitulée We are all cyborgs2 (nous
sommes tous des cyborgs), que chacun a maintenant
un double qui vit sur le Web. Chaque jour, on prend soin
de son double, on change sa photo d’avatar, on lui fait
dire quelque chose par un statut et il a parfois une vie
indépendante sur le réseau. Pendant que l’on dort, ou
qu’on est en pyjama devant la télé, un ami Facebook peut
publier un commentaire sur une photo de soi à une fête,
interagir avec un message écrit plus tôt.
Or, dit Amber Case, en créant un double de soi dans un
réseau social, on met à la portée d’autrui sa vie, son
intimité et celle-ci peut-être commentée à tout moment
du jour ou de la nuit. Par ce dévoilement ou cette
exposition de soi, on se met dans un état « d’intimité
ambiante constante ». C’est-à-dire, que l’on vit connecté
à son appareil mobile toujours prêt à réagir à une
notification d’un réseau. Cette intimité ambiante est ce
que le partage d’information sur soi, dans toute sorte
de situation de la vie privée, a créé. Mais ce faisant, on a
réduit beaucoup d’aspects de ce qui est privé, comme son
intimité (des gens qui me connaissent à peine me voient
en pyjama, avec mes amis etc.), à une représentation (au
sens du spectacle théâtral) sur les réseaux sociaux.
C’est pourquoi, il serait souvent préférable de considérer
le contenu des médias sociaux, comme une série
d’histoires dans lesquelles nos amis sont les héros, héros
de leur profil Facebook, de leur compte Snapchat ou
Instagram. Ces médias permettent d’avoir des moments
de gloire, d’exprimer ses opinions ou tout simplement de
voir ce que les autres font. Un peu comme le Baron qui
a tout vu, tout vécu et connu des aventures incroyables,
chacun est libre de créer son mythe. Il faut donc, les jours
où on a le cafard, prendre les grandes déclarations et le
censé bonheur des autres avec un grain de sel… Au risque
de voir les mythes de tout un chacun, causer chez soi de
petites déprimes passagères3 . Parce que lorsqu’on se sent
obligé de prouver quelque chose par des publications
sur les réseaux sociaux, ce qui augmente assurément
n’est pas la popularité, mais bien le stress que cause la
surexposition de soi. Et si le baron de Münchhausen avait
un compte Snapchat ou Facebook, il serait sûrement ce
contact qui publie sans cesse des photos de lui dans des
situations plus extravagantes les unes que les autres !
Avatar de Nadia Seraiocco
dessiné par elle-même
Mon mythe, ma vie
En faisant ressortir ce qui est spécial de soi, on se trouve
à en dire toujours plus, parfois même trop. On peut être
tenté d’enjoliver les faits, de ne présenter que le plus
beau pour paraître mieux que les autres gens de sa tribu.
Mais si on admet que l’on est tous tentés de le faire, de se
créer un personnage un peu plus heureux sur Facebook
que l’on ne l’est vraiment dans la vie, les autres le font
donc aussi.
1 Boyd, Golder et Lotan, « Tweet, Tweet, Retweet: Conversational
Aspects of Retweeting on Twitter. » HICSS-43. IEEE: Kauai, HI.
Disponible ici.
2 Cette conférence présentée dans un événement TedX,
mise en ligne en 2011, a été ensuite transcrite (ici) et
utilisée pour l’événement Le corps en question.
L’original est ici sur YouTube
3 Est-ce que Facebook nous rend déprimés ? : cliquez ici
NADIA SERAIOCCO est conseillère en communication Web et médias
sociaux, chroniqueuse, conférencière et auteure.
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 32
De l’autre coté du miroir
par Nicolas Gendron
Le vrai du faux
Ma propre queue me tire d’affaire ainsi que
mon cheval que je serrai fortement entre mes
genoux. Gravure de Gustave Doré
De 1720 à 1797 vécut en Allemagne un certain
Hieronymus Karl Friedrich von Münchhausen. Ce dernier
servit l’armée russe jusque dans les années 1760, alors
qu’il prit sa retraite en tant que Baron, un titre de noblesse
qui multipliait les invités à sa table. C’est d’ailleurs après
de copieux soupers qu’il aurait pris l’habitude de raconter
à ses convives, avec un enthousiasme légendaire, ses
exploits militaires contre la Turquie et ses aventures en
Russie. Le baron de Münchhausen serait probablement
aux oubliettes du XVIIIe siècle si les hommes de lettres
de son pays n’avaient pas cru bon amplifier sa nature de
conteur.
En effet, l’auteur allemand Rudolf Erich Raspe puis le
poète Gottfried August Bürger se sont approprié le récit
fantaisiste des exploits du Baron, volant soudainement
sur un boulet de canon ou marchant sur la Lune. Les
versions se propagèrent jusqu’à aujourd’hui dans
la littérature allemande, prirent d’assaut le monde
francophone dans une traduction de Théophile Gautier
fils, puis débordèrent des pages sur scène, à la radio et
au cinéma. Souvent dépeint avec un nez à la Cyrano de
P our q uoi ?
