L’Encéphale (2011) 37, 361—370 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP PSYCHOPATHOLOGIE Les cénesthopathies : un trouble des émotions d’arrière plan. Regards croisés des sciences cognitives et de la phénoménologie Cenesthopathies: A disorder of background emotions at the crossroads of the cognitive sciences and phenomenology J. Graux a,b,∗,c, M. Lemoine a, P. Gaillard a,b,c, V. Camus a,b,c a Université François-Rabelais, 37041 Tours, France Clinique psychiatrique universitaire, CHRU de Tours, 2, boulevard Tonnellé, 37044 Tours, France c Inserm U930 ERL CNRS 3106, 37044 Tours, France b Reçu le 13 novembre 2009 ; accepté le 16 août 2010 Disponible sur Internet le 3 décembre 2010 MOTS CLÉS Cénesthésie ; Dépersonnalisation ; Syndrome de Capgras ; Syndrome de Cotard ; Neuropsychiatrie cognitive KEYWORDS Cenesthesia; Depersonalization; Capgras’ syndrome; ∗ Résumé Les notions de cénesthésie et cénesthopathie ont eu une influence considérable sur la psychiatrie du xixe et du début du xxe siècle. La cénesthésie caractérise une forme de perception globale, implicite et affective du corps. Les cénesthopathies sont une entité clinique résultant d’une forme d’altération de la cénesthésie, qui se caractérise par des sensations corporelles anormales ou étranges. Dans cette revue de la littérature, nous reprenons l’histoire et l’évolution de ces deux concepts, pour évaluer leur influence contemporaine dans la clinique, la nosographie, la phénoménologie et les neurosciences cognitives. Aujourd’hui, si les notions de cénesthésie et cénesthopathie ont en grande partie perdu leur usage en psychiatrie, il en demeure cependant des traces dans notre clinique et nos nosographies contemporaines parfois sous le nom de nouveaux concepts. Plus encore, ces concepts sont actuellement redécouverts au profit des recherches entreprises dans le champ des neurosciences, notamment à travers les modèles de la neuropsychiatrie cognitive des délires. © L’Encéphale, Paris, 2010. Summary Background. — Cenesthesia and cenesthopathy have played a fundamental role in 19th and early 20th century French and German psychiatry. Cenesthesia refers to the internal, global, implicit and affective perception of one’s own body. The concept of cenesthopathy was coined by Dupre and Camus in 1907 to describe a clinical entity characterized by abnormal and strange bodily sensations. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (J. Graux). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2010. doi:10.1016/j.encep.2010.10.002 362 Cotard’s syndrome; Cognitive neuropsychiatry J. Graux et al. Aims. — In this review, we examine the history of these concepts and the influence they have had on clinical, nosographical and phenomenological psychiatry and on cognitive neuropsychiatry. Method. — We performed a narrative review of the published research literature. Results. — Classical French and German psychiatrists have written extensively on cenesthesia and cenesthopathy although these notions are no longer in the mainstream of contemporary psychiatry. However, they are still present in contemporary psychiatric nosography in the form of some controversial clinical entities clearly related to cenesthesia such as cenesthetic schizophrenia, hypochondriacal monothematic delusions, or the Capgras and the Cotard syndromes. These clinical entities are all associated with a state of depersonalization. We point out the similarities between Ey’s description of the depersonalization syndrome, especially in psychosis, and the characteristics of cenesthesia. Philosophers like Sartre or Merleau-Ponty have developed the concept of cenesthesia, and in particular have added new concepts like ‘‘body schema’’. Similarly, phenomenological psychiatrists like Minkowski or Tellenbach have attempted to describe psychiatric disorders associated with cenesthesia and have also proposed new concepts (i.e. atmospheric sense) in order to understand them better. More recently, cognitive neuropsychiatry has tried to discover the mechanisms, which cause or contribute to the genesis of delusions. The majority of delusion theories developed in cognitive neuropsychiatry consider that the explanation of monothematic delusions involves one or two explanatory stages. The first stage corresponds to an abnormal experience (the experiential stage) while the second is related to abnormal reasoning (the inferential stage). This theoretical first stage has been considered to be the result of a highly unusual or bizarre perceptual experience. According to the authors, this experience refers to a phenomenon of depersonalization, a loss of cenesthesia, or a loss of a feeling of familiarity. For example, the neurocognitive models of the Capgras and Cotard syndromes have in common the belief that they are both based on various kinds of unusual experiences. These unusual experiences are thought to include affective or emotional experiences. Capgras’ syndrome is possibly triggered by an abnormal affective experience in response to the sight of closed-person’s face. Similarly, the Cotard syndrome may result from a general flattening of affective responses to external stimuli. The inferential stage can also differentiate between the two syndromes. Some empirical validation has already been obtained in Capgras’ syndrome but not yet in Cotard’s syndrome. Conclusion. — This