Cénesthopathies et émotion 363
pathes ne présentent pas à proprement parler un délire. Si
leur pathologie appartient à la famille des troubles hypo-
chondriaques, elle s’en distingue par le fait que les patients
conservent une affectivité et une sociabilité satisfaisantes
et n’expriment pas de délires florides ni désorganisés.
Les cénesthopathes n’exprimeraient que l’étrangeté de
l’expérience sensitive sans entrer dans une interprétation
délirante de leur expérience sensitive. Nous verrons que
cette idée ancienne est revenue au premier plan des débats
contemporains dans le champ de la neuropsychiatrie cogni-
tive des délires. Nous allons regarder plus généralement, à
partir d’une revue de la littérature, l’actualité de la notion
de cénesthopathie dans le domaine de la clinique, de la psy-
chopathologie, de la phénoménologie psychiatrique, et des
neurosciences cognitives.
Place des notions de cénesthésie et de
cénesthopathie dans les nosographies
contemporaines
Définitions et historique
L’origine du mot cénesthésie est unanimement attribuée à
Reil, qui en 1794 emploie pour la première fois le terme pour
qualifier le «moyen par lequel l’âme est informée de l’état
de son corps »[29,37]. En effet, selon Reil, l’esprit, le monde
extérieur et le corps propre constituent trois domaines sépa-
rés, accessibles chacun à un mode perceptif particulier. La
cénesthésie est la manière par laquelle le corps est perc¸u
à l’aide des voies nerveuses. De la sorte, Reil voyait dans
la cénesthésie une base somatique aux pulsions instinctives
et aux émotions primaires. Schiff [33] adoptera un siècle
plus tard, une définition qui sera par la suite largement
retenue par la plupart des auteurs [36]. Selon Schiff, «la
cénesthésie est l’ensemble de toutes les sensations qui, à
un moment donné, sont perc¸ues par la conscience et qui en
constituent le contenu à ce moment là ». Autrement dit, il
s’agit, pour reprendre la formule de Ribot [30],d’«un chaos
non débrouillé de toutes nos sensations ».
Si la notion de cénesthésie a largement disparu de la
psychopathologie contemporaine, elle a cependant repré-
senté un des sujets majeurs de la psychiatrie franc¸aise et
allemande du xixeet du début du xxesiècle. En effet, à la
même époque où Dupré et Camus proposaient le concept
de cénesthopathie, Séglas [34], dans les «Lec¸ons cliniques
sur les maladies mentales et nerveuses »attribuait aux
troubles cénesthésiques un rôle fondamental dans les états
de dépersonnalisation et dans les délires de négation mélan-
coliques. De même, Janet [23] dans «Les obsessions et la
psychasthénie »faisait état de cas cliniques de «délires
cénesthésiques »; enfin, Blondel [2], dans «La Conscience
morbide »proposait une théorie dans laquelle il plac¸ait
l’altération de la cénesthésie au cœur des troubles de la
conscience de l’expérience psychotique. Puis, à la suite
de Dupré et Camus, d’autres auteurs feront appel à la
notion de cénesthésie pour qualifier des états pathologiques
psychiatriques ou neurologiques impliquant des sensations
corporelles anormales, et notamment certains états psycho-
tiques. Par exemple, Courbon et Tusques [10] ou Coleman
[7] ont suggéré que la cénesthésie était le facteur étiolo-
gique principal des délires d’identification, notamment du
délire d’identification des sosies (syndrome de Capgras).
De même, Huber [22] a proposé la notion de schizophrénie
cénesthétique pour qualifier un sous-type de schizophrénie
caractérisé par la survenue de sensations corporelles anor-
males au cours de son évolution.
Aujourd’hui, les notions de cénesthésie et cénesthopa-
thie ont en grande partie perdu leur usage en clinique et leur
valeur psychopathologique, remplacées cependant par des
concepts analogues, souvent inspirés d’une représentation
topographique du corps. Si Wernicke parlait de «sentiments
vitaux »et Jaspers de «conscience du corps »pour évoquer le
processus par lequel le moi est conscient des états du corps,
la cénesthésie figure aujourd’hui sous les notions de schéma
corporel, d’image du corps, ou de somatognosie. La notion
de cénesthopathie figure quant à elle dans la littérature
anglo-saxonne sous les termes de «sensations corporelles
anormales »(anormal bodily sensations) ou de «trouble de
l’image du corps »(body image aberration).
Récemment, Damasio [11] a proposé une notion sensi-
blement similaire à celle de cénesthésie, même s’il n’y fait
pas explicitement référence. Selon Damasio, il existe pour
chaque individu «un état de fond émotionnel », le plus sou-
vent à l’état de veille, qui correspond à la perception que
nous pouvons avoir de l’état d’arrière-plan émotionnel de
notre corps, de notre sensation «d’être ». Il ne s’agit pas de
notre état émotionnel spécifique à un contexte particulier
mais plutôt de la conscience de l’état de notre corps «entre
les émotions ». Cet état émotionnel d’arrière-plan corres-
pond par exemple à ce que nous pouvons ressentir lorsque
nous nous sentons «à cran »,«démoralisé »,«enthousiaste »
ou aux subtils détails que nous pouvons percevoir dans la
posture corporelle, l’allure générale des mouvements, le
degré de contraction des muscles faciaux ou le ton de la
voix et la prosodie de notre discours. Cet état d’arrière-
plan serait à la base de la conscience que nous pouvons avoir
de nous-mêmes. Sur le plan neuro-anatomique, il existerait,
selon Damasio, dans les cortex somato-sensoriels, des cartes
neurales assez stables capables de représenter la structure
générale du corps, et de nous fournir l’image que nous
nous formons de notre propre corps. Ces représentations,
déconnectées à l’état de veille, pourraient être activées
spontanément dans les cortex somato-sensoriels, parallè-
lement aux représentations actuelles, en prise directe,
de l’état du corps, «afin de fournir ce que notre corps
tend à être, plutôt que ce qu’il est dans le moment pré-
sent ».
Les cénesthopathies dans les nosographies
contemporaines
À la lumière de cette histoire psychopathologique1, il per-
siste dans nos nosographies contemporaines quelques traces
de ce concept de cénesthopathie, sous la forme d’entités
cliniques dont la place nosographique demeure souvent
1À cette histoire il faut encore ajouter Maine de Biran, pour son
exploration approfondie de l’expérience du corps, Bergson, qui a
inspiré Janet, Blondel, les travaux de Lhermitte et Schilder sur
l’image du corps, notamment la notion d’asomatognosie totale chez
Lhermitte.