marketing, présent et avenir : une question de

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Éditorial – 5
Marketing, présent et avenir :
une question de tempo et de synchronisation
Bernard Pras
Université Paris Dauphine et ESSEC Business School
« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. »
Albert Camus
Lorsque la revue Décisions Marketing a été lancée par l’AFM (Associaton Française du
Marketing) en 1993, l’objectif était d’ancrer les recherches dans l’environnement dans lequel
les entreprises et les consommateurs évoluent. Il s’agissait de s’assurer de la pertinence de ces
recherches par rapport à la prise de décision et aux enjeux auxquels les organisations doivent
faire face ; les implications doivent permettre d’apporter un éclairage neuf et lucide sur le futur.
Cet objectif a été poursuivi de façon constante par les rédacteurs en chef successifs, ainsi que par
les rédacteurs en chef invités.
Vingt ans après, ce numéro spécial se propose de faire un point sur les enjeux et perspectives du
marketing. Cette date anniversaire est en parfaite résonance avec de nombreux questionnements
de la profession et des chercheurs sur le rôle du marketing et de son évolution dans la société. Ces
questionnements ne sont pas nouveaux mais leur ampleur est nouvelle.
Le marketing s’est de tout temps interrogé sur son rapport à la société. Dès l’origine, bien avant
les préoccupations sociétales de Kotler et Levy (1969), White (1921, p. 98) a initié l’idée que
le concept marketing était de nature éthique : « Le principe guide et englobant du marketing
scientifique est de nature éthique. La pratique marketing qui est la plus éthique (c’est-à-dire la
meilleure pour tous ceux concernés) est celle qui rapporte le succès, dans le sens le plus large
et le plus durable, pour tous les acteurs concernés ». Recherche d’efficacité et recherche d’un
bien-être collectif ont été régulièrement mis en avant. Force est de constater que les pratiques
des entreprises ont principalement privilégié la recherche d’efficacité. Comme le management,
le marketing s’est interrogé sur son rôle et sa responsabilité dans l’évolution de la société avec le
courant des Critical Marketing Studies (par exemple, Murray et Ozanne, 1991 ; Tadajewski et
Mclaran, 2009 ; Tadajewski, 2010). Il a cherché à réconcilier ces deux objectifs depuis le milieu
DOI : 10.7193/DM.072.05.15 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.05.15
Pras B. (2013), Marketing présent et avenir : une question de tempo et de synchronisation, Décisions Marketing,
72, 05-15.
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des années 2000 avec la proposition d’une nouvelle perspective, qui conjuguerait l’efficacité des
organisations et la recherche de bien-être collectif pour l’ensemble des acteurs du système, dans
une perspective passant d’une logique dominée par les biens (goods-dominant logics) à une
logique dominée par les services (service-dominant logic ou S-D logic), et une approche co-créative (Vargo et Lusch, 2004). Le marketing semble ainsi, en théorie ou sur le papier, se rapprocher
de l’ambition d’origine de White, avec la volonté d’associer toutes les parties prenantes, d’intégrer
des objectifs court termistes et de plus long terme, y compris éthiques (Abela et Murphy, 2008 ;
Ferrell et Ferrell, 2008). On peut parler d’une réelle résilience du marketing qui retrouve ses
valeurs d’origine, par-delà les crises (Pras, 2012). Mais cela repose sur des principes affichés,
voire sur une prise de conscience, et pas nécessairement sur les pratiques effectives . Celles-ci
sont vite rattrapées par les contraintes du court terme auxquelles les organisations sont soumises.
L’enjeu principal semble être aujourd’hui l’organisation et la gestion de tensions contradictoires
dans la société, sous la pression du temps, avec des mouvements antagonistes, mais non irréconciliables. Tout est une question de gestion du temps, de bon tempo et de synchronisation entre les
diverses priorités et actions de la part des divers acteurs.
