REFLEXION CLINIQUE / CLINICAL REFLECTIONS
La princesse, le monstre, le héros
The princess, the monster and the hero
D. Gros
Reçu le 6 janvier 2011 ; accepté le 24 janvier 2011
© Springer-Verlag France 2011
Résumé Lhomme symbolise comme il respire. Il crée des
images qui laident à saisir la vérité. Son imaginaire est un
outil perceptif, tout comme les sens ou les émotions. Cet
imaginaire est structuré et rationnel, cohérent, même sil
sexprime par des voies détournées et parfois obscures.
Il se nourrit du réel. Le cancer néchappe pas à cette règle
de la symbolisation. Il induit dans la collectivité des images,
des mythes, un langage. Classé dans la rubrique des repré-
sentations sociales, cet imaginaire du cancer est le plus sou-
vent déclaré archaïque et accusé de favoriser le tabou attaché
à la maladie. Pourtant, il prend racine dans les réalités de la
maladie elle-même. Limaginaire nest pas une chose
mentale irrationnelle. Concernant le cancer, il ny a pas,
dun côté, fantasmes, irrationnel, représentations sociales,
ignorance et, de lautre, raison, savoir, vérité. La frontière
est poreuse. Science et imaginaire collectif expriment lun
et lautre les vérités de la maladie, mais usent de langages
différents. La connaissance du langage de cet imaginaire du
cancer est utile autant aux médecins quaux infirmières
ou aux psychologues impliqués dans les équipes de cancéro-
logie. Elle permet de mieux comprendre le sujet malade, de
mieux dialoguer avec lui, de mieux laccompagner dans sa
traversée du cancer. Ajoutons que tout soignant lui-même
véhicule un imaginaire du cancer construit à partir de son
histoire, sa culture, son parcours, sa pratique quotidienne.
Il nest pas inutile quil en soit conscient. Pour citer cette
revue : Psycho-Oncol. □□ (□□□□).
Mots clés Cancer · Sein · Imaginaire · Monstre
Abstract Man employs symbols as readily as he breathes.
He creates images which help him to grasp the truth. His
imagination is as much a tool of perception as are his senses
and his emotions. It is structured and rational; it remains
coherent even as it expresses itself in sometimes obscure
and roundabout ways. It feeds on reality. Cancer is not
immune from this practice of symbolisation. It gives rise to
collective images, myths and a language. This imaginary
construct of cancer is classed as a collective representation
and is often said to be archaic and accused of encouraging
the taboos which are associated with the disease. However, it
is rooted in the reality of the illness itself. What is imagined
is not an irrational creation of the mind. With cancer we do
not have fantasies, irrationality, collective consciousness and
ignorance on one side, and reason, knowledge and truth on
the other. The boundaries are porous. Science and the collec-
tive imagination each express truths about the disease, but
they employ different languages to do so. An understanding
of this language of the imagination in relation to cancer is
equally useful to the doctors, the nurses and the psycholo-
gists of the cancer medicine team. It helps us to understand
the patient and communicate with him better and it makes it
easier to be close to him in his pathway through the disease.
We should recall that every carer also possesses an imagi-
nary world of cancer built up from his own history, culture,
experience in life and daily practice. It behoves him to
be conscious of it. To cite this journal: Psycho-Oncol.
□□ (□□□□).
Keywords Cancer · Breast · Imaginaire · Monster
« Pierre de Craon. Jai reconnu à mon flanc le mal
affreux.
Violaine. Le mal, dites-vous ? Quel mal ? []
Pierre de Craon. Il est de nature telle que celui qui
la conçu dans toute sa malice doit être mis à part
aussitôt»
Paul Claudel, Lannonce faite à Marie
D. Gros (*)
Ce texte a été écrit en prolongement de la conférence donnée par
lauteur à lUnesco, le 16 décembre 2010, à loccasion du congrès
de lassociation Paroles denfants (www.parole.be), Fantômes,
monstres et autres passagers clandestins.
Psycho-Oncol.