Nicolas Gendron est un ami depuis le Cégep.
Il s’intéresse au cinéma depuis toujours. Avec
sa curiosité légendaire, il nous présente le
personnage du baron de Münchhausen et ses
déclinaisons, au cinéma, chez Georges Méliès et
Terry Gilliam. J-S. Traversy
Bergerac, ce Baron réinventé est sculpté pour le cinéma,
avec son goût marqué pour le merveilleux et, surtout, sa
conviction profonde de détenir la vérité, jusque dans la
démesure.
Deux de ses incarnations au grand écran ont traversé le
temps avec plus de panache, portées par la signature
unique de leurs maîtres d’œuvre : Les Hallucinations
du Baron de Münchausen 1, de Georges Méliès (1911), et
Les Aventures du Baron de Münchausen, de Terry Gilliam
(1988).
De la Terre à la Lune
D’abord illusionniste, le Français Georges Méliès2 allait
découvrir, avec l’apparition du Cinématographe en 1895,
le meilleur véhicule pour démocratiser non seulement
ses trucages, mais plus encore son envie de rêver le
monde. Plus de 500 courts métrages plus tard, on le
considère comme le père des effets spéciaux, lui qui a
mis au point ou perfectionné plusieurs procédés encore
actuels, que ce soit le ralenti, la surimpression ou le
fondu enchaîné. Pour le 150e anniversaire de Méliès, en
2011, le cinéaste Martin Scorsese lui rendait hommage
avec Hugo, où se profile la genèse de ses films, dont son
célèbre Le Voyage dans la Lune, que n’aurait pas renié
le Baron ! En sol québécois, le metteur en scène Robert
Lepage convoquait l’homme et son œuvre pour nourrir la
trame de fond de sa pièce Cœur.
1 Le nom de Münchhausen perd souvent un « h » dans sa
francisation.
2 Pour en savoir plus sur Méliès, on peut consulter son site
officiel www.melies.eu
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 33
Avec Les Hallucinations du Baron de Münchausen, réalisé
vers la fin de sa carrière, qui correspondait à l’âge d’or
du cinéma muet, Méliès offre un condensé de son savoirfaire plutôt qu’une adaptation fidèle des aventures
du personnage – si tant est qu’on puisse être (in)fidèle
aux fantaisistes. Le Baron y est dépeint dans les excès
de sa noblesse, plus bon fêtard que grand conteur,
sans doute parce que privé de la parole. Au sortir d’un
dîner arrosé, son ivresse le confine au sommeil, mais
l’imposant miroir adjacent à son lit lui réserve « visions
suaves et cauchemars incohérents », comme le suggère
un intertitre du film. Par des jeux de trompe-l’œil et
des arrêts de caméra décuplant les transformations, le
subconscient du Baron prend vie sous nos yeux, son lit
se dérobant sous ses pieds. Menacé de toutes parts, qui
par des pharaons ou des dragons, qui par une femmearaignée tissant sa toile, il va jusqu’à basculer de l’autre
côté du miroir, telle Alice au pays des merveilles. Enfin,
quand la Lune elle-même lui tire la langue, c’en est trop,
et hop ! la commode fracasse le miroir. À défaut d’un
conte en images, ce sommeil agité se veut la preuve d’un
imaginaire débridé.
Rêver le présent
Créateur délinquant, Terry Gilliam restera pour toujours
associé aux Monty Python, un groupe britannique à
l’humour absurde qui sévit au plus fort des années
1970. Au Québec seulement, RBO, les Denis Drolet et
les Appendices se réclament de leur univers décapant.
Le comique devient également cinéaste et bâtit une
filmographie où le temps devient une matière élastique,
le futur s’emmêlant au présent pour en esquisser le
meilleur et le pire, comme dans ses films Bandits,
bandits, Brazil et L’ Armée des 12 singes. L’imaginaire y est
échappatoire devant l’adversité (Le Roi pêcheur, Tideland)
ou encore la nourriture première des artistes (Les Frères
Grimm, L’Imaginarium du docteur Parnassus). Dans le lot,
Les Aventures du Baron de Münchausen se présente telle
la joyeuse synthèse de ses obsessions.
La vision de Gilliam et celle du metteur en scène Hugo
Bélanger se ressemblent en plusieurs points. Prenant
toutes deux appui sur le procédé du théâtre dans le
théâtre, leurs adaptations s’ouvrent sur une troupe qui
ose présenter la vie du Baron sur scène, avant que le
spectacle ne soit interrompu par le vrai personnage ! Si
les comédiens doutent d’abord de l’identité du troublefête, ils se laissent peu à peu gagner par la vigueur de son
récit, jusqu’à entrer dans ses souvenirs pour mieux les
(ré)interpréter. Et la Mort le guette non loin de là, prête à
tout moment à lui ravir son âme, dès lors qu’il ose douter
lui-même de son rôle à jouer dans ce monde gouverné
par la raison et le progrès.