Certains enjeux déjà mis en évidence
Dès 2005, à l’initiative du rédacteur en chef du Journal of Marketing, les académiques s’interrogeaient sur la renaissance du marketing, les opportunités et impératifs pour améliorer la pensée
marketing, sa pratique et son infrastructure (Bolton , 2005). Ainsi, Stephen Brown (2005) insistait sur la nécessité pour les académiques de prêter attention aux priorités des managers en prenant en compte les autres fonctions, les exigences financières et les objectifs globaux de l’entreprise. De la même façon, Webster (2005) parlait de l’influence décroissante du rôle de la fonction
marketing au sein des entreprises. Pour Webster, en cherchant à affirmer le statut scientifique de
leur discipline et en mettant l’accent sur la méthodologie, les chercheurs en ont oublié d’analyser
l’influence (possible) du marketing à des niveaux stratégiques. Il faut enraciner le marketing et la
recherche en marketing dans la compréhension des organisations et de leurs enjeux et pas seulement dans celle des marchés. C’est le même constat auquel arrive McAlister (2005) qui suggère
de réconcilier les deux tendances opposées et déséquilibrées des recherches en marketing, l’une
étant privilégiée par les académiques au détriment de l’autre : l’accent mis sur les « standards
de qualité » des recherches dans les meilleures revues ne doit pas faire oublier l’importance des
enjeux. Il faut se préoccuper en marketing de l’intégration entre tactiques, stratégie et culture
organisationnelle. Dans le même esprit, Wilkie (2005) considère que le processus académique
des meilleures revues aveugle la communauté académique, l’académisme étant privilégié par
rapport à la réflexion sur les problèmes de fond. Il est temps de surmonter la nouvelle myopie
du marketing (Sheth et Sisodia, 2005) en dépassant le court termisme, en pensant à d’autres
consommateurs que ceux directement rentables, et en intégrant les objectifs globaux de l’entreprise et de la société, y compris la lutte contre la pauvreté ou le maintien de la santé. Ce n’est qu’à
cette condition que les CMO (Chief Marketing Officers) peuvent retrouver un rôle effectif au sein
des organisations et influencer réellement les stratégies des entreprises (Kerin, 2005).
Face à ce constat quasiment unanime quant à la nécessaire renaissance des dimensions stratégique, organisationnelle et sociétale, une analyse des enjeux et perspectives du marketing en 2013
peut-elle apporter des éléments nouveaux ? Il semblerait que ces dernières années, les tensions se
soient exacerbées, en particulier sous la pression temporelle : avancement technologique (en particulier Internet, smartphones, vitesse de diffusion et du recueil d’information, en finance et en
marketing, avec la désintermédiation qui s’ensuit), changements de comportements et objectifs
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associés au court terme (instantanéité et immédiateté, présentisme et pressions du court terme)
et réactions de même ampleur pour prendre en compte des valeurs universelles et des objectifs à
plus long terme (RSE, résistance du consommateur, slow movement et slow marketing). Arriver
à synchroniser, à harmoniser ces tempos rapide et plus lent représente un des principaux défis
auquel le marketing doit faire face.
Tempo rapide : accélération, désynchronisation et présentisme
Par rapport au début des années 2000, les cris d’alarme se font plus pressants. Pour Harmunt
Rosa (2010), nous subissons une « accélération sociale » du temps qui intègre les dimensions de
l’innovation technique (information, transport, etc.), sociales et culturelles. Le sentiment d’urgence prédomine dans nombre d’activités et on privilégie l’immédiateté.
Désynchronisation des activités et sortie créative
Cette accélération va de pair avec la « désynchronisation » qui rend difficile la gestion harmonieuse des diverses activités, dont celles de l’entreprise. Cette accélération et la simultanéité des
informations reçues peuvent conduire à des stratégies individuelles ou collectives de réactions à
très court terme, ou d’ajournement de décisions. La vitesse de circulation des informations et des
transactions financières, de l’ordre de nanosecondes, accompagnée de l’obligation pour les entreprises de rendre des comptes financiers à court terme, peut paralyser des décisions stratégiques
de plus long terme. Cette nécessité de performances immédiates, mesurables et visibles, dans un
contexte de crise économique, est particulièrement d’actualité en marketing. Cela peut amener,
par rapport à la prise en compte d’enjeux de long terme, à une « immobilité fulgurante » au sens
de Paul Virilio (2010) ou à la « frénésie paralysante » de Pollmann (2009). On privilégiera les
satisfactions de court terme mais garanties à d’autres de plus long terme, même si elles sont plus
valorisantes, voire nécessaires1.