DOI 10.1007/s11839-011-0312-8
« T1 N+ (4/15) SBRM 3/5 RecHER2+ M0 »
À chaque fois que je regarde une œuvre du Caravage, je suis
saisi par laspect des personnages. On dirait quils sont sta-
tufiés, figés pour léternité. Pourtant, leurs visages expriment
une vie et des émotions aussi intenses que diverses. Ainsi en
est-il de lArrestation du Christ, à la National Gallery de
Dublin. Un groupe dhommes serrés, enchevêtrés, se noie
dans un mélange de lumière et de noirceur. Toute la vérité
du moment de cette arrestation éclate : cri dépouvante dun
disciple qui fuit, cupidité et veulerie de Judas, joie sadique
du soldat romain, angoisse désespérée de Jésus. Sur la droite,
comme à lécart et en dehors du drame qui se noue, se tient
un autre personnage. Une lanterne à la main, il éclaire la
scène. Le visage de cet homme silencieux et attentif a les
traits du Caravage lui-même. Cest lartiste : il prend du
recul, il se situe en dehors du drame qui se noue. Il ne juge
pas, il ne se prononce pas. Il donne à voir et peut-être à
comprendre le Mal, le Mensonge, la Souffrance, la Peur.
Il incarne le Neutre.
Neutralité ? Songeant à mon métier, je minterroge. Un
médecin peut-il être neutre ? Face à une femme affectée
dun cancer du sein, est-ce que jobserve son drame avec
neutralité ? Je veux dire, sans prendre parti, sans juger.
Devant ses larmes, sa révolte ou son angoisse, suis-je affran-
chi de tout jugement moral ? Dépouillé de mon affectivité,
délivré de mes monstres intérieurs ? Je sais bien que non. Je
vois son cancer à travers le prisme de mon inconscient, de
mon surmoi, de mon ça comme aurait dit Groddeck. Tout
scientifique que je suis, mon regard sur sa maladie porte
lempreinte de ce que je suis. Il fleure ma propre histoire, il
réfléchit ma conception de la vie. Les mots que je choisis
pour lui annoncer son cancer disent des choses de moi. Ma
façon découter ou de toucher cette femme traduit mon
rapport au féminin, au sein, au cancer. Rien de neutre dans
tout ça.
Ma subjectivité me colle à la peau, cest évident. Pourtant,
naïvement ou orgueilleusement, je me crois protégé contre
son parasitage par mon statut de médecin. Jai ma blouse
blanche, mon bureau, mon air docte, mon jargon, mon auto-
rité. Et surtout, jai mes précieux outils : microscope, image-
rie, biologie, immunologieGrâce à eux, je peux définir le
mal cancéreux. Sans ces moyens, en effet, pas de savoir
médical, pas de traitement, pas de guérison, pas de progrès.
Ils me garantissent la vérité. Ils conditionnent la rigueur
scientifique, cette composante de léthique médicale.
Voici peu, jai revu Jocelyne. « Jai presque eu envie
de vous consoler », ma-t-elle dit en se remémorant ce
difficile moment où, assise devant moi, elle attendait mes
paroles mon verdict. En réalité, avant même que je ne
parle, Jocelyne avait deviné, elle savait, elle se létait déjà
annoncé à elle-même. Quest-ce que ça pouvait être dautre ?
Cette tache blanche étoilée sur la mammographie, la ponc-
tion, la gêne de la technicienneEt surtout, mon air embar-
rassé. Le diagnostic de cancer était inscrit sur ma figure et
Jocelyne savait lire.
Fort de tous mes outils médicaux, javais fait mon travail
de médecin, javais détecté son cancer. Mieux, je lavais
identifié : T1 N+ (4/15) SBRM 3/5 RecHER2+ M0.
Avec cette formule, le cancer était classé, mesuré, catalogué,
contrôlé. Pour le saisir scientifiquement, jen avais fait un
élément indépendant de la malade, désincarné, abstrait :
une maladie. Cest ainsi que nous procédons, nous autres
médecins. Du coup, préoccupé par lobjet cancer, jen
oubliais le sujet Jocelyne. Cétait ça la déshumanisation,
quand on regardait le malade comme une maladie. Javais
enlevé à cette femme ce qui faisait quelle était Jocelyne.
À mon insu, un glissement sémantique sétait opéré. Joce-
lyne navait pas un cancer, elle était un cancer. Jen faisais le
membre dune équation : « Jocelyne = T1 N+ (4/15) SBRM
3/5».