Chez Gilliam, cependant, on pousse la nature séductrice
du personnage et surtout son implication dans la guerre,
dont il sera à la fois cause et dénouement. Des missiles
nucléaires au langage irrévérencieux, les anachronismes
se fondent dans cette histoire échevelée, tissée d’un
tour de montgolfière sens dessus dessous (féminins !),
d’une discussion décousue avec la tête du Roi de la Lune
(Robin Williams) ou d’un ballet aérien avec Vénus (Uma
Thurman). Mais chez Gilliam comme chez Bélanger, c’est
le regard d’une enfant qui empêche la raison de tout
faire dérailler. Et si l’enfance était la plus précieuse alliée
de l’imaginaire ? Comme « le rêve est immortel », aux
dires du Baron en visite au Théâtre Denise-Pelletier, il est
encore permis de rêver sur nos deux oreilles…
Affiche du film Les Aventures du Baron de Münchausen de Terry Gilliam
(1988)
NICOLAS GENDRON est critique cinéma, metteur en scène et acteur.
Il est aussi directeur artistique de la compagnie de théâtre ExLibris.
GEORGES MÉLIÈS (1861-1938) est un réalisateur de films français
et est considéré comme l’un des principaux créateurs des premiers
effets spéciaux suite à l’invention du Cinématographe (projecteur)
par les frères Lumière.
Terry Gilliam est un acteur, dessinateur, scénariste et réalisateur.
Il se penche tout particulièrement, à travers ses œuvres, sur
l’imaginaire et le paradoxe temporel.
Extrait du film Les Hallucinations du Baron de
Münchhausen de George Mélies (1911)
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 34
ENT R ETIEN AVEC H UGO BÉLANGE R
© Frédéric Bouchard
Propos recueillis et mis en forme par Aurélie Olivier
Hugo Bélanger
Les aventures du Baron ont souvent été adaptées et
constamment enrichies. Pourquoi les raconter à votre
tour ?
Le spectacle relate certes les aventures de Münchhausen,
mais la véritable histoire que l’on raconte est celle du
Théâtre Gustave Galimard et fils, une troupe foraine
fondée en 1797 et qui a survécu jusqu’en 1974 en jouant
inlassablement une seule et même histoire : celle du
© Frédéric Bouchard
P our q uoi ?
Très bon entretien entre Aurélie Olivier et Hugo
Bélanger, tiré du Cahier / numéro 78 (Hiver 2011)
du Théâtre Denise-Pelletier, au moment de la
création de Münchhausen : les machineries de
l’imaginaire. Hugo m’a enseigné au Conservatoire
d’art dramatique de Montréal à l’automne 2006.
Sa vision du jeu de l’acteur et l’importance qu’il
accorde au rythme font de lui un metteur en
scène qui m’inspire beaucoup. J-S. Traversy
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 35
baron de Münchhausen. Ce qui me fascine dans l’histoire
de cette troupe, c’est son côté jusqu’au-boutiste.
Raconter la même histoire pendant 200 ans traduit
une obstination et une folie qui ressemblent à celles du
Baron.
En fait, le discours du baron me rejoint dans tout ce que
je défends et revendique en tant qu’artiste : le droit de
raconter une histoire, d’emmener les gens ailleurs, de les
faire rêver. Être émerveillé au théâtre, ce n’est pas rien.
J’adore que les gens sortent d’un spectacle dans cet état.
C’est ce que j’appelle l’art populaire non-populiste : il
regroupe tout le monde, sans niveler par le bas. C’est ce
que j’essaie de faire.
Dans le spectacle, le Baron rencontre plusieurs fois la
mort. Pourquoi en avoir fait un personnage ?
Le Baron parle souvent de la façon dont il a vaincu la
mort et je trouvais intéressant qu’il la rencontre et jase
avec elle. Cela fait référence à la fois à la mort véritable,
et à la mort des idées. La Mort rappelle au Baron qu’il est
anachronique, qu’il devrait se résoudre à tomber dans
l’oubli. Elle représente les raisonnables, les sceptiques,
ceux qui demandent à quoi sert de s’obstiner à raconter
des histoires. Je pense qu’une personne est vivante tant
qu’on parle d’elle, tant que quelqu’un s’en souvient. Le
Baron est mort en 1797, mais la compagnie Galimard a
continué à en parler pendant presque 200 ans, alors tout
est possible ...
Quelle est l’influence des machineries sur la mise en
scène et sur le jeu des acteurs ?
Mon but était que l’on voie les machines et les
« trucs », mais que les spectateurs acceptent d’y croire
quand même. Sur scène, on joue avec les machines et
les objets, on montre les manipulations, la façon
dont sont fabriqués les effets, et ainsi on va et vient
constamment entre le vrai et le faux. D’une manière
générale, j’aime que les comédiens soient toujours
actifs ; c’est le principe du comédien qui fait tout, comme
dans les compagnies familiales telles que Galimard
& fils. Vu le travail colossal que cela demande, je me
suis adressé à des comédiens qui connaissaient mes
méthodes de travail. Ce sont des musiciens, ils ont de
l’expérience avec les marionnettes, sont habiles de leurs
mains et capables de faire plusieurs choses à la fois.
