D O S S I E R Pharmacologie de la buprénorphine haut dosage (HD) ! P. Marquet* L a buprénorphine (BU) est un opiacé semi-synthétique obtenu aux États-Unis en 1973 à partir de la thébaïne, un alcaloïde du pavot, par A. Cowan et J.W. Lewis, qui ont également décrit ses principales propriétés, y compris son intérêt potentiel dans le cadre de la substitution (1). Il s’agit d’une molécule très lipophile (logKp > 3), dont la masse est de 467,65 Da et qui posséde deux pKa, l’un égal à 8,42 et l’autre à 9,83. Sa formule développée, représentée figure 1, montre un squelette commun avec celui de la morphine, mais permet également d’expliquer la plus grande lipophilie de la buprénorphine du fait de la présence de deux chaînes latérales apolaires. Cette molécule présente des particularités pharmacocinétiques et pharmacodynamiques qui justifient son intérêt comme thérapeutique de substitution à l’héroïne et son mode d’administration particulier. (-) buprénorphine N CH3 CH3 CH3 OH OH O CH3 O CH3 CH3 Morphine N OH O OH Figure 1. Structures développées de la buprénorphine et de la morphine. * Service de pharmacologie et toxicologie, CHU de Limoges, 87042 Limoges Cedex. 40 PROPRIÉTÉS PHARMACOCINÉTIQUES Absorption et biodisponibilité La buprénorphine, étant très liposoluble, est bien absorbée par voie digestive, mais elle présente néanmoins une faible biodisponibilité (< 20 %), du fait d’un fort effet de premier passage intestinal et hépatique. La voie digestive n’est donc pas utilisable en thérapeutique. Par voie transcutanée, le produit est séquestré dans les couches de la peau du fait de sa très forte lipophilie, si bien que l’on n’obtient pas des taux sanguins significatifs, même en utilisant différents esters de la buprénorphine (2). La biodisponibilité de la buprénorphine par voie sublinguale est plus importante. Elle est généralement comprise entre 30 et 55 % (3), mais l’absorption de la buprénorphine à travers la muqueuse buccale dépend du temps de contact (4). Par ailleurs, différentes études ont montré que cette biodisponibilité était plus forte avec des solutions alcooliques (5) ou d’autres formulations liquides (6) du médicament. Distribution de la buprénorphine dans l’organisme L’essentiel des phénomènes de distribution est gouverné par la forte lipophilie de la molécule. Celle-ci est liée à 96 % aux globulines plasmatiques, présente un volume de distribution relativement important (de l’ordre de 2,5 l/kg) et une demi-vie de distribution de 2 à 5 heures. La buprénorphine traverse facilement et rapidement la barrière hémato-encéphalique, ce qui se traduit par des concentrations dans le cerveau très supérieures aux concentrations plasmatiques. Aux doses standard, utilisées pour le traitement de substitution, seule la buprénorphine est retrouvée dans le tissu cérébral, ce qui signifie que ses principaux métabolites ne traversent pas la barrière hémato-encéphalique et que la buprénorphine n’est pas métabolisée dans le cerveau (7). Néanmoins, dans un cas de suicide par ingestion d’une dose extrêmement importante de buprénorphine, nous avons pu retrouver une concentration importante de norbuprénorphine dans le tissu cérébral, suggérant une augmentation de la perméabilité de la barrière hémato-encéphalique ou peut-être un débordement de ses capacités de rejet, impliquant peut-être une protéine de type multi-drug resistance protein (8). Métabolisme La buprénorphine est essentiellement métabolisée dans la paroi digestive et dans le foie, d’abord par une réaction de désalkylation conduisant à la norbuprénorphine (NBU), catalysée par le cytochrome P450 3A4 (9), puis par glucuro-conjugaison de la buprénorphine et de la norbuprénorphine. Expérimentalement, la norbuprénorphine serait très faiblement active, alors que les métabolites glucuro-conjugués seraient inactifs. Ce métabolisme est peu affecté dans l’insuffisance hépatique. De plus, la BU s’est montrée très faiblement inhibitrice du La Lettre du Pharmacologue - Volume 15 - no 3 - mars 2001 D CYP 3A4 in vitro (10), et sans interaction pharmacocinétique avec le flunitrazépam, ce qui rend peu vraisemblable que l’accumulation