review illustrates that the historical descriptions of cenesthesia and cenesthopathy remain relevant in contemporary neurocognitive models and more generally suggests that the comprehension of quite complex phenomena like delusion requires a multidisciplinary approach. © L’Encéphale, Paris, 2010. Rappel historique sur la notion de cénesthopathie En 1907, avant la publication des travaux de Bleuler sur la schizophrénie, Dupré et Camus [14] ont publié dans L’Encéphale un article dans lequel ils proposent de désigner par le terme de cénesthopathies, l’ensemble des symptômes résultant d’altérations de la sensibilité interne, c’est-à-dire de la cénesthésie. Ces symptômes, ce sont des sensations anormales que le patient se plaint d’éprouver dans différentes parties du corps. Ces sensations, plus pénibles que douloureuses, ont un caractère étrange et indéfinissable et se caractérisent par la fixité de leur localisation topographique. Les patients qui souffrent de cénesthopathies se plaignent tantôt d’une abolition ou d’une diminution de l’expérience qu’ils ont de leur corps ou de différentes parties de leur corps (p. ex. la tête, les organes, les membres), tantôt d’une modification de l’expérience sensorielle de certaines parties du corps dans leur densité, leur volume, leur forme ou leurs rapports (par exemple, celles-ci peuvent être « allongées ou raccourcies, alourdies ou allégées, déformées ou déplacées ; la température en est modifiée, les fonctions en sont arrêtées ou perverties »). Ce bouleversement de l’expérience intime du corps a quelque chose d’insolite, de bizarre et inquiète le sujet. Il s’agit d’une expérience particulièrement difficile à exprimer pour le patient qui a souvent recours à l’usage d’images et de comparaisons pour dépeindre son expérience. Sur le plan psychopathologique, le symptôme fondamental à l’origine de l’ensemble des troubles cénesthopathiques est, pour Dupré et Camus, un trouble de la cénesthésie ou encore de la sensibilité commune ou interne, c’est-à-dire de l’aptitude du cerveau à pouvoir percevoir ou élaborer l’ensemble des sensations en provenance de tous les points du corps. À l’état normal, cette sensibilité commune ne s’impose à notre attention par aucun caractère particulier. L’état pathologique se caractérise par une prise de conscience de cette fonction singulière ou plutôt de l’altération de son fonctionnement normal. Ce n’est que secondairement à ces troubles de la cénesthésie, que des phénomènes pathologiques d’ordre émotionnel, idéatif ou moteur vont se développer, donnant au malade l’apparence d’un anxieux, d’un obsédé, d’un hypochondriaque, ou d’un délirant. Ainsi, pour Dupré et Camus, les patients cénestho- Cénesthopathies et émotion pathes ne présentent pas à proprement parler un délire. Si leur pathologie appartient à la famille des troubles hypochondriaques, elle s’en distingue par le fait que les patients conservent une affectivité et une sociabilité satisfaisantes et n’expriment pas de délires florides ni désorganisés. Les cénesthopathes n’exprimeraient que l’étrangeté de l’expérience sensitive sans entrer dans une interprétation délirante de leur expérience sensitive. Nous verrons que cette idée ancienne est revenue au premier plan des débats contemporains dans le champ de la neuropsychiatrie cognitive des délires. Nous allons regarder plus généralement, à partir d’une revue de la littérature, l’actualité de la notion de cénesthopathie dans le domaine de la clinique, de la psychopathologie, de la phénoménologie psychiatrique, et des neurosciences cognitives. Place des notions de cénesthésie et de cénesthopathie dans les nosographies contemporaines Définitions et historique L’origine du mot cénesthésie est unanimement attribuée à Reil, qui en 1794 emploie pour la première fois le terme pour qualifier le « moyen par lequel l’âme est informée de l’état de son corps » [29,37]. En effet, selon Reil, l’esprit, le monde extérieur et le corps propre constituent trois domaines séparés, accessibles chacun à un mode perceptif particulier. La cénesthésie est la manière par laquelle le corps est perçu à l’aide des voies nerveuses. De la sorte, Reil voyait dans la cénesthésie une base somatique aux pulsions instinctives et aux émotions primaires. Schiff [33] adoptera un siècle plus tard, une définition qui sera par la suite largement retenue par la plupart des auteurs [36]. Selon Schiff, « la cénesthésie est l’ensemble de toutes les sensations qui, à un moment donné, sont perçues par la conscience et qui en constituent le contenu à ce moment là ». Autrement dit, il s’agit, pour reprendre la formule de Ribot [30], d’« un chaos non débrouillé de toutes nos sensations ». Si la notion de cénesthésie a largement disparu de la psychopathologie contemporaine, elle a cependant représenté un des sujets majeurs de la psychiatrie française et allemande du xixe et du début du xxe siècle. En effet, à la même époque où Dupré et Camus proposaient le concept de cénesthopathie, Séglas [34], dans les « Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses » attribuait aux troubles cénesthésiques un rôle fondamental dans les états de dépersonnalisation et dans les délires de négation mélancoliques. De même, Janet [23] dans « Les obsessions et la psychasthénie » faisait état de cas cliniques de « délires cénesthésiques » ; enfin, Blondel [2], dