Éditorial – 5
Marketing, présent et avenir :
une question de tempo et de synchronisation
Bernard Pras
Université Paris Dauphine et ESSEC Business School
« La vraie générosité envers lavenir consiste à tout donner au présent. »
Albert Camus
Lorsque la revue Décisions Marketing a été lancée par l’AFM (Associaton Française du
Marketing) en 1993, lobjectif était dancrer les recherches dans l’environnement dans lequel
les entreprises et les consommateurs évoluent. Il s’agissait de sassurer de la pertinence de ces
recherches par rapport à la prise de décision et aux enjeux auxquels les organisations doivent
faire face ; les implications doivent permettre d’apporter un éclairage neuf et lucide sur le futur.
Cet objectif a été poursuivi de façon constante par les rédacteurs en chef successifs, ainsi que par
les rédacteurs en chef invités.
Vingt ans après, ce numéro spécial se propose de faire un point sur les enjeux et perspectives du
marketing. Cette date anniversaire est en parfaite résonance avec de nombreux questionnements
de la profession et des chercheurs sur le rôle du marketing et de son évolution dans la société. Ces
questionnements ne sont pas nouveaux mais leur ampleur est nouvelle.
Le marketing sest de tout temps interrogé sur son rapport à la société. Dès lorigine, bien avant
les préoccupations sociétales de Kotler et Levy (1969), White (1921, p. 98) a initié lidée que
le concept marketing était de nature éthique : « Le principe guide et englobant du marketing
scientifique est de nature éthique. La pratique marketing qui est la plus éthique (cest-à-dire la
meilleure pour tous ceux concernés) est celle qui rapporte le succès, dans le sens le plus large
et le plus durable, pour tous les acteurs concernés ». Recherche defficacité et recherche dun
bien-être collectif ont été régulièrement mis en avant. Force est de constater que les pratiques
des entreprises ont principalement privilégié la recherche defficacité. Comme le management,
le marketing sest interrogé sur son rôle et sa responsabilité dans l’évolution de la société avec le
courant des Critical Marketing Studies (par exemple, Murray et Ozanne, 1991 ; Tadajewski et
Mclaran, 2009 ; Tadajewski, 2010). Il a cherché à réconcilier ces deux objectifs depuis le milieu
DOI : 10.7193/DM.072.05.15 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.05.15
Pras B. (2013), Marketing présent et avenir : une question de tempo et de synchronisation, Décisions Marketing,
72, 05-15.
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des années 2000 avec la proposition dune nouvelle perspective, qui conjuguerait lefficacité des
organisations et la recherche de bien-être collectif pour l’ensemble des acteurs du système, dans
une perspective passant d’une logique dominée par les biens (goods-dominant logics) à une
logique dominée par les services (service-dominant logic ou S-D logic), et une approche co-créa-
tive (Vargo et Lusch, 2004). Le marketing semble ainsi, en théorie ou sur le papier, se rapprocher
de lambition d’origine de White, avec la volonté dassocier toutes les parties prenantes, dintégrer
des objectifs court termistes et de plus long terme, y compris éthiques (Abela et Murphy, 2008 ;
Ferrell et Ferrell, 2008). On peut parler dune réelle résilience du marketing qui retrouve ses
valeurs dorigine, par-delà les crises (Pras, 2012). Mais cela repose sur des principes affichés,
voire sur une prise de conscience, et pas nécessairement sur les pratiques effectives . Celles-ci
sont vite rattrapées par les contraintes du court terme auxquelles les organisations sont soumises.
Lenjeu principal semble être aujourd’hui lorganisation et la gestion de tensions contradictoires
dans la société, sous la pression du temps, avec des mouvements antagonistes, mais non ircon-
ciliables. Tout est une question de gestion du temps, de bon tempo et de synchronisation entre les
diverses priorités et actions de la part des divers acteurs.
Certains enjeux déjà mis en évidence
Dès 2005, à linitiative du rédacteur en chef du Journal of Marketing, les académiques sinterro-
geaient sur la renaissance du marketing, les opportunités et impératifs pour améliorer la pensée
marketing, sa pratique et son infrastructure (Bolton , 2005). Ainsi, Stephen Brown (2005) insis-
tait sur la nécessité pour les académiques de prêter attention aux priorités des managers en pre-
nant en compte les autres fonctions, les exigences financières et les objectifs globaux de l’entre-
prise. De la même façon, Webster (2005) parlait de l’influence décroissante du rôle de la fonction
marketing au sein des entreprises. Pour Webster, en cherchant à affirmer le statut scientifique de
leur discipline et en mettant laccent sur la méthodologie, les chercheurs en ont oublié danalyser
linfluence (possible) du marketing à des niveaux stratégiques. Il faut enraciner le marketing et la
recherche en marketing dans la compréhension des organisations et de leurs enjeux et pas seule-
ment dans celle des marchés. Cest le même constat auquel arrive McAlister (2005) qui suggère
de réconcilier les deux tendances opposées et déséquilibes des recherches en marketing, lune
étant privilégiée par les académiques au détriment de lautre : laccent mis sur les « standards
de qualité » des recherches dans les meilleures revues ne doit pas faire oublier l’importance des
enjeux. Il faut se préoccuper en marketing de lintégration entre tactiques, stratégie et culture
organisationnelle. Dans le même esprit, Wilkie (2005) considère que le processus académique
des meilleures revues aveugle la communauté académique, lacadémisme étant privilégié par
rapport à la réflexion sur les problèmes de fond. Il est temps de surmonter la nouvelle myopie
du marketing (Sheth et Sisodia, 2005) en dépassant le court termisme, en pensant à dautres
consommateurs que ceux directement rentables, et en intégrant les objectifs globaux de l’entre-
prise et de la société, y compris la lutte contre la pauvreté ou le maintien de la santé. Ce nest quà
cette condition que les CMO (Chief Marketing Ofcers) peuvent retrouver un rôle effectif au sein
des organisations et influencer réellement les stratégies des entreprises (Kerin, 2005).
Face à ce constat quasiment unanime quant à la nécessaire renaissance des dimensions straté-
gique, organisationnelle et sociétale, une analyse des enjeux et perspectives du marketing en 2013
peut-elle apporter des éléments nouveaux ? Il semblerait que ces dernières années, les tensions se
soient exacerbées, en particulier sous la pression temporelle : avancement technologique (en par-
ticulier Internet, smartphones, vitesse de diffusion et du recueil d’information, en finance et en
marketing, avec la désintermédiation qui s’ensuit), changements de comportements et objectifs
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associés au court terme (instantanéité et immédiateté, présentisme et pressions du court terme)
et réactions de même ampleur pour prendre en compte des valeurs universelles et des objectifs à
plus long terme (RSE, résistance du consommateur, slow movement et slow marketing). Arriver
à synchroniser, à harmoniser ces tempos rapide et plus lent représente un des principaux défis
auquel le marketing doit faire face.
Tempo rapide : accélération, désynchronisation et présentisme
Par rapport au début des années 2000, les cris d’alarme se font plus pressants. Pour Harmunt
Rosa (2010), nous subissons une « accélération sociale » du temps qui intègre les dimensions de
linnovation technique (information, transport, etc.), sociales et culturelles. Le sentiment dur-
gence prédomine dans nombre d’activités et on privilégie limmédiateté.
Désynchronisation des activités et sortie créative
Cette accélération va de pair avec la « désynchronisation » qui rend difficile la gestion harmo-
nieuse des diverses activités, dont celles de lentreprise. Cette accélération et la simultanéité des
informations reçues peuvent conduire à des stratégies individuelles ou collectives de réactions à
très court terme, ou dajournement de décisions. La vitesse de circulation des informations et des
transactions financières, de lordre de nanosecondes, accompagnée de lobligation pour les entre-
prises de rendre des comptes financiers à court terme, peut paralyser des décisions stratégiques
de plus long terme. Cette nécessité de performances immédiates, mesurables et visibles, dans un
contexte de crise économique, est particulièrement dactualité en marketing. Cela peut amener,
par rapport à la prise en compte denjeux de long terme, à une « immobilité fulgurante » au sens
de Paul Virilio (2010) ou à la « frénésie paralysante » de Pollmann (2009). On privilégiera les
satisfactions de court terme mais garanties à d’autres de plus long terme, même si elles sont plus
valorisantes, voire nécessaires1.