Les normes temporelles exercent une pression très forte, et leur transgression, au sein de la
société moderne, entraîne de lourdes sanctions. Le non respect des délais, des deadlines, des
impératifs de vitesse peuvent conduire à l’exclusion sociale, en autres au sein de l’entreprise. Le
marketeur sera, plus que jamais, accountable de ses résultats. La prise en compte de la stratégie
et de l’organisation, préconisée par les chercheurs américains en 2005 s’avère dans ce contexte
difficile. Rosa, dont les conclusions sont plutôt pessimistes, ouvre néanmoins une fenêtre plus
optimiste à la fin de son ouvrage en citant Pierre Bourdieu : « Il fallait connaître la loi de la
gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement ». Une
prise en compte éclairée de l’accélération et de la pression du temps, au sein des entreprises,
devrait nous amener à maîtriser celle-ci. Et Rosa nous invite à une sortie « créative » des problèmes liés à l’accélération du temps en réinventant le temps de l’éthique. Encore faut-il en avoir
les moyens et la volonté ?
Immédiateté, présentisme et stratégies marketing
Les moyens ne sont pas toujours là du fait des pressions auxquelles les entreprises sont soumises ;
et la volonté est en partie annihilée du fait du présentisme. Ces problématiques d’accélération,
de désynchronisation font écho aux réflexions de Hartog sur le présentisme (Hartog, 2003). Pour
1/ Note de lecture d’Elodie Wahl de l’ouvrage d’Hartmut Rosa (2010) sur l’accélération du temps, http://
lectures.revues.org/990
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Hartog, le XXe siècle a allié futurisme et présentisme, le futurisme étant à entendre ici comme la
domination du point de vue du futur avec le progrès comme horizon temporel. Mais la prévalence
du présent l’a finalement emporté, valorisant l’immédiateté. C’est le cas des institutions marketing, du consommateur et souvent des entreprises.
La gestion du présentisme constitue un enjeu majeur pour beaucoup d’entreprises : comment
traiter les masses de données issues des big data ? Comment gérer en temps réel les co-créations
ou les réactions des consommateurs sur Internet ? Comment gérer le multi-canal et le cross-canal
qui posent les questions de l’organisation même de l’entreprise et de la cohérence de ses offres
face à un consommateur global et très réactif ? Comment analyser ou améliorer la performance
à moindre coût ? Nombre d’entreprises sont en plein questionnement et s’interrogent sur les solutions à mettre en œuvre, seules ou avec leurs partenaires et les consommateurs.
Pour améliorer la performance de court terme, les évolutions technologiques et l’innovation apportent des solutions, dont certaines touchent à la vie privée ou peuvent poser des questions éthiques.
A titre d’exemple, on citera les Fatlabs qui permettent de raccourcir les processus d’innovation en
réalisant très rapidement le prototypage de nouveaux produits et en associant au processus toutes
les fonctions de l’entreprise. L’innovation, avec les nouvelles technologies numériques, porte sur
de nouveaux outils d’analyse, de nouveaux services mais aussi la démocratisation d’outils de production performant avec des impressions 3D, des logiciels et du matériel open source (Anderson,
2012). Les innovations marketing s’accélèrent comme dans le domaine du VRM (Vendor
Relationship Management) ou du neuromarketing. Ainsi, de grands groupes comme Coca-Cola,
Nike ou Procter & Gamble ont recours à ce dernier pour améliorer l’attractivité de leur site Web,
leur efficacité publicitaire ou l’atmosphère de leurs points de vente. Sony a augmenté de 52 % le
taux de clics sur son site en Allemagne en 2012 grâce à l’utilisation du neuromarketing. Cela ne
va pas sans soulever des critiques ou sans être freiné par la législation comme celle sur la bioéthique en France2. Enfin, un des défis à relever pour l’organisation est de concevoir le numérique
comme une partie intégrante de l’organisation de l’entreprise et non comme un univers à part qui
serait le marketing digital. Certains parlent de marketing synchronisé (Tinelli, 2012).
