JOURNEE D'ETUDE – TEXTE DE CADRAGE
L'humain augmenté face à son imaginaire technique
Cette journée d'études a pour objet les imaginaires qui se déploient dans, et à partir de, la notion
d'« humain augmenté ». Ce concept, traduction approximative de l'anglais « human enhancement »,
désigne l'accroissement, par des moyens technologiques ou pharmacologiques, d'un certain nombre
de caractéristiques humaines, au niveau de l'individu ou de l'espèce, au-delà de leur extension
naturelle. Il peut donc s'agir soit d'améliorer la force, l'intelligence, la longévité, la mémoire,
l'endurance, etc. ou encore les capacités de communication, de compréhension du monde, d'action à
distance, voire de créer de nouvelles fonctions ou compétences comme la transmission de pensée,
l'ubiquité, l'immortalité, etc. Si cette volonté d'augmenter l'humain par la technologie n'est pas
neuve, elle acquiert aujourd'hui un statut performatif dans le contexte de la convergence scientifique
technologique annoncée entre nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l'information et
sciences cognitives (NBIC). Les grands partages de la pensée moderne entre naturel et artificiel,
humain et non-humain, vivant et mort, s'estompent peu à peu avec pour conséquence le
morcellement de l'identité réflexive et corporelle, devenue plastique, hybride et distribuée.
Le concept de cet « homme nouveau », modifié par les technologies qu'il a lui-même créées et
auxquelles il est sommé de se conformer, percole dans le champ social à travers les médias, les
œuvres de fiction (littérature, séries télévisées, cinéma, jeux vidéos, etc.) et artistiques. Elles
s’inspirent du rapport que nous entretenons avec elles, essentiellement ambivalent : entre
enthousiasme et pessimisme, entre espoirs et craintes, entre réalisation d’un idéal et rhétorique de
la catastrophe, bref, entre technophilie et technophobie. Dès 1886, Villiers de l'Isle Adam mettait en
scène dans son Eve Future la problématique du remplacement d'une jeune femme, belle mais trop
sotte, par son sosie robotisé, l'« Andréïde », figure de la perfection machinique palliant les
déficiences humaines. Les représentations fictionnelles se nourrissent de cette figure de l'humain
incomplet, néoténique, et modifient fondamentalement, entre autres, l'imaginaire du handicap. La
frontière est ténue entre réparation et augmentation, lorsque sont mises en scène les performances
sportives d'Oscar Pistorius ou la beauté esthétique d'Aimée Mullins. Le courant transhumaniste va
même jusqu'à considérer que le handicap est la condition normale de l'être humain, du fait de ses
limitations naturelles (la mort, la sénescence, la maladie, etc.).
Les géminoïdes du Pr. Hiroshi Ishiguro, copies androïdes d'êtres humains, font écho aux robots de
la série suédoise Äkta Människor (traduite en anglais par Real Humans et en français par 100%
Humains). Cette volonté de duplication du moi, mais aussi de perfectionnement, voire de réalisation
de l'Homme dans la technique, résonne aujourd'hui avec les capacités ubiquitaires que nous offrent
ces technologies qui ne nous quittent plus. Comme l'analyse Brigitte Munier dans son ouvrage
Robots, Le mythe du golem et la peur des machines (La Différence, 2011), cet imaginaire s'enracine
dans une mythologie réactualisée, celle du Golem, créature sans âme et servile, jusqu'à sa rébellion
et sa destruction finale. Ce mythe se renverse aujourd'hui et c'est l'idéal d'un Homme sans âme,
comme l'andréide de Villiers ou le Robocop de Verhoeven, qui constitue notre horizon narratif et
ce, comme le souligne Jean-Michel Besnier, alors même que nous manquons encore des mots pour
exprimer la relation complexe qui nous unit à nos machines.
A mesure que la conscience réflexive, autrefois considérée comme le propre de l'humain le
différenciant de l'animal, nous paraît à portée des intelligences artificielles, nous faisons face à un
imaginaire de dépossession de nos spécificités, de notre nature. L'identité elle-même est écartelée
entre nos multiples représentations numérisées. Si nous parvenons à augmenter notre présence
sociale par les écrans, il convient aujourd'hui de se demander en quoi ces écrans ne seraient pas
devenus un modèle pour penser la psyché. Tant sur un plan cognitif, attentionnel que
métapsychologique, notre « devenir machine » (Deleuze et Guattari) est couramment retraduit en
« devenir écran » : les performances psychiques, intellectuelles et identitaires sont mesurées,
inscrites, pathologisées comme si l’approche computationnelle de l’esprit (cerveau = ordinateur) se
doublait d’une équation métaphorique seconde (pensée = écran). En cela, l’augmentation par l’écran
ne ferait qu’intensifier le principe de l’externalisation de l’esprit et de la mémoire par l’écriture