Hayek, philosophe de l`économie?

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Hayek, philosophe de l'économie?
Jean Magnan de Bornier 1
10 Novembre 2010
Résumé
L'œuvre de Friedrich Hayek, d'abord «théoricien de l'économie pur et
exclusif», s'est orientée à partir de 1937 vers des thèmes considérés comme
appartenant à la philosophie, dans les trois domaines où la philosophie
et l'économie ont le plus d'interfaces: la méthodologie, l'économie politique et la justice. Nous décrivons rapidement ses apports et idées dans
ces domaines, avant de montrer pourquoi, selon nous, les travaux de
Hayek constituent plus un prolongement de la pensée économique par
extension de son champ qu'un travail d'«interface» entre économie et
philosophie.
Summary
The work of Friedrich Hayek, at a time a «pure and narrow economist»,
has been directed from 1937 toward themes usually considered as within the realm of philosophy, in the three domains where philosophy
and economics have most of their interfaces: methodology, political economy, and justice. We shortly describe Hayek's contributions and ideas
in these matters, and then show why, in our opinion, Hayek's work can
be regarded more as an extension of economic theory and its field than
as an exercize of interfacing philosophy and economics.
1
2
2.1
2.2
2.3
2.4
3
3.1
3.2
1
Introduction
2
La philosophie économique chez Hayek: une multiplicité d'approches 2
Rationalisme
2
Individualisme
3
Les «trois négatives»
5
Ordre spontané
6
Une philosophie économique cohérente mais accidentelle
8
Une cohérence liée à un modèle de l'homme
8
Une pensée toujours économique
9
courrier: [email protected]
site: http://junon.univ-cezanne.fr/bornier.
Version provisoire; ne pas citer
1
1
Bibliographie
12
1 Introduction
Dans quelle mesure peut-on considérer que Friedrich Hayek a contribué à la
philosophie économique, peut-on le voir comme un philosophe de notre discipline?
Une proposition maintenant classique 2 définit la philosophie économique comme
la somme de trois «interfaces» ou «articulations» entre économie et philosophie,
à savoir i) économie politique et philosophie sociale, ii) économie normative et
philosophie morale, et iii) science économique et philosophie des sciences.
On montrera dans une première section comment l'œuvre de Hayek s'inscrit
dans cette problématique.
On indiquera néanmoins dans une seconde section pourquoi, si Hayek mérite
parfaitement le titre de philosophe de l'économie, on doit préciser que c'est dans
une large mesure malgré lui et du fait de circonstances bien particulières que
cet économiste s'est fait philosophe.
2 La philosophie économique chez Hayek:
une multiplicité d'approches
L'œuvre de Hayek comporte une mulmtiplicité de points de contact explicites
entre économie et philosophie; nous en évoquerons quatre principaux ici. Sans
qu'il s'agisse d'une liste exhaustive, ce sont les plus importants à nos yeux.
2.1 Rationalisme
Le statut de science conféré à l'économie (aux sciences sociales de manière plus
générale) ne signifie pas que l'esprit humain soit capable de construire un modèle exact de la réalité, ni même un modèle détaillé. Le réel, en matière sociale,
n'est pas connaissable à travers «l'esprit de l'ingénieur», le constructivisme «qui
ignore les limites de la raison» (Hayek (2007)[:147]). Ce rationalisme constructiviste, qualifié parfois aussi de cartésien, par ses prétentions jugées exorbitantes 3,
ne peut qu'induire en erreur le savant qui lui fait confiance dans son travail, et
le politique qui suit les conclusions qui en découlent.
2
3
Voir par exemple Leroux et Marciano (1998).
Le texte du discours de réception du prix Nobel de Hayek s'intitule «The pretence of knowledge».
2
Mais l'impossibilité du savoir total, détaillé, n'exclut pas un savoir vrai et efficace. Telle est la thèse du rationalisme critique, celle d'une raison qui reconnaît
son domaine restreint, et saura se contenter, en étudiant les phénomènes complexes, de propositions générales, de prédictions de structure («pattern predictions»). Hume, Montesquieu, Smith, Menger, apparaissent à Hayek comme les
représentants les plus notables de ce courant du rationalisme.
Le rationalisme dans cette version critique ne permet pas au savant, ni au décideur, de jouer au mécano avec la société, il ne transforme pas l'économiste en
ingénieur social.
Notons enfin qu'Hayek n'attribue évidemment pas non plus la pleine rationalité aux agents économiques qu'il analyse: eux aussi sont frappés d'ignorance des
faits particuliers, et l'économie devient dans ses mains une science de la connaissance dispersée.
