l`analyse de l`aphasie l`étude de l`essence du langage

L'ANALYSE DE L'APHASIE
ET
L'ÉTUDE DE L'ESSENCE DU LANGAGE
Nous nous proposons de traiter ici de faits qui relèvent de la pathologie du
langage et d'en indiquer l'importance pour l'intelligence du langage normal;
mais notre intention n'est pas de relever cette importance jusque dans le
détail. Il faudrait pour cela examiner longuement les phénomènes normaux
du langage, ce qui déborderait le cadre de cet article. Nous nous en tiendrons
pour l'essentiel à apporter des observations cliniques propres à nous faire
progresser dans l'analyse des phénomènes du langage normal. Notre attitude
s'exprimera dans le choix même des faits étudiés, puisque sur une vaste masse
d'observations nous ne prélèverons que celles qui peuvent présenter un
intérêt spécial pour l'étude des problèmes généraux du langage.
1
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
Il nous faut, avant d'en venir aux faits eux-mêmes, commencer par
quelques remarques générales relatives à la possibilité d'utiliser les
faits pathologiques pour l'étude des problèmes de psychologie normale.
Tant que l'on n'a pris les phénomènes pathologiques que pour des bizarreries
résultant de la maladie, on n'a guère pensé que leur étude pût servir à
l'intelligence des phénomènes normaux. Certains savants rejettent pour
cette raison l'emploi des données pathologiques. Leur scepticisme paraît
justifié dans la mesure où, en édifiant des théories sur des faits
pathologiques— sans user de prudence critique —, on risque d'égarer dans de
fausses voies l'étude
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des phénomènes normaux : ce qui est arrivé plus d'une fois ; je rappellerai
seulement l'exemple des « schémas du langage » : cette conception fondée sur
des données pathologiques, a contribué très notablement à renforcer
l'associationnisme en psychologie et à étayer la théorie qui fait de la vie
psychique une somme de fonctions isolées se caractérisant à la manière des
représentations ; on sait que ces vues ont été reconnues comme erronées dans
une large mesure. Mais l'influence funeste de la pathologie sur l'étude des faits
normaux tient moins à l'emploi même d'observations pathologiques qu'à
l'analyse incomplète de ces faits et à l'erreur de méthode qui consiste à
transférer des conceptions d'un domaine dans l'autre sans égard aux
particularités des deux. Si l'on tient compte de ces particularités, on pourra
sans aucun danger tirer parti de leur étude comparée1. S'il est vrai que les
phénomènes pathologiques sont des modifications régulières de faits normaux
—et personne n'en doute plus guère de nos jours —, on ne pourra tirer des
premiers des conclusions relatives aux seconds que si l'on a découvert les lois
de ces modifications. Il sera pour cela nécessaire tout d'abord de ne pas partir
de faits détachés, interprétés isolément, comme on- l'a fait trop souvent, mais
de commencer par observer et par comprendre le phénomène pathologique lui-
même comme un symptôme révélateur de la structure modifiée de la
personnalité du malade. Même chez le sujet normal, le moindre phénomène
particulier — un mot prononcé, un geste de la main, une manifestation du
sentiment--n'est intelligible que si l'on peut l'intégrer dans la
personnalité totale de l'individu. Mais là on peut à la rigueur appliquer dans
l'observation une sorte de norme moyenne. Il en est tout autrement dès qu'il
s'agit d'un malade, ou du moins il ne faut alors user de cette norme que dans de
strictes limites. Bien que l'on puisse observer certaines modifications
génériques du comportement, reconnaissables chez tous les hommes, ou du
moins chez les hommes d'une même sorte. d'une même couche sociale, etc., il
sera nécessaire, si l'on veut comprendre sans équivoque possible le phénomène
pathologique, de
1. Cf Goldstein. Lokalisation in der Grosshirnrinde. In : Handbuch der nor-malen n.
pathologischen Physiologie. Berlin. Springer. t. X, p. 626 sq., et Beo-bacht über d. Veränderungen
bei Gehirnschadigung, Mon. f. Psychiatrie u. Neurologie, 1928, t. LXVIII : A. GELB, Bericht über d.
