Les cénesthopathies : un trouble des émotions d’arrière

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L’Encéphale (2011) 37, 361—370
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP
PSYCHOPATHOLOGIE
Les cénesthopathies : un trouble des émotions
d’arrière plan. Regards croisés des sciences
cognitives et de la phénoménologie
Cenesthopathies: A disorder of background emotions at the crossroads
of the cognitive sciences and phenomenology
J. Graux a,b,∗,c, M. Lemoine a, P. Gaillard a,b,c, V. Camus a,b,c
a
Université François-Rabelais, 37041 Tours, France
Clinique psychiatrique universitaire, CHRU de Tours, 2, boulevard Tonnellé, 37044 Tours, France
c
Inserm U930 ERL CNRS 3106, 37044 Tours, France
b
Reçu le 13 novembre 2009 ; accepté le 16 août 2010
Disponible sur Internet le 3 décembre 2010
MOTS CLÉS
Cénesthésie ;
Dépersonnalisation ;
Syndrome de
Capgras ;
Syndrome de Cotard ;
Neuropsychiatrie
cognitive
KEYWORDS
Cenesthesia;
Depersonalization;
Capgras’ syndrome;
∗
Résumé Les notions de cénesthésie et cénesthopathie ont eu une influence considérable sur
la psychiatrie du xixe et du début du xxe siècle. La cénesthésie caractérise une forme de perception globale, implicite et affective du corps. Les cénesthopathies sont une entité clinique
résultant d’une forme d’altération de la cénesthésie, qui se caractérise par des sensations corporelles anormales ou étranges. Dans cette revue de la littérature, nous reprenons l’histoire et
l’évolution de ces deux concepts, pour évaluer leur influence contemporaine dans la clinique,
la nosographie, la phénoménologie et les neurosciences cognitives. Aujourd’hui, si les notions
de cénesthésie et cénesthopathie ont en grande partie perdu leur usage en psychiatrie, il en
demeure cependant des traces dans notre clinique et nos nosographies contemporaines parfois
sous le nom de nouveaux concepts. Plus encore, ces concepts sont actuellement redécouverts
au profit des recherches entreprises dans le champ des neurosciences, notamment à travers les
modèles de la neuropsychiatrie cognitive des délires.
© L’Encéphale, Paris, 2010.
Summary
Background. — Cenesthesia and cenesthopathy have played a fundamental role in 19th and early
20th century French and German psychiatry. Cenesthesia refers to the internal, global, implicit
and affective perception of one’s own body. The concept of cenesthopathy was coined by Dupre
and Camus in 1907 to describe a clinical entity characterized by abnormal and strange bodily
sensations.
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (J. Graux).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2010.
doi:10.1016/j.encep.2010.10.002
362
Cotard’s syndrome;
Cognitive
neuropsychiatry
J. Graux et al.
Aims. — In this review, we examine the history of these concepts and the influence they have had
on clinical, nosographical and phenomenological psychiatry and on cognitive neuropsychiatry.
Method. — We performed a narrative review of the published research literature.
Results. — Classical French and German psychiatrists have written extensively on cenesthesia
and cenesthopathy although these notions are no longer in the mainstream of contemporary
psychiatry. However, they are still present in contemporary psychiatric nosography in the form
of some controversial clinical entities clearly related to cenesthesia such as cenesthetic schizophrenia, hypochondriacal monothematic delusions, or the Capgras and the Cotard syndromes.
These clinical entities are all associated with a state of depersonalization. We point out the
similarities between Ey’s description of the depersonalization syndrome, especially in psychosis,
and the characteristics of cenesthesia. Philosophers like Sartre or Merleau-Ponty have developed
the concept of cenesthesia, and in particular have added new concepts like ‘‘body schema’’.
Similarly, phenomenological psychiatrists like Minkowski or Tellenbach have attempted to describe psychiatric disorders associated with cenesthesia and have also proposed new concepts
(i.e. atmospheric sense) in order to understand them better. More recently, cognitive neuropsychiatry has tried to discover the mechanisms, which cause or contribute to the genesis of
delusions. The majority of delusion theories developed in cognitive neuropsychiatry consider
that the explanation of monothematic delusions involves one or two explanatory stages. The
first stage corresponds to an abnormal experience (the experiential stage) while the second
is related to abnormal reasoning (the inferential stage). This theoretical first stage has been
considered to be the result of a highly unusual or bizarre perceptual experience. According to
the authors, this experience refers to a phenomenon of depersonalization, a loss of cenesthesia, or a loss of a feeling of familiarity. For example, the neurocognitive models of the Capgras
and Cotard syndromes have in common the belief that they are both based on various kinds of
unusual experiences. These unusual experiences are thought to include affective or emotional
experiences. Capgras’ syndrome is possibly triggered by an abnormal affective experience in
response to the sight of closed-person’s face. Similarly, the Cotard syndrome may result from
a general flattening of affective responses to external stimuli. The inferential stage can also
differentiate between the two syndromes. Some empirical validation has already been obtained
in Capgras’ syndrome but not yet in Cotard’s syndrome.
Conclusion. — This review illustrates that the historical descriptions of cenesthesia and cenesthopathy remain relevant in contemporary neurocognitive models and more generally suggests
that the comprehension of quite complex phenomena like delusion requires a multidisciplinary
approach.
© L’Encéphale, Paris, 2010.