Le contraste entre deux formes de rationalisme prend donc sens à la fois en
philosophie des sciences et en philosophie morale. Dans le premier domaine, il
mettra en regard ce que les uns et les autres pensent être la valeur d'une théorie
(sa capacité à prédire «des évènements particuliers» souhaitée par le constructivisme, ou «un type de [structure] qui va apparaître» que veut le rationalisme
critique). Dans le second, les cartésiens tendront à «dédaigner toute confiance
en des règles abstraites [. . .], et à ne considérer comme véritablement rationnel
que le comportement reposant sur des décisions qui jugent chaque situation
'sur ses mérites» (Hayek (2007)[:149]).
2.2 Individualisme
Il est clair qu'Hayek défend, du point de vue de l'épistémologie de l'économie,
l'individualisme méthodologique; en cela il se place dans la tradition de Menger et Weber (avant l'invention de l'expression par Schumpeter). De même que
Menger a développé l'essentiel des arguments en faveur de l'individualisme
méthodologique dans le cadre du Methodenstreit, Hayek les utilise, par exemple,
dans ses attaques contre la macroéconomie issue des travaux de Keynes, en insistant sur le fait que les agrégats statistiques comme le produit national ou la
consommation ne peuvent être l'objet de lois en tant que tels, et doivent être
analysés à partir des comportements et décisions individuels. Qu'il s'agisse de
l'équilibre économique global, du fonctionnnement d'un marché particulier, du
comportement économique d'un groupe ou d'une catéorie sociale, les phénomènes à une échelle supra-individuelle ne prennent sens qu'en les réduisant à
des phénomènes individuels.
L'individualisme méthodologique hayekien est cependant loin d'être absolu;
il ne contient aucune primauté épistémologique de l'individuel sur le collectif,
3
ne proclame pas par exemple que l'individu pourrait s'expliquer hors de son
insertion sociale; la proposition contraire (la société pourrait s'expliquer sans
recourir à l'individu) serait évidemment inexacte elle aussi. L'individu hayekien n'acquiert son statut, comme l'indique la théorie de l'esprit qu'il propose
dans The Sensory Order (Hayek (1952)), qu'à travers l'apprentissage (évidemment social) de règles de conduite. Règles de conduite souvent tacites et suivies
inconsciemment, qui modèlent le comportement individuels dans les domaines
du langage, de la morale, de la vie économique (liste non exhaustive). Mais laissons la parole à Hayek sur ce point:
true individualism [. . . ] is primarily a theory of society, an attempt to understand the forces which determine the social life of man, and only in
the second instance a set of political maxims derived from this view of
society. This fact should by itself be sufficient to refute the silliest of the
common misunderstandings: the belief that individualism postulates (or
bases its arguments on the assumption of) the existence of isolated or
self-contained individuals, instead of starting from men whose whole
nature and character is determined by their existence in society. [. . . ] But
its basic contention is [. . . ] that there is no other way toward an understanding of social phenomena but through our understanding of individual actions directed toward other people and guided by their expected
behavior. (Hayek (1946)[:6])
Les règles de conduite acquises au cours de la formation de l'individu, dans
des contextes sociaux (mais souvent restreints, comme la famille ou l'école),
sont situées «entre l'instinct et la raison», elles produisent des comportements
individuels plus élaborés que s'ils n'étaient déterminés que par les instincts, et
moins réfléchis que si la seule raison était mise en jeu. Cette remarque montre
que l'individualisme méthodologique hayekien est modéré, puisqu'il laisse une
place très importante à des déterminant qu'on peut qualifier de sociaux (les
règles), même s'ils peuvent s'analyser, dans les situations courantes, au niveau
de l'individu.
Si on se place maintenant du point de vue politique, l'individualisme de Hayek
est très clairement proclamé, il est un des fondements de son libéralisme. C'est
principalement à travers l'étude des objectifs poursuivis par les acteurs économiques (spécialement dans l'économie de marché ou catallaxie) qu'il est proposé; de manière primordiale, «une société libre est une société pluraliste, sans
hiérarchie commune de fins particulière» (Hayek (1981)[:131]). Les projets économiques concrets ne peuvent ni ne doivent être agrégés, et le niveau social ne
peut avoir d'objectifs qu'abstraits «L'objectif politique dans une société d'hommes
libres ne peut être un maximum de résultats connus d'avance, mais seulement
un ordre abstrait.» (Hayek (1981)[:137])
4
Ainsi l'individualisme politique de Hayek concerne les plans, plans individuels
qui sont les seuls pertinents dans une société libre, et il est clairement assis sur
une préférence pour la liberté; une liberté dont la caractéristique fondamentale,
comme pour la justice, est qu'elle est négative.
