Pour Jocelyne, son cancer était d’abord un événement
existentiel, soudain, violent, injuste. Il était tout sauf une
abstraction. Il existait. Il s’incarnait dans son intimité bio-
logique. Cette grosseur qu’elle avait palpée dans son sein
et qu’elle n’osait plus toucher, c’était lui. Il vivait avec elle
et en elle. Tantôt, son cancer lui apparaissait comme un
clone, une espèce de figure du même. Il venait de ses propres
cellules. Il était né d’elle, elle l’avait porté. Le destin l’avait
engrossée d’une grossesse diabolique. Tantôt, ce cancer était
une figure de l’autre —distinct, autonome, libre de se dépla-
cer dans son corps. Un alien, cette horrible « chose vivante,
dans une autre chose vivante ».
D’emblée, elle avait personnifié son cancer. Elle lui avait
donné une origine, une histoire, une figure. Et même, un
nom. Elle ne disait pas cancer, mais l’appelait l’Ennemi.
Tout comme d’autres le baptisaient ça,pas de chance,saleté
ou bien Marcel,lepetit teigneux,Jack le squatter…C’était
aussi une façon de rendre sa peur supportable que de donner
un visage à son mal. Par moments, Jocelyne remerciait son
cancer —secrètement, car les autres n’auraient pas compris
cette folie. Là, ce n’était plus l’ennemi, celui qui épuise et
brise, mais l’allié, celui qui rend fort « Le cancer m’envoie
des messages. Il me dit de changer ma vie ».
Toutes ces images et ces symboles étaient pour Jocelyne
autant de vrais visages de sa maladie. Quand je prononçais
les mots tumeur,ganglion ou métastase, elle entendait souf-
france,solitude ou mort.Quoi de plus rationnel que cette
réaction, quoi de plus logique ? Par définition, un cancer
est susceptible de faire souffrir, d’induire le sentiment
d’abandon ou même de faire mourir. Quand elle lisait sur
son dossier médical envahissant,prolifération ou évolutif,
elle sentait une force inconnue la déposséder de son corps.
Par une sorte de contagion magique, elle prenait les attributs
du cancer : laideur, mal, mort. Une peau prématurément
flétrie, un sein en moins, un vagin tout sec…Et des ovaires
devenus stériles. Castrée, osaient dire tous ces médecins
mâles qui se croyaient virils ! Même leurs collègues fémi-
nins usaient de cette expression, c’était à désespérer. Son
miroir lui renvoyait l’image d’une autre. Elle ne se sentait
plus ni une femme ni une mère ni une épouse. Jocelyne était
devenue une cancéreuse.
D’autres femmes vivaient leur cancer du sein très diffé-
remment, moins douloureusement, plus paisiblement. Joce-
lyne le savait, mais qu’importe ! Pour elle, c’était ça. « Plutôt
que de répéter qu’il n’y avait pas un cancer, mais des cancers
tous différents, se disait-elle, les médecins feraient bien de ne
pas oublier qu’il n’y avait pas une cancéreuse, mais des
cancéreuses. Toutes différentes ».
Imaginaire du cancer
Depuis qu’elle était malade, Jocelyne avait plusieurs fois fait
le même mauvais rêve. La nuit, elle se réveillait en sueur,
terrifiée. Une espèce de monstre l’étouffait en la serrant
dans ses tentacules. Il ne fallait pas être grand clerc pour
comprendre le rapport avec sa maladie. À cette occasion,
elle s’était rappelé cette fameuse gravure de Goya intitulée :
« Le sommeil de la raison engendre des monstres ». On y
voit un homme affalé et endormi, survolé par des créatures
inquiétantes. Lui étaient aussi revenues en mémoire des
histoires qu’elle avait lues, enfant. Notamment, Hercule et
l’hydre de Lerne. Il y était question d’un affreux animal doté
de sept têtes qui repoussaient aussitôt qu’on les coupait.
Armé d’un tison enflammé, Hercule avait cautérisé les
cous à mesure qu’il les coupait, empêchant ainsi toute
repousse —toute récidive. Pendant qu’il combattait, un
crabe géant l’avait pincé au pied, mais Hercule avait écrasé
l’animal du talon. Transformé en constellation par les dieux,
ce crabe était devenu l’un des 12 signes du Zodiaque, sous le
nom de Cancer.
Le crabe ? Jusque-là, Jocelyne avait cru comme beaucoup
d’autres que cette association entre l’animal marin et le
cancer était de l’ordre de l’imaginaire, une histoire mytho-
logique, une chose mentale, sans trop de rapport avec la
réalité. D’ailleurs, elle pensait qu’il fallait démystifier le
cancer et en finir avec le tabou. Maintenant qu’elle était
malade, elle comprenait que derrière la mythologie ou les
contes et légendes, il y avait le réel de la vie.
Dans toutes les langues indo-européennes, il en était
ainsi : krebs,Cancro,rak…signifiaient à la fois crabe et
cancer. En arabe aussi : saratan. En tahitien ou en basque,
idem. Pourquoi tant de peuples du monde ont-ils choisi
d’associer cet animal à cette maladie ? Finalement, la réponse
était simple, évidente : crabe et cancer, c’est pareil. L’un et
l’autre surgissent inopinément, sans prévenir. Ils vous attra-
pent et ne vous lâchent pas facilement. De leur corps, s’éten-
dent des prolongements, des pattes, faites pour saisir et qui
peuvent repousser, même coupées. L’un et l’autre grignotent
les chairs. Ils savent demeurer immobiles, marcher de
travers, avancer lentement ou au contraire très vite. C’est
sa parfaite adéquation avec le cancer qui fait le succès et la
pérennité du crabe pour signifier la maladie.
S’étonner de ces images, vouloir les supprimer, c’est
oublier une activité inhérente à l’humain : la symbolisation.
L’homme symbolise comme il respire. Il crée des images qui
l’aident à saisir la vérité. Son imaginaire est un outil percep-
tif, tout comme les sens ou les émotions. Cet imaginaire est
structuré et rationnel, cohérent, même s’il s’exprime par des
voies détournées et un langage parfois obscur. Il se nourrit
du réel. Il est une matière première. Il possède une dyna-
mique propre et autonome. C’est l’imaginaire des hommes
qui crée et façonne la mythologie, non le contraire.
« Vous avez dit imaginaire ? » Dans le monde médical,
parler de l’imaginaire du cancer n’est pas considéré
comme très sérieux. C’est bon pour les sociologues ou les
psychologues en quête de sujets de recherche. À quoi cela
Psycho-Oncol. 3