Rappel historique sur la notion de
cénesthopathie
En 1907, avant la publication des travaux de Bleuler sur
la schizophrénie, Dupré et Camus [14] ont publié dans
L’Encéphale un article dans lequel ils proposent de désigner
par le terme de cénesthopathies, l’ensemble des symptômes
résultant d’altérations de la sensibilité interne, c’est-à-dire
de la cénesthésie. Ces symptômes, ce sont des sensations
anormales que le patient se plaint d’éprouver dans différentes parties du corps. Ces sensations, plus pénibles que
douloureuses, ont un caractère étrange et indéfinissable et
se caractérisent par la fixité de leur localisation topographique. Les patients qui souffrent de cénesthopathies se
plaignent tantôt d’une abolition ou d’une diminution de
l’expérience qu’ils ont de leur corps ou de différentes parties de leur corps (p. ex. la tête, les organes, les membres),
tantôt d’une modification de l’expérience sensorielle de
certaines parties du corps dans leur densité, leur volume,
leur forme ou leurs rapports (par exemple, celles-ci peuvent
être « allongées ou raccourcies, alourdies ou allégées, déformées ou déplacées ; la température en est modifiée, les
fonctions en sont arrêtées ou perverties »). Ce bouleversement de l’expérience intime du corps a quelque chose
d’insolite, de bizarre et inquiète le sujet. Il s’agit d’une
expérience particulièrement difficile à exprimer pour le
patient qui a souvent recours à l’usage d’images et de comparaisons pour dépeindre son expérience.
Sur le plan psychopathologique, le symptôme fondamental à l’origine de l’ensemble des troubles cénesthopathiques
est, pour Dupré et Camus, un trouble de la cénesthésie ou
encore de la sensibilité commune ou interne, c’est-à-dire
de l’aptitude du cerveau à pouvoir percevoir ou élaborer l’ensemble des sensations en provenance de tous les
points du corps. À l’état normal, cette sensibilité commune ne s’impose à notre attention par aucun caractère
particulier. L’état pathologique se caractérise par une prise
de conscience de cette fonction singulière ou plutôt de
l’altération de son fonctionnement normal. Ce n’est que
secondairement à ces troubles de la cénesthésie, que des
phénomènes pathologiques d’ordre émotionnel, idéatif ou
moteur vont se développer, donnant au malade l’apparence
d’un anxieux, d’un obsédé, d’un hypochondriaque, ou d’un
délirant. Ainsi, pour Dupré et Camus, les patients cénestho-
Cénesthopathies et émotion
pathes ne présentent pas à proprement parler un délire. Si
leur pathologie appartient à la famille des troubles hypochondriaques, elle s’en distingue par le fait que les patients
conservent une affectivité et une sociabilité satisfaisantes
et n’expriment pas de délires florides ni désorganisés.
Les cénesthopathes n’exprimeraient que l’étrangeté de
l’expérience sensitive sans entrer dans une interprétation
délirante de leur expérience sensitive. Nous verrons que
cette idée ancienne est revenue au premier plan des débats
contemporains dans le champ de la neuropsychiatrie cognitive des délires. Nous allons regarder plus généralement, à
partir d’une revue de la littérature, l’actualité de la notion
de cénesthopathie dans le domaine de la clinique, de la psychopathologie, de la phénoménologie psychiatrique, et des
neurosciences cognitives.
Place des notions de cénesthésie et de
cénesthopathie dans les nosographies
contemporaines
Définitions et historique
L’origine du mot cénesthésie est unanimement attribuée à
Reil, qui en 1794 emploie pour la première fois le terme pour
qualifier le « moyen par lequel l’âme est informée de l’état
de son corps » [29,37]. En effet, selon Reil, l’esprit, le monde
extérieur et le corps propre constituent trois domaines séparés, accessibles chacun à un mode perceptif particulier. La
cénesthésie est la manière par laquelle le corps est perçu
à l’aide des voies nerveuses. De la sorte, Reil voyait dans
la cénesthésie une base somatique aux pulsions instinctives
et aux émotions primaires. Schiff [33] adoptera un siècle
plus tard, une définition qui sera par la suite largement
retenue par la plupart des auteurs [36]. Selon Schiff, « la
cénesthésie est l’ensemble de toutes les sensations qui, à
un moment donné, sont perçues par la conscience et qui en
constituent le contenu à ce moment là ». Autrement dit, il
s’agit, pour reprendre la formule de Ribot [30], d’« un chaos
non débrouillé de toutes nos sensations ».
Si la notion de cénesthésie a largement disparu de la
psychopathologie contemporaine, elle a cependant représenté un des sujets majeurs de la psychiatrie française et
allemande du xixe et du début du xxe siècle. En effet, à la
même époque où Dupré et Camus proposaient le concept
de cénesthopathie, Séglas [34], dans les « Leçons cliniques
sur les maladies mentales et nerveuses » attribuait aux
troubles cénesthésiques un rôle fondamental dans les états
de dépersonnalisation et dans les délires de négation mélancoliques. De même, Janet [23] dans « Les obsessions et la
psychasthénie » faisait état de cas cliniques de « délires
cénesthésiques » ; enfin, Blondel [2], dans « La Conscience
morbide » proposait une théorie dans laquelle il plaçait
l’altération de la cénesthésie au cœur des troubles de la
conscience de l’expérience psychotique. Puis, à la suite
de Dupré et Camus, d’autres auteurs feront appel à la
notion de cénesthésie pour qualifier des états pathologiques
psychiatriques ou neurologiques impliquant des sensations
corporelles anormales, et notamment certains états psychotiques. Par exemple, Courbon et Tusques [10] ou Coleman
[7] ont suggéré que la cénesthésie était le facteur étiologique principal des délires d’identification, notamment du
363
délire d’identification des sosies (syndrome de Capgras).