2.3 Les «trois négatives»
Hayek aimait parler des trois grandes négatives que sont la paix, la justice et la
liberté (Hayek (1966)[:270]). Laissons ici la paix de côté et évoquons la liberté et
la justice.
La liberté, dans la version qu'en adoptent traditionnellement les libéraux, garantit à l'individu l'absence de coercition provenant soit des dirigeants soit des
autres citoyens, c'est ce qui constitue son caractère exclusivement négatif .
Concernant les dirigeants dans leurs rapports aux individus, l'absence de coercition se manifeste par le laissez-faire bien compris. Les dirigeants, dans l'optique hayekienne qui n'est pas loin de celle qu'on trouve dans la Richesse des
nations, n'interviennent pas dans le déroulement concret du processus de marché — pas d'interférence dans les marchés, pas de redistribution ni de politique
monétaire — mais ont la charge de maintenir le cadre d'institutions abstraites
favorisant le jeu des interactions du marché. Cependant Hayek ne nie pas l'existence de problèmes que le marché ne sait pas traiter, mais qu'un gouvernement
pourrait résoudre. Même s'il ne les qualifierait pas du terme classique d'«échecs
du marché» (la liste hayekienne de ces problèmes est sans doute plus limitée que
celle des manuels de microéconomie, mais il ne l'a guère précisée), le concept
en est quand même assez proche, avec cette différence quand même importante
que la politique économique dans ces cas ne prétend pas rétablir l'optimalité:
Le libéralisme admet qu'il y a certains autres services [au delà d'assurer
le règne de la loi] qui, pour diverses raisons, ne peuvent pas être rendus par les forces spontanées du marché de manière satisfaisante, et que,
pour cette raison, il est souhaitable de mettre à la disposition de l'État un
ensemble de ressources grâce auxquelles il peut rendre de tels services
aux citoyens en général. (Hayek (1966)[:254])
Concernant la coercition qui pourrait provenir d'autres individus, c'est le rôle
classique de l'État producteur de sécurité (police et justice) que de garantir
qu'elle est écartée.
La justice, objet de longs développements dans le deuxième volume de Droit,
Législation et Liberté(Hayek (1981)), s'applique exclusivement aux actes et non
aux états de choses: «la justice est un attribut de la conduite humaine» (Hayek
(1981)[:37]). D'autre part, le caractère juste ou non d'un acte ne peut être appréhendé qu'en tant que conformité à une règle de la vie sociale (formulée ou
5
tacite), règle de juste conduite, et de telles «règles de juste conduite portent sur
celles des actions individuelles qui affectent les tiers.» (Hayek (1981)[:39)] Et il
s'agit de règles qui protègent certains domaines (pas tous) de la vie des tiers.
Et «ces règles sont à peu près toutes négatives, en ce sens qu'elles prohibent plutôt qu'elles n'enjoignent certains types d'actes, que l'intention en est de protéger des domaines identifiables dans lesquels l'individu est libre d'agir selon son
choix». Ces domaines protégés où l'individu est un maître absolu sont définis
le plus souvent comme propriété privée, mais le concept auquel pense Hayek
est plus large que le droit de propriété des juristes. Et de plus, il accepte que
certaines règles de justice puissent être formulées de manière positive comme
c'est le cas pour l'obligation de porter secours à son prochain — mais c'est une
exception. Si les règles de justice déterminent «dans quelles conditions telle
ou telle action fera partie des choses licites [. . . ]elles laissent aux individus le
soin, en respectant ces règles, de créer leur propre domaine. Ou en termes juridiques, les règles ne confèrent pas de droits à des personnes déterminées, mais
posent les conditions dans lesquelles de tels droits peuvent être acquis.» (Hayek
(1981)[:45])
Les règles de juste conduite sont par nature abstraites, et on ne peut en conséquence pas juger de leur caractère juste en se référant à leurs résultats concrets
dans des cas d'espèce: «la justice n'est pas impliquée dans les conséquences inintentionnelles d'un ordre spontané, conséquences qui n'ont été délibérément
provoquées par personne» (ibid.).
