CHAPITRE 1
La loi de réciprocité quadratique
L’objectif principal de ce premier chapitre est de rappeler la théorie des carrés de
Z/NZdéveloppée par Fermat, Euler, Lagrange, Legendre et Gauss et notamment
de démontrer la loi de réciprocité quadratique, le "theorema aureum" de Gauss, qui
en est le résulat central. Nous introduirons au passage le symbole de Legendre, outil
indispensable autant à l’élégance des énoncés qu’aux calculs pratiques de résidus
quadratiques. Gauss a donné six démonstrations de la loi de réciprocité quadratique.
Celle que nous présentons est la dernière, basée sur ce que l’on appelle depuis la
somme de Gauss. Il sera commode d’introduire l’anneau des entiers algébriques, un
outil dont on aurait pu se passer pour ce chapitre mais d’une grande importance
pour la suite du cours. Enfin, nous terminerons par un théorème de Gauss sur la
structure du groupe (Z/NZ)×des inversibles de l’anneau Z/NZ.
Les résultats de ce chapitre joueront un rôle essentiel dans la théorie des formes
quadratiques binaires, par exemple pour les questions de représentation des entiers
sous la forme x2+dy2, ainsi que dans l’arithmétique des corps quadratiques.
Références : — C. F. Gauss, Disquisitiones Arithmeticae. Un grand classique
traduit en français aux éditions Jacques Gabay. On y trouvera dans les chapitres I,
II, III et IV les démonstrations (pour la plupart originales) de tous les résultats de
ce chapitre, et bien plus encore.
— K. Ireland & M. Rosen, A classical introduction to modern number theory,
Springer Verlag GTM 84. Une excellente présentation, dans le language d’aujour-
d’hui, avec de multiples notes historiques. Notre présentation de la sixième preuve
de Gauss est notamment issue du chapitre 6 de ce livre. De nombreuses autres
démonstrations de la loi de réciprocité quadratique y sont exposées.
— Nous utiliserons librement le language de base de la théorie des groupes, pour
lequel le lecteur pourra se reporter au livre Algebra de Serge Lang aux éditions
Addison Wesley.
1. Carrés modulo un entier
Définition 1.1. Soient Nun entier 1et aZ. On dit que aest un carré
modulo N, ou encore un résidu quadratique modulo N, s’il existe bZvérifiant
ab2mod N.
Cette propriété ne dépend bien sûr que de la classe de adans Z/NZ, et il revient
au même de demander que cette classe est le carré d’un élément de l’anneau Z/NZ,
c’est-à-dire de la forme x2avec xZ/NZ. Par exemple, les carrés modulo 5sont
1
2 1. LA LOI DE RÉCIPROCITÉ QUADRATIQUE
(les classes de ...) 0,1et 1, et les non-carrés sont 2et 2. De même, les carrés
modulo 8sont 0,1et 4.
Il est évident que si aest un carré modulo N, et si Mdivise N, alors aest
un carré modulo M. Nous allons donc commencer par étudier le cas (qui s’avèrera
essentiel) où Nest un nombre premier. Le cas du nombre premier 2étant trivial,
nous supposerons souvent que pest un nombre premier impair.
Proposition 1.2. Soient pun nombre premier impair et Cp:= {x2, x (Z/pZ)×}
l’ensemble des carrés non nuls de Z/pZ.
(i) Cpa exactement p1
2éléments, à savoir les classes modulo pdes éléments de
la forme i2pour i= 1,2,...,p1
2.
(ii) Cpest un sous-groupe d’indice 2du groupe multiplicatif (Z/pZ)×: le produit
de deux éléments de (Z/pZ)×est un carré si et seulement s’ils sont soit tous
deux des carrés, soit tous deux des non-carrés.
Démonstration — Soient x, y Z/pZ. On a la suite d’équivalences x2=y2
(xy)(x+y) = 0 x=±y, la dernière provenant de ce que l’anneau Z/pZest
un corps pour ppremier. Pour la même raison, on a x6=xpour tout x(Z/pZ)×
car p > 2. La première assertion en découle.
Il est évident que Cpest un sous-groupe de (Z/pZ). On a |(Z/pZ)×|/|Cp|=
2d’après le (i) 1, autrement dit Cpest d’indice 2. D’après Lagrange, Cpa donc
exactement deux translatés (ou “classes”) dans (Z/pZ)×: on a
(Z/pZ)×= CpaaCp
aest n’importe quel élément qui n’est pas dans Cp, c’est-à-dire un non-carré.
Ainsi, si xet yne sont pas des carrés, et donc tous deux dans aCp, alors xy est
dans a2Cp: c’est donc un carré. De même, si xCpet y /Cp, alors xy aCp: le
produit d’un non-carré par un carré est un non-carré.