De même, Huber [22] a proposé la notion de schizophrénie
cénesthétique pour qualifier un sous-type de schizophrénie
caractérisé par la survenue de sensations corporelles anormales au cours de son évolution.
Aujourd’hui, les notions de cénesthésie et cénesthopathie ont en grande partie perdu leur usage en clinique et leur
valeur psychopathologique, remplacées cependant par des
concepts analogues, souvent inspirés d’une représentation
topographique du corps. Si Wernicke parlait de « sentiments
vitaux » et Jaspers de « conscience du corps » pour évoquer le
processus par lequel le moi est conscient des états du corps,
la cénesthésie figure aujourd’hui sous les notions de schéma
corporel, d’image du corps, ou de somatognosie. La notion
de cénesthopathie figure quant à elle dans la littérature
anglo-saxonne sous les termes de « sensations corporelles
anormales » (anormal bodily sensations) ou de « trouble de
l’image du corps » (body image aberration).
Récemment, Damasio [11] a proposé une notion sensiblement similaire à celle de cénesthésie, même s’il n’y fait
pas explicitement référence. Selon Damasio, il existe pour
chaque individu « un état de fond émotionnel », le plus souvent à l’état de veille, qui correspond à la perception que
nous pouvons avoir de l’état d’arrière-plan émotionnel de
notre corps, de notre sensation « d’être ». Il ne s’agit pas de
notre état émotionnel spécifique à un contexte particulier
mais plutôt de la conscience de l’état de notre corps « entre
les émotions ». Cet état émotionnel d’arrière-plan correspond par exemple à ce que nous pouvons ressentir lorsque
nous nous sentons « à cran », « démoralisé », « enthousiaste »
ou aux subtils détails que nous pouvons percevoir dans la
posture corporelle, l’allure générale des mouvements, le
degré de contraction des muscles faciaux ou le ton de la
voix et la prosodie de notre discours. Cet état d’arrièreplan serait à la base de la conscience que nous pouvons avoir
de nous-mêmes. Sur le plan neuro-anatomique, il existerait,
selon Damasio, dans les cortex somato-sensoriels, des cartes
neurales assez stables capables de représenter la structure
générale du corps, et de nous fournir l’image que nous
nous formons de notre propre corps. Ces représentations,
déconnectées à l’état de veille, pourraient être activées
spontanément dans les cortex somato-sensoriels, parallèlement aux représentations actuelles, en prise directe,
de l’état du corps, « afin de fournir ce que notre corps
tend à être, plutôt que ce qu’il est dans le moment présent ».
Les cénesthopathies dans les nosographies
contemporaines
À la lumière de cette histoire psychopathologique1 , il persiste dans nos nosographies contemporaines quelques traces
de ce concept de cénesthopathie, sous la forme d’entités
cliniques dont la place nosographique demeure souvent
1 À cette histoire il faut encore ajouter Maine de Biran, pour son
exploration approfondie de l’expérience du corps, Bergson, qui a
inspiré Janet, Blondel, les travaux de Lhermitte et Schilder sur
l’image du corps, notamment la notion d’asomatognosie totale chez
Lhermitte.
364
Tableau 1
J. Graux et al.
Entités cliniques associées à un trouble de la cénesthésie.
Pathologie
Description clinique
Place nosographique
Syndrome de Cotard ou délire des
négations
Jules Cotard (1880) [9]
Délire caractérisé principalement
par les idées de négation
c’est-à-dire la conviction délirante
qu’une partie ou la totalité de la
réalité de soi-même (personnalité
morale, sociale ou physique) ou du
monde n’existe plus
Le sujet affirme, par exemple, ne
plus avoir de sentiments, de nom,
ou de corps, que des choses ou
personnes, sont détruites, mortes
Cependant, l’usage est de désigner
par « idées de négations », surtout
la négation du corps, de ses
fonctions, de ses organes. Par
exemple, le sujet prétend ne plus
avoir d’estomac, de langue, de
cerveau, ou que ceux-ci sont
pourris, désintégrés ou
décomposés et dans les cas
extrêmes, il affirme être mort ou
ne plus exister
La négation du corps peut parfois
se manifester sous la forme d’un
délire de grossesse [5]
Délire dans lequel le sujet a, en
dépit de son apparence normale,
la conviction inébranlable d’avoir
une apparence disgracieuse, que
telle ou telle partie de son corps
est laide, déformée, ou défigurée
Le délire s’accompagne
typiquement d’idées de référence.
Plus rarement, il peut être associé
à des hallucinations auditives dont
la thématique reste centrée sur
l’apparence du sujet
Délire dans lequel le sujet a la
conviction qu’une personne
familière a été remplacée par un
double physiquement similaire
c’est-à-dire qu’il méconnaît
l’identité d’un proche alors que sa
reconnaissance formelle paraît
conservée
Le double est souvent perçu
comme un imposteur hostile et
malveillant, qui persécute le sujet.