Toute la difficulté de lacte médical était là, depuis tou-
jours et pour toujours : traiter le malade comme un objet de
science et le regarder comme un sujet de soin. Dun côté,
lobserver froidement, calmement, objectivement ; de
lautre, le saisir comme être libre, pensant, agissant, vivant.
Deux démarches mentalement contraires, opposées structu-
rellement, quil fallait pourtant faire vivre ensemble et se
côtoyer en permanence, sous peine de soigner un objet,
une chose, une maladie et non une personne.
Une manière de voir
Lors de nos premiers entretiens, Jocelyne sétait demblée
informée : « Quel est le stade de mon cancer ? », « Vous
nallez pas me retirer le sein », « Y aura-il une chimio-
thérapie ? », « Quelles sont mes chances de guérison »
Tout ce savoir rationnel, elle lavait partagé avec moi, et
moi avec elle. Pourtant, à travers ses réactions et ses propos,
javais bien remarqué que sa définition du cancer navait rien
à voir avec la mienne.
Jocelyne et moi, nous avions chacun notre manière de
voir le cancer. Méconnaître cette réalité risquait dinduire
des incompréhensions, des malentendus, voire des conflits.
Lune et lautre approche étaient justes, mais reflétaient des
différences de sens donnés à la maladie et des perceptions
distinctes. Ce nétait pas une affaire de savoir, savant et
scientifique dun côté et profane ou populaire de lautre.
Dailleurs, je naime pas cette distinction trop souvent faite
qui place le médecin dans la lumière et rejette le malade dans
lobscurité. Entre voir un cancer et avoir un cancer, qui
observe le mieux la maladie ? Avoir donne du savoir. La
légitimité est des deux côtés, même si les mots utilisés
pour en parler ne sont pas les mêmes.
2 Psycho-Oncol.
Pour Jocelyne, son cancer était dabord un événement
existentiel, soudain, violent, injuste. Il était tout sauf une
abstraction. Il existait. Il sincarnait dans son intimité bio-
logique. Cette grosseur quelle avait palpée dans son sein
et quelle nosait plus toucher, cétait lui. Il vivait avec elle
et en elle. Tantôt, son cancer lui apparaissait comme un
clone, une espèce de figure du même. Il venait de ses propres
cellules. Il était né delle, elle lavait porté. Le destin lavait
engrossée dune grossesse diabolique. Tantôt, ce cancer était
une figure de lautre distinct, autonome, libre de se dépla-
cer dans son corps. Un alien, cette horrible « chose vivante,
dans une autre chose vivante ».
Demblée, elle avait personnifié son cancer. Elle lui avait
donné une origine, une histoire, une figure. Et même, un
nom. Elle ne disait pas cancer, mais lappelait lEnnemi.
Tout comme dautres le baptisaient ça,pas de chance,saleté
ou bien Marcel,lepetit teigneux,Jack le squatterCétait
aussi une façon de rendre sa peur supportable que de donner
un visage à son mal. Par moments, Jocelyne remerciait son
cancer secrètement, car les autres nauraient pas compris
cette folie. Là, ce nétait plus lennemi, celui qui épuise et
brise, mais lallié, celui qui rend fort « Le cancer menvoie
des messages. Il me dit de changer ma vie ».
Toutes ces images et ces symboles étaient pour Jocelyne
autant de vrais visages de sa maladie. Quand je prononçais
les mots tumeur,ganglion ou métastase, elle entendait souf-
france,solitude ou mort.Quoi de plus rationnel que cette
réaction, quoi de plus logique ? Par définition, un cancer
est susceptible de faire souffrir, dinduire le sentiment
dabandon ou même de faire mourir. Quand elle lisait sur
son dossier médical envahissant,prolifération ou évolutif,
elle sentait une force inconnue la déposséder de son corps.
Par une sorte de contagion magique, elle prenait les attributs
du cancer : laideur, mal, mort. Une peau prématurément
flétrie, un sein en moins, un vagin tout secEt des ovaires
devenus stériles. Castrée, osaient dire tous ces médecins
mâles qui se croyaient virils ! Même leurs collègues fémi-
nins usaient de cette expression, cétait à désespérer. Son
miroir lui renvoyait limage dune autre. Elle ne se sentait
plus ni une femme ni une mère ni une épouse. Jocelyne était
devenue une cancéreuse.