Définition 1.3. (Legendre) Soient pun nombre premier impair et aZ. Si aest
premier à p, on pose a
p= 1 si aest un carré modulo p,a
p=1sinon. On pose
enfin a
p= 0 si a0 mod p.
Ainsi défini, le nombre a
pne dépend que de la classe de amodulo pde sorte
qu’il y a aussi un sens à écrire a
ppour aZ/pZ. La seconde assertion de la
proposition 1.2 se reformule alors de la manière suivante :
Corollaire 1.4. (Multiplicativité du symbole de Legendre) Pour tous a, b dans Z,
on a ab
p=a
pb
p.
1. Nous aurions pu également introduire l’application f: (Z/pZ)×(Z/pZ)×définie par
f(x) = x2. C’est un morphisme de groupes d’image Cpet de noyau 1}d’après l’argument donné
au (i). La formule |Im(f)|=|(Z/pZ)×|/|Ker(f)|redonne bien sûr l’égalité |Cp|=p1
2.
1. CARRÉS MODULO UN ENTIER 3
En particulier, il suffit de savoir déterminer les nombres a
pavec a=1,2ou
apremier impair. Étant donné p, il est en théorie facile de déterminer tous les aZ
tels que a
p= 1 : il suffit d’énumérer les classes modulo pde i2pour i= 1,...,p1
2
(Proposition 1.2), qui est en particulier un problème fini. En revanche, un problème
nettement plus difficile est de déterminer, étant donné aZ, tous les nombres
premiers ptels que a
p= 1. La table suivante donne quelques exemples.
p3 5 7 11 13 17 19 23 29 31 37 41 43 47 53 59 61 67 71 73 79
2
p-1 -1 1 -1 -1 1 -1 1 -1 1 -1 1 -1 1 -1 -1 -1 -1 1 1 1
3
p0 -1 -1 1 1 -1 -1 1 -1 -1 1 -1 -1 1 -1 1 1 -1 1 1 -1
5
p-1 0 -1 1 -1 -1 1 -1 1 1 -1 1 -1 -1 -1 1 1 -1 1 -1 1
Table 1. a
ppour p < 80 et a= 2,3,5
Cette table peut soit être obtenue par énumération directe, bien que fastidieuse,
des carrés modulo tous ces premiers, soit par exemple à l’aide du critère élégant
suivant (mais pas très efficace non plus en pratique, il faut bien l’avouer, du moins
sans l’aide de l’ordinateur).
Proposition 1.5. (Critère d’Euler) Soient ppremier impair et aZ, on a la
congruence ap1
2a
pmod p.
Démonstration — On peut supposer a6≡ 0 mod p. Nous allons montrer (p1)!
a
pap1
2mod p. Du cas a= 1 on en déduira (p1)! ≡ −1 mod p(théorème de
Wilson) puis le résultat de l’énoncé.
On remarque que l’application x7→ ax1est une involution 2de (Z/pZ)×qui est
sans point fixe, sauf si aest un carré modulo pauquel cas ses deux seuls points fixes
sont uet uu2=amod p. Le produit des éléments de (Z/pZ)×, qui est congru
à(p1)!, vaut donc ap1
2mod psi a
p=1, et ap3
2·(a)si a
p= 1, ce qui
conclut.
Donnons une seconde démonstration. Le petit théorème de Fermat montre que les
p1
2éléments de l’ensemble Cpdes carrés de (Z/pZ)×sont des racines du polynôme
P=Xp1
21dans (Z/pZ)[X]. Comme Z/pZest un corps, Cpest exactement
l’ensemble des racines de P. Ainsi, si xn’est pas dans Cp, et si y=xp1
2, alors
y6= 1 par ce que l’on vient de dire, et y2= 1 par le petit théorème de Fermat, donc
y=1.
2. Une involution d’un ensemble Xest une application f:XXvérifiant que ff= idX. Il
est équivalent de se donner une action du groupe Z/2Zsur l’ensemble X, l’élément non trivial de
Z/2Zagissant par la bijection f. En particulier, Xest réunion disjointe d’orbites de cette action,
qui sont soit de cardinal 1(points fixes), soit de cardinal 2(et de la forme {x, f(x)}avec f(x)6=x).
4 1. LA LOI DE RÉCIPROCITÉ QUADRATIQUE
Par exemple, modulo 23 on a 5
23 511 5.255.9≡ −1. Remarquons
que ce critère donne une autre démonstration de la multiplicativité du symbole de
Legendre. Surtout, il admet le corollaire immédiat suivant.
Corollaire 1.6. (Fermat, Euler) 1
p= (1)p1
2. Autrement dit, 1est un carré
modulo le premier impair psi, et seulement si, on a p1 mod 4.