Par ailleurs, il fallait qu’ils soient responsables et qu’ils
aient l’esprit de groupe. Les gens que j’ai choisis sont
des curieux qui aiment être mis au défi, notamment les
concepteurs que je pousse toujours à aller plus loin, à
qui je présente des demandes a priori irréalisables, mais
qui les forcent à se dépasser et à s’éloigner des idées
toutes faites. On a passé beaucoup de temps à travailler
techniquement nos rôles de machinistes. Sur scène, la
technique de jeu doit être tellement assimilée qu’on doit
pouvoir introduire de la folie sans perdre la technique.
© Frédéric Bouchard
AURÉLIE OLIVIER est collaboratrice à Jeu, revue de théâtre et viceprésidente de l’Association québécoise des critiques de théâtre. Elle
est également consultante en communication et rédactrice pigiste.
HUGO BÉLANGER est metteur en scène, auteur, pédagogue et
directeur artistique de la compagnie de théâtre Tout à Trac. Il créé
plusieurs spectacles récipiendaires de nombreux prix. Au TDP il a mis
en scène L’Oiseau vert, La Princesse Turandot, et Münchhausen, les
machineries de l’imaginaire. Il signait l’adaptation et la mise en
scène du Tour du monde en 80 jours au TNM au printemps 2015.
Fondé en 1998, Tout à Trac est déjà bien connu du public adulte et
adolescent québécois. C’est l’une des rares compagnies à s’immiscer
avec beaucoup de précision et de finesse dans les mondes du rêve,
de l’illusion et du faux-semblant.
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 36
Trucs et machines de scène
au xviiie siècle
par Hélène Beauchamp
Le sous-titre du spectacle, « les machineries de
l’imaginaire », annonce les intentions du metteur en
scène et écrivain scénique Hugo Bélanger. Il est également
indicatif des demandes faites au scénographe. Dès
le début du texte1, le bâtiment du théâtre est joliment
comparé à un bateau, et la didascalie laisse entendre que
le spectacle utilisera machines et machineries, comme
celles de l’époque – le XVIIIe siècle – où les aventures du
Baron ont été racontées par lui-même puis consignées
par écrit.
La scène doit faire penser à un vieux rafiot
qui a connu les plus grandes tempêtes.
Comme pour un voyage en bateau, le voyage
théâtral ne se fait jamais sans risque. Le
bateau a une cale, la scène a ses dessous
et des machines, des cordages, des rideaux
qui rappellent les voiles, des poutres qui
rappellent de vieux mâts fêlés.
À la scène 7, une des répliques enjoint les comédiens à se
faire machinistes de plateau : « Tout le monde à son poste !
Hissez le rideau ! Préparez les accessoires ! Actionnez
les soufflets à fumée ! Machinistes, à vos machineries !
Comédiens à vos répliques ! Public à vos sièges ! ». Et à la
scène 9, alors que le Baron entraîne Sarah dans une de
ses folles envolées, les indications scéniques contenues
dans sa réplique laissent entrevoir l’utilisation d’une
« machine à vent », et le consentement à l’illusion de
l’envol par l’incrédule Sarah.
Baron
Il faut se concentrer un peu. Monte sur mon dos. Accrochetoi à moi. Ferme tes yeux. Sens le vent qui se lève
tranquillement... La brise devient peu à peu bourrasque...
Entend le vent qui siffle dans tes oreilles... Nous prenons de
l’altitude... (Les comédiens créent les effets que raconte le
Baron.)
(Le Baron et Sarah sont soulevés dans les airs par une
planche manipulée par les acteurs.)
Sarah
On vole, monsieur le Baron ! On vole !
P our q uoi ?
Clin d’œil à Hélène Beauchamp, qui coordonna
de main de maître les Cahiers du Théâtre DenisePelletier pendant les cinq dernière années. Elle
signe, ici, un dossier complet et passionnant sur
les machines au théâtre dans le cadre du Cahier
numéro 78 (Hiver 2011), lors de la création
originale de Münchhausen : les machineries de
l’imaginaire. J-S. Traversy
1 Selon la version consultée.
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 37
Plancher de scène :
plans, trappes, châssis.
Hugo Bélanger aime le théâtre et son mentir-vrai, il
sait que raconter une histoire exige toujours une part
importante d’invention, voire de rêve. Dans ce sens
aussi, il fait sienne l’attitude du conteur Münchhausen
dont la préoccupation première est toujours de
s’éloigner le plus rapidement possible de la réalité... pour
mieux y faire croire... Ce qu’exprime très clairement la
dernière réplique de la pièce que le Baron adresse à la
fonctionnaire qui voudrait bien faire démolir le théâtre.