Dautres femmes vivaient leur cancer du sein très diffé-
remment, moins douloureusement, plus paisiblement. Joce-
lyne le savait, mais quimporte ! Pour elle, cétait ça. « Plutôt
que de répéter quil ny avait pas un cancer, mais des cancers
tous différents, se disait-elle, les médecins feraient bien de ne
pas oublier quil ny avait pas une cancéreuse, mais des
cancéreuses. Toutes différentes ».
Imaginaire du cancer
Depuis quelle était malade, Jocelyne avait plusieurs fois fait
le même mauvais rêve. La nuit, elle se réveillait en sueur,
terrifiée. Une espèce de monstre létouffait en la serrant
dans ses tentacules. Il ne fallait pas être grand clerc pour
comprendre le rapport avec sa maladie. À cette occasion,
elle sétait rappelé cette fameuse gravure de Goya intitulée :
« Le sommeil de la raison engendre des monstres ». On y
voit un homme affalé et endormi, survolé par des créatures
inquiétantes. Lui étaient aussi revenues en mémoire des
histoires quelle avait lues, enfant. Notamment, Hercule et
lhydre de Lerne. Il y était question dun affreux animal doté
de sept têtes qui repoussaient aussitôt quon les coupait.
Armé dun tison enflammé, Hercule avait cautérisé les
cous à mesure quil les coupait, empêchant ainsi toute
repousse toute récidive. Pendant quil combattait, un
crabe géant lavait pincé au pied, mais Hercule avait écrasé
lanimal du talon. Transformé en constellation par les dieux,
ce crabe était devenu lun des 12 signes du Zodiaque, sous le
nom de Cancer.
Le crabe ? Jusque-là, Jocelyne avait cru comme beaucoup
dautres que cette association entre lanimal marin et le
cancer était de lordre de limaginaire, une histoire mytho-
logique, une chose mentale, sans trop de rapport avec la
réalité. Dailleurs, elle pensait quil fallait démystifier le
cancer et en finir avec le tabou. Maintenant quelle était
malade, elle comprenait que derrière la mythologie ou les
contes et légendes, il y avait le réel de la vie.
Dans toutes les langues indo-européennes, il en était
ainsi : krebs,Cancro,raksignifiaient à la fois crabe et
cancer. En arabe aussi : saratan. En tahitien ou en basque,
idem. Pourquoi tant de peuples du monde ont-ils choisi
dassocier cet animal à cette maladie ? Finalement, la réponse
était simple, évidente : crabe et cancer, cest pareil. Lun et
lautre surgissent inopinément, sans prévenir. Ils vous attra-
pent et ne vous lâchent pas facilement. De leur corps, séten-
dent des prolongements, des pattes, faites pour saisir et qui
peuvent repousser, même coupées. Lun et lautre grignotent
les chairs. Ils savent demeurer immobiles, marcher de
travers, avancer lentement ou au contraire très vite. Cest
sa parfaite adéquation avec le cancer qui fait le succès et la
pérennité du crabe pour signifier la maladie.
Sétonner de ces images, vouloir les supprimer, cest
oublier une activité inhérente à lhumain : la symbolisation.
Lhomme symbolise comme il respire. Il crée des images qui
laident à saisir la vérité. Son imaginaire est un outil percep-
tif, tout comme les sens ou les émotions. Cet imaginaire est
structuré et rationnel, cohérent, même sil sexprime par des
voies détournées et un langage parfois obscur. Il se nourrit
du réel. Il est une matière première. Il possède une dyna-
mique propre et autonome. Cest limaginaire des hommes
qui crée et façonne la mythologie, non le contraire.
« Vous avez dit imaginaire ? » Dans le monde médical,
parler de limaginaire du cancer nest pas considéré
comme très sérieux. Cest bon pour les sociologues ou les
psychologues en quête de sujets de recherche. À quoi cela
Psycho-Oncol. 3
pourrait-il servir en cancérologie ? Cest non mesurable, donc
non scientifique, donc inutile. Dailleurs, limaginaire, cest
ce qui nexiste pas. Les représentations sociales attachées à
cette maladie sont déclarées archaïques et indignes du sujet
postmoderne. Elles sont même jugées néfastes, accusées de
favoriser la perpétuation du tabou attaché à cette maladie.