Un examen de la table 1 ci-dessus suggère des propriétés remarquables tout à
fait non triviales. On observe notamment dans tous les cas les
2
p= 1 si, et seulement si, p≡ ±1 mod 8,
3
p= 1 si, et seulement si, p≡ ±1 mod 12,
5
p= 1 si, et seulement si, p≡ ±1 mod 5.
Il s’agit en fait de propriétés générales, toutes cas particulier du résultat fondamental
suivant, conjecturé indépendamment par Euler, Gauss et Legendre (qui l’a démontré
dans certains cas), et démontré en toute généralité par Gauss dans ses Disquisitiones
Arithmeticae. En vertu de la multiplicativité du symbole de Legendre, cela fournit
une recette pour determiner a
pdans tous les cas.
Théorème 1.7. (Loi de réciprocité quadratique) Soient pet qdes nombres premiers
impairs. On a q
p=p
q(1)p1
2
q1
2.
De plus, on a la “loi supplémentaire” 2
p= (1)p21
8.
Remarque 1.8. (sur l’énoncé ci-dessus) Autrement dit, si p1 mod 4 ou q
1 mod 4 on a p
q=q
p, et dans les autres cas on a p
q=q
p. Si l’on pose
p?:= (1)p1
2p, le corollaire 1.6 permet également d’écrire la loi de réciprocité
quadratique sous la forme condensée q
p=p?
q. La supplémentaire s’écrit aussi :
2est un carré modulo psi, et seulement si, p≡ ±1 mod 8.
La démonstration de ce résultat nous occupera dans les paragraphes qui vont
suivre. Donnons-en tout d’abord quelques applications. Par exemple, sachant que
691 est premier, est-ce que 41 est un carré modulo 691 ? L’approche naïve est de
lister les carrés modulo 691, ce qui est bien fastidieux ; le critère d’Euler (consistant
à calculer 41345 mod 691) ne poserait pas de problème à un ordinateur, mais est
assez peu commode à la main. En utilisant la loi de réciprocité quadratique, il est
essentiellement immédiat de justifier la suite d’égalités ci-dessous :
41
691=691
41 =35
41=7
415
41=
41
541
7=1
56
7= 1.(1) = 1
1. CARRÉS MODULO UN ENTIER 5
donc 41 n’est pas un carré modulo 691 ! Le seul calcul réellement effectué ici est
691 35 mod 41...
Une autre conséquence immédiate de la loi de réciprocité quadratique, loin d’être
évidente, est que qétant donné le nombre q
pne dépend que de pmod 4q. Donnons
quelques exemples, expliquant notamment la table 1 :
Corollaire 1.9. Soit pun nombre premier impair.
(i) 3est un carré modulo psi, et seulement si, p≡ ±1 mod 12 ou p= 3.
(ii) 5est un carré modulo psi, et seulement si, p≡ ±1 mod 5 ou p= 5.
(iii) 7est un carré modulo psi, et seulement si, p≡ ±1,±3,±9 mod 28 ou
p= 7.
Démonstration — On a 5
p=p
5car 51 mod 4. Les carrés modulo 5étant 0
et ±1, cela démontre le (ii). De même, on a 3
p= (1)p1
2p
3, duquel on déduit
le (i). Le (iii) est laissé en exercice au lecteur.
Terminons par une discussion des carrés de Z/NZNn’est plus nécessaire-
ment un nombre premier. Remarquons tout d’abord que le lemme chinois des restes,
rappelé ci-dessous, montre que aZest un carré modulo l’entier N=Qipni
ioù les
pisont premiers distincts si, et seulement si, aest un carré modulo pni
ipour tout i.
Lemme 1.10. (Lemme chinois des restes) Soient Net Mdes entiers premiers entre
eux. L’application
Z/MNZZ/MZ×Z/NZ
définie par amod MN 7→ (amod M, a mod N), est un isomorphisme d’anneaux.
Démonstration — C’est évidemment un morphisme d’anneaux. La source et le but
ayant même cardinal MN il suffit de voir qu’il est injectif, ce qui est immédiat sous
l’hypothèse (M, N)=1.
Il ne reste donc qu’à traiter le cas N=pnavec ppremier et n > 1. Soit aZ,
écrivons a=pma0avec (a0, p)=1. On peut également supposer m<nsans quoi
a0 mod pnest évidemment un carré. Dans ce cas, il est facile de vérifier que aest
un carré modulo pnsi, et seulement si, mest pair et a0est un carré modulo pnm.
En conclusion, il suffit de déterminer les carrés de (Z/pnZ)×.
Lemme 1.11. Soit a(Z/pnZ)×avec ppremier et n > 1.
(i) Si pest impair, alors aest un carré si et seulement si c’est un carré modulo
p.
(ii) Si p= 2 et n > 2, alors aest un carré si, et seulement si, c’est un carré
modulo 8.
1 / 19 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !