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Approche neuropsychologique
des interactions entre cognition
et émotion : étude de la
mémoire autobiographique
C.V. Cuervo*
Caractéristiques générales
de l’approche neuropsychologique des interactions
entre cognition et émotion
Selon l’approche précédente, nous
pouvons constater que l’exploration
exclusive de la cognition “froide” ne
permet pas toujours de rendre compte
des perturbations observées à la suite
de lésions cérébrales. Même si nous
disposons en neuropsychologie d’outils
spécifiques et sensibles, ceux-ci restent
le plus souvent éloignés des situations
impliquant une interaction entre
cognition et émotion. Compte tenu de
l’ampleur des troubles émotionnels
présentés par T.G., il nous a toutefois
semblé pertinent de revenir sur ses
capacités cognitives dans certains
domaines, notamment celui de la
mémoire autobiographique.
Pourquoi avons-nous souhaité explorer
ce thème chez T.G. ? Parce que nos
émotions jouent un rôle essentiel dans
la mémoire autobiographique. En
effet, nos capacités cognitives interagissent avec les émotions. Le circuit
amygdalien serait responsable de l’enregistrement d’événements émotionnels,
ou importants sur le plan personnel, et
son rôle de modulateur de l’émotion
sur la mémoire a été souligné chez les
patients cérébrolésés (1).
*Service de psychiatrie des adultes,
hôpital Robert-Debré, Reims.
De plus, les investigations de la
mémoire autobiographique ont l’intérêt
de porter sur une composante rétrograde
de la mémoire (mémoire ancienne) qui
est généralement peu étudiée. Il s’agit
alors de pouvoir étudier et comparer
l’amnésie pour les faits survenus avant
et après un traumatisme ou l’apparition des troubles (psychiatriques,
neurologiques).
La mémoire
autobiographique
À un niveau très général, il est
possible de définir la mémoire autobiographique comme la capacité d’une
personne à se souvenir de ses expériences passées (2). Pour Conway (3),
la mémoire autobiographique doit être
considérée comme la capacité des
sujets à récupérer des informations sur
eux-mêmes, c’est-à-dire où le soi est
défini comme l’objet de connaissance.
La mémoire autobiographique représente
donc un ensemble d’informations et de
souvenirs spécifiques à une personne,
accumulés au fil du temps. Les
connaissances enregistrées se mesurent
en secondes, jours, mois et années.
Dans son livre, Searching for memory,
Schacter (1999) relate trois récits dans
lesquels la reviviscence du passé
personnel prend une place très particulière. Les récits retracent les expériences de Marcel Proust, de Franco
Magnani et d’un vieil artiste italien
connu sous les initiales de G.R. Ces
récits amènent l’auteur à conclure que
notre sentiment d’identité dépend
principalement de l’expérience subjective du rappel de notre passé.
Les données actuelles permettent de
considérer la mémoire autobiographique comme une notion multiple et
complexe comportant des connaissances générales (sémantiques) et spécifiques (épisodiques).
◗ La composante sémantique est généralement considérée comme une base
de connaissances relativement stable
que l’on construit au cours de la vie et
dont une partie est culturellement
partagée (comme le concept de chat
par exemple).
◗ La composante épisodique est constituée par les souvenirs d’événements
situés dans le temps et dans l’espace
(“Je me revois le jour de mon mariage”).
Le modèle théorique mis au point par
Conway et Pleydell-Pearce met l’accent
sur les relations réciproques qui existent
entre la construction de l’identité
personnelle et la mémoire autobiographique. Plus spécifiquement, ce modèle
distingue deux entités : la mémoire de
travail et les connaissances autobiographiques. La mémoire de travail spécifique (working self), tout d’abord, est
constituée par les buts de vie, les
désirs et les motivations du sujet. Les
connaissances autobiographiques
correspondent, quant à elles, à l’ensemble des souvenirs personnels.
Selon ce modèle, les deux entités
présentées ci-dessus entretiennent des
relations réciproques. Ainsi, les buts,
les désirs et les motivations du sujet
déterminent la formation des souvenirs
autobiographiques. Réciproquement,
les souvenirs autobiographiques du
sujet contraignent ses buts, ses désirs
et ses motivations.
Parce qu’ils font l’objet de récits, que
le sujet se tient à lui-même et à autrui,
ces souvenirs sont le support de
l’identité personnelle et la base des
relations interpersonnelles. Les souvenirs d’expériences décisives vont alors
organiser l’ensemble des connaissances autobiographiques en jouant le
rôle de points de référence pour les
expériences à venir.
La récupération en mémoire des sou-
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Mise au point (III)
Mise au point (III)
venirs ne se résume pas à une simple
restitution, mais correspond plutôt à
une reconstruction. Il existe deux
types de récupération (contrôlée et
automatique), que l’on retrouve aussi
sous les termes de processus “stratégiques” et “associatifs”.
La récupération de souvenirs se fait
généralement avec une multitude de
détails, y compris l’émotion et l’humeur
associées à l’événement. Les souvenirs
autobiographiques sont reconstruits de
façon dynamique à partir de trois
types de représentations emboîtées, du
plus général au plus spécifique : les
périodes de la vie, les événements
généraux et les détails caractéristiques.
De nombreuses études soulignent que
l’émotion et l’imagerie visuelle sont
des facteurs qui facilitent la formation
et la rétention de ces souvenirs. D’un
point de vue psychopathologique, le
facteur émotion peut, dans certains cas,
provoquer un “blocage mnésique”,
alors qu’il peut aussi contribuer à la
préservation de certains souvenirs
chez des patients amnésiques.
La spécificité des techniques
d’investigation
L’objectif de cette partie n’est pas de
faire un inventaire exhaustif des techniques d’investigation mises au point
pour explorer la mémoire autobiographique, mais plutôt de mettre en évidence les principales caractéristiques
de ces méthodes.
Les travaux de Galton
La méthode mise au point initialement
par Galton (4) et reprise par Crovitz et
Schiffman (5) repose sur l’indiçage.
L’expérimentateur présente un mot
“indice” au sujet et lui donne pour
consigne de rappeler, en relation avec
le mot présenté, un événement vécu.
Après le rappel des souvenirs, il est
demandé au sujet de les dater et d’en
préciser différentes qualités inhérentes,
telles que la vivacité et la valence
affective.
Le rappel libre
Le rappel libre est une autre méthode
largement utilisée pour l’exploration
de la mémoire autobiographique. Les
consignes de rappel utilisées peuvent
contraindre le sujet à choisir un souvenir
en fonction d’une période temporelle,
qu’elle soit ou non restreinte.
Dritschel et al. (6) ont proposé une
épreuve de fluence verbale au cours de
laquelle il est demandé aux sujets de
fournir le plus d’items possibles en
90 secondes. Les auteurs distinguent
deux dimensions autobiographiques,
l’une sémantique (noms de proches,
d’amis et de professeurs), l’autre
épisodique (événements personnels)
et trois périodes de vie (l’enfance et
l’adolescence, l’âge adulte et la période
récente). Ils s’intéressent dans une
seconde partie aux performances des
sujets dans une épreuve de fluence
catégorielle (sémantique non personnelle) : animaux, légumes, Premiers
ministres et présidents (depuis 1930).
Une analyse en clusters des données
recueillies met en évidence l’existence
d’une dissociation entre l’évocation
des événements, les faits personnels et
les connaissances sémantiques non
personnelles.
Le questionnaire autobiographique
Différents questionnaires ont été mis
au point. Nous nous proposons de présenter les deux principaux questionnaires retrouvés dans la littérature sur
la mémoire du passé lointain.
◗ Le questionnaire semi-structuré,
développé par Kopelman et al. (7) en
Angleterre, comprend deux parties :
un inventaire d’informations personnelles (sémantique personnelle) et un
inventaire d’événements autobiographiques (épisodique personnelle).
Il explore le contenu de trois périodes
de vie distinctes : l’enfance et l’adolescence, l’adulte jeune et la période
récente. Chaque période comprend
des questions personnelles sémantiques et épisodiques.
◗ Le test d’évaluation de la mémoire
du passé lointain autobiographique
(TEMPau) (8) explore la capacité des
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (20), n° 6, septembre 2003
sujets à récupérer quatre événements
personnels, spécifiques et détaillés en
fonction de cinq périodes de vie : la
période de l’enfance et de l’adolescence
(de 0 à 17 ans), la période de jeune
adulte (de 18 à 30 ans), au-delà de
30 ans, les cinq dernières années
hormis la période récente et, enfin, la
période récente (les 12 derniers mois).
Il comprend aussi une évaluation de
l’état de conscience et du point de vue
associé aux souvenirs récupérés. Les
auteurs distinguent une évaluation
pour le contenu factuel (le quoi), le
contenu du contexte spatial (le où) et
le contenu du contexte temporel (le
quand) de chaque souvenir. Un nouveau
test est proposé aux sujets 15 ± 2 jours
plus tard. La cotation comprend, entre
autres, un score d’épisodicité, un score
de spontanéité et un score global.
L’objectif de notre travail avec T.G.
était l’évaluation des composantes
épisodique et sémantique personnelles
de sa mémoire autobiographique.
Nous avons utilisé deux épreuves principales : une adaptation du test de
fluence autobiographique de Dritschel
et une version abrégée du TEMPau.