Bien évidemment, cette vision de la justice ne laisse aucune place à la justice
sociale, concept vide selon Hayek. L'idée que la société (construction mentale
holistique sans signification à ses yeux) pourrait avoir des obligations envers
des individus ou des catégories d'individus ne peut faire sens à ses yeux; la
mise en place de «droits à» en plus des «droits de» à l'intérieur des domaines
réservés des individus ne peut apparaître qu'absurde dans le cadre de la justice
négative.
2.4 Ordre spontané
Une des préoccupations constantes de Hayek a été de contraster deux types
d'ordres sociaux: ceux qui sont créés par l'homme et les ordres spontanés. L'ordre
social se définit par exemple ainsi:
Qu'il existe un certain ordre, une cohérence et une permanence dans
la vie sociale, cela est évident. S'il n'y en avait pas, nul ne pourrait vaquer à ses affaires ou trouver à satisfaire à ses besoins les plus élémentaires.(Evans-Pritchard cité par Hayek (1980)[:42])
6
La coopération sociale, sans ordre, ne pourrait se réaliser, et on tomberait dans
l'autarcie où chacun ne travaillerait qu'à satisfaire ses propres besoins, ou peut-être
dans la guerre de tous contre tous.
On parlera d'ordre créé pour désigner un arrangement délibéré, qui a été pensé
et décidé comme tel par une ou plusieurs personnes; un tel ordre est imposé
de l'extérieur, puisqu'il s'applique à l'ordre économique à partir de consciences
humaines qui ne sont pas elles-mêmes des relations économiques : il est donc
exogène. Hayek le nomme Taxis.
L'ordre spontané, ou Kosmos , est un type d'ordre qui s'établit de manière endogène; les ordres spontanés sont des structures ordonnées qui sont «le résultat
de l'action d'hommes nombreux mais ne sont pas le résultat d'un dessein humain». 4 (Hayek (1980)[:43]). Le marché (libre), mais aussi la morale et le langage,
sont des exemples typiques d'ordre spontané pour Hayek. les ordres spontanés
sont le produit d'un mécanisme d'évolution (darwinienne ou lamarckienne):
c'est l'évolution culturelle.
Les propriétés des deux types d'ordre, Taxis et Kosmos, peuvent être précisées
ainsi:
Taxis est simple, il ne comporte qu'un nombre limité de variables, de lois et d'interactions; en effet, il est conçu par un cerveau humain et ne peut dépasser le
niveau de complexité limité de ce cerveau. Au contraire, Kosmos qui ne dépend
d'aucune conscience est un type d'ordre dont le niveau de complexité n'est pas
limité; un ordre spontané peut être extrèmement complexe, et bien sûr, il peut
aussi être simple.
Taxis est concret, en ce sens que son existence en tant qu'ordre peut être perçue
intuitivement, ou par les sens (l'ordre des rayons d'un supermarché est aisément
perceptible).
Kosmos est abstrait, dans la mesure où les relations qui le constituent et le fondent
ne peuvent qu'être reconstituées mentalement; elles ne sont en aucun cas visibles. L'ordre du langage, par exemple, ne peut être perçu qu'avec un minimum
d'approfondissement en grammaire et en linguistique, disciplines abstraites et
non messages sensoriels directs.
Taxis est intentionnel, c'est un ensemble de relations orientées vers un ou plusieurs buts concrets, qui sont ceux des concepteurs de cet ordre.
Kosmos existe en dehors de tout intention. Un ordre spontané ne poursuit pas
d'objectif(s) particulier(s), même s'il peut constituer un cadre, pour les membres
de cet ordre, à la poursuite de leurs objectif individuels.
4
Hayek s'inspire ici explicitement de l'expression classique de Ferguson (1767), qui évoque des
phénomènes qui «sont, en vérité, le produit de l'action des hommes, et non le résultat d'un dessein
particulier» (Ferguson (1767b)[:221]).
7
L'approche hayekienne, qui ne se limite pas à ces définitions, se situe évidemment à un niveau de généralité très grand. Elle démontre assez bien l'impossibilité pour les hommes d'organiser totalement , et efficacement, l'ensemble de leur
système économique quand celui-ci a déjà atteint un fort niveau de complexité (planification à la soviétique), ainsi que les dangers qu'il pourrait y avoir à
tenter des réformes globales de ce système (mise en place de l'état-providence).
Cette approche est bien adaptée pour montrer que le «chaos de la concurrence»
est préférable aux diverses tentatives de régir en détail l'organisation sociale.