de benzodiazépines puisse expliquer les décès constatés sous l’association BHD-benzodiazépines (11). Excrétion Quatre-vingt-dix pour cent de la dose administrée est éliminée par voie biliaire, essentiellement sous forme de BU et NBU glucuro-conjuguées ; les concentrations dans la bile sont très supérieures aux concentrations plasmatiques. Après déconjugaison par la flore intestinale, la BU et la NBU libérées font l’objet d’une recirculation entérohépatique. Une partie de la dose administrée est également éliminée par voie rénale, sous forme de métabolites glucuro-conjugués et, en moindre quantité, de norbuprénorphine et de buprénorphine. La demi-vie d’élimination terminale de la buprénorphine est de l’ordre de 20 à 25 heures. Propriétés pharmacodynamiques La buprénorphine présente une affinité variable pour les différents types de récepteurs aux opioïdes endogènes et une activité intrinsèque différente sur chacun d’eux. L’affinité de la BU pour les récepteurs µ, dont les ligands endogènes sont les enképhalines et la β-endorphine, est environ 2 000 fois supérieure à celle de la morphine, pour laquelle elle est donc un compétiteur redoutable. De plus, la BU se dissocie très lentement de ces récepteurs, avec une demi-vie de fixation de l’ordre de 40 minutes, contre quelques millisecondes pour la morphine, ce qui lui confère des effets prolongés. Néanmoins, la BU n’est qu’un agoniste partiel de ces récepteurs et son effet maximal est inférieur à celui de la morphine, ce qui est désigné sous le terme “d’effet plafond” (12). Par la stimulation de ces récepteurs µ, la buprénorphine possède des propriétés antalgiques, euphorisantes, mais elle entraîne aussi une dépression respiratoire. Son métabolite, la NBU, a une faible activité analgésique intrinsèque sur les récepteurs µ (13) ; à très forte concentration plasmatique chez l’animal, elle induit une dépression respiratoire (14), probablement en stimulant les récepteurs µ pulmonaires, mais les doses nécessaires sont sans commune mesure avec celles résultant de l’administration de buprénorphine haut dosage (BHD) chez l’homme. Sur les récepteurs κ, dont les ligands endogènes sont les dynorphines, la buprénorphine possède des effets complexes : elle est antagoniste des récepteurs κ2, qui sont responsables des effets dysphoriques engendrés par d’autres opiacés, et elle est agoniste des récepteurs κ1 et κ3, ce qui renforce son activité antalgique (15). La buprénorphine a une faible affinité pour les récepteurs δ, dont les ligands endogènes sont les enképhalines, ce qui se traduit par l’absence de “flash” lors de l’administration. En réponse à une stimulation prolongée par la BHD, il a été montré chez l’animal une désensibilisation des récepteurs µ dans le cortex frontal et occipital, dans le thalamus, l’hippocampe, le striatum et le tronc cérébral, ainsi qu’une surexpresLa Lettre du Pharmacologue - Volume 15 - no 3 - mars 2001 O S S I E R sion des récepteurs κ1 dans le cortex frontal, pariétal et occipital, de même que dans le striatum (16). La désensibilisation par phosphorylation des récepteurs µ est toutefois minime par rapport à celle induite par les agonistes complets de ces récepteurs (tels que l’étorphine) ou par la morphine (17). MODALITÉS D’ADMINISTRATION En France, la BHD (Subutex®) est disponible sous forme de comprimés sublinguaux à 0,4 mg, 2 mg et 8 mg, et le schéma d’administration recommandé est d’une prise par jour. Cette prise unique quotidienne est justifiée par la durée d’action de la buprénorphine au niveau cérébral, liée à la stabilité du complexe buprénorphine-récepteurs, plus que par ses caractéristiques pharmacocinétiques. De nombreuses études étrangères, en particulier américaines, ont même démontré la possibilité d’administrer des doses plus importantes un jour sur deux, un jour sur trois, voire un jour sur quatre (18). Ces études chez le volontaire, toujours en condition expérimentale, ont montré une augmentation de la concentration plasmatique maximale de buprénorphine en fonction de la dose unitaire, sans effets indésirables notables. La motivation de ces études est liée à l’hypothèse