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Hayek, philosophe de l'économie?
Jean Magnan de Bornier1
10 Novembre 2010
Résumé
L'œuvre de Friedrich Hayek, d'abord «théoricien de l'économie pur et
exclusif», s'est orientée à partir de 1937 vers des thèmes considérés comme
appartenant à la philosophie, dans les trois domaines où la philosophie
et l'économie ont le plus d'interfaces: la méthodologie, l'économie poli-
tique et la justice. Nous décrivons rapidement ses apports et idées dans
ces domaines, avant de montrer pourquoi, selon nous, les travaux de
Hayek constituent plus un prolongement de la pensée économique par
extension de son champ qu'un travail d'«interface» entre économie et
philosophie.
Summary
The work of Friedrich Hayek, at a time a «pure and narrow economist»,
has been directed from 1937 toward themes usually considered as wi-
thin the realm of philosophy, in the three domains where philosophy
and economics have most of their interfaces: methodology, political eco-
nomy, and justice. We shortly describe Hayek's contributions and ideas
in these matters, and then show why, in our opinion, Hayek's work can
be regarded more as an extension of economic theory and its field than
as an exercize of interfacing philosophy and economics.
1Introduction 2
2La philosophie économique chez Hayek: une multiplicité d'approches 2
2.1 Rationalisme 2
2.2 Individualisme 3
2.3 Les «trois négatives» 5
2.4 Ordre spontané 6
3Une philosophie économique cohérente mais accidentelle 8
3.1 Une cohérence liée à un modèle de l'homme 8
3.2 Une pensée toujours économique 9
1courrier: jean.magnanb@univ-cezanne.fr
site: http://junon.univ-cezanne.fr/bornier.
Version provisoire; ne pas citer
2
1Bibliographie 12
1 Introduction
Dans quelle mesure peut-on considérer que Friedrich Hayek a contribué à la
philosophie économique, peut-on le voir comme un philosophe de notre disci-
pline?
Une proposition maintenant classique2définit la philosophie économique comme
la somme de trois «interfaces» ou «articulations» entre économie et philosophie,
à savoir i) économie politique et philosophie sociale, ii) économie normative et
philosophie morale, et iii) science économique et philosophie des sciences.
On montrera dans une première section comment l'œuvre de Hayek s'inscrit
dans cette problématique.
On indiquera néanmoins dans une seconde section pourquoi, si Hayek mérite
parfaitement le titre de philosophe de l'économie, on doit préciser que c'est dans
une large mesure malgré lui et du fait de circonstances bien particulières que
cet économiste s'est fait philosophe.
2 La philosophie économique chez Hayek:
une multiplicité d'approches
L'œuvre de Hayek comporte une mulmtiplicité de points de contact explicites
entre économie et philosophie; nous en évoquerons quatre principaux ici. Sans
qu'il s'agisse d'une liste exhaustive, ce sont les plus importants à nos yeux.
2.1 Rationalisme
Le statut de science conféré à l'économie (aux sciences sociales de manière plus
générale) ne signifie pas que l'esprit humain soit capable de construire un mo-
dèle exact de la réalité, ni même un modèle détaillé. Le réel, en matière sociale,
n'est pas connaissable à travers «l'esprit de l'ingénieur», le constructivisme «qui
ignore les limites de la raison» (Hayek (2007)[:147]). Ce rationalisme constructi-
viste, qualifié parfois aussi de cartésien, par ses prétentions jugées exorbitantes3,
ne peut qu'induire en erreur le savant qui lui fait confiance dans son travail, et
le politique qui suit les conclusions qui en découlent.
2Voir par exemple Leroux et Marciano (1998).
3Le texte du discours de réception du prix Nobel de Hayek s'intitule «The pretence of knowledge».
3
Mais l'impossibilité du savoir total, détaillé, n'exclut pas un savoir vrai et effi-
cace. Telle est la thèse du rationalisme critique, celle d'une raison qui reconnaît
son domaine restreint, et saura se contenter, en étudiant les phénomènes com-
plexes, de propositions générales, de prédictions de structure («pattern predic-
tions»). Hume, Montesquieu, Smith, Menger, apparaissent à Hayek comme les
représentants les plus notables de ce courant du rationalisme.
