L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 811–7 NEUROSCIENCES Apport des méthodes d’apprentissage automatique dans la prédiction de la transition vers la psychose : quels enjeux pour le patient et le psychiatre ? Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Stéphane Mouchabac 1,a , Christian Guinchard 2,a RÉSUMÉ La médecine prédictive a bénéficié d’un intérêt important ces derniers années : cela a été rendu possible par des découvertes importantes dans le champs de la génétique et de la recherche sur les biomarqueurs. Pourtant, de par sa complexité, la psychiatrie ne peut actuellement assurer le niveau d’exactitude que réclame cette approche. En effet, prédire la transition vers la schizophrénie permettrai de proposer des traitements ciblées en amont du premier épisode, or actuellement, l’expertise du psychiatre ne permet pas de prédire plus de 50 % des transitions sur la base de la clinique chez les sujets à risque. Nous discuterons dans cet article l’apport des méthodes informatisées dites d’apprentissage automatique et réfléchirons sur l’impact qu’elles peuvent avoir sur nos pratiques futures. Mots clés : schizophrénie, symptomatologie schizophrénique, médecine prédictive, indicateur de risque, recueil de données, apprentissage, apprentissage automatique ABSTRACT Contribution of machine learning methods in the prediction of a transition to psychosis: Which challenges for the patient and psychiatrist?. Predictive medicine has benefited, in recent years, by the significant interest it has received. This advance has been made possible by major discoveries in the fields of genetics and biomarker research. However, due to its complexity, psychiatry cannot currently provide the level of accuracy demanded by this approach. In fact, to predict the transition to schizophrenia would permit to offer treatment targeted towards the first episode, whereas currently, the expertise of the psychiatrist does not predict more than 50% of the transitions on a clinical basis in patients at risk. In this article, we discuss the contribution of computerized methods referred to as machine learning and reflect on the impact they may have on our future practices. doi:10.1684/ipe.2013.1131 Key words: schizophrenia, schizophrenic symptoms, predictive medicine, risk indicators, data collection, learning, machine learning 1 Département de psychiatrie et psychologie médicale, CHU Saint-Antoine, Paris, France <[email protected]> 2 MCF HDR en sociologie, Directeur du département de sociologie ; Laboratoire de sociologie et d’anthropologie (LASA UFC) EA 3189 ; UFR SLHS Université de Franche-Comté, France a Les deux auteurs ont contribué de manière égale à la rédaction. Tirés à part : S. Mouchabac L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 10 - DÉCEMBRE 2013 811 Pour citer cet article : Mouchabac S, Guinchard C. Apport des méthodes d’apprentissage automatique dans la prédiction de la transition vers la psychose : quels enjeux pour le patient et le psychiatre ? L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 811-7 doi:10.1684/ipe.2013.1131 S. Mouchabac, C. Guinchard RESUMEN Aportación de los métodos de aprendizaje automático en la predicción de la transición hacia la psicosis : ¿ qué se juega ahí para el paciente y el psiquiatra ?. La medicina predictiva se ha beneficiado de un interés importante en los últimos años : ello se ha hecho posible con unos importantes hallazgos en el ámbito de la genética y de la investigación sobre los biomarcadores. Sin embargo, por su complejidad, la psiquiatría no puede actualmente asegurar el nivel de exactitud que exige este enfoque. Y es que predecir la transición hacia la esquizofrenia permitiría proponer tratamientos adecuados previos al primer episodio; ahora bien, actualmente, la pericia del psiquiatra no permite predecir más del 50 % de las transiciones sobre la base de la clínica en los sujetos de riesgo. Discutiremos en este artículo la aportación de los llamados métodos informatizados de aprendizaje automático y reflexionaremos sobre el impacto que puedan tener sobre nos prácticas futuras. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Palabras claves : esquizofrenia, sintomatología esquizofrénica, medicina predictiva, indicador de riesgo, recolección de datos, aprendizaje, aprendizaje automático Enjeux de la médecine prédictive dans la schizophrénie Selon la définition du Larousse, « prédire » peut être entendu comme l’action « d’annoncer d’avance ce qui doit arriver, par intuition, raisonnement ou conjecture, par une inspiration prétendument surnaturelle ». Si nous retenons l’aspect scientifique de cette définition, la possibilité de prévoir la survenue d’un événement morbide ouvre des perspectives importantes, qu’elles soient préventives ou curatives, mais aussi éthiques : c’est l’objectif de la médecine dite « prédictive ». Celle-ci a pris un essor important ces dernières décennies du fait des progrès en génétique, mais dès lors qu’on se représente la complexité des interactions gènes-environnements, l’utilisation pour les diagnostics psychiatriques s’avère complexe, voire hasardeuse. La schizophrénie, pathologie multifactorielle avec une hétérogénéité clinique importante traduit bien les enjeux d’une médecine prédictive, car on peut définir des « fenêtres d’opportunité thérapeutique » auxquelles correspondent différentes modalités d’interventions pour chaque stade de la maladie [16] : – lors de la phase prémorbide, où l’expression clinique n’est pas manifeste, c’est surtout une action sur les facteurs étiologiques qui s’impose, mais encore faut-il les identifier chez le patient et en reconnaître leur spécificité. Cette prévention dite « ciblée » de la maladie est à ce jour encore limitée ; – la phase prodromale, où l’on peut observer des symptômes atténués ou brefs de la maladie est une phase pour laquelle une prévention ciblée de la maladie « manifeste » est privilégiée (elle est en train de se déclarer) : les symptômes plus spécifiques vont être pris en compte et traités pour tenter d’éviter la transition vers la maladie active ; – lorsque le premier épisode se déclare, des interventions les plus précoces possibles sont proposées pour corriger la pathophysiologie et limiter l’impact du trouble. La prévention des rechutes s’inscrivant dans la continuité. Il est évident que l’objectif sera d’empêcher la survenue de la transition chez les sujets vulnérables, mais pour cela il 812 faut pouvoir définir quels sont les déterminants (cliniques, paracliniques) de cette vulnérabilité. Bien évidemment, un « screening » trop large risque de recruter des faux positifs et par conséquent de traiter par excès des sujets : il faut donc des outils plus discriminants pour que ce soit éthiquement acceptable. Les limites des études classiques sur les états prémorbides On a longtemps focalisé sur l’étude des signes prémorbides de la schizophrénie dans l’idée de trouver des marqueurs cliniques plus fréquemment liés à une transition ultérieure vers la psychose. Les modalités d’évaluation sont classiques, puisqu’elles reposent sur le recueil systématique d’informations lors des consultations (psychiatriques, pédiatriques ou de médecine scolaire) ou à partir d’observations rapportées par les parents, les enseignants ou autres personnes de l’entourage. L’utilisation d’outils standardisés va permettre des comparaisons entre sujets ou bien d’obtenir des profils évolutifs lorsque l’évaluation est prospective. Au niveau méthodologique, la majeure partie de données publiées dans les années 1980-1990 a été obtenue à partir d’études rétrospectives ou de suivi systématique longitudinal (souvent limitées au niveau de leur validité). De même, pour les études rétrospectives, la collecte des données reste dépendante de la qualité des tiers et sont par essence soumises à des biais de mémorisation et de reconstruction anamnèstique : étant peu standardisées, ces informations étaient dans l’absolu peu généralisables. Les études de suivi longitudinal (follow-up) étaient fréquemment réalisées à partir de cohortes d’enfants consultant pour des problèmes comportementaux non spécifiques : elles ont complété les observations des études rétrospectives et ont confirmé certains résultats. Enfin, lorsque l’on analyse tous ces signes, on constate que la plupart n’est pas spécifique surtout lorsqu’ils se manifestent plus précocement (anxiété et humeur dépressive, L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 10 - DÉCEMBRE 2013 Apport des méthodes d’apprentissage automatique dans la prédiction de la transition vers la psychose : quels enjeux pour le patient et le psychiatre ? Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. difficultés sur le plan cognitif et conatif, troubles du sommeil, retrait social apprentissages perturbés. . .), alors que d’autres plus tardifs témoignent de la vulnérabilité et sont parfois considérés comme des symptômes atténués de la maladie (pensées anormales, pensée magique et croyances bizarres, affects inappropriés, discours tangentiel, suicidalité et comportements agressifs). La logique préventive était donc dans l’impasse puisqu’il était impossible de repérer avec une bonne sensibilité et spécificité des sujets à risque sur la base d’éléments cliniques dans la population générale : cette approche probabiliste s’accompagne d’un taux de faux positif trop élevé pour envisager un traitement préventif systématique. Définir des sujets à haut risque de transition : une solution ? Les spécialistes de la question se sont donc tournés vers l’étude des « états mentaux à risque » : plusieurs équipes ont donc proposé dès la fin des années 1990 d’identifier des sujets dits à « ultra haut risque » de psychose (UHR) [14]. Les critères utilisés ont de bonnes validité et sensibilité. Ces sujets sont regroupés en trois catégories : – le groupe « des symptômes atténués de psychose » (attenuated psychotic symptoms [APS]) : il s’agit de sujets ayant déjà fait l’expérience de symptômes positifs atténués au cours de l’année précédente (idées de référence, perturbations perceptuelles, pensée magique, idéation paranoïde, pensées et comportements étranges) ; – le groupe de sujets dits « des symptômes psychotiques intermittents brefs » (brief limited intermittent psychotic symptoms [BLIPS]). Ils ont présenté des épisodes brefs avec des symptômes psychotiques de premier rang (idées de référence, pensée magique, perturbations perceptuelles, idéation paranoïde, langage et pensées étranges), la durée n’ayant pas excédé une semaine et s’est accompagnée d’une régression spontanée ; – le groupe des sujets ayant des traits ou des facteurs de risque, c’est-à-dire les sujets ayant un apparenté premier degré avec un trouble psychotique, les sujets ayant une personnalité schizotypique associée à un déclin pendant l’année précédente sur le plan du fonctionnement psychosocial (au moins 30 % sur l’échelle globale de fonctionnement). Ce dernier groupe est associé à risque génétique élevé. Pour ces auteurs, c’est dans la tranche des 15-30 ans que l’on est le plus susceptible de trouver des sujets à ultra haut risque. Ces critères sont acceptés par la communauté médicale et ont été adaptés et complétés par d’autres équipes. Au sein de ces groupes, entre 20 et 30 % feront une transition vers la psychose dans l’année en cours en l’absence de traitement, mais on n’a pas pu mettre en évidence de critères spécifiques (ou associations de critères) qui permettraient de distinguer ceux qui feront cette transition, même si cer- taines associations semblent plus pertinentes (présence de facteurs de risque génétiques et symptômes psychotiques atténués). Place des apprentissages automatiques dans le diagnostic psychiatrique Pour mieux comprendre le concepts que nous allons aborder, il est intéressant d’imaginer quelles sont les modalités d’apprentissage chez l’homme. En effet, pour nous adapter, il est fondamental que nous puissions reconnaître des objets dans l’environnement (formes, visages, des voix), ainsi que des concepts. Pour cela, nous apprenons de différentes manières : soit en assimilant des données « brutes » (stockage par cœur) ou alors en procédant par généralisation (des exemples vont servir à élaborer un modèle qui s’appliquera à de nouveaux exemples qui seront alors reconnus). Notons que l’apprentissage de la médecine recouvre ces deux modalités. En informatique, les capacité de calcul et de stockage sont compatibles avec la première méthode, alors que la déduction de règles de généralisation reste plus complexe à obtenir. À la fin des années 1950, Arthur Samuel, chercheur en informatique, va proposer une définition de l’apprentissage automatique comme étant « un champ d’étude qui donne aux ordinateurs la capacité d’apprendre sans avoir été explicitement programmés ». En fait, il s’agit plutôt d’un programme qui est élaboré pour apprendre de sa propre expérience en fonction de classes de taches et d’une mesure. L’apprentissage automatique est ainsi une des disciplines de l’intelligence artificielle dont l’objectif est l’élaboration de méthodes automatisables que la machine va utiliser pour évoluer et qu’il est habituellement difficile d’élaborer à partir des moyens de programmation habituels [4]. Ces méthodes, avant d’être appliquées à la médecine, ont été exploitées dans des domaines très variés : reconnaissance