« Vous pouvez démolir ce théâtre, il y en aura toujours un
autre qui se redressera pour le remplacer. Vous pouvez
tenter de faire taire les rêveurs mais le rêve est immortel
et sans fin. Vous pouvez tenter de l’étouffer, il ressuscitera
toujours ne serait-ce que dans une chansonnette, un air de
flûte ou une histoire racontée au coin d’un feu. Les histoires
continueront malgré vous, malgré votre cynisme et votre
ennui. Nous ne disparaîtrons que le jour où l’humanité ne
voudra plus d’elle-même. Car sans les rêveurs, plus rien
n’existe, pas même vous, madame la faucheuse d’idées,
embaumeuse de rêves... »
Qu’en était-il donc des machines, machineries et trucs
scéniques ainsi que du bâtiment de théâtre à l’époque où
vécu Karl Friedrich Hieronymus, baron de Münchhausen ?
Questions d’architecture
Le Baron raconte ses aventures au moment où les
représentations théâtrales quittent les tréteaux des
places publiques et les amphithéâtres de plein air.
Les architectes et les scénographes 2 inscrivent alors la
salle et la scène à l’intérieur même d’édifices construits
pour les recevoir. Ce grand mouvement a surtout lieu
en Italie où l’on tente vraiment d’intégrer la scène et
l’amphithéâtre dans un bâtiment. L’exemple le plus
probant en est le Théâtre de Palladio à Vicence en Italie.
Puis, autant la scène que la salle se transforment sous
l’influence de la peinture italienne de la Renaissance et
de la découverte de la perspective.
Perspective: art de représenter les objets sur
une surface plane, de telle sorte que leur
représentation coïncide avec la perception
visuelle qu’on peut en avoir, compte tenu de
leur position dans l’espace par rapport à l’œil
de l’observateur. -Le Petit Robert
Dès lors, les concepteurs ne peuvent plus ignorer que
les spectateurs sont assis devant une scène où va se
dérouler la représentation d’une action vécue par des
personnages et qu’il faut rendre cette représentation
le plus crédible possible. Car il faut entraîner chez le
spectateur l’adhésion à la fiction de l’œuvre. Et le premier
réflexe semble avoir été de prendre tous les moyens pour
établir l’adéquation la plus juste possible entre la fiction
et la réalité. Ainsi, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle,
le principe de l’illusion de réalité commence à s’imposer
comme but de la représentation théâtrale. La mimèsis
cherche une ressemblance identitaire entre le réel et
le visible. Le décor planté sur scène doit représenter le
mieux possible une rue, l’intérieur d’un palais ou une mer
déchaînée ; la scène doit rendre possible les apparitions
de fantômes, de divinités ou de phénomènes naturels
comme les tempêtes. Les textes dramatiques et les livrets
d’opéras demandent souvent de tels effets, voire même
des incendies ou l’effondrement de colonnes ou de murs.
La même époque voit la fin d’une deuxième révolution
technique, celle des poulies et engrenages, et l’amorce
de la troisième, celle du rail et de la vapeur. Nicola
Sabbattini, architecte, publie les deux volumes de son
Pratica di fabricar scene e macchine ne’teatri en 1637 et
1638. Rappelons que Diderot et D’Alembert publient leur
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des
arts et des métiers à Paris de 1751 à 1772 dont les articles
expliquent les phénomènes et les fonctionnements de
façon rationnelle et technique. Et c’est tout au cours
du XVIIIe siècle que s’impose dans les cours d’Europe
le « théâtre à l’italienne » par l’intermédiaire des
scénographes italiens qui y sont appréciés pour leur art
et leur savoir-faire en matière d’architecture théâtrale,
de scénographie, d’effets de machines et de fêtes
éphémères.
2 Rappelons que le mot « scénographie » (1545) vient de « scène »
et se définit comme l’art de représenter en perspective. Le Petit
Robert
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 38
Dans son traité de scénographie, l’architecte Pierre
Sonrel 3 qualifie le Théâtre de Bordeaux, construit de
1774 à 1778, de « type parfait de nos théâtres, tant par la
disposition architecturale de la salle que par l’harmonie
et l’élégance de ses dégagements ». Le plan de la salle,
comme il le décrit, est tracé selon un cercle légèrement
ouvert sur la scène. Le plafond est voûté, soutenu par
quatre colonnes dont deux encadrent la scène ; il y a
trois étages de balcon. La scène, encore très profonde,
comprend 12 plans. C’est que les interminables décors
en perspective sont encore en faveur. Il n’y a pas de cadre
de scène proprement dit.
Les spectateurs et les acteurs se trouvent donc face à face,
tout comme la réalité et la fiction. L’illusion de réalité est
posée comme nécessaire et la recherche plastique se fait
par les artifices de la perspective frontale avec point de
fuite central qui dirige fortement le regard du spectateur
vers le lointain. La représentation en perspective peut
tromper l’œil au point qu’un observateur ne puisse faire
la différence entre la réalité et sa représentation en
perspective. Le décor évolue vers une image qui cherche
de plus en plus à ressembler au réel.
Perspective, machineries et trucages
Dans le décor à l’italienne, la perspective a pour lieu
l’espace de la scène. Elle est réalisée grâce à la série de
châssis qui sont disposés de chaque côté de la scène
et en parallèle au cadre de scène, où se compose et se
décompose l’espace à représenter. Une rue, par exemple,
qui part de l’avant-scène et qui se termine en fond de
scène, est représentée, selon les lois de la perspective, de
façon à faire croire à sa réalité. Les séries de châssis qui
limitent le décor sur les côtés peuvent être complétées
par un ensemble de frises, suspendues à des perches, qui
limitent le décor en hauteur. Les rideaux limitent le décor
au lointain.