Le rationalisme dans cette version critique ne permet pas au savant, ni au déci-
deur, de jouer au mécano avec la société, il ne transforme pas l'économiste en
ingénieur social.
Notons enfin qu'Hayek n'attribue évidemment pas non plus la pleine rationali-
té aux agents économiques qu'il analyse: eux aussi sont frappés d'ignorance des
faits particuliers, et l'économie devient dans ses mains une science de la connais-
sance dispersée.
Le contraste entre deux formes de rationalisme prend donc sens à la fois en
philosophie des sciences et en philosophie morale. Dans le premier domaine, il
mettra en regard ce que les uns et les autres pensent être la valeur d'une théorie
(sa capacité à prédire «des évènements particuliers» souhaitée par le construc-
tivisme, ou «un type de [structure] qui va apparaître» que veut le rationalisme
critique). Dans le second, les cartésiens tendront à «dédaigner toute confiance
en des règles abstraites [. . .], et à ne considérer comme véritablement rationnel
que le comportement reposant sur des décisions qui jugent chaque situation
'sur ses mérites» (Hayek (2007)[:149]).
2.2 Individualisme
Il est clair qu'Hayek défend, du point de vue de l'épistémologie de l'économie,
l'individualisme méthodologique; en cela il se place dans la tradition de Men-
ger et Weber (avant l'invention de l'expression par Schumpeter). De même que
Menger a développé l'essentiel des arguments en faveur de l'individualisme
méthodologique dans le cadre du Methodenstreit, Hayek les utilise, par exemple,
dans ses attaques contre la macroéconomie issue des travaux de Keynes, en in-
sistant sur le fait que les agrégats statistiques comme le produit national ou la
consommation ne peuvent être l'objet de lois en tant que tels, et doivent être
analysés à partir des comportements et décisions individuels. Qu'il s'agisse de
l'équilibre économique global, du fonctionnnement d'un marché particulier, du
comportement économique d'un groupe ou d'une catéorie sociale, les phéno-
mènes à une échelle supra-individuelle ne prennent sens qu'en les réduisant à
des phénomènes individuels.
L'individualisme méthodologique hayekien est cependant loin d'être absolu;
il ne contient aucune primauté épistémologique de l'individuel sur le collectif,
4
ne proclame pas par exemple que l'individu pourrait s'expliquer hors de son
insertion sociale; la proposition contraire (la société pourrait s'expliquer sans
recourir à l'individu) serait évidemment inexacte elle aussi. L'individu haye-
kien n'acquiert son statut, comme l'indique la théorie de l'esprit qu'il propose
dans The Sensory Order (Hayek (1952)), qu'à travers l'apprentissage (évidem-
ment social) de règles de conduite. Règles de conduite souvent tacites et suivies
inconsciemment, qui modèlent le comportement individuels dans les domaines
du langage, de la morale, de la vie économique (liste non exhaustive). Mais lais-
sons la parole à Hayek sur ce point:
true individualism [. . . ] is primarily a theory of society, an attempt to un-
derstand the forces which determine the social life of man, and only in
the second instance a set of political maxims derived from this view of
society. This fact should by itself be sufficient to refute the silliest of the
common misunderstandings: the belief that individualism postulates (or
bases its arguments on the assumption of) the existence of isolated or
self-contained individuals, instead of starting from men whose whole
nature and character is determined by their existence in society. [. . . ] But
its basic contention is [. . . ] that there is no other way toward an unders-
tanding of social phenomena but through our understanding of indivi-
dual actions directed toward other people and guided by their expected
behavior. (Hayek (1946)[:6])
Les règles de conduite acquises au cours de la formation de l'individu, dans
des contextes sociaux (mais souvent restreints, comme la famille ou l'école),
sont situées «entre l'instinct et la raison», elles produisent des comportements
individuels plus élaborés que s'ils n'étaient déterminés que par les instincts, et
moins réfléchis que si la seule raison était mise en jeu. Cette remarque montre
que l'individualisme méthodologique hayekien est modéré, puisqu'il laisse une
place très importante à des déterminant qu'on peut qualifier de sociaux (les
règles), même s'ils peuvent s'analyser, dans les situations courantes, au niveau
de l'individu.