d’objets divers (formes, visages, écriture), analyse de comportements de consommateurs, détection de fraudes à la carte de crédit, moteurs de recherche informatique, exploration de données dans des bases complexes (data mining), analyse des marchés financiers. L’apprentissage automatique est à la croisée des chemins de nombreuses disciplines : intelligence artificielle, probabilités, statistiques, sciences cognitives, informatique. L’apprentissage « supervisé » Le premier type de classification est dit « supervisé » (il porte parfois le nom de classement ou de classification inductive). On cherche à identifier automatiquement des règles à partir de bases de données (celles-ci sont constituées « d’exemples », classiquement, il s’agit de cas L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 10 - DÉCEMBRE 2013 813 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. S. Mouchabac, C. Guinchard déjà validés tels qu’un diagnostic). Elle repose donc sur « l’apprentissage par l’exemple » puisqu’elle a pour objectif l’explication ou l’appartenance d’éléments (objets, individus, critères) à une classe donnée, ces classes sont connues a priori. Tout processus supervisé comporte deux phases : la première est la phase dite « d’apprentissage » durant laquelle on va déterminer le modèle « des données étiquetées », celle-ci permet d’élaborer la base des connaissances qui sera utilisée dans la seconde phase. Cette seconde phase, dite de « test », consiste à prédire la classe ou l’étiquette d’une nouvelle donnée à partir du modèle qui a été appris au préalable [7]. Cette méthode obéit à des étapes très strictes pour éviter de créer une base inexploitable à l’origine d’erreurs importantes. Le principe est donc d’adapter le modèle à la structure du problème : – il faut déterminer avec précision quels seront les « exemples » utilisés dans le modèle (quel type de données sera considéré) : mesure biologique, critère clinique, imagerie, mesure neurocognitive ; – rassembler un ensemble d’exemples d’apprentissage, sachant qu’il doit être valide, c’est-à-dire être la représentation d’une réalité objective et que sa fonction soit utilisable dans le « monde réel ». l’ensemble de ces données est souvent élaboré par des experts ou repose sur des mesures ; – le niveau d’exactitude de la fonction apprise va dépendre de la manière dont l’objet est représente « à l’entrée » (dans sa base) ; – choisir une méthode mathématique adaptée au problème (arbres de décision, séparateurs à vaste marges etc.) ; – optimiser la performance de l’apprentissage (utilisation de processus de validation sur des bases de données réduites et évaluer l’exactitude du modèle (procédures de validation externe). Il existe des variantes de l’apprentissage supervisé : – l’apprentissage semi-supervisé revêt une utilité lorsque les données sont très nombreuses ou complexes puisqu’il faudrait un grand nombre d’étiquettes (la construction de la base réclamerait trop de temps pour un expert humain). On utilise des données étiquetées (supervisées) et des données non étiquetées (non supervisées), grâce à cette base hybride on a montré que l’apprentissage était amélioré ; – l’apprentissage actif permet à la machine de faire des requêtes au programmateur de la base. L’idée est alors d’annoter les données les plus pertinentes pour le modèle lorsqu’elles sont extraites par le calculateur [8]. Apprentissage non supervisé L’autre aspect de l’apprentissage automatique regroupe les méthodes d’apprentissages non supervisés : ici les données collectées « à l’entrée » ne sont pas étiquetées, l’objectif du programme sera donc de classer ces données en différents sous-groupes (« clustering ») afin que celles 814 qui sont les plus similaires ou les plus proches se trouvent associées de manière homogène et celles qui sont les plus éloignées appartiennent à des groupes distincts. Il n’y a donc pas d’expert qui explicite les étiquettes, cette méthode permet alors de trouver des structures qui ne nous sont pas connues (il s’agit de variables dites « latentes »). Comme pour la précédente méthode, des pré-requis méthodologiques sont nécessaires [16] : – il faut choisir une mesure de ressemblance entre les données ; – il faut déterminer le type de structure que l’on veut obtenir (arbre, pyramide, hiérarchie. . .) ; – il faut enfin choisir la méthode la plus adaptée à la structure de classification attendue : algorithmes des Kmoyennes, regroupement hiérarchique, modèles