Le sosie concerne généralement
les proches du patient (conjoint,
parents, enfants)
Typiquement, le patient cherche à
asseoir sa conviction par une
observation minutieuse des
visages, interprétant de menus
détails
Contrairement à l’idée initiale de
Cotarda , le syndrome de Cotard est le
plus souvent considéré aujourd’hui
comme un symptôme pouvant s’observer
au cours de différentes pathologies
psychiatriques et neurologiques
Troubles affectifs (syndrome dépressif
majeur dans 89 % des cas),
schizophrénie, psychoses tardives,
épilepsie, AVC, démence, tumeur. . .
Dysmorphophobie délirante
Morselli (1891) [26]
Syndrome de Capgras ou délire d’illusion
des sosies
Capgras et Reboul-Lachaux (1923) [6]
Troubles délirants non schizophréniques
(DSM-IV)
Troubles délirants persistants (CIM-10)
Trouble secondaire à une schizophrénie
(phase prodromale), une dépression,
une anorexie mentale ou un trouble
obsessionnel compulsif
Considéré par quelques auteurs comme
une entité autonome
Trouble secondaire à une pathologie
psychiatrique : schizophrénie paranoïde
(le plus souvent), trouble de l’humeur
bipolaire, trouble schizo-affectif
Trouble secondaire à une pathologie
neurologique : épilepsie, AVC,
démence. . .
Cénesthopathies et émotion
365
Tableau 1 (Suite )
Pathologie
Description clinique
Place nosographique
Syndrome d’Ekbom ou délire
d’infestation parasitaire
Ekbom (1938) [15]
Délire dans lequel le sujet a la
certitude inébranlable d’être
infesté de parasites qui sortent de
la peau (poux, puces, punaises,
gale. . .). Les parasites sont surtout
ressentis sur et dans le corps (les
patients prétendent rarement les
avoir vus). Parfois, certains
patients ont l’impression que les
parasites peuvent emprunter les
orifices naturels et atteindre les
organes internes
Forme de schizophrénie qui se
caractérise par la survenue au
cours de son évolution, de
sensations corporelles anormales,
étranges et bizarres changeant
rapidement de nature, étroitement
associées à des perturbations
affectivesb . L’expérience
subjective des patients est vague,
diffuse, imprécise,
particulièrement difficile à
exprimer
Délire dans lequel le sujet a la
conviction de dégager soi-même
une mauvaise odeur et
d’importuner ainsi les autres (par
exemple, exhaler une mauvaise
haleine, une mauvaise odeur anale
ou génitale). L’odeur n’est pas
toujours réellement perçue mais
inférée du comportement des
autres. Parfois il s’agit de
véritables hallucinations auditives
qui font allusion à l’odeur
corporelle du sujet. Plus rarement,
les sujets associent leur odeur à un
état d’infection ou de putréfaction
du corps
Troubles délirants non schizophréniques
(DSM-IV), troubles délirants persistants
(CIM-10)
Forme secondaire, dans l’évolution d’un
trouble de l’humeur bipolaire
Schizophrénie cénesthopathique
Huber (1957) [22]
Syndrome de référence olfactif ou délire
de relation olfactif
Pryse-Phillips (1971) [27]
Sous-type de schizophrénie retenu par la
CIM-10 (catégorie des autres
schizophrénies)
Pas de mention dans le DSM-IV
Troubles délirants non schizophréniques
(DSM-IV)
Troubles délirants persistants (CIM-10)
Forme secondaire, dans l’évolution d’un
trouble affectif, d’une schizophrénie,
d’un trouble obsessionnel compulsif, ou
d’un trouble anxieux (phobie sociale)
a Pour Cotard il s’agissait d’une entité syndromique caractérisée par une anxiété mélancolique, des idées de damnation ou de possession, une propension au suicide et aux mutilations volontaires, une analgésie, des idées hypochondriaques de non-existence ou de
destruction de divers organes, du corps tout entier, de Dieu, des idées d’immortalité. Quelques années plus tard, Séglas remettra en
cause l’idée d’une maladie mentale spécifique. Selon lui, il faut y voir plutôt un symptôme (le délire des négations) que l’on rencontre
dans « des formes très variées d’aliénation mentale ».
b Il s’agit par exemple, de sensations d’engourdissement, de douleurs circonscrites, de sensations d’étrangeté des organes ou des
membres, de sensations électriques ou thermiques, de sensations de mouvement à l’intérieur ou à la surface du corps, de sensations
anormales de pesanteur ou de légèreté.
controversée. Parmi celles-ci, on retiendra plus particulièrement la schizophrénie cénesthopathique, les délires
hypochondriaques monothématiques (délire d’infestation
parasitaire, dysmorphophobie délirante et délire olfactif de
relation), le syndrome de Cotard et le syndrome de Capgras
(Tableau 1). Bien sûr, toutes ces formes cliniques représentent des formes de délires constituées et ne peuvent
donc être considérées à proprement parler comme des
cénesthopathies. Cependant, ces délires ont tous en commun une expérience anormale du corps, un trouble de
l’affectivité, une expression du délire limitée à un seul
thème, une difficulté du patient pour exprimer ce qu’il ressent et une explication psychopathologique faisant recours
au concept de cénesthésie.
366
Dépersonnalisation et cénesthopathies
Les auteurs classiques comme Séglas ont très tôt fait le
lien entre dépersonnalisation et cénesthésie. Réciproquement, les diverses formes de cénesthopathies que nous
avons évoquées ont toutes été associées à une forme de
dépersonnalisation. La dépersonnalisation est définie dans
le DSM-IV comme « une expérience prolongée ou récurrente
d’un sentiment de détachement et d’une impression d’être
devenu un observateur extérieur de son propre fonctionnement mental ou de son propre corps ». Cependant, la
dépersonnalisation est un phénomène qui reste mal compris, et sa définition comme sa place nosographique restent
encore largement discutées.
Certains auteurs considèrent que la dépersonnalisation
pourrait se décomposer en différentes dimensions. Une
des dimensions fondamentales est la « perturbation de
l’expérience du corps » [35], ou la « dé-somatisation » [13].
Ainsi, il existe un lien intime entre cénesthésie, cénesthopathie et dépersonnalisation.
Ce lien est particulièrement mis en évidence dans la
description qu’Ey fait de l’expérience de dépersonnalisation au cours des expériences psychotiques et notamment
des hallucinations corporelles. Selon Ey [18] l’expérience de
dépersonnalisation est le fait d’« impressions » vagues, diffuses, peu communicables, nécessitant le recours à l’usage
du langage métaphorique. Ces impressions ont un caractère bizarre, inhabituel, celui « d’une vague d’étrangeté
inquiétante ». Elles concernent à la fois le monde intérieur et le monde extérieur, si bien que l’expérience de
dépersonnalisation somato-psychique est en même temps
une expérience de déréalisation du monde extérieur. Enfin
selon Ey, l’expérience de dépersonnalisation correspond à un
stade qui précède une altération profonde de la conscience,
comme si elle constituait une anticipation d’un trouble profond du Moi. Ainsi, comme les cénesthopathies chez Dupré
et Camus, la dépersonnalisation constituerait l’arrière plan
de l’activité hallucinatoire corporelle, ce qu’Ey nomme par
« trouble négatif primordial » ou « hallucination négative ».
Phénoménologie de la conscience du corps
Selon Sartre [32], l’expérience du corps constitue un espace
implicite, « un espace psychique » qui détermine un fond
sur lequel repose la cohésion des figures disparates de la
conscience. L’affectivité cénesthésique est l’essence même
de cet espace implicite du corps, ce fond sur lequel reposent
les objets de la conscience. La cénesthésie serait donc la
condition de possibilité de la conscience. Si importante soitelle, cette expérience corporelle reste difficile à saisir dans
sa forme pure. Il s’agit selon les mots de Sartre d’« un goût
fade et sans distance », « une pure saisie non-positionnelle
d’une contingence sans couleur, pure appréhension de soi
comme existence de fait ».
De même, Merleau-Ponty [24] insiste sur le fait que
la conscience de mon corps détermine l’expérience d’une
« forme » au sens de la Gestaltpsychologie. Cette forme est
ce qu’il appelle le « schéma corporel », c’est-à-dire « une
prise de conscience globale de ma posture dans le monde
intersensoriel ». Le schéma corporel est donc la saisie globale et implicite de la posture de mon corps, c’est-à-dire
J. Graux et al.
la saisie d’une direction générale pour l’action, d’une certaine physionomie en vue d’une certaine tâche actuelle et
possible.
Ce schéma corporel implique une forme de perception.
En effet, pour Merleau-Ponty toute perception du monde
extérieur s’accompagne d’une perception de mon corps.
Le schéma corporel est cet horizon à partir duquel nous
pouvons sentir le monde. Ainsi, tout se passe comme si, à
chaque objet perçu dans le monde (qui peut être extérieur
ou intérieur à moi), correspondrait un remaniement perpétuel du schéma corporel. Ainsi ce schéma corporel formerait
un fond, une sorte de texture corporelle qui ferait « exister »
tous les objets de ma perception.
Au final, cette texture corporelle rend possible une
expérience essentielle, celle du sentir, c’est-à-dire une
expérience immédiate, préréflexive par laquelle je saisis
l’ambiance du monde par l’intermédiaire des variations de
mon schéma corporel qui entre en résonance avec les changements du monde extérieur [24,39].
Les auteurs issus de la phénoménologie psychiatrique
ont fait usage du concept du sentir pour tenter de
décrire les expériences de dépersonnalisation au cours des
troubles psychotiques, notamment des expériences hallucinatoires.
Pour Minkowski [25], le sentir correspond à l’expérience
d’être pénétré par les choses de notre environnement (ce
qu’il appelle le « facteur de pénétration »), c’est-à-dire à
la vibration intérieure qui accompagne notre expérience du
monde. Par exemple, si je contemple un coucher de soleil,
l’expérience sensorielle du coucher de soleil s’accompagne
d’un plus inexprimable, d’une vibration intérieure dont je
n’ai parfois pas conscience, mais dont le défaut éveillera
systématiquement ma conscience. L’incapacité de sentir
(qui caractérise typiquement la schizophrénie) détermine
ce que Minkowski appelle le « ternissement » c’est-à-dire le
fait que les choses ne déterminent plus en moi de vibration
intérieure et restent brutes, neutres et grises.
On doit à Tellenbach [40] une analyse approfondie
du sentir à partir du concept d’atmosphère. En effet,
selon Tellenbach, l’ambiance ou atmosphère est une forme
d’expérience qui se dégage parmi les différentes manières
que nous avons de sentir les choses, les autres, ou soi-même.
La notion d’atmosphère ou sens atmosphérique, Tellenbach
l’a développée à partir d’une étude du sens oral, c’est-àdire de la matrice commune d’expériences que constituent
l’olfaction, la gustation et la sensibilité de la muqueuse buccale. L’idée d’atmosphère nous permet de préciser la portée
du sentiment d’être affecté.
Selon Tellenbach, quelque chose du monde environnant
peut se manifester à un être humain de deux manières différentes. La première est la perception, qui correspond à
ce qui nous fait face et nous renseigne sur la qualité sensible des choses. La seconde est l’atmosphère (ambiance,
ou tonalité affective) qui réunit à la fois l’impression qui
se dégage d’un objet et celle qui affecte le sujet, c’està-dire ce quelque chose de plus de la perception, qui nous
touche directement et nous possède dans l’enveloppe d’une
ambiance. Il s’agit d’une sorte de mise en ambiance de
l’individu, d’une homogénéisation de l’état humain. Ainsi
nous pouvons saisir d’un visage l’impression qu’il nous
fait sans pouvoir en détailler les traits, ou nous pouvons
retenir d’une chanson l’ambiance qui s’en dégage, sans
Cénesthopathies et émotion
parvenir à retrouver sa mélodie. Selon Tellenbach, la dépersonnalisation qui caractérise les dépressions endogènes
s’accompagne fondamentalement d’une Entstimmung (littéralement, « désimpression »). L’Entstimmung caractérise
le mode d’existence du sujet qui est devenu imperméable
ou insensible à toute atmosphère.
Apports de la neuropsychologie cognitive à la
compréhension des cénesthopathies
La neuropsychologie cognitive
Récemment, la psychopathologie et la phénoménologie
des psychoses de la première moitié du xxe siècle sont
redécouvertes au profit de la récente dynamique du champ
des neurosciences cognitives et notamment de la neuropsychiatrie cognitive. Celle-ci s’est développée dans les
années 1990 sous l’impulsion de David [12] et a pour vocation d’expliquer les phénomènes psychiatriques à l’aide
des méthodes de la neuropsychologie cognitive (l’imagerie
cérébrale structurale et fonctionnelle, l’électrophysiologie
et les tests neuropsychologiques). Un des principes fondamentaux de la neuropsychologie cognitive est qu’une
atteinte cérébrale définie va interférer sur une fonction
cérébrale définie (p. ex., la mémoire, la reconnaissance
des visages, etc.). Ainsi la neuropsychologie cognitive
repose sur l’existence d’une continuité entre le normal
et le pathologique. Selon ces principes, les délires qui
traditionnellement, sont considérés comme des croyances
pathologiques, se présentent donc comme un champ
d’application privilégié de cette nouvelle discipline, et ce
d’autant plus qu’il existe des délires circonscrits associés
à des lésions cérébrales. L’objectif de la neuropsychiatrie
cognitive des délires est donc de construire une théorie
cognitive de la formation des croyances et de montrer comment un dysfonctionnement de ce système peut produire
des idées délirantes.
Les travaux qui concernent la neuropsychiatrie cognitive
des délires ont particulièrement porté sur ce que Stone
et Young [38] ont nommé des délires monothématiques
c’est-à-dire des délires circonscrits, peu élaborés, au cours
desquels, excepté sur le thème du délire, le patient reste
cohérent et parfaitement en lien avec la réalité. Ces délires
s’observeraient plus volontiers chez les sujets cérébrolésés et seraient donc de meilleurs candidats à une approche
neuropsychologique ; et ce, contrairement aux délires dits
« plurithématiques » florides, globaux, très élaborés, impliquant le monde entier, qui correspondent typiquement aux
délires que l’on observe dans les formes de schizophrénies
désorganisées.
Parmi les délires monothématiques identifiés par ces
auteurs, deux délires ont particulièrement fait l’objet de
modélisations dans le cadre de la neuropsychiatrie cognitive. Il s’agit des syndromes de Capgras et Cotard.
Syndrome de Cotard et syndrome de Capgras, des
modèles communs
La compréhension actuelle des deux syndromes est dominée
par des modèles communs supposant une étiologie commune
entre les syndromes. On retrouve une anticipation de cette
367
association déjà chez Cotard [8] qui rapporte le cas d’une
patiente qui présente un délire des négations et affirme que
« sa fille est le diable déguisé » et « ne veut pas reconnaître
son mari, ni ses enfants qui viennent la visiter ».
Nombre d’arguments plaident aujourd’hui en faveur
d’une origine commune entre les deux syndromes.
Le premier argument est d’ordre psychopathologique. En
effet, les deux syndromes ont été dès leurs premières descriptions, associés par leurs auteurs respectifs à un trouble
de la cénesthésie [6,9]. Plus précisément, Courbon et
Tusques [10] considèrent que trois facteurs sont nécessaires
à l’apparition de ce qu’ils nomment « une identification
délirante2 » : la cénesthésie, l’affectivité et le jugement.
Le facteur de la cénesthésie est le facteur étiologique fondamental du phénomène d’identification délirante. Selon
Courbon et Tusques, chacune de nos sensations est associée
à un « sentiment cénesthésique » qui adhère si fortement
à elle que normalement nous n’en avons pas conscience.
Autrement dit, il existe quelque chose de l’ordre d’une doublure, de surfaces superposées contiguës dont nous ignorons
l’existence tant qu’elles tiennent ensemble. Cette adhérence est susceptible de se décoller, et telle « une pelure
devenant externe au sujet », nous prenons alors conscience
de ce sentiment cénesthésique [41]. Nos sensations « nous
paraissent alors ne plus se passer en nous, ne plus s’intégrer
en nous » [41]. Ce décollement se manifeste initialement par
une série graduelle de symptômes telle qu’une impression
d’étrangeté, de dépersonnalisation, de jamais éprouvé, ou
de jamais vu. Cette symptomatologie accompagne ou précède typiquement le délire des négations chez les sujets
mélancoliques [31]. Tant que le sens critique du malade
n’est pas touché, celui-ci attribue la naissance de ce sentiment non à un changement dans les objets, car il reconnaît
que leurs caractères sensoriels ne sont pas modifiés, mais à
un changement dans lui-même [10]. Courbon et Tusques suggèrent que deux autres facteurs sont nécessaires à la genèse
d’une identification délirante telle qu’on peut l’observer
dans le syndrome de Capgras. Le facteur de l’affectivité
donne l’illusion que le changement subjectif opéré par le
trouble de la cénesthésie est un changement objectif ; quant
au facteur du jugement « l’intuition morbide », il détermine
la fausse reconnaissance et aboutit à la croyance que deux
ou plusieurs individus sont le même. Notons ici l’ébauche
d’un modèle à plusieurs facteurs tel qu’on peut le retrouver
dans la littérature contemporaine.
Les autres arguments qui plaident en faveur d’une origine
commune entre syndrome de Capgras et syndrome de Cotard
sont plus récents. Il s’agit, d’une part, d’éléments issus de
la littérature neurologique qui suggèrent que les deux syndromes surviennent souvent suite à des lésions concernant
les mêmes régions cérébrales, les aires temporo-pariétales
et frontales bilatérales principalement [45]. D’autre part,
il existe plusieurs publications récentes faisant état de cas
cliniques dans lesquels syndromes de Capgras et de Cotard
coexistent ou apparaissent successivement [4,43].
Selon ces arguments, il est habituellement admis pour les
auteurs qui se réclament de la neuropsychiatrie cognitive,
2 « L’identification délirante est une croyance née d’un sentiment
paracénesthésique et d’une intuition morbide, tous deux phénomènes de nature essentiellement pathologique ».
368
que les deux délires sont toujours une sorte de tentative
de donner sens à des expériences fondamentalement similaires.
Un modèle de référence, le syndrome de Capgras
Le modèle neurocognitif du syndrome de Capgras actuellement le plus cité est celui d’Ellis et al. [16]. Ce modèle
considère que ce syndrome résulterait d’un trouble de
la reconnaissance émotionnelle des visages. Ce modèle
renoue donc, d’une certaine façon, avec les considérations psychopathologiques des premières descriptions du
syndrome de Capgras qui proposaient comme étiologie initiale un trouble affectif ou cénesthésique [6]. Le modèle
d’Ellis et al. s’inspire des travaux de Bauer [1] selon
lequel il existerait une dualité des voies de reconnaissance des visages. L’une consciente, occipito-temporale, la
voie ventrale, et l’autre inconsciente, occipito-pariétale,
la voie dorsale. L’hypothèse d’Ellis et al. est que les
sujets souffrant de prosopagnosie (c’est-à-dire une agnosie visuelle spécifique des visages familiers) auraient une
atteinte de la voie ventrale responsable de la reconnaissance formelle des visages, alors que les sujets souffrant
du syndrome de Capgras auraient une lésion ou un dysfonctionnement de la voie dorsale, chargée quant à elle
de véhiculer le sentiment de familiarité affective associé aux visages. Ainsi, le syndrome de Capgras serait,
en quelque sorte, la forme miroir de la prosopagnosie.
Les travaux réalisés par Breen et al. [3] modifient un
peu cette représentation. En effet, il est plus probable
que la voie affective ne chemine pas par la voie dorsale
du système visuel mais plutôt par une voie qui connecterait directement la voie ventrale au système limbique. Il
demeure, cependant, que l’hypothèse selon laquelle il existerait une dissociation entre une voie de la reconnaissance
explicite et formelle des visages et une voie inconsciente
de la reconnaissance affective des visages familiers reste
valide.
Cette hypothèse a pu être confirmée empiriquement
à l’aide de la mesure de la conductance cutanée qui
mesure la réaction neurovégétative devant un événement
donné. En effet, lorsque l’on présente des photographies
de personnes familières à un sujet qui souffre de prosopagnosie le sujet dit être incapable de reconnaître les
visages qui lui sont présentés. Cependant, la mesure de
la conductance cutanée montre qu’il existe une réactivité
végétative significative lors de la présentation de photographies de personnes familières [42]. Au contraire, lorsque
l’on présente des photographies de personnes familières à
des sujets qui souffrent du syndrome de Capgras, ceux-ci
n’ont aucune difficulté à identifier l’identité des personnes
familières, cependant ils présentent un déficit d’activation
neurovégétative face à ces mêmes personnes familières
[17,21].
Il existe donc une double dissociation qui concernerait
deux modes de reconnaissance des visages familiers : un
système conscient qui permettrait la reconnaissance des
visages et un système inconscient et affectif qui déterminerait un sentiment de familiarité affective pour les visages
familiers.
J. Graux et al.
Modèles à un facteur, modèles à deux facteurs
À partir de ces résultats, ont émergé plusieurs propositions
de modélisation des délires monothématiques. Ces modèles
ont en commun l’idée selon laquelle l’apparition d’un délire
suppose deux niveaux potentiellement altérés ou déficitaires. Le premier niveau potentiellement impliqué dans la
formation des délires, c’est celui de l’expérience perceptive. On parlera alors de facteur « expérientiel ». Le second
facteur potentiellement impliqué dans la formation d’un
délire, ce sont les processus de raisonnement de l’individu.
On parle alors de facteur « inférentiel ». Selon ces principes,
plusieurs modèles communs des syndromes de Cotard et de
Capgras ont été proposés.
Dans le modèle défendu par Young et al. [44,45], les deux
syndromes seraient sous-tendus par un déficit expérientiel
identique, qui consiste en un trouble de la reconnaissance
émotionnelle des visages familiers, si bien que le sujet
pourrait affirmer quel que soit son trouble, quelque chose
comme : « cette femme ressemble à ma femme mais je ne
sens pas que c’est elle ».
Pour Young et al., ce qui va véritablement différencier les
deux syndromes, c’est le second facteur, inférentiel. Dans
le syndrome de Capgras, les sujets présenteraient un style
d’attribution externe (que l’on observe typiquement dans
les délires de persécution), ce qui signifie que le sujet a
tendance à attribuer les événements négatifs à une cause
extérieure. Ainsi, le sujet aurait tendance à interpréter son
expérience perceptive anormale comme le résultat d’une
cause extérieure, et ainsi, serait amené à penser que sa
femme a été remplacée par un sosie ou un clone.
Au contraire, dans le syndrome de Cotard, les sujets présenteraient un style d’attribution interne (que l’on observe
typiquement au cours des troubles dépressifs). Ainsi, le sujet
aurait tendance à interpréter son expérience perceptive
anormale comme le résultat d’une cause intérieure, et ainsi,
pourrait être amené à penser que quelque chose en lui est
« mort ».
Inversement, dans le modèle proposé par Ramachandran
et Blakeslee [28], ce qui est supposé distinguer les deux
syndromes c’est le niveau expérientiel. Pour Ramachandran
et Blakeslee, le syndrome de Cotard pourrait simplement
être envisagé comme une forme exagérée du syndrome de
Capgras. Les deux auteurs proposent une hypothèse neuroanatomique pouvant rendre compte des deux syndromes.
Dans le syndrome de Capgras, l’aire de reconnaissance des
visages serait déconnectée du système limbique, ayant pour
conséquence un trouble émotionnel circonscrit à la reconnaissance des visages. Le syndrome de Cotard, quant à lui,
serait associé à une déconnection complète de toutes les
aires sensorielles au système limbique, aboutissant à une
absence complète de contact émotionnel avec le monde.
Ainsi, le sujet prétendant être mort ne ferait que décrire au
mieux une expérience de dévitalisation.
De même, dans le modèle de Gerrans [19,20], les deux
syndromes sont supposés être le résultat de deux expériences anormales différentes chez des individus dont les
processus de raisonnement demeurent globalement identiques à ceux des sujets normaux. Ainsi, selon Gerrans,
les expériences perceptives qui caractérisent chacun des
syndromes seraient dissemblables. Le syndrome de Capgras
serait associé à une expérience de déréalisation, d’un sen-
Cénesthopathies et émotion
timent d’étrangeté envers le monde, alors que le syndrome
de Cotard serait sous-tendu par une expérience de décorporation ou dé-somatisation (disembodiment).
Conclusion
Les intuitions cliniques et psychopathologiques des auteurs
classiques sur les thèmes de la cénesthésie et des cénesthopathies, sont aujourd’hui largement oubliées. Il est donc
tout à fait étonnant de retrouver de si fortes similitudes
entre les propositions théoriques contemporaines sur les
délires et celles proposées par les aliénistes au début
du xxe siècle. En effet, le modèle cognitif du syndrome
de Capgras d’Ellis et Young s’appuie sur des fondements
très proches des premières propositions théoriques de Capgras et Reboul-Lachaux. De même, on retrouve dans la
conceptualisation par Courbon et Tusques de l’identification
délirante, les prémisses du modèle à deux facteurs des
délires monothématiques de Young. Il apparaît ainsi, que
les descriptions cliniques et psychopathologiques classiques
à défaut d’être obsolètes, peuvent au contraire enrichir la
description des modèles contemporains. Et ce, d’autant plus
que ces modèles développés dans le domaine de la neuropsychiatrie cognitive restent à ce jour l’objet de débats
controversés et manquent encore aujourd’hui cruellement
de validations empiriques systématiques. La neuropsychiatrie cognitive est une discipline naissante qui doit s’appuyer
sur une approche multidisciplinaire pour pouvoir forger des
théories pertinentes. Proposer une théorie des soubassements neurocognitifs de ce que Damasio a nommé l’état
d’arrière-plan émotionnel de notre corps représente un
enjeu fondamental pour la recherche en psychiatrie.
Conflit d’intérêt
Aucun.
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