Les normes temporelles exercent une pression très forte, et leur transgression, au sein de la
société moderne, entraîne de lourdes sanctions. Le non respect des délais, des deadlines, des
impératifs de vitesse peuvent conduire à lexclusion sociale, en autres au sein de lentreprise. Le
marketeur sera, plus que jamais, accountable de ses résultats. La prise en compte de la stratégie
et de lorganisation, préconisée par les chercheurs américains en 2005 savère dans ce contexte
difficile. Rosa, dont les conclusions sont plutôt pessimistes, ouvre néanmoins une fenêtre plus
optimiste à la fin de son ouvrage en citant Pierre Bourdieu : « Il fallait connaître la loi de la
gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement ». Une
prise en compte éclairée de laccélération et de la pression du temps, au sein des entreprises,
devrait nous amener à maîtriser celle-ci. Et Rosa nous invite à une sortie « créative » des pro-
blèmes liés à laccélération du temps en réinventant le temps de léthique. Encore faut-il en avoir
les moyens et la volonté ?
Immédiateté, présentisme et stratégies marketing
Les moyens ne sont pas toujours là du fait des pressions auxquelles les entreprises sont soumises ;
et la volonté est en partie annihilée du fait du présentisme. Ces problématiques daccélération,
de désynchronisation font écho aux réflexions de Hartog sur le présentisme (Hartog, 2003). Pour
1/ Note de lecture d’Elodie Wahl de louvrage d’Hartmut Rosa (2010) sur l’accélération du temps, http://
lectures.revues.org/990
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Hartog, le XXe siècle a allié futurisme et présentisme, le futurisme étant à entendre ici comme la
domination du point de vue du futur avec le progrès comme horizon temporel. Mais la prévalence
du présent la finalement emporté, valorisant limmédiateté. C’est le cas des institutions marke-
ting, du consommateur et souvent des entreprises.
La gestion du présentisme constitue un enjeu majeur pour beaucoup dentreprises : comment
traiter les masses de données issues des big data ? Comment gérer en temps réel les co-créations
ou les réactions des consommateurs sur Internet ? Comment gérer le multi-canal et le cross-canal
qui posent les questions de lorganisation même de lentreprise et de la cohérence de ses offres
face à un consommateur global et très réactif ? Comment analyser ou améliorer la performance
à moindre coût ? Nombre dentreprises sont en plein questionnement et sinterrogent sur les solu-
tions à mettre en œuvre, seules ou avec leurs partenaires et les consommateurs.
Pour améliorer la performance de court terme, les évolutions technologiques et linnovation ap-
portent des solutions, dont certaines touchent à la vie privée ou peuvent poser des questions éthiques.
A titre d’exemple, on citera les Fatlabs qui permettent de raccourcir les processus d’innovation en
réalisant très rapidement le prototypage de nouveaux produits et en associant au processus toutes
les fonctions de l’entreprise. Linnovation, avec les nouvelles technologies numériques, porte sur
de nouveaux outils danalyse, de nouveaux services mais aussi la démocratisation doutils de pro-
duction performant avec des impressions 3D, des logiciels et du matériel open source (Anderson,
2012). Les innovations marketing saccélèrent comme dans le domaine du VRM (Vendor
Relationship Management) ou du neuromarketing. Ainsi, de grands groupes comme Coca-Cola,
Nike ou Procter & Gamble ont recours à ce dernier pour améliorer lattractivité de leur site Web,
leur efficacité publicitaire ou latmosphère de leurs points de vente. Sony a augmenté de 52 % le
taux de clics sur son site en Allemagne en 2012 grâce à l’utilisation du neuromarketing. Cela ne
va pas sans soulever des critiques ou sans être freiné par la législation comme celle sur la bi-
thique en France2. Enfin, un des défis à relever pour lorganisation est de concevoir le numérique
comme une partie intégrante de lorganisation de lentreprise et non comme un univers à part qui
serait le marketing digital. Certains parlent de marketing synchronisé (Tinelli, 2012).
Tempo lent : décélération et
slow movement
En réaction à cette accélération du temps, au présentisme et à la recherche de performance à
court terme, parfois au détriment de léthique, on observe une mone en puissance de la quête
de valeurs universelles basées sur une vision à plus long terme, qui sinscrit dans le courant de la
RSE (responsabilité sociale des entreprises), de lanalyse critique du marketing. Ce courant est
à la confluence de plusieurs phénomènes : la résistance à certaines pratiques marketing (Roux,
2012, numéro spécial sur la résistance du consommateur), la montée de modes de consommation
alternatifs, le souci de mettre le marketing au service du bien-être collectif, sans exclusion. Cette
volonté de prendre du recul par rapport à laccélération se concrétise, plus récemment, avec le
courant slow life et slow movement.