de Markov cachés, techniques de réduction dimensionnelles (analyse en composante principale). Certains considèrent classiquement que les apprentissages non supervisées sont moins efficients, mais pour certains auteurs ils restent intéressants dans les cas où il existe un grand nombre de données non annotées et lorsque les données observées changent lentement dans le temps [4]. Neuro-imagerie et apprentissage automatique : quelles applications ? Comme nous l’avons vu, les exemples qui constituent la base de données se doivent d’être les plus valides possibles afin de générer une capacité d’apprentissage et de discrimination utile au clinicien. Certaines techniques d’imagerie cérébrale associées à des algorithmes d’apprentissage semblent intéressantes pour l’évaluation de la probabilité de transition vers la psychose. Du fait de l’augmentation des capacités de calcul des outils d’imagerie, on peut obtenir une « cartographie » de différences significatives dans la composition des tissus cérébraux entre des groupes de sujets (patients vs sujets témoins, patients entre eux), mais aussi établir des corrélations avec certaines caractéristiques (âge, sexe) ou des mesures expérimentales et cliniques particulières. Parmi ces techniques, l’analyse de voxel (dérivé de « volumetric pixel ») s’est montrée très prometteuse. Le voxel est un élément de volume représentant une valeur dans un espace tridimensionnel qui reflète une information colorimétrique associées à des coordonnées spatiales, voire temporelles, ou tout autre type d’information pouvant caractériser un type de tissus. Dans une première phase, les données sont pré-traitées pour améliorer la sensibilité des mesures des volumes des tissus cérébraux (substance blanche et grise) : on effectue une normalisation spatiale des images (utilisation d’un espace stéréotaxique identique afin de diminuer les différences anatomiques entre sujets), puis on sépare informatiquement L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 10 - DÉCEMBRE 2013 Apport des méthodes d’apprentissage automatique dans la prédiction de la transition vers la psychose : quels enjeux pour le patient et le psychiatre ? Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. la substance blanche de la grise, on procède ensuite à une réduction du nombre de voxels (après acquisition, le volume cérébral est représenté par un cube de 1012 points, cette opération permet une simplification du traitement des données), la dernière étape comporte une analyse statistique qui identifie les voxels impliqués dans les différences entre sujets. Dans le cadre de la schizophrénie, cette méthode permet une détection de différences neuroanatomiques très complexes et très fines qui se situent dans des régions très hétérogènes (et qui seraient impossibles à déterminer par une analyse humaine des images) [2]. Prédire mieux que l’expert humain : une réalité ? Il suffit alors d’associer à l’imagerie une technique de calcul reposant sur une procédure d’apprentissage : à partir de données connues a priori elle développe des règles pour la classification de nouvelles données. On apprend à la machine à reconnaître un diagnostic, ensuite elle détermine les caractéristiques neuro-anatomiques liées à ce diagnostic, et secondairement lorsqu’on lui présente un nouveau sujet, elle va être capable en théorie de dire à quelle catégorie de sujet appartient. Plusieurs équipes ont exploré l’intérêt de ces techniques dans la prédiction de la transition vers la psychose : des sujets sains ont été comparés à des patients à haut risque pour déterminer quelles associations d’anomalies morphologiques étaient prédictives de la transition vers la psychose [2]. Le repérage de différences entre les différents sujets à permis de constituer une base de donnée et après quatre ans d’évolution, les diagnostics (transition/absence de transition) complétaient cette base : à l’aide d’une technique d’apprentissage supervisé, on pouvait déterminer une règle de prédiction de la transition reposant sur des critères neutroanatomiques (phase d’apprentissage) [10]. Dans la phase de test, on présentait des nouveaux sujets à risque et on demandait à la machine de prédire qui allait faire un premier épisode psychotique. La validité des tests repose sur l’exactitude de la prédiction, mais aussi sur leur sensibilité et spécificité : les sujets témoins ont été bien classés dans 90 % des cas (ils ne sont pas schizophrènes, ni à risque) ; les sujets à haut risque ayant fait une transition dans 88 % des cas et enfin les sujets à haut risque sans transition étaient discriminés dans 86 % des cas (« ce sujet ne fera pas de transition »). Ainsi, sans connaître le diagnostic, ni les caractéristiques cliniques du sujet, l’ordinateur prédisait dans plus de huit cas sur dix la survenue d’un épisode ou non (pour comparaison, l’expert humain prédit cette transition dans un cas sur deux) [9, 10]. Pour limiter les biais liés à « un effet de centre » et augmenter la puissance de leur base d’exemples, ces mêmes auteurs ont complétés ces données à l’aide d’une étude mul- ticentrique (82 sujets UHR et 167 témoins) qui a confirmé la pertinence des données neuroanatomiques déjà identifiées pour prédire la transition [12]. Les apprentissages automatiques permettent de discriminer des critères anatomiques qui informent sur le risque de psychose chez les patients à risque et qui leur sont spécifiques. L’utilisation moins probabiliste des antipsychotiques et des interventions non pharmacologiques précoces sont alors envisageables. Mais comme toute avancée, elle interpelle nos pratiques et nous interroge au niveau éthique en cas d’utilisation détournée de ces méthodes : en effet, certaines études cherchent des marqueurs de prédiction de passage à l’acte ou permettent de trouver la tendance politique d’un sujet. Quelle conséquences sur notre pratique : entre réflexe de rejet et nécessité d’adaptation On sait désormais qu’on ne peut pas penser les innovations techniques de manière pertinente sans intégrer une réflexion sur les pratiques des différents usagers qui vont accéder à ces nouveautés. Les chercheurs du Centre de sociologie de l’innovation de l’école des mines ont bien montré, depuis les années 1990, que les « scripts » élaborés par les techniciens, lorsqu’ils élaborent les modes d’emploi de leurs nouveaux produits, ne rejoignent pas aussi aisément qu’ils l’imaginent les attentes et les pratiques des usagers [1, 11]. Ce genre de question est incontournable lorsqu’on s’intéresse à la manière dont les avancées scientifiques sont traduites en innovations techniques aussi bien dans le domaine de la médecine que dans celui des techniques de communication. On sait qu’il existe de nombreux obstacles et qu’il faut conduire un travail social spécifique pour parvenir à transformer un projet technoscientifique en objet de pratiques quotidiennes. Pour y réfléchir dans le cadre de l’évolution des pratiques de neuropsychiatrie, on peut partir des résultats de deux enquêtes sociologiques. La première, menée pour le Ministère des affaires sociales dans les années 1990, est un long travail sur les pratiques de consommation des allocataires d’aides sociales et l’autre, réalisée au début des années 2000 pour un organisme professionnel d’encadrement des professions de santé, visait à mieux comprendre les interactions entre les psychiatres hospitaliers et libéraux. De la première enquête, on pourrait retenir une simple expression assez typique d’un allocataire du RSA déclarant lors d’un entretien. Alors qu’il venait de raconter au sociologue comment une série de ruptures s’étaient enchaînées dans sa vie professionnelle et familiale en le menant à une expulsion de son logement, il ajoute « . . .et pan, j’ai fait une dépression ! ». C’est le statut logique de ce « et pan » qu’il faut interroger. Alcoolisme, pertes successives d’emplois, poursuites judiciaires pour violence, séparation et expulsion L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 10 - DÉCEMBRE 2013 815 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. S. Mouchabac, C. Guinchard aboutissent à ce surgissement brusque de la dépression, présentée à la foi comme inattendue et évidente. La question que nous pourrions poser à partir de là n’est pas celle du « sens commun » populaire qui s’opposerait à une conception scientifique ou savante de l’étiologie de la maladie. La psychiatrie doit-elle faire mieux que cet allocataire du RSA, et si oui, à quelle condition le peut-elle ? On peut tenter de répondre en remuant un peu d’humus historique et en s’appuyant sur l’évolution des pratiques professionnelles des psychiatres depuis une quarantaine d’années. Ne sommes-nous pas passés d’une pratique de « prophétie inductive » à une approche scientifiquement probabiliste fondée non seulement sur de nouvelles formes de raisonnement mais aussi sur un nouvel ancrage social de la pratique