Tempo lent : décélération et slow movement
En réaction à cette accélération du temps, au présentisme et à la recherche de performance à
court terme, parfois au détriment de l’éthique, on observe une montée en puissance de la quête
de valeurs universelles basées sur une vision à plus long terme, qui s’inscrit dans le courant de la
RSE (responsabilité sociale des entreprises), de l’analyse critique du marketing. Ce courant est
à la confluence de plusieurs phénomènes : la résistance à certaines pratiques marketing (Roux,
2012, numéro spécial sur la résistance du consommateur), la montée de modes de consommation
alternatifs, le souci de mettre le marketing au service du bien-être collectif, sans exclusion. Cette
volonté de prendre du recul par rapport à l’accélération se concrétise, plus récemment, avec le
courant slow life et slow movement.
Décélération et tempo lent
Face au constat de l’accélération du temps et de l’essor exponentiel des nouvelles technologies, de
nombreux acteurs recommandent de prendre du recul, allant des réflexions sur le tempo (Levine,
2/ En France, la loi de 2011 sur la bioéthique interdit par exemple l’utilisation de l’IRM à des fins non médicales.
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1997) au Déconnectez-vous de Rémy Oudghiri (2013). En réaction au présentiste, les principes
de précaution et de responsabilité vis-à-vis des générations futures (Jonas, 1999) ont émergé.
En marketing, on voit coexister désormais les tenants de tempos rapides, nécessaires pour répondre aux exigences de performance à court terme, et ceux de tempos plus lents, privilégiant
une recherche de bien-être individuel et collectif dans une perspective de plus long terme. Le
tempo structure le rapport à soi et aux autres et s’inscrit dans un ensemble de valeurs et une
culture donnés ou choisis. C’est dans cet esprit que sont apparus ce que l’on dénomme le slow
movement et le slow marketing.
Slow movement et temps juste : le tempo giusto
Le slow movement et le slow marketing sont basés sur des valeurs universelles et sur l’éthique. Le
Slow movement a démarré avec le Slow food initié par Carlo Petrini, en réaction à l’installation
d’un restaurant McDonald sur la Piazza di Spagna à Rome3. C’est un retour à une consommation
plus durable, qualitative, authentique, avec un certain ralentissement du rythme de vie pour se
recentrer sur les valeurs essentielles. Carl Honoré (2005), dans son ouvrage Eloge de la lenteur,
synthétise les principes du Slow Movement, qui touche désormais des pans entiers de la vie
sociale, culturelle et économique : l’habitat (Slow cities avec Cittaslow), les loisirs (Slow living),
l’art (Slow art), le design (Slow design), la médecine (Slow medicine), l’éducation (Slow parenting), la finance (Slow money) et qui met en avant la notion de bonne vitesse. Le Slow movement
prône la recherche de l’équilibre, ce que les musiciens appellant le tempo giusto. Il ne s’agit
pas en fait de prôner la lenteur mais d’être à la recherche du temps juste, de donner l’impulsion
nécessaire au bon moment. C’est en musique le temps de référence dont procèdent les autres
tempos. Le large écho que rencontre le Slow movement en Europe et dans le monde dépasse le
simple phénomène de mode et caractérise une philosophie de vie. En cela, il est en résonance
avec d’autres mouvements qui demandent de replacer l’éthique et les valeurs universelles à leur
juste place dans la société. Dans ce contexte, le Slow marketing a aussi fait son entrée, avec entre
autres la Slow brand qui préconise des marques avec une promesse basée sur de réelles qualités
du produit et du service, qui seront tenues, et qui respectent les consommateurs. On est dans le
registre de l’éthique, du bien-être et de la qualité de vie. Cela met aussi en avant le Slow made,
c’est-à-dire, fabriquer en prenant le temps nécessaire, en étant soucieux de l’environnement, de
la qualité et du savoir-faire, avec les mérites de l’artisanat. L’industrie du luxe s’intéresse à ce
concept.