Pourtant, ce nest pas vouloir humilier la raison que de
reconnaître à limaginaire sa puissance, ses exigences et sa
légitimité. Cest tout simplement demeurer clairvoyant. À
vouloir tout rationaliser, on court le risque de compromettre
lexercice même de la raison en ignorant les aspects les plus
obscurs du psychisme. À vouloir éliminer ces représenta-
tions dites archaïques du cancer, on nie aux malades leur
liberté tout autant que les réalités de la maladie cancéreuse.
Pour parler de son cancer, le malade cancéreux use du lan-
gage des mythes et des symboles. Il dit le vrai autrement
quavec le langage médical.
Concernant le cancer, il ny a pas, dun côté, fantasmes,
irrationnel, représentations sociales, ignorance, et de lautre,
raison, savoir, vérité. Science et imaginaire collectif expri-
ment lun et lautre les vérités de la maladie.
Cancer, figure du monstre
Pour approcher cet imaginaire du cancer, il suffit découter la
parole des malades. Cette parole est devenue aujourdhui
accessible à tous. Point nest besoin dêtre médecin, socio-
logue, psychologue ou conjoint de malade cancéreux. Pas un
mois ne passe sans que paraissent récits, témoignages,
romans, autobiographies. La plupart de ces textes concernent
le cancer du sein et sont écrits par des femmes. Sans oublier
limmense production artistique peinture, dessins, sculp-
ture créée par des malades du cancer dans le contexte de
lart thérapie. La science, lart et limaginaire ne sont pas
éloignés les uns des autres.
À cette littérature sur papier sajoutent les innombrables
blogs, forums Internet ou romans communautaires, nés avec
la culture numérique. Le Web et les univers virtuels ont par-
ticipé à donner au cancer une plus grande visibilité. Ces
modes déchanges court-circuitent les médiations verticales
propres au monde médical. Ils créent de lhorizontalité dans
le dialogue et sont porteurs de liberté dexpression. Doù la
richesse du matériau pour quiconque sintéresse à limagi-
naire du cancer.
En voyageant dans cet univers du cancer et à lire entre les
lignes, on découvre une figure familière du monde de la
mythologie : le monstre. Cette thématique sous-jacente et
protéiforme parcourt les témoignages des malades. Au pre-
mier chef, voici Méduse. Quiconque regardait ce monstre
était aussitôt transformé en statue de pierre. Que disent les
femmes de leur rencontre avec le cancer du sein ? Séisme :
« La vie sarrête », « Tout bascule ». Stupéfaction, torpeur,
paralysie, sidération. Voir le cancer méduse, pétrifie. Com-
bien de fois ai-je observé cette pétrification à lannonce du
diagnostic ! Au moment où une femme réalise quil est là,
que cest bien lui, tout son corps devient immobile. Son
visage et ses traits se figent, ses yeux sont fixes. On dirait
une statue ; silence, mutisme. Même, la pensée sinterrompt.
Plus rien ne bouge, plus rien ne vit.
Puis, survient le Sphinx et avec lui le temps des énigmes :
« Pourquoi moi ? Qui suis-je ? Quai-je fait ?». Pour la
plupart, les malades sinventent une réponse, viscéralement
persuadés de sa justesse. Quelques-uns supportent vaillam-
ment lignorance. Quant aux médecins, beaucoup font
semblant de savoir. Quelquefois, je songe à ces deux cancé-
rologues qui se rencontrent. Lun demande : « Finalement, tu
y comprends quelque chose, toi, au cancer ? ». Et lautre
répond : « Attends, je vais texpliquer ». Mais le premier
reprend : « Non, non, expliquer ce nest pas difficile, moi
aussi je suis cancérologue. Non, ce que je te demande,
cest si tu comprends ? ».