professionnelle de la psychiatrie ? Il y a exactement 40 ans, D. Rosenhan publiait dans Science un article intitulé « On being sane in insane places » qui semblait mettre publiquement en cause les compétences des psychiatres américains dans l’une des plus prestigieuses revues scientifiques [15]. Il y racontait comment huit faux patients (en fait chercheurs mandatés par son laboratoire universitaire) s’étant présentés à des hôpitaux psychiatriques avaient été hospitalisés et diagnostiqués schizophrènes. Il montrait comme le fait que ces personnes prennent des notes en vue du compte rendu d’enquête qu’elles préparaient renforçait l’idée que les soignants se faisaient d’eux. . . Les mobilisations sociales autour de la psychiatrie ont un peu altéré la réception de ce texte et il importe de bien préciser que la question initiale ne visait pas à décrédibiliser la psychiatrie américaine mais se formulait de manière très simple : comment reconnaître la folie ? La réponse de Rosenhan invitait à reposer la question ailleurs, dans un autre contexte social que celui de l’hôpital car ce dernier fonctionne toujours dans le sens d’une confirmation des diagnostics initiaux. De ce point de vue, bien plus encore que Goffman ne l’avait fait dix ans plus tôt [6], en se fondant sur un très simple dispositif expérimental, il montrait que cette institution produisait ce que nous pourrions appeler des « prophéties auto-réalisatrices » [13]. Partant du constat pragmatiste que toute caractérisation d’un interactant émerge du système d’ajustements plus ou moins souples où il se trouve, il préconisait donc de fonder la reconnaissance et les soins des malades mentaux sur d’autres situations. Par-delà la mobilisation de cet article dans les querelles pleines de quiproquos qui ont secoué la psychiatrie des années 1970 et 1980 aux États-Unis et en Europe, il reste que ce sont bien les questions liées à la manière dont la psychiatrie hospitalière se ferme et s’isole ou, au contraire, s’ouvre sur son environnement social qui se trouvent au fondement de l’élaboration des diagnostics et de la manière d’anticiper les trajectoires des patients. Autrement dit, partant de ce qu’avait constaté Rosenhan, ne doit-on pas penser que l’insertion de la psychiatrie dans la « société englobante » serait ce qui permet de passer des prophé- 816 ties inductives à une approche probabiliste qu’appellent les évolutions des neurosciences ? Afin de répondre, dépassant les vieilles querelles, il faudrait revenir sur les avatars de la sectorisation qui, en ce qui concerne la France, depuis 1972, ont largement modifié les conditions d’exercice de la profession en la faisant passer, parfois malgré elle, du confinement au plein air. Ces mouvements ont amené les psychiatres à se positionner face à de nombreux « partenaires » tels que les magistrats, les travailleurs sociaux, les élus locaux et, plus récemment, les responsables d’associations et les parents des patients. Ne sontils pas passés d’une situation abritée derrière les « murs de l’asile » à une position sociale très nettement exposée ? Cette ouverture s’accompagne, en effet, d’une redéfinition des attentes sociales à l’égard de la profession qui se formulent en termes de responsabilités éthiques mais aussi juridiques et politiques. Aux risques qu’ils peuvent faire courir à leurs patients, comme tous les autres médecins, se sont ajoutés ceux que leurs patients font éventuellement courir aux autres membres de la société. Cette forme de responsabilité, en quelque sorte « au carré », les vulnérabilise d’une manière inédite. Cette fragilité est renforcée par le fait que, le travail de traduction nécessaire à la mise en œuvre de soins avec les différents « partenaires » qui ont imposé la reconnaissance de leur place au fil des années, mobilise de nouvelles compétences qu’il importe de reconnaître pour se faire une idée juste de l’exercice de la profession en secteur libéral ou hospitalier. Ainsi, il faut faire preuve d’une véritable « ingéniosité hétérogène » de Latour [11] afin de traduire un diagnostic en risque de passage à l’acte dans la discussion avec un magistrat et savoir construire un traitement comme un « échangeur de buts » [11] grâce à un travail de suivi avec la famille d’un patient bipolaire. Ces compétences sont difficiles à faire valoir (nous y reviendrons plus loin) dans la mesure où elles sont mobilisées sur fond d’un abaissement du prix de la contestation de la