La synchronisation des tempos
Comment caler, synchroniser le tempo rapide avec des tempos plus lents pour arriver au tempo
juste. Pour Daniel Kahneman (2011), la coexistence de la vitesse et de la lenteur sont le propre
de la pensée humaine4. De son côté, l’historien Lewis Mumford considère qu’il n’y a pas un bon
ou un mauvais rythme, il s’agit de moduler le rythme selon nos besoins et objectifs : « Alors
3/ Carlo Petrini a été nommé « Champion de la Terre » en 2013 par le Programme des Nations Unies pour
l’Environnement (PNUE) pour sa contribution exceptionnelle dans le domaine de l’environnement et du développement durable, au titre de l’ « Inspiration et de l’Action ». Slow Food compte plus de 100 000 membres, dans
le monde, ainsi que le réseau de Terra Madre. Ses projets et ses activités engagent des millions de personnes
dans 150 pays.
4/ Daniel Kahneman (2011), prix Nobel d’économie, considère que la pensée humaine combine parfaitement
vitesse et lenteur, la pensée rapide, intuitive et immédiate (système 1 de la pensée) prenant souvent le pas sur
la pensée intentionnelle, réfléchie (système 2), qui se met en œuvre lorsque l’individu fait face à des situations
compliquées ou difficiles.
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que notre première réaction à la pression externe du temps prend nécessairement la forme d’un
ralentissement, la libération de cette pression repose finalement sur le fait de trouver le bon
tempo pour chaque activité humaine; en résumé, il faut considérer le temps dans la vie (…) en
trouvant les tempos appropriés en fonction des passages, et en modulant le rythme selon les
besoins et objectifs humains » (cité par Keyes, 1991, p. 192). Il faut prendre le meilleur des deux
mondes en évitant les ghettos temporels (Rifkin, 1987).
Synchronisation artificielle et « vraie » synchronisation
Des stratégies adaptées à la recherche d’efficacité à court terme d’une part ou à la réalisation
d’objectifs sociétaux, éthiques et de bien-être collectif d’autre part ont leur logique propre et sont
chacune cohérente. L’intégration ou la synchronisation des deux s’avère parfois difficile.
La tentation est forte pour les entreprises d’intégrer les valeurs d’un temps plus lent pour augmenter leur efficacité sans les partager fondamentalement. On entre alors, par exemple, dans
le greenwashing qui peut d’ailleurs entraîner le greenbashing de consommateurs excédés par
l’utilisation abusive de thématiques qui leur tiennent à cœur à des fins purement commerciales
(Monnot et Reniou, 2013). Mais les CMO (Chief Marketing Officers) sont convaincus de la
nécessité d’allier ces deux tempos et d’arriver à retrouver le temps de la « stratégie ». Une étude
internationale auprès de 137 entreprises et de 1 500 CMO (Russell Reynolds Associates, 2013)
révèle que 87% d’entre eux estiment que développer de réelles visions stratégiques est une priorité
(mais seulement 20% considèrent que cela est réalisé actuellement), 80% pensent qu’établir des
relations cross-fonctionnelles au niveau éxécutif est indispensable (mais seulement 36% considèrent que cela est réalisé efficacement actuellement) ; 64% jugent que développer un marketing
digital intégré dans l’organisation est une priorité (mais seulement 23% considèrent que cela est
réalisé efficacement actuellement). Par contre, les activités classiques du marketing, comme le
lancement de nouveaux produits, apparaissent comme bien maîtrisées et les activités opérationnelles classiques moins prioritaires. Sur les 1 500 CMO, seulement 10% pensent que leurs supérieurs hiérarchiques, c’est-à-dire les dirigeants de l’entreprise, sont à même de prendre en compte
efficacement ces priorités et la moitié des CMO compte changer d’entreprise d’ici moins de deux
ans, ce qui est symptômatique d’une certaine insatisfaction, d’un certain malaise au sein de leur
organisation. Cette nécessité de ne pas être assujetti au court terme exclusivement est fortement
ressentie. Cela ne signifie pas s’arrêter ou ralentir.
