C A S C L I N I Q U E D-pénicillamine et troubles de l’odorat À propos d’une observation ● S. Kharoubi* es troubles de l’odorat connaissent actuellement un regain d’intérêt dans la communauté scientifique, notamment en ORL. Les étiologies des troubles de l’odorat sont multiples et éminemment variables sur le plan pronostique et évolutif, allant d’une simple infection nasosinusienne ou grippale à une pathologie dégénérative (maladie d’Alzheimer) ou tumorale du système nerveux central. Comme pour le reste des structures ou appareils de l’organisme, les voies olfactives peuvent être le siège d’un dysfonctionnement (dysosmie) secondaire à l’action toxique médicamenteuse. Certaines molécules sont connues pour leur effet inhibiteur sur l’odorat, d’autres sont des toxiques potentiels ou hypothétiques et beaucoup restent certainement méconnues. C’est dire l’importance des activités des centres de pharmacovigilance, véritables références pour toute recherche en toxicologie clinique. L OBSERVATION CLINIQUE Le patient M. A.S., âgé de 50 ans, consulte pour des troubles de l’odorat évoluant depuis six mois. Notre patient, chauffeur de profession, rapporte l’installation progressive d’une hyposmie isolée en dehors de toute circonstance notable : infection grippale, traumatisme ou chirurgie nasosinusienne. Ce trouble a évolué vers une anosmie totale sans dysgueusie. L’anamnèse ne retrouve aucun antécédent médical ou chirurgical ORL. Toutefois, le patient est connu et suivi depuis quatre ans pour une polyarthrite rhumatoïde, non invalidante et bien contrôlée (sur le plan fonctionnel) par le traitement médical : D-pénicillamine deux comprimés (600 mg) par jour pendant trois mois, puis un comprimé (300 mg) depuis cinq mois. L’examen endonasal à l’optique rigide note l’absence d’obstacle mécanique, avec des méats moyens libres et propres. L’exploration primaire de l’olfaction (test flacon d’eau neutre et eau de rose) confirme cette anosmie. L’examen tomodensitométrique du massif facial et de l’étage antérieur de la base du crâne est normal : cavités sinusiennes bien aérées et absence de néoformation tumorale. * Maître-assistant ORL, 1, rue Chenafi-Mohamed, Annaba 23000, Algérie. 14 Le bilan biologique (glycémie et fonction rénale) est normal. La vitesse de sédimentation est de 10/15 mm. Au terme de notre examen et devant la négativité de ce bilan, nous évoquons le diagnostic d’anosmie médicamenteuse à la D-pénicillamine et proposons au rhumatologue l’interruption (test thérapeutique) de cet anti-inflammatoire. Après trois mois de sevrage thérapeutique, le patient signale une récupération partielle de l’odorat. COMMENTAIRES Les troubles de l’odorat induits par une prise médicamenteuse sont peu fréquents et représentent pour Deems 2 % des motifs de consultations (1). Cela pose de façon globale le problème de la pathologie iatrogène toximédicamenteuse sur l’organisme et de ses difficultés : reconnaissance-imputabilité/reproductibilité. Bonfils rapporte, en 1999, dans une enquête auprès des centres régionaux de pharmacovigilance français, 68 complications olfactives sur 150 000 dossiers d’accidents thérapeutiques, soit 0,05 % des dossiers (2). Sur ces 68 cas, 35 concernaient des troubles isolés de l’odorat, contre 33 cumulant des troubles du goût et de l’odorat. Cette enquête relève par ailleurs un niveau d’imputabilité possible dans seulement 22 % des cas, avec 127 médicaments en cause. Ces données rendent compte des difficultés que peut poser cette pathologie au clinicien ainsi que de la complexité de la démarche diagnostique. Pour notre observation, la responsabilité de la D-pénicillamine dans la genèse de la dysosmie est très probable compte tenu de sa survenue après le début de la médication, de la négativité du bilan clinique et paraclinique (imagerie) et de l’amélioration, bien que partielle, après le sevrage thérapeutique. La D-pénicillamine (Trolovol®) est un antirhumatismal d’action lente largement utilisé dans le traitement de la polyarthrite rhumatoïde. Son effet suppresseur sur la physiologie de l’odorat est connu et signalé dans plusieurs publications (3-5). La toxicité de la D-pénicillamine sur les voies olfactives reste difficile à évaluer en raison de l’absence de signalisation systématique des dossiers se rapportant à ces accidents thérapeutiques. Son impact (fréquence) reste donc méconnu et nécessite une évaluation rigoureuse (tests olfactifs, potentiels évoqués olfactifs) dans une population représentative de patients utilisant cette