décision médicale par des patients, des avocats. . . que les nouvelles formes de diffusion du savoir, la dévalorisation des formes de capital scolaire propres aux élites savantes. . . transforment en « experts de plein air » dotés de nouvelles formes de légitimité [3]. Enfin, comme les urgentistes, les psychiatres ne payentils pas cette situation au carrefour d’interactions complexes entre le juridique, le social et le médical, par une place peu valorisée dans le champ des professions médicales ? Si la profession est désormais en première ligne des rapports, parfois tendus, de la médecine avec les injonctions sociales, elle se trouve reléguée à une place subalterne qui ne facilite pas les transferts de compétences entre chercheurs et praticiens. C’est dans cette situation qu’il importe de savoir passer des prophéties (auto-réalisatrices) liées à la fermeture sur soi de cet exercice professionnel aux prédictions (probabilistes) rationnellement fondées. Or, le mode de pensée « pro- L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 10 - DÉCEMBRE 2013 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Apport des méthodes d’apprentissage automatique dans la prédiction de la transition vers la psychose : quels enjeux pour le patient et le psychiatre ? babiliste » n’est guère compatible avec la demande sociale de certitudes et le genre de responsabilités « au carré » liées aux situations concrètes qui s’imposent aux psychiatres [5]. Il serait naïf de croire que les formes de rationalité scientifiques et techniques sont indépendantes des conditions sociales de leur exercice. Dans leur activité concrète quotidienne, les professionnels mobilisent des éléments de rationalité scientifique et les associent entre eux dans le but de s’ajuster à des cas particuliers. Ainsi, par exemple, les éducateurs spécialisés mobilisent des éléments de droit, de sociologie et de psychologie dans la manière dont ils se mettent d’accord pour construire un projet pédagogique concernant un enfant, s’accorder avec leur hiérarchie, travailler avec le psychologue de leur établissement. . . C’est à la foi une manière de faire face à la diversité des cas concrets qu’il faut gérer et de se mettre d’accord avec d’autres professionnels. La « culture de métier » est ainsi un moyen collectivement reconnu d’intégrer des savoirs divers. C’est une façon de les mettre en œuvre qui prouve son appartenance à un collectif. On s’assure ainsi de parler à peu près la même langue que les collègues, de se conduire comme ils l’auraient fait. . . Ce système de valeurs se transmet grâce à l’identification à des figures fortement valorisées que les apprenants cherchent à imiter dans leurs pratiques plus que par l’apprentissage de savoir abstraits. Parmi ses traits de caractère essentiels, sans doute plus que les autres médecins, le psychiatre doit se référer à l’homme prudent de la tradition humaniste. Conscient de vivre dans un monde où sévit une part irrémédiable d’incertitudes, ce dernier se fonde sur son expérience afin de constituer une « bibliothèque de cas » en vue d’être capable de parer aux aléas. Sachant attraper l’occasion au moment opportun, il s’adapte ainsi aux variations des circonstances au fil de leur évolution. On dira qu’il adopte une attitude tactique visant à être pleinement présent au présent et non une pratique stratégique cherchant à préparer un avenir éloigné. Porteur vivant de la norme, son savoir fondé sur une expérience éprouvée, est quasiment intransmissible. Pour être capable d’agir comme lui, il faut avoir vécu ce qu’il a vécu. Si l’on part de cette situation, ce ne sont pas seulement les psychiatres qu’il faut former aux nouvelles connaissances et informer des possibles avancées techniques que nous évoquions plus haut, ce sont également ceux avec qui ils pratiquent concrètement leur métier. Cependant, le savoir probabiliste que nous avons présenté dans la première partie de cet article n’est-il pas d’une autre nature que la prudence nécessaire aux ajustements pratiques dans lesquels se trouvent pris les praticiens, bref, ne nécessite-t-il pas de se développer ? Liens d’intérêts : Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêt en rapport avec l’article. Références 1. Akrich M. « Les objets techniques et leurs utilisateurs. De la conception à l’action ». In : Conein B, Dodier, Thévenot L. Les Objets dans l’Action. De la maison au laboratoire. 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