Il est urgent de ne pas ralentir, de retrouver le temps juste. Il faudrait en fait accélérer sur les
enjeux sociétaux et éthique. Ainsi s’exprime Guillaume Poitrinal (2012a ; 2012b), ancien président du directoire d’Unibal Rodambco5 (société du CAC40), leader européen des centres commerciaux, pour qui la vitesse « s’imposerait quand elle doit s’imposer, par exemple pour la résolution de nos urgences sociales et environnementales et la restauration de notre compétitivité.
Mais avec une place égale pour le temps lent : celui de la réflexion, de la création, de la culture,
de la famille (…). Le temps juste c’est de pouvoir construire un bel équipement collectif, modèle
d’architecture et de développement durable, en quatre ans au lieu de quinze (…) » (2012a, p. 54).
Les préoccupations du tempo giusto sont de plus en plus partagées par les individus-citoyensmanagers, pour allier préoccupations du court terme et enjeux de long terme, en mettant les
outils du temps accéléré au service des enjeux du temps long et en calant la gestion du temps
court sur le stratégique et l’organisation appropriée.
5/ Guillaume Poitrinal a quitté volontairement la présidence d’Unibail en avril 2013 pour se lancer dans la
distribution de la construction en bois et faire bouger les lignes dans ce domaine, en accélérant le développement
de ce secteur porteur d’avenir.
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C’est dans cet esprit que s’inscrivent les articles de ce numéro spécial. Les trois premiers nous
font partager les éclairages des rédacteurs en chef sur les enjeux à venir, ainsi que les enjeux et
perspectives tels que perçus par les académiques puis par les managers. Les trois suivants traitent
de la performance sous la pression de court terme (neuromarketing, VRM – Vendor Relationship
Marketing –, accountability des managers). Les trois derniers analysent des enjeux à caractère
sociétal (consommateurs pauvres, pratiques alternatives de consommation, immigration et souscultures d’origine).
Marketing de demain et recherches
Ce numéro spécial nous livre tout d’abord les sentiments et analyses de sept rédacteurs en chef
de Décisions Marketing sur le marketing de demain.
Francis Salerno, Christophe Benavent, Pierre Volle, Delphine Manceau, Jean-François
Trinquecoste, Eric Vernette, et Elisabeth Tissier-Desbordes, qui se sont succédés à la direction
de la revue, prennent la plume pour nous faire partager leurs éclairages. La question des tempos
(le temps long de l’organisation et de l’éthique et le temps court de l’efficacité), de la difficulté
de les harmoniser et synchroniser, trouve une résonance particulière dans leurs réflexions sur les
prises de décisions, sur l’efficacité, sur la recherche de légitimité interne qui s’ensuit face à celle
de légitimité externe.
Cette perspective temporelle pour l’ensemble des acteurs est aussi au coeur des deux articles
suivants, qui font état des résultats d’études que les auteurs ont menées, en particulier auprès des
académiques et des managers, pour dresser un panaorama des perspectives d’avenir.
Tout d’abord, Amina Béji-Becheur, Madeleine Besson et Audrey Bonnemaizon nous invitent à
examiner comment la recherche en marketing en France s’est construite socialement, en particulier à partir des années 70. Elles font émerger des axes prioritaires de recherche en confrontant les tendances mises en avant par les divers acteurs institutionnels avec la vision qu’ont les
chercheurs des enjeux majeurs pour les organisations et la société civile. On y retrouve des préoccupations sociétales et des enjeux liés aux évolutions technologiques et temporelles. Cela fait
aussi ressortir la question même de la fragmentation de la conception de la recherche, entre quête
d’opérationnalité et postures plus réflexives.