IX. Psycholog. Congr., 1925, léna, Fischer, 1926, p. 24.
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connaître la personnalité individuelle du malade et sa modification
individuelle. Il faudra en outre tenir compte du fait qu'on est en présence d'un
malade, et de l'importance qu'a cette altération pour le sujet en question.
Même les opérations du sujet normal et surtout celles qui con-sistent à
résoudre des problèmes posés, tels qu'il s'en présente au cours des examens
usuels, ne sont pas des phénomènes qu'on puisse détacher de la personnalité et
de la situation concrète : elles tirent toujours leur origine de la réaction de
l'organisme aux exigences extérieures, elles expriment toujours la défense de
l'organisme contre le milieu environnant, la lutte qu'il soutient pour se
réaliser, sa « lutte pour l'existence » au sens le plus étendu du terme. Mais le
sujet normal est d'habitude si solidement implanté dans son milieu qu'il peut
se permettre un certain nombre de réactions fausses, il peut supporter un échec
sans en être ébranlé dans son existence même. Chez le malade, non seulement
les exigences du milieu normal qui était le sien auparavant donneront matière
à beaucoup plus de réactions fausses, mais celles-ci compromettront plus gra-
vement son existence, il en sera bien plus profondément ébranlé. Nous
reconnaissons dans cet ébranlement anormal, dans cette « réaction
catastrophique »1, l'une des caractéristiques de la modification pathologique.
Sa gravité consiste non seulement en ce qu'il s'accompagne d'un sentiment très
pénible de désarroi et d'angoisse, mais en ce qu'il paralyse plus ou moins
longtemps l'organisme, même dans des fonctions et dans des opérations qu'il
est en état d'accomplir quand les circonstances plus favorables ne l'ébrantent
point. L'organisme modifié cherche, bien entendu, à détendre son existence et
à s'assurer un maximum de possibilités d'action ; il est donc naturel que cet
organisme malade recherche une situation où tout ébranlement lui serait évité
dans la mesure du possible. Ce ne sera réalisable qu'à condition qu'il évite de
se trouver placé en face d'exigences auxquelles il ne saurait suffire ; il lui
faudra se créer un milieu modifié, rétréci par rapport au milieu « normal »
précédent. C'est ainsi que dans les cas de guérison déficitaire nous constatons
un rétrécissement du milieu, du monde où vit le malade et nous voyons
celui-ci éviter autant que possible tout ce qui pourrait l'arra-
1. Cf. Zur Théorie der Funktion des Nervensystems, Arch f. Psychiatrie, t. XIX, et
Zum Problem der Angst, Z. f. Psychotherapie, t. Il, fasc. 7, p. 409.