La théorie de l'ordre spontané, ou de l'évolution culturelle, est le couronnement
de cet ensemble de points de vue et de positions philosophiques.
3 Une philosophie économique cohérente mais
accidentelle
3.1 Une cohérence liée à un modèle de l'homme
Mais quoiqu'on puisse évoquer l'ordre spontané comme un couronnement, il
est clair que l'œuvre de Hayek comme philosophe de l'économie est à la fois
d'une remarquable cohérence et qu'elle n'est pas hiérarchisée.
Les différents éléments que nous avons mentionnés, quoique nettement différents, sont hautement compatibles les uns avec les autres; par exemple le caractère négatif de la justice et de la liberté peuvent être mis en relation avec la
forme de rationalisme qu'Hayek assigne au savant, d'une part, et à l'homme en
général d'autre part, en tant que sujet moral, politique ou économique. L'analyse de l'ordre spontané est fortement liée à cette forme de rationalisme ainsi
qu'à la conception de l'individualisme qu'on a décrite. On peut donc avancer
l'idée que ces divers éléments se coordonnent pour former un tout, une unité. Cette philosophie économique proposée par Hayek se déploie sur les trois
champs classiques qu'on a rappelés plus haut: la philosophie politique, l'économie normative et l'épistémologie,qui sont ainsi nettement co-dépendantes à
partir d'un petit nombre de principes (qu'on n'osera qualifier ni d'hypothèses
ni d'axiomes). Hayek n'est donc pas un économiste qui au hasard d'un argument nous fait entrevoir une interface avec le raisonnement philosophique, il
est un économiste dont les présupposés idéologiques (la préférence pour la liberté individuelle), méthodologiques (le rationalisme critique) sont clairement
proclamés et articulés au sein d'un tout cohérent.
Bien évidemment, ce tout repose in fine sur un modèle de l'homme qui est très
éloigné de toutes les formes connues d'homo œconomicus 5. Développé dans The
8
Sensory Order (Hayek (1952)), ce modèle décrit la constitution puis le fonctionnement de l'esprit humain à partir de structures (patterns) abstraites ou règles, qui
s'organisent et persistent dans le système nerveux par classification, constituant
un ensemble de connexions pouvant être combinées.
Mais s'il est clair que ce modèle de l'homme est un soubassement constant de
sa pensée, Hayek n'a pas toujours explicitement relié son travail dans le domaine philosophique et économique à ce modèle; il en a tiré et exposé deux
conclusions principales, mais laisse néanmoins beaucoup de place à des liens
plus forts. Les deux conclusions qu'il tire de son modèle de l'esprit pour les
sciences sociales en général, sont, selon les termes de Caldwell, «qu'une explication de principe est le mieux qu'on puisse faire concernant l'esprit, et que
l'on doit, par conséquent, se référer aux états intentionnels pour comprendre et
prédire le comportement des autres»(Caldwell (2004)[:277]). Caldwell indique
deux autres conséquences qu'il dérive lui-même de la théorie hayekienne de
l'esprit, pour l'analyse économique: la dispersion de la connaissance et la subjectivité des croyances et décisions, la proposition que toute observation, en économie, est conditionnée par une vue théorique prééxistante; c'est la «primauté
de l'abstaction» (ibid.).
3.2 Une pensée toujours économique
Le développement des travaux de Hayek dans le champ étendu de la philosophie économique se situe dans la fin des années 30, les «années de haute théorie». Hayek a participé activement à certains des débats les plus importants de
cette période: sur l'explication des crises, avec son premier ouvrage en anglais,
Prices and production et la controverse avec Keynes dans les années 1931–35; sur
le capital, avec ce qui est presque un dialogue de sourds avec Frank Knight qui
rappelle de très près le grand débat de Böhm-Bawerk et John Bates Clark trente
ans auparavant; sur l'économie socialiste, dans les pas de Ludwig Mises et avec
Lionel Robbins face à Maurice Dobb, Oskar Lange, Abba Lerner et d'autres.
Ces débats difficiles où Hayek et ses alliés finiront généralement par être minoritaires, voire apparaître comme des vaincus, l'ont poussé à développer son
argumentation économique dans des directions relevant de la philosophie sociale ou de l'épistémologie:
Though at one time a very pure and narrow economic theorist, I was led
from technical economics into all kinds of questions usually regarded as
philosophical. When I look back, it seems to have all begun [. . . ] with an
5
Il est piquant que l'on puisse reprocher au libéralisme de se compromettre avec l'idée d'homo
œconomicus quand un des plus grands représentants du libéralisme au XXème siècle y est aussi
réfractaire.