Ensuite, Sandrine Cadenat, Christel de Lassus et Rola Hussant-Zebian analysent les attentes
des managers face à la recherche en marketing, et la façon dont ils perçoivent les travaux académiques. Il en ressort clairement qu’à côté d’attentes d’outils et de travaux permettant de mieux
gérer le court terme et de répondre aux préoccupations urgentes d’efficacité, les managers souhaitent un soutien des académiques dans leur recherche de prise de recul. Les auteurs de l’article
font des propositions concrètes de coopération efficace afin d’allier les défis résultant de l’effet
conjugué des nouvelles technologies et des pressions temporelles.
Performance et tempos courts
Performance à court terme et enjeux sociétaux restent les deux grandes questions sur lesquelles il
convient d’ajuster les tempos. Les tempos courts ne peuvent aboutir à des solutions harmonieuses
sans disposer d’une part d’instruments efficaces, et d’autre part sans avoir en ligne de mire l’harmonisation organisationelle et/ou éthique des actions entreprises. Trois articles illustrent ces
problématiques. Ils portent sur l’efficacité du neuromarketing pour mesurer les émotions, sur la
façon dont le VRM (Vendor Relationship Marketing), qui s’appuie sur les nouvelles technologies
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intègre les questions éthiques, et sur la question de l’accountability à laquelle les marketeurs sont
soumis pour justifier et renforcer leur rôle au sein de l’organisation.
L’article sur le neuromarketing d’Olivier Droulers, Mathieu Lajante et Sophie lacoste-Badie présente une nouvelle méthode de mesure de l’activité électrodermale et montre comment cette
méthode de traitement du signal s’applique à la mesure de l’activité émotionnelle, dans le cadre
de publicités télévisées. Nous sommes dans la logique de recherche d’efficacité, avec le développement d’outils permettant d’optimiser la performance à court terme, comme le font nombre
d’entreprises du type Sony. Ces évolutions, rappelons-le, s’inscrivent dans le cadre des débats sur
l’éthique et la bioéthique relatives au neuromarketing.
Sylvain Willart, de son côté, montre comment le VRM (Vendor Relationship Management)
cherche à pallier les critiques adressées au CRM, portant sur le tracking et l’utilisation potentiellement intrusive des big data, sans accord explicite des consommateurs voire des entreprises. Le
VRM traite d’aspects techniques et informatiques, juridiques, de questions de vie privée, management des identités numériques, efficacité et intérêt de la publicité ciblée, usages des données
personnelles, cloud-computing… L’objectif de l’article est d’analyser dans quelle mesure le VRM
peut rénover à moyen et long terme la pratique de la relation client, en intégrant des préoccupations éthiques à celle d’une recherche d’efficacité de plus court terme.
L’accountability du marketing est au coeur des préoccupations des entreprises et des responsables marketing actuellement. Rendre des comptes à la société d’une part, prouver son efficacité
d’autre part. Ce second point correspond à la problématique de la légitimité interne, soulevée
par les rédacteurs en chef de Décisions Marketing. Eric Casenave se penche sur cette question
de l’efficacité interne, et de la capacité du marketing à contribuer à la performance financière et
aux objectifs de l’organisation. En distinguant l’accountability sur les résultats de celle sur les
processus, il propose une démarche visant à favoriser la rationalité des décisions sans nuire à la
créativité du marketeur.
Sociétal, tempos longs et harmonisation des tempos
Les enjeux sociétaux portent souvent sur des tempos longs. Il convient de les harmoniser avec
l’accélération du temps. Les articles sur ce thème traitent des consommateurs pauvres, des pratiques d’échange collaboratif et des amapiens, des sous-cultures des consommateurs issus de
l’immigration. Ils amènent à jeter un regard neuf sur ces consommateurs et sur les enjeux qui y
sont associés, y compris en terme de performance pour les entreprises.