«Quest-ce que le cancer ? », me fait penser à la célèbre
interrogation de Saint-Augustin sur le temps au livre XI de
ses Confessions : « Qui saurait en donner avec aisance et
brièveté une définition ? Si personne ne me pose la question,
je le sais ; si quelquun me demande et que je veuille
expliquer, je ne sais plus ». Comme le Sphinx, le cancer
symbolise le mystère. Sur la route de Thèbes, ce monstre
interrogeait les voyageurs. « Quest-ce que lhomme ? », leur
demandait-il et devant labsence de réponse, il les dévorait.
En résolvant lénigme, Œdipe offre la seule réponse qui peut
libérer la ville du mal qui la ronge. Comme le Sphinx, le
cancer pose à lhomme linterrogation métaphysique par
excellence, il le questionne sur le sens de la vie et lui révèle
quil est dans lignorance de son identité profonde.
Malignité ?Cest un autre nom du cancer. Malin jusquà
lhypocrisie, la fourberie, la perfidie. Le cancer nest-il pas
tout cela, lui qui ne cesse de mentir et tromper ? Il sait pren-
dre le visage du bénin. Il sait se rendre impalpable dans un
sein ou invisible sur une mammographie. Il sait faire croire
que ce nest pas lui, alors quil est déjà là, se déplace, migre,
métastase dans le foie, le poumon, les os ou ailleurs. Chez les
uns, le cancer sendort, se réveille, se rendort à nouveau, puis
se réveille encore. On le croit vaincu depuis des années, et le
voilà qui réapparaît. Quelquefois, il revient à lendroit même
où le bistouri du chirurgien lavait pourtant coupé, enlevé,
extirpé. Chez dautres, le cancer part définitivement. Il les
quitte pour toujours. Même si beaucoup de femmes guéris-
sent complètement de leur cancer du sein, les médecins
nosent pas prononcer le mot guérison. De crainte de se
tromper pour un certain nombre, ils préfèrent parler de
rémission à toutes. À tout jamais, même guéri, même sans
cancer, le malade demeure un cancéreux sous le regard
médical et social.
4 Psycho-Oncol.
Tout comme le dragon de la mythologie, le mal cancéreux
incarne les obstacles à franchir pour accéder à un trésor
enfoui au fond dune grotte obscure. En pénétrant au pays
du cancer, le malade découvre un secret qui vaut plus que de
lor. Il découvre que la santé est un bienfait des dieux et
quelle nest jamais aussi précieuse que lorsquon la perdue.
Que richesse ou pouvoir sont des pièges et ne donnent
jamais ce quils promettent. Que la vie a du goût et du sel,
loin des insignifiances, des affrontements et des guerres inu-
tiles. Que lherbe de longue vie nexiste pas. Le cancéreux
sait désormais ce que le bien-portant ignore, oublie ou ne
veut pas savoir, emporté par la Nef des fous sur le torrent
de ses agitations fébriles et vaines. Son combat contre le
cancer équivaut à un rite initiatique. De son voyage, le can-
céreux revient plus pauvre en espérance, mais plus riche de
lucidité et de sens ; plus fragile physiquement, mais plus fort
moralement. Il revient plus gourmand de vie, car il sait
maintenant quil nest pas immortel. Il est devenu un autre.
Cancer et métamorphose
Et le mot cancer, quel rapport avec le thème du monstre ?
La plupart des malades naiment pas le prononcer. « Je
naime pas cancer, je préfère dire tumeur ». Il est Celui que
lon ne nomme pas ou que lon appelle autrement. Qui, dans
son enfance, na pas eu peur de quelque créature fantastique ?
On ne disait son nom quà voix basse de crainte quelle
nentende, se croie appelée et surgisse. Dautres, font un
choix différent : « Moi je dis cancer, puisque jai un cancer ».
Ils le nomment à satiété comme pour lapprivoiser ou lui
faire croire quils ne le craignent pas. Et les médecins ?
Eux disent néo, processus évolutif, mitose, épithélioma
Sur les dossiers, ils écrivent K.
« Suis-je monstrueuse ? »
Comment dire à autrui : « Jai un cancer du sein » ? Comment
lannoncer à mon mari, à mon amie, à ma mère, à mon frère ?