La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 254 - juin 2000 molécule. Le mécanisme de toxicité de la D-pénicillamine est inconnu. Nous pouvons supposer que son impact (toxicité) s’exerce sur le neuroépithélium olfactif. En effet, sous la membrane basale de cet épithélium olfactif se trouve un réseau riche en fibres élastiques et collagènes. Or il est bien établi sur le plan pharmacologique que la D-pénicillamine se fixe sélectivement sur ces structures (propriété qui est à la base de son effet thérapeutique). L’accumulation de la D-pénicillamine au niveau du chorion pourrait donc entraîner des modifications du mucus et/ou perturber la transduction de l’influx nerveux. Ces réflexions restent hypothétiques en l’absence d’une expérimentation au laboratoire. TROUBLES DE L’ODORAT ET TOXICITÉ PHARMACOLOGIQUE Les dysosmies d’origine médicamenteuse doivent être reconnues, car elles peuvent aboutir à une régression du trouble à l’arrêt du traitement, permettant un confort de vie et parfois une réadaptation sociale (professionnels de l’odorat : industrie du parfum, cuisinier, dégustateur). La démarche diagnostique comporte trois étapes : 1. Reconnaître ce trouble (dysosmie). 2. Éliminer les autres étiologies (plus fréquentes). 3. Établir l’imputabilité de l’agent pharmacologique en cause. 1. Reconnaître le trouble : anosmie isolée ou associée à une dysgueusie. Le trouble constitue généralement le motif de la consultation. S’agissant d’un trouble sensoriel, son vécu par le patient est éminemment variable et dépend notamment du niveau socioculturel ou d’éventuelles implications professionnelles. L’examen clinique permet de conforter la plainte initiale du patient. Les modalités de l’examen de l’olfaction sont variables : méthode des mouillettes, procédés électrophysiologiques (potentiels évoqués olfactifs). En pratique, ce “testing” repose sur une évaluation quantitative en utilisant trois concentrations de phényl-éthylalcool (6). 2. Éliminer les autres étiologies L’anamnèse permet de faire le point sur les antécédents médicaux : infection grippale, allergie nasosinusienne, affection métabolique (diabète), endocrinienne (hypothyroïdie, pseudohypoparathyroïdie), cardiovasculaire (HTA), neurologique (traumatisme crânien, épilepsies, tumeurs cérébrales, maladies dégénératives), et chirurgicaux : chirurgie nasosinusienne, séquelles neurochirurgicales (2). L’endoscopie nasale permet un bilan local précis, en particulier du mur externe des fosses nasales (cornets-méats) et de la fente olfactive (toit des fosses nasales). L’imagerie est une étape fondamentale. Elle repose sur un examen tomodensitométrique en coupes axiales et coronales, avec injection de produit de contraste, du massif facial (cavités nasosinusiennes) et de la base du crâne. La négativité des résultats de l’examen clinique et du bilan radiologique conforte l’origine toxique du trouble. 3. Établir l’imputabilité de l’agent pharmacologique dans la genèse du trouble C’est l’étape la plus importante et aussi la plus difficile. Elle nécessite une certaine connaissance des effets secondaires des médicaments en cause. Les centres de pharmacovigilance constituent une banque de données très précieuse, et fournissent au clinicien les informations nécessaires au traitement de son dossier clinique. Plusieurs molécules thérapeutiques peuvent induire un trouble de l’odorat. La liste de ces médicaments (non limitative) figure dans le tableau I, page 16. Par ordre de fréquence, il s’agit essentiellement de médicaments utilisés en pathologie cardiovasculaire (inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine ou certains bêtabloquants) (8), des anti-infectieux (cyclines, antiparasitaires) (9), des anti-inflammatoires et, enfin, des médicaments utilisés en endocrinologie (carbimazole), en neurologie, en ORL (gouttes nasales) et en immunologie (interféron) (10). Seuls quatre médicaments sont reconnus et répertoriés dans la pharmacopée comme responsables de troubles de l’odorat : – le tixocortol-néomycine ; – la tétrofosmine ; – l’amrinone ; – le moexipil (2, 7). La relation d’imputabilité nécessite en réalité l’observance de certains critères : délai d’apparition après la prise médicamenteuse, réversibilité du trouble lors du sevrage et, enfin, récidive de la symptomatologie dès la réintroduction de la molécule en cause. De plus, la rigueur scientifique impose une expertise en laboratoire, indispensable pour établir la certitude de la relation de cause à effet et surtout pour comprendre son mécanisme