La scène, plancher sur lequel jouent les acteurs et
reposent les décors, fait partie de ce que l’on appelle la
cage de scène, verticale, que l’on peut diviser en trois
zones qui se superposent. Le plateau est au milieu de
cette cage de scène, et il est complété par deux autres
volumes, l’un appelé dessus – ou cintre - et l’autre
dessous. Ces trois volumes superposés occupent
une superficie beaucoup plus grande que celle de la
salle – parfois le double – alors que sa hauteur atteint
fréquemment trois fois celle de la salle. Les dessus et
les dessous sont utilisés pour les changements de décor
et les effets de machinerie. La machinerie qui nous
intéresse s’y trouve cachée.
Au-dessus se trouvent les cintres : espace aussi vaste que
la scène et qui pourrait contenir tout un décor disposé
tel que le public le voit. On y trouve les treuils et les
tambours, pour des vols complexes (spectres et fantômes
par exemple) et les passerelles de service utilisées par les
machinistes (les cintriers). La passerelle inférieure est
réservée aux électriciens pour y disposer les projecteurs,
accéder aux herses et autres appareils suspendus. Audessus encore se trouve le gril. Et du gril jusqu’aux
dessous, le long d’un des murs de côté de la scène, sont
tendus les fils qui permettent toutes les manœuvres.
Sous le plateau se trouve un espace aussi important que
la scène et les cintres, capable également de contenir
un décor entier. Plusieurs planchers y sont superposés.
Le premier est le plus souvent à environ deux mètres
sous le plateau, puis le 2e et le 3e dessous. Le premier,
sert à la manœuvre des trappes, pour les apparitions
et disparitions ; le 2e à la manœuvre des fermes et des
treuils ; le 3e à celle des tambours.
3 Pierre Sonrel, Traité de scénographie, Paris, 1956
Cage de scène
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 39
En France, c’est dès le XVIIe siècle qu’on présente ce
que l’on appelle des « pièces à machines » dont l’action
nécessite des changements de lieux spectaculaires :
les comédies-ballets, les opéras, les tragédies ou les
comédies comme le Dom Juan ou l’Amphytrion de
Molière. Machine, traduction de macchina, désigne
l’ensemble du dispositif permettant les changements de
décor. Grâce à ces machines, les effets pour surprendre
et émerveiller sont mis en œuvre : apparitions
spectaculaires par les dessus, disparitions inquiétantes
par les dessous, vols complexes de dieux et de déesses,
changements rapides de tableaux. L’utilisation des
machines est associée à une dramaturgie qui les appelle.
Les trucs sont des effets de surprise pendant la
représentation. Les chars célestes, les bateaux qui
apparaissent en scène, les décors qui sortent du sol
sont des machines ; tandis que les trappes au travers
desquelles surgissent les acteurs, les transformations
rapides de décors ou de personnes relèvent des trucs.
Pour les voleries – de divinités mythologiques par
exemple – , les organes moteurs sont disposés dans
les cintres. Dès que ces personnages disparaîtront, la
machine ne sera plus utilisée. Les gloires étaient des
machines descendant des cintres portant parfois un
nombre considérable de comédiens ou de chanteurs et
qui se modifiaient, se développaient à mesure qu’elles
apparaissaient aux spectateurs.
Trois principes mécaniques sont à la base de la
machinerie théâtrale
Le contrepoids : l’objet à soulever est fixé à l’extrémité
d’un fil, on fait passer ce fil dans la gorge d’une poulie
et l’on suspend à l’autre extrémité une masse de poids
sensiblement égal à l’objet ; le treuil sert à élever
verticalement de lourdes charges et se compose d’un
cylindre horizontal tournant sur son axe. Les fils auxquels
sont suspendus les poids à soulever s’enroulent autour
de ce cylindre ; le tambour à démultiplication qui se
compose de deux cylindres de diamètre différent.
Le contrepoids
Le tambour
Le treuil
Les treuils, les tambours, les contrepoids et les porteuses
(tubes d’acier de longueurs variées auxquelles on suspend
les châssis, les herses d’éclairage et les projecteurs) sont
reliés, et le dispositif qui résulte de leur combinaison
constitue une équipe : l’équipe d’un décor ou d’un rideau,
par exemple.
Volerie
40
Salle et scène du théâtre de Drottningholm
Le théâtre de Drottningholm
Le théâtre du Château royal de Drottningholm, à quelques
kilomètres de Stokholm en Suède, fut inauguré en 1766.
À l’extérieur, il est d’une belle simplicité architecturale.
À l’intérieur, l’une de ses caractéristiques les plus
frappantes est l’extraordinaire unité formée par la scène
et la salle, la seconde n’étant en quelque sorte qu’une
image inversée de la première. L’impression d’unité qui
se dégage des proportions architectoniques est encore
renforcée par la lueur de l’éclairage qui plonge la scène et
la salle dans une même atmosphère.