Dans ces moments-là, on aimerait ne pas les faire souffrir. On
aimerait simplement quils nous aiment. On aimerait juste
profiter de leur tendresse et de leur chaleur. On voudrait pou-
voir leur dire la vérité sans provoquer des réactions qui sajou-
tent à notre souffrance : larmes rentrées, silences, soupirs,
balbutiements, formules convenues, regards effrayés, pitié
Pitié ? Quoique socialement synonyme de grandeur
dâme, ce sentiment nest finalement quun subtil mélange
de mépris, de colère et de peur. Exciter la pitié du bien-
portant, cest dans la nature du malade du cancer, porteur
dune horrible maladie. Aucune nouveauté dans cette
affaire. Témoin, le récit dAmbroise Paré. Intitulé Imposture
dune belistresse feignant avoir un cancer à la mamelle,il
figure au chapitre 22 de son livre Des monstres et prodiges.
Année 1583, « Un mien frère nommé Jehan Paré, chirur-
gien demeurant à Vitré, ville de Bretagne, vit une grosse et
potelée mendiante demandant laumône un dimanche à la
porte dun temple. Elle feignait (faisait semblant) avoir un
cancer à la mamelle, qui était chose fort hideuse à voir, à
cause dune grande quantité dhumeur putride qui semblait
en couler sur un linge quelle avait devant soi.
Mon frère examina son visage, qui était bien sain, et les
parties autour de son cancer ulcéré lesquelles étaient blan-
ches et de bonne couleur. Quant au reste de son corps, celui-
ci paraissait en bon état. Il jugea en lui-même que cette garce
ne pouvait pas avoir un cancer, étant ainsi grasse et potelée,
persuadé que cétait une imposture. Il la dénonça au magis-
trat, lequel permit à mon frère de la faire mener en son logis
pour connaître plus certainement limposture. Celle-ci étant
arrivée, il lui découvrit toute sa poitrine, et trouva quelle
avait sous son aisselle une éponge trempée et imbibée de
sang de bête et de lait mêlés ensemble ; par un petit tuyau
de sureau, cette mixtion était conduite par de faux trous de
son cancer ulcéré vers le linge quelle avait devant soi.
Par cela, il sut avec certitude que le cancer était artificiel.
Alors, il prit de leau chaude, frotta la mamelle et layant
humectée, enleva plusieurs peaux de grenouilles noires,
vertes, et jaunâtres ; celles-ci étaient mises les unes sur les
autres, et collées avec de largile, du blanc dœuf et de la
farine, ce que lon apprit par sa confession. Ayant tout
enlevé, on trouva le tétin sain et entier, et en aussi bonne
santé que lautre. Cette imposture découverte, le magistrat
la fit constituer prisonnière.
Interrogée, elle avoua limposture. [] Le magistrat
condamna la pute à avoir le fouet et être bannie hors du
pays. Auparavant, elle fut bien étrillée à coups de fouet de
cordes nouées, ainsi quon faisait en ce temps-là ».
Année 2010, Hélène a subi une ablation du sein pour
cancer. Même trois ans après, se voir dans un miroir lui
demeure toujours impossible. « Je suis si laide avec cette
horrible cicatrice ! ». Du jour au lendemain, sa vie sexuelle
a été réduite à néant : plus rien. « Dès quil a su que jétais
malade, mon mari ne ma plus touchée ». Lequel mari la
rapidement quittée pour une autre femme affublée de seins
énormes quelle ne cesse dexhiber. Les amis ne se sont pas
beaucoup manifestés depuis son opération ; on dirait quils la
fuient. « Lautre jour, une voisine a tourné les talons en me
voyant arriver ». En revenant au travail dans son entreprise,
Hélène a demblée perçu des changements. Ses collègues
ne la regardaient plus comme avant, elles lévitaient, elles
chuchotaient dans son dos ; chez certaines, elle lisait même
de la pitié dans leurs yeux. Le poste qui lui était destiné avant
sa maladie avait été attribué par son patron à une autre, une
espèce de coquette inexpérimentée et arrogante. Sa banque
lui a refusé lemprunt quelle souhaitait. En sus de tous ces
événements, sa fille de 16 ans est devenue terriblement
agressive et ne cesse de lui reprocher dêtre malade. « Jai
limpression dêtre devenue un monstre. Plus personne ne
mapproche ».
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