9
essay on «Economics and Knowledge» in which I examined what seemed
to me some of the central difficulties of pure economic theory. Its main
conclusion was that the task of economic theory was to explain how an
overall order was achieved which utilized a large amount of knowledge
which was not concentrated in any one mind but existed only as the separate knowledge of thousand or millions of different individuals. (Hayek
(1967)[:91]).
Le thème de la connaissance commence à apparaître dans les préoccupations
de Hayek dans les discussions sur les crises, dès 1933 semble-t-il, quand Myrdal lui reproche de ne pas tenir compte des anticipations des agents et qu'il
précise les liens existant (selon lui et bien avant l'invention des marchés contingents!) entre équilibre et prévision parfaite (Caldwell (2004)[:209-11]). Mais c'est
surtout la discussion sur le socialisme qui a poussé Hayek à reformuler les problèmes de l'économie, non plus en termes d'équilibre économique mais en les
termes plus généraux d'ordre et de coordination des plans individuels. En effet
l'équilibre économique se révèle un concept utilisable tout autant par les partisans de la planification que par ses adversaires: c'est le fond de l'argument de
Lange qu'une bonne planification permettra de fixer des prix qui seront théoriquement les mêmes que ceux auxquels aboutirait le marché. Or l'argument de
la connaissance dispersée montrera, Hayek en est persuadé, que cette récupération de l'équilibre est fallacieuse, et qu'il vaut mieux mettre en avant le concept
d'ordre élargi, qui saisit la vraie essence du problème.
L'opposition entre ordre créé et ordre spontané, entre constructivisme et rationalisme critique, est la conséquence immédiate de cette redéfinition de l'objet
de la science. Le développement ultérieur de la théorie des ordres spontanés
dans la direction de l'évolution culturelle, sont le prolongement heureux mais
presque obligé de la transformation hayekienne. La problématique hayekienne
reste largement économique, même s'il a dû, pour poursuivre son travail, renouveler le champ et l'extension de la discipline. L'incursion dans ce qui est
«usuellement considéré comme de la philosophie» est presque une conquête
territoriale, à supposer qu'on prenne au premier degré les frontières entre discipline; et justement, la lecture de Hayek nous pousse à voir à quel point ces
frontières sont artificielles.
Si Hayek ne cache nullement sa préférence pour, d'une part, la protection de
la liberté individuelle, et d'autre part, les ordres spontanés qui permettent à
la complexité de se déployer dans toute sa richesse, il considère in fine que les
positions qu'il soutient relèvent de la science, que ce qu'il combat c'est, essentiellement, l'erreur intellectuelle plus qu'une idéologie qui serait opposée à la
sienne:
The main point of my argument is, then, that the conflict between, on
one hand, advocates of the spontaneous extended human order created
10
by a competitive market, and on the other hand those who demand a deliberative arrangement of human interaction by central authority based
on collective command over available resources is due to a factual error
by the latter about how knowledge of these resources is and can be generated and utilised. As a question of fact, this conflict must be settled by
scientific study. . . .
This is why, contrary to what is often maintained, these matters are not
merely ones of differing interests or value judgements. (Hayek (1993)[:7])
On le voit, la philosophie économique de Hayek va beaucoup plus loin que le
concept d'interface, qu'on évoquait en introduction, entre le travail de l'économiste et celui du philosophe. Hayek est de ceux (et ils sont peu nombreux) qui
ont intégré de manière essentielle les deux domaines, pratiquant (et peut-être
créant) une science unique de l'homme et de la société, dont la dominante nous
semble rester la recherche d'un logique économique.
D'une certaine manière, la philosophie économique selon Hayek peut être considérée comme la continuation de l'«économie pure» par d'autres moyens.
11
1 Bibliographie
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Hayek, F. A. (1981). Droit, Législation et Liberté – Le Mirage de la Justice Sociale,
volume 2. Presses Universitaires de France, Paris.
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[Paper submitted to The Tokyo Meeting of the Mont Pélerin Society, Sept.
10, 1966. German translation in Ordo 18 (1967). Reprinted as Chapter 11
of Studies in Philosophy, Politics ans Economics in a slightly altered version, deleting final poem linking spontaneous order to Lao-Tzu's Taoism
of wu-wei. See Chiaki Nishiyama (1967) for a discussion of and reflection
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Leroux, A. et Marciano, A. (1998). La philosophie économique. PUF, Paris.
12
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