Les acteurs y ont joué les grandes œuvres françaises,
les vaudevilles et les petits opéras-comiques puis des
œuvres qui demandaient des ressources techniques,
une décoration spéciale et une machinerie compliquée.
Après 1800, le théâtre tomba dans l’oubli et les couches
de poussière s’accumulèrent jusqu’en 1921. Pourtant,
une trentaine de décors plus ou moins complets avaient
été conservés et la machinerie, construite par le maître
italien Donato Stopani, existait toujours dans son état
primitif.
Les travaux de remise en état furent entrepris. Le plus
difficile fut de pourvoir de fils la machinerie compliquée
de Stopani et d’actionner toutes les roues, les chariots et
les contrepoids qui interviennent dans les changements
de décors, les apparitions de divinités ou les voyages
aux Enfers effectués par l’une des nombreuses trappes.
Une nouvelle inauguration du théâtre eut lieu en 1922,
et depuis on y présente des opéras, entre autres de
Gluck, Händel, Mozart, Pergolèse, Purcell. Il est ouvert
aux visiteurs.
Le Théâtre Denise-Pelletier est un théâtre à l’italienne,
et son impressionnante cage de scène est pourvue
de trappes, de dessous et de cintres... à la mode
technologique !
Historienne et essayiste, HÉLÈNE BEAUCHAMP s’intéresse à la
dramaturgie et à l’évolution du théâtre professionnel au Québec et
au Canada français. Elle a aussi agi à titre de coordonnatrice des
Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier de 2010 à 2015.
Münchhausen, les machineries de l’imaginaire 41
s a l l e f r e d - b a r r y / 1 e r a u 19 d é c e m b r e 2 0 15
SHERLOCK HOLMES
ET LE CHIEN DES
BASKERVILLE
TEXTE SIR ART H UR CONAN DOYLE
ADAPTATION
STE V EN CANNY ET J O H N NIC H OLSON
MISE EN SCÈNE ET TRADUCTION
FR É D É RIC B É LAN G ER
A vec É t ienne P ilon , F ran ç ois - S imon P oirier
e t P hilippe R ober t
unsplash.com
en savoir
Une énigmatique série de meurtres terrorise les habitants
du Devonshire. Un esprit menaçant se cache dans les
landes désolées qui entourent les falaises d’Angleterre.
Sous la forme d’une bête sanguinaire, elle se nourrit de la
chair tremblante des héritiers de Baskerville. Le célèbre
détective et son fidèle acolyte Watson usent de toutes
leurs forces de déduction « élémentaires » pour résoudre
le terrifiant mystère auquel ils sont confrontés.
Frédéric Bélanger est acteur, auteur et metteur en
scène. Il a suivi une formation en interprétation à l’École
nationale de théâtre du Canada. Scénariste et comédien
principal de la populaire série jeunesse Toc Toc Toc, il a
participé à de nombreuses productions télévisuelles. Il a
signé la mise en scène de tous les spectacles d’Advienne
que pourra et l’adaptation des Aventures de Lagardère, du
Tour du monde en 80 jours et de D’Artagnan et les trois
mousquetaires, au TDP.
Théâtre Advienne que pourra s’engage à élargir les
horizons culturels des jeunes en créant et développant
l’art théâtral dans la région de Lanaudière, depuis sa
création en 2005.
42
Sherlock Holmes
pour se défendre. De plus, les policiers ne sont pas
capables d’arrêter tous les criminels. C’est la raison pour
laquelle Sherlock Holmes exerce le travail de détective
privé consultant. Il va sans dire qu’on a nettement besoin
de lui pour venir résoudre les enquêtes. Sans compter
que ce dernier vit au centre même de la ville, au 221B
Baker Street, ce qui lui permet d’être au milieu de l’action.
Sherlock Holmes est un être hors du commun qui pense
d’une façon très méthodique et lucide.
par Christina Brassard
Les aventures fictives de Sherlock Holmes marquent
profondément la culture populaire. Leur réalisme et leur
ancrage dans le temps permettent au grand public de se
familiariser très vite au personnage de Sherlock Holmes.
Créé en 1887 par Arthur Conan Doyle, il est d’abord mis
en scène dans quatre romans et cinquante-six nouvelles.
Il se retrouve par la suite maintes fois à l’écran, il est
abondamment illustré et il est récupéré par de nombreux
auteurs. Conan Doyle s’est inspiré d’éléments divers afin
de réussir à imaginer un personnage aussi convaincant.
Le choix de la personnalité de son héros est sans nul
doute influencé par celle de ses mentors, le Dr Joseph Bell
et le Professeur Rutherford. On reconnaît également son
intérêt pour le genre policier et l’importance de quelques
prototypes de l’enquêteur, tels que le détective fictif
C. Auguste Dupin imaginé par Edgar Allan Poe ou le
célèbre détective privé Eugène François Vidocq, dans
l’élaboration de son personnage. personnage.