Décélération et tempo lent
Face au constat de l’accélération du temps et de lessor exponentiel des nouvelles technologies, de
nombreux acteurs recommandent de prendre du recul, allant des réflexions sur le tempo (Levine,
2/ En France, la loi de 2011 sur la bioéthique interdit par exemple l’utilisation de l’IRM à des fins non médi-
cales.
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1997) au Déconnectez-vous de Rémy Oudghiri (2013). En réaction au présentiste, les principes
de précaution et de responsabilité vis-à-vis des générations futures (Jonas, 1999) ont émergé.
En marketing, on voit coexister désormais les tenants de tempos rapides, nécessaires pour ré-
pondre aux exigences de performance à court terme, et ceux de tempos plus lents, privilégiant
une recherche de bien-être individuel et collectif dans une perspective de plus long terme. Le
tempo structure le rapport à soi et aux autres et sinscrit dans un ensemble de valeurs et une
culture donnés ou choisis. C’est dans cet esprit que sont apparus ce que lon dénomme le slow
movement et le slow marketing.
Slow movement et temps juste : le tempo giusto
Le slow movement et le slow marketing sont basés sur des valeurs universelles et sur léthique. Le
Slow movement a démarré avec le Slow food initié par Carlo Petrini, en réaction à linstallation
dun restaurant McDonald sur la Piazza di Spagna à Rome3. C’est un retour à une consommation
plus durable, qualitative, authentique, avec un certain ralentissement du rythme de vie pour se
recentrer sur les valeurs essentielles. Carl Honoré (2005), dans son ouvrage Eloge de la lenteur,
synthétise les principes du Slow Movement, qui touche désormais des pans entiers de la vie
sociale, culturelle et économique : l’habitat (Slow cities avec Cittaslow), les loisirs (Slow living),
l’art (Slow art), le design (Slow design), la médecine (Slow medicine), léducation (Slow paren-
ting), la finance (Slow money) et qui met en avant la notion de bonne vitesse. Le Slow movement
prône la recherche de l’équilibre, ce que les musiciens appellant le tempo giusto. Il ne sagit
pas en fait de prôner la lenteur mais dêtre à la recherche du temps juste, de donner limpulsion
nécessaire au bon moment. C’est en musique le temps de référence dont procèdent les autres
tempos. Le large écho que rencontre le Slow movement en Europe et dans le monde dépasse le
simple phénomène de mode et caractérise une philosophie de vie. En cela, il est en résonance
avec dautres mouvements qui demandent de replacer léthique et les valeurs universelles à leur
juste place dans la société. Dans ce contexte, le Slow marketing a aussi fait son entrée, avec entre
autres la Slow brand qui préconise des marques avec une promesse basée sur de réelles qualités
du produit et du service, qui seront tenues, et qui respectent les consommateurs. On est dans le
registre de léthique, du bien-être et de la qualité de vie. Cela met aussi en avant le Slow made,
cest-à-dire, fabriquer en prenant le temps nécessaire, en étant soucieux de l’environnement, de
la qualité et du savoir-faire, avec les mérites de lartisanat. Lindustrie du luxe sintéresse à ce
concept.
La synchronisation des tempos
Comment caler, synchroniser le tempo rapide avec des tempos plus lents pour arriver au tempo
juste. Pour Daniel Kahneman (2011), la coexistence de la vitesse et de la lenteur sont le propre
de la pensée humaine4. De son côté, l’historien Lewis Mumford considère quil ny a pas un bon
ou un mauvais rythme, il sagit de moduler le rythme selon nos besoins et objectifs : « Alors
3/ Carlo Petrini a été nommé « Champion de la Terre » en 2013 par le Programme des Nations Unies pour
l’Environnement (PNUE) pour sa contribution exceptionnelle dans le domaine de lenvironnement et du déve-
loppement durable, au titre de l’ « Inspiration et de l’Action ». Slow Food compte plus de 100 000 membres, dans
le monde, ainsi que le réseau de Terra Madre. Ses projets et ses activités engagent des millions de personnes
dans 150 pays.
4/ Daniel Kahneman (2011), prix Nobel d’économie, considère que la pensée humaine combine parfaitement
vitesse et lenteur, la pensée rapide, intuitive et immédiate (système 1 de la pensée) prenant souvent le pas sur
la pensée intentionnelle, réfléchie (système 2), qui se met en œuvre lorsque l’individu fait face à des situations
compliquées ou difficiles.
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