Si on se place maintenant du point de vue politique, l'individualisme de Hayek
est très clairement proclamé, il est un des fondements de son libéralisme. C'est
principalement à travers l'étude des objectifs poursuivis par les acteurs écono-
miques (spécialement dans l'économie de marché ou catallaxie) qu'il est pro-
posé; de manière primordiale, «une société libre est une société pluraliste, sans
hiérarchie commune de fins particulière» (Hayek (1981)[:131]). Les projets éco-
nomiques concrets ne peuvent ni ne doivent être agrégés, et le niveau social ne
peut avoir d'objectifs qu'abstraits «L'objectif politique dans une société d'hommes
libres ne peut être un maximum de résultats connus d'avance, mais seulement
un ordre abstrait.» (Hayek (1981)[:137])
5
Ainsi l'individualisme politique de Hayek concerne les plans, plans individuels
qui sont les seuls pertinents dans une société libre, et il est clairement assis sur
une préférence pour la liberté; une liberté dont la caractéristique fondamentale,
comme pour la justice, est qu'elle est négative.
2.3 Les «trois négatives»
Hayek aimait parler des trois grandes négatives que sont la paix, la justice et la
liberté (Hayek (1966)[:270]). Laissons ici la paix de côté et évoquons la liberté et
la justice.
La liber, dans la version qu'en adoptent traditionnellement les libéraux, ga-
rantit à l'individu l'absence de coercition provenant soit des dirigeants soit des
autres citoyens, c'est ce qui constitue son caractère exclusivement négatif .
Concernant les dirigeants dans leurs rapports aux individus, l'absence de coer-
cition se manifeste par le laissez-faire bien compris. Les dirigeants, dans l'op-
tique hayekienne qui n'est pas loin de celle qu'on trouve dans la Richesse des
nations, n'interviennent pas dans le déroulement concret du processus de mar-
ché — pas d'interférence dans les marchés, pas de redistribution ni de politique
monétaire — mais ont la charge de maintenir le cadre d'institutions abstraites
favorisant le jeu des interactions du marché. Cependant Hayek ne nie pas l'exis-
tence de problèmes que le marché ne sait pas traiter, mais qu'un gouvernement
pourrait résoudre. Même s'il ne les qualifierait pas du terme classique d'«échecs
du marché» (la liste hayekienne de ces problèmes est sans doute plus limitée que
celle des manuels de microéconomie, mais il ne l'a guère précisée), le concept
en est quand même assez proche, avec cette différence quand même importante
que la politique économique dans ces cas ne prétend pas rétablir l'optimalité:
Le libéralisme admet qu'il y a certains autres services [au delà d'assurer
le règne de la loi] qui, pour diverses raisons, ne peuvent pas être ren-
dus par les forces spontanées du marché de manière satisfaisante, et que,
pour cette raison, il est souhaitable de mettre à la disposition de l'État un
ensemble de ressources grâce auxquelles il peut rendre de tels services
aux citoyens en général. (Hayek (1966)[:254])
Concernant la coercition qui pourrait provenir d'autres individus, c'est le rôle
classique de l'État producteur de sécurité (police et justice) que de garantir
qu'elle est écartée.
La justice, objet de longs développements dans le deuxième volume de Droit,
Législation et Liberté(Hayek (1981)), s'applique exclusivement aux actes et non
aux états de choses: «la justice est un attribut de la conduite humaine» (Hayek
(1981)[:37]). D'autre part, le caractère juste ou non d'un acte ne peut être ap-
préhendé qu'en tant que conformité à une règle de la vie sociale (formulée ou
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