Encore quelque peu sous l’emprise des
bonnes mœurs victoriennes, il a des
manières raffinées et une très grande
intelligence, mais il est également un être
marginal qui s’oppose à certaines valeurs
morales de cette période historique, comme
celles du mariage, de la famille
et de la richesse.
P our q uoi ?
Les histoires de Sherlock Holmes se déroulent dans le
contexte de l’Angleterre du XIXe siècle, à une époque où
les avancées scientifiques prennent de l’expansion. Le
crime fait rage dans cette société : Londres est d’ailleurs
la ville des bandits, des escrocs et des meurtriers. Les
citoyens s’inquiètent et la plupart possèdent une arme
© the commons
221B Baker Street
Dans le cadre de la pièce Sherlock Holmes et le
chien des Baskerville, j’ai eu envie d’en découvrir
plus sur ce personnage mythique de la culture
populaire. Comment est-il né dans l’imaginaire
de son créateur Sir Arthur Conan Doyle ? Cet
article vous donnera, à coup sûr, le goût de
vous munir d’un parapluie et de partir à la
recherche de Sherlock sur les routes étroites de
l’Angleterre. J-S. Traversy
Sherlock Holmes et le chien des Baskerville 43
© the commons
© unsplash.com
Méthode de travail
Un être solitaire
Baskerville
Sherlock Holmes connaît les nouvelles sciences. Il
est un adepte de la technologie et remet en cause les
techniques policières. Son travail de détective relève du
raisonnement inductif : il déduit grâce à l’observation
des faits, à la collection de données ainsi qu’aux indices.
Il ne fait ainsi aucune réflexion spéculative et il scrute les
scènes de crime dans les moindres détails. Par exemple,
il utilise la chimie et il est un excellent pisteur. L’analyse
des résidus de poudre ou le repérage des douilles lui
permet aussi de déterminer la position du tireur ou la
distance du coup de feu. Une autre de ses expertises est
son art du déguisement : Sherlock Holmes est un as de la
mise en scène et aime se donner en spectacle. Changer
d’apparence sans se faire reconnaître lui donne l’occasion
de pénétrer des sphères inconnues sans se faire repérer.
Du reste, il ne change pas seulement son allure, mais
aussi sa voix, ses expressions et sa personnalité. Tel un
caméléon, il se faufile dans la ville avec une efficacité
prestigieuse.
Bien que nous en sachions peu sur l’enfance de
Sherlock Holmes, nous sommes tout de même portés
à croire qu’elle est empreinte de solitude. Un état qui
semble perdurer tout au long de sa vie. Hormis le fait
qu’il ait des liens avec son frère Mycroft Holmes, ses
rapports à la vie mondaine sont quasi absents et ceux
avec les femmes aussi. Il développe toutefois une grande
amitié pour John Watson, docteur en médecine. Ce
dernier devient son fidèle acolyte et met fin à sa solitude.
Leur relation a souvent été source de plaisanteries dans
plusieurs adaptations cinématographiques ou littéraires
puisque ce binôme peut apparaître parfois comme un
couple d’amoureux. Or, ce ne sont que des moqueries
puisque John Watson se marie avec une dénommée Mary
et que Sherlock Holmes tombe sous le charme de la
fameuse criminelle Irene Adler.
Le Chien des Baskerville est l’une des histoires les
plus connues de Conan Doyle – entre autres pour son
excellente intrigue et ses revirements de situations. Elle
est aussi l’une des plus adaptées au cinéma et au théâtre.
Le récit débute à Londres où un homme, le Docteur
Mortimer, vient demander l’aide de Sherlock Holmes et
de John Watson. Ceux-ci doivent alors se rendre dans la
contrée de Baskerville pour comprendre les mystères
qui entourent la mort suspicieuse de Sir Charles
de Baskerville. Ils entendent parler d’une légende
familiale qui serait la source d’une malédiction : un
chien descendu des enfers attaquerait la lignée des
Baskerville. Sherlock Holmes ne croit pas à l’aspect
surnaturel et tente de chercher une hypothèse logique
aux événements.
CHRISTINA BRASSARD étudie au doctorat en littérature à l’Université
de Toronto.
Sherlock Holmes et le chien des Baskerville 44
à venir en 2016
salle denise-Pelletier
2 3 m a r s a u 16 av r i l 2 016
© Robert S. Donovan
salle denise-Pelletier
3 a u 2 7 f év r i e r 2 0 1 6
Cahier d’hiver
sous la direction de
Nicol as Gendron
Le miel est plus
doux que le sang
T e x t e S i m o n e Ch a r t r a n d
e t Ph i l i p p e S o l d e v i l a
Mise en scène C atherine Vidal
L’orangeraie
T e x t e L a r ry T r e m b l ay
Mise en scène Cl aude Poissant
S alle fred - barr y : M U L I A T S - L O V E I S I N T H E B I R D S - F R A T R I E ( F R A N C E ) - S I M O N E E T L E W H O L E S H E B A N G - L E S Z U R B A I N S 2 0 1 6
LES ARTS
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