physiopathologique. Certaines situations peuvent prêter à confusion : polymédications, pathologies sous-jacentes connues comme étiologies potentielles de dysosmies (diabète, neuropathies dégénératives). La réversibilité du trouble (parfois partielle) à l’arrêt du médicament et sa reproductibilité (réintroduction) sont décisives. Les différentes thérapeutiques associées (corticoïdes, vitaminothérapie) sont sans effet (11). CONCLUSION Les dysosmies d’origine médicamenteuse comptent actuellement, dans l’approche étiologique, des troubles de l’odorat ; leur imputabilité est cependant difficile à mettre en évidence (12). Le diagnostic d’une anosmie d’origine médicamenteuse comporte une obligation : éliminer les causes habituelles (grippales, nasosinusiennes, générales), et débouche sur un résultat : la guérison du trouble, très appréciable compte tenu de l’évolution en général imprévisible et peu favorable des dysfonctionnements sensoriels. ■ La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 254 - juin 2000 15 C A S C L I N I Q U E Tableau I. Médicaments et troubles de l’odorat (2, 5, 7). Médicaments avec toxicité établie pour les voies olfactives Dénomination commune Propriétés Indications Amrinone Moexipil Tétrofosmine Tixocortol/néomycine Inhibiteur des phosphodiestérases Inhibiteur de l’enzyme de conversion Traceur Corticoïde (local) Antibiotique Insuffisance cardiaque aiguë HTA Scintigraphie myocardique Infections rhinopharyngées Médicaments avec toxicité possible ou potentielle pour les voies olfactives Dénomination commune Propriétés Indications Amlodipine Captopril Carbimazole Ciprofloxacine Cytarabine Diltiazem Doxycycline D-pénicillamine Énalapril Félodipine Hydroxychloroquine Interféron Lévamisole Lisinopril Méthotrexate Métoprolol Nifédipine Terbinafine Antagoniste du calcium Inhibiteur de l’enzyme de conversion Antithyroïdien de synthèse Antibiotique : quinolone Antimétabolite Inhibiteur calcique Antibiotique : cycline Antirhumatismal Inhibiteur de l’enzyme de conversion Inhibiteur de l’enzyme de conversion Anti-inflammatoire Immunomodulateur Antihelminthique Inhibiteur de l’enzyme de conversion Antinéoplasique Bêtabloquant Antagoniste calcique Antifongique HTA, angine de poitrine HTA, insuffisance cardiaque Hyperthyroïdie Infections germes sensibles Leucoses aiguës Crises d’angor stable Infections germes sensibles Polyarthrite rhumatoïde HTA, insuffisance cardiaque HTA, angor stable Polyarthrite rhumatoïde, lupus Ascaridiase, ankylostomiase HTA, insuffisance cardiaque Oncologie HTA, insuffisance cardiaque Angor stable ou Prinzmetal Onychomycoses Autres médicaments associés aux troubles de l’odorat R Dénomination commune Propriétés Codéine Cimétidine Griséofulvine Sels de mercure ou d’or Streptomycine Vasoconstricteurs nasaux Antitussif Antiacide Antifongique Anti-inflammatoire Antibiotique Vasoconstricteur 6. Bonfils P, Corre FL, Biacabe B. Sémiologie et étiologie des anosmies : É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Deems DA, Doty RL, Settle RG et al. Smell and taste disorders. A study of 750 patients from the university of Pennsylvania Smell and Taste Center. Arch Oto Laryngol Head Neck Surg 1991 ; 117 : 519-28. 2. Bonfils P, Tran Ba Huy P. Troubles du goût et de l’odorat. Rapport de la Société française d’ORL et de chirurgie cervico-faciale 1999. 3. Keiser HR, Henkin RJ, Bartter FC, Sjoerdsma A. Loss of taste during therapy with penicillamine. JAMA 1968 ; 203 : 381-3. 4. Tausch G, Broll H, Eberl R. D-Penicillamine (Artamin) as basic therapy agent in the treatment of chronic rheumatoid arthritis. Wien Klin Wochenschr 1973 ; 26 : 59-63. 5. Bonfils P. Troubles du goût et de l’odorat. Impact Médecin 1994 ; 249. 16 à propos de 306 patients. Ann Otolaryngol Chir Cervico-Fac 1999 ; 116 : 198-206. 7. Le dictionnaire Vidal® 1999. Paris : OVP, 1999. 8. Levanson JL, Kennedy K. Dysosmia, dysgueusia and nifedipine. Ann Intern Med 1985 ; 102 : 135-6. 9. Waber JC, Alt M, Blaison G et al. Modifications du goût et de l’odorat imputables à l’hydroxychloroquine. Presse Med 1996 ; 25 : 213. 10. Maruyama S, Hirayama C, Kadowaki Y et al. Interferon-induced anosmia in a patient with chronic hepatitis C. Am J Gastroenterol 1998 ; 93 : 122-3. 11. Jones N, Rog D. Olfaction : a review. J Laryngol Otol 1998 ; 112 : 11-24. 12. Hastings L, Miller ML. Olfactory loss secondary to toxic exposure. In : Seiden AM (ed). Taste and smell disorders. Stuttgart : Thieme Editor, 1996 : 88-106. La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 254 - juin 2000