Ces épreuves nous ont permis d’explorer différentes périodes de la vie de
T.G. : son enfance, son adolescence
jusqu’au traumatisme, du traumatisme
à l’année précédant les tests et, enfin,
l’année en cours. Les performances de
T.G. ont été comparées à celles d’un
groupe de 10 sujets sains appariés
selon l’âge, le sexe et le niveau d’éducation.
Le test de fluence autobiographique
nous a permis d’évaluer la quantité
d’informations personnelles, sémantiques (“Dites-moi tous les noms
d’amis dont vous vous souvenez”) et
épisodiques (“Pouvez-vous m’énumérer
tous les événements qui vous viennent
à l’esprit ? Décrivez les succinctement
et sans détail”), que T.G. pouvait récupérer en 90 secondes. Nos résultats
ont mis en évidence une différence
significative globale entre les performances de T.G. et celles des sujets
sains pour les deux parties (informations sémantiques et épisodiques).
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Mise au point (III)
Mise au point (III)
Nous avons utilisé dans un deuxième
temps une version abrégée du TEMPau
comportant douze questions explorant
trois thèmes de la vie (une rencontre,
un voyage et un événement familial)
selon quatre périodes (de 0 à 9 ans, de
10 ans au traumatisme, du traumatisme
à l’année précédant les tests et l’année
en cours). Nous avons également
évalué l’intensité émotionnelle des
souvenirs récupérés par T.G. La passation test-retest a permis de mettre en
évidence de nombreuses incohérences
dans le rappel des souvenirs de T.G.
Ainsi, de nombreux événements situés
dans des contextes spatio-temporels
donnés au moment du test ont été évoqués à nouveau dans des contextes différents lors du retest.
De plus, la construction des souvenirs
personnels associés à la conscience
autonoétique (capacité de revivre
mentalement un événement) était perturbée. En effet, même si T.G. s’est
révélé capable de relier une émotion à
un souvenir (en qualifiant par exemple
de désagréable le souvenir lié à son
accident), il lui était impossible de
revivre cette émotion (ses réponses
étant du type : “je suppose” ou “je sais”
mais en aucun cas “je me rappelle”).
Conclusion
Ces difficultés démontrent l’influence
des émotions sur certains aspects de la
cognition. Elles soulignent par ailleurs
la nécessité d’intégrer l’exploration de
ces interactions lors de l’évaluation
neuropsychologique des patients cérébrolésés.
Références
1. Cimino CR. Autobiographical memory :
influence of right hemisphere damage on
emotionality and specificity. Brain Cogn
1991 ; 15 : 106-18.
2. Baddeley AD. What is autobiographical
memory ? In : Conway MA, Rubin DC,
Spinnler H, Wagenarr WA (eds). Theoretical
perspectives on autobiographical memory.
Dordrecht, The Netherlands : Kluwer
Academic Publishers, 1992 : 13-30.
3. Conway MA, Pleydell-Pearce CW. The
construction of autobiographical memories in the self-memory system. Psychol
Rev 2000 ; 107 : 261-88.
4. Galton F. Psychometric experiments.
Brain 1879 ; 2 : 149-62.
5. Crovitz HF, Schiffman H. Frequency of
episodic memories as a function of their
age. Bull Psychon Soc 1974 ; 4 : 517-8.
6. Dritschel BH, Williams JMG, Baddeley
AD, Nimmo-Smith I. Autobiographical
fluency : a method for study of personal
memory. Mem Cogn 1992 ; 20 : 133-40.
7. Kopelman MD, Wilson BA, Baddeley AD.
Autobiographical memory inventory. Bury
St Edmunds : Thames Valley Test
Compagny , 1990.
8. Piolino P, Desgranges B, Eustache F. Un
nouvel outil d’évaluation : le test épisodique de mémoire du passé lointain autobiographique. In : Piolino P, Desgranges
B, Eustache F (eds). La mémoire autobiographique : théorie et pratique. Marseille :
éditions Solal, 2000 : 181-97.
Conclusion
Ces différents exposés démontrent la complémentarité et la cohérence des conclusions comportementales,
psychanalytiques et neuropsychologiques sur un cas d’émoussement émotionnel. Ils révèlent, par ailleurs, de
nombreuses lacunes méthodologiques propres à chacune de ces disciplines. Dans les années à venir, la mise
au point d’outils adaptés à l’objectivation et à la compréhension de ces faits psychiques paraît cruciale. Il
semble également fondamental d’établir une véritable interdisciplinarité, de façon à mieux cerner les
interactions entre émotions et cognition, dans le cadre des thérapies individuelles, d’une part, et de l’expertise neuropsychologique, d’autre part.
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (20), n° 6, septembre 2003
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Mise au point (III)
Mise au point (III)
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