d’une dispensation de la BHD en centres spécialisés aux États-Unis, encore à l’étude. En effet, des administrations (et donc des visites au centre) plus espacées signifieraient plus de capacité d’accueil dans ces centres et plus de liberté pour le patient. La BHD a même été testée dans des programmes de désintoxication, du fait des faibles syndromes de manque qu’elle entraîne et de sa propriété à antagoniser partiellement les autres opiacés (19). Une revue de la littérature a montré que toutes les études ayant comparé l’efficacité de la buprénorphine et de la clonidine dans les cures de sevrage en 10 jours ou moins rapportaient un syndrome de manque moins sévère sous BU, avec un taux de succès variant de 65 à 100 %, selon les critères choisis (20). EFFETS CLINIQUES DE LA BUPRÉNORPHINE À faible dose, la BU est utilisée depuis près de 20 ans pour ses propriétés analgésiques, dans plus de quarante pays. Son utilisation à forte dose depuis 1996 en France a permis de vérifier son effet plafond sur les mesures subjectives et la dépression respiratoire alors que, chez un individu donné, les concentrations plasmatiques augmentent linéairement avec la dose. De très fortes doses ont même pu être administrées lors d’études cliniques chez l’homme, pratiquement sans effets indésirables. En accord avec la lente dissociation de la buprénorphine et des récepteurs µ, le phénomène de tolérance à la buprénorphine semble de développement très lent, cliniquement peu significatif. De la même manière, les syndromes de sevrage à l’arrêt du traitement sont tardifs et souvent d’intensité modérée. Enfin, si la BHD n’induit pas de “flash” après administration sublinguale, du fait d’une faible affinité pour les récepteurs δ, mais aussi d’une pénétration relativement lente dans le cerveau, il 41 D O S S I E R semble qu’il en soit autrement de la BHD par voie intraveineuse, ce qui pourrait expliquer la fréquence des abus de ce type [8 % des patients traités ou entre 10 et 20 %, selon les sources (21)]. Pour éviter de tels abus, l’association de naloxone dans les formulations sublinguales de BHD est à l’étude, en particulier aux États-Unis. En effet, la naloxone est un antagoniste des récepteurs µ possédant une faible biodisponibilité par voie orale ou sublinguale, si bien qu’il n’antagonise pas significativement les effets de la BU (22). En revanche, en cas d’injection de comprimés écrasés et dilués, l’effet antagoniste de la naloxone s’exerce pleinement et entraîne des symptômes de sevrage dose-dépendants, diminue l’effet agréable de la buprénorphine injectée et diminue le “prix de rue” estimé (23). La proportion efficace buprénorphine/naloxone pourrait être de l’ordre de 2/1 à 4/1. 6. Schuh KJ, Johanson CE Pharmacokinetic comparison of the buprenorphine sublingual liquid and tablet. Drug Alcohol Depend 1999 ; 56 : 55-60. 7. Ohtani M, Kotaki H, Uchino K, Sawada Y, Iga T. Pharmacokinetic analysis of enterohepatic circulation of buprenorphine and its active metabolite, norbuprenorphine, in rats. Drug Metab Dispos 1994 ; 22, 1 : 2-7. 8. Gaulier JM, Marquet P, Lacassie E, Dupuy JL, Lachatre G. 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La buprénorphine est un opiacé de synthèse avec des propriétés agonistes partielles et antagonistes pour les différents types de récepteurs aux opioïdes endogènes, dont l’action se traduit par une analgésie, une dépression respiratoire modérée, l’absence d’hallucinations et de “flash” (au moins lors d’une administration sublinguale) et une longue durée d’action. Le plafonnement de son effet maximal procure à ce médicament une marge de sécurité importante lorsqu’il est utilisé seul. En revanche, l’association à d’autres molécules à activité psychotrope semble pouvoir potentialiser ses effets dépresseurs respiratoires. " 13. Ohtani M, Kotaki H, Sawada Y, Iga T. Comparative analysis of buprenorphine- and norbuprenorphine-induced analgesic effects based on pharmacokineticpharmacodynamic modeling. J Pharmacol Exp Ther 1995 ; 272 : 505-10. R 14. Ohtani M, Kotaki H, Nishitateno K, Sawada Y, Iga T. 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