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cher à ce milieu. C'est pour cela que le comportement des malades
acquiert des particularités sur lesquelles nous reviendrons ulté-
rieurement et qui ne sont intelligibles que si l'on connaît cette
modification de leur attitude envers le monde extérieur; si l'on veut tirer
de ce comportement pathologique des conclusions valables pour le
comportement normal, il faut user d'une extrême prudence et garder
toujours présente à l'esprit celte modification de la personnalité totale
qui résulte de la maladie. Une opération particulière d'un malade ne
pourra être comparée à un acte d'un sujet normal que si l'on en a bien
compris la valeur et l'importance pour les possibilités d'existence de
l'organisme modifié. Cela exige une analyse détaillée de chaque
phénomène particulier dans ses rapports avec la personnalité totale du
malade et avec la situation particulière du moment. Tant que l'on a
considéré la vie de l'organisme comme un ensemble de fonctions
particulières relativement indépendantes les unes des autres, capables
tout au plus de s'entraver ou de se renforcer réciproquement de façon
secondaire, il a été impossible de formuler une pareille exigence, à tout
le moins de lui reconnaître cette importance fondamentale. A peine s'il
en est question dans la plupart des études cliniques anciennes. Le plus
souvent, les auteurs se contentent de constater que les malades
accomplissent ou n'accomplissent pas telle ou telle opération. Cette
façon de procéder rendait impossible l'interprétation correcte des actes
évoqués plus haut. De plus elle faisait illusion sur la capacité ou
l'incapacité du malade. Même dans le cas d'une réaction correcte quant
à l'effet, il peut y avoir modification chez le malade, il peut être
parvenu à cette réaction par une voie toute différente de la voie
normale. Inversement, l'échec effectif ne signifie pas toujours
l'incapacité définitive : il peut résulter d'une situation toute spéciale, il
peut être la conséquence de l'ébranlement dont nous avons parlé ou
représenter une mesure de protection dans le cas où une réaction
imparfaite ou incomplète mettrait le malade dans un danger pire que
l'absence de réaction. Ce sont surtout les « détours » déjà mentionnés
qui jouent chez les malades un rôle extraordinaire. Il est précieux de les
connaître pour comprendre ce qui se passe chez le malade mais aussi
chez le sujet normal. Leur étude nous renseigne d'une part sur les
moyens dont l'homme normal dispose aussi, mais qu'il n'utilise que
dans des
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circonstances particulièrement difficiles, qu'en cas d'embarras. Elle nous
montre d'autre part à quel point ces réactions sont défectueuses en fait, elle
seule peut nous révéler la modification survenue chez le malade, puisque nous
pouvons démontrer par des expériences convenablement choisies que ces
réactions ne répondent plus à certaines exigences normales. Par surcroît ces «
détours » nous font comprendre profondément l'importance de la structure
individuelle pour toutes les activités de l'homme, importance qui a été
indiquée depuis longtemps en pathologie, notamment par quelques auteurs
français — qu'il me suffise de citer Charcot et Ballet. Si insoutenable que
nous paraisse aujourd'hui l'essentiel de leurs théories, il faut se garder
d'oublier les services qu'ils ont rendus sur ce terrain.
Si nous insistons ainsi sur ce fait qu'il faut, pour comprendre une action
particulière, connaître ses rapports avec l'ensemble de la personnalité, ce n'est
point que nous considérions qu'il y a là un problème exclusivement
psychologique. Quelle que soit la valeur de l'analyse psychologique, on
n'arrivera jamais à reconstruire la personnalité intégrale sur des données
purement psychologiques. Il ne suffirait pas non plus de compléter les faits
résultant d'un examen psychologique à l'aide de faits physiologiques. Il faut
nous représenter très nettement que ce que nous notons comme faits
psychologiques ou physiologiques est une documentation qui nous arrive déjà
faussée par notre procédé de « dissection » et que, loin de nous faire saisir de
façon immédiate la manière d'être de l'organisme, elle nous la signale
seulement1. Une fois que l'on a commis l'erreur usuelle de considérer ces
deux séries de faits comme des phénomènes appartenant réellement à deux
domaines separés de l'être, il n'y a plus de rectification possible. Une bonne
partie des difficultés auxquelles se heurte la psychologie pure, et qu'elle
cherche en vain à surmonter à l'aide d'hypothèses variées, vient de ce qu'elle
n'a pas vu ou de ce qu'elle a mal vu les rapports qui existent entre le
psychologique et la vie. Nous ne comprendrons le comportement de
l'organisme que si nous nous plaçons, pour envisager et apprécier les faits
particuliers, au point de vue de l'organisme total. C'est ici qu'apparaît
l'importance capitale du problème de l'organisme pour toute notre
1. Cf. GOLDSTEIN, Das psycho-physische Problem in seiner Bedeutung fur ärtztliches
Handeln, Therapie der Gegenwart, 1931, fasc. l,p. 1 sq.
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