Les consommateurs pauvres constituent à la fois un enjeu économique, avec des perspectives de
rentablité à court moyen terme, et un enjeu éthique. Pour simplifier, on dira que l’enjeu économique est incarné par le courant du « Bas de la Pyramide », et la préoccupation centrée sur leur
bien-être par la TCR (Transformative Consumer Research). A travers l’étude des consommateurs pauvres en France, Hélène Gorge et Nil Özçaglar-Toulouse montrent comment ces deux
enjeux peuvent converger sur certains points et elles proposent un agenda de recherche. Elles
appellent à porter un regard neuf sur cette population, à prendre en compte non seulement leurs
besoins mais aussi leurs compétences, alliant ainsi performance et éthique.
Les nouvelles pratiques collaboratives, en plein développement, reposent très largement sur les
nouvelles technologies et le numérique. Ivan Dufeu et Jean-Marc Ferrandi se penchent sur une
des pratiques pionnières d’échange collaboratif, celle des AMAP. Leur recherche montre comment les nouvelles technologies peuvent aider les AMAP à pérenniser leur système, qu’il s’agisse
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de l’acquisition de nouveaux amapiens ou de la rétention des anciens. Ils s’interrogent sur la pertinence de ces nouveaux outils du marketing au service des modes de consommation alternatifs,
en préservant néanmoins leur essence.
Levine (2006), dans sa géographie du temps, montre que les individus adoptent un tempo plus
rapide dans les pays industrialisés, les grandes villes et les cultures individualistes que dans les
pays moins développés, les campagnes et les cultures collectivistes. L’acculturation des populations immigrées dépend, entre autres, de ces différents rapports au temps et aux valeurs. Mounia
Benabdallah et Alain Jolibert, en étudiant les sous-cultures kabyles et oranaises des immigrés
algériens en France, montrent que l’acculturation n’est pas seulement une affaire de cultures mais
aussi de sous-cultures, et qu’il est nécessaire de les prendre en compte aussi bien en recherche
que dans le cadre des stratégies d’entreprises.
Temps juste : rôle des académiques, des managers et des autres acteurs
Dans l’idée de synchronisation et de temps juste, il y a celle de la capacité à combiner des rythmes
différents, à donner des impulsions au bon moment face à la diversité des enjeux actuels. Cette
nécessité n’est pas propre au marketing. Tous les acteurs du marketing mais aussi toutes les
disciplines de la gestion doivent y faire face. Cependant, le marketing est particulièrement bien
placé pour répondre à ces questions, de l’avis même d’experts d’autres disciplines. Ainsi, Clegg et
Starbuck (2009) incitent les spécialistes de management et de théorie des organisations à prendre
exemple sur le marketing pour répondre aux enjeux de société. Ils citent le MSI (Marketing
Science Institute) qui réussit à fixer tous les deux ans des axes de recherche importants pour les
entreprises et qui stimule des travaux qui donnent lieu à des publications dans les meilleures
revues. Leur analyse de la pertinence des recherches en marketing est encourageante même si,
comme nous l’avons évoqué (Bolton, 2005), elle est probablement trop optimiste et les marketeurs eux-mêmes portent un regard plus critique sur leur propre discipline.
Il n’en reste pas moins vrai que les réflexions développées dans ce numéro font clairement apparaître une prise conscience partagée des académiques, des professionnels et des autres acteurs
quant à la situation présente, quant aux enjeux et aux défis à relever, quant à la nécessité de mieux
synchroniser les divers tempos, en essayant de ne pas rester enfermé dans des ghettos temporels,
entre autres court termistes. En prospective, on considère que les faits présents portent les germes
du futur, mais que le temps présent est aussi le temps de l’action, la prospective étant destinée
à influencer concrètement l’action (de Bourbon Musset et Massé, 2007). Les faits présents en
marketing, face au dilemme des tempos accélérés et plus lents, montrent la nécessité pour tous
les acteurs, chacun dans son rôle mais aussi collectivement, d’agir pour une meilleure synchronisation de ces divers tempos, pour les maîtriser au mieux, pour utiliser le tempo approprié à bon
escient, dans le sens d’un temps globalement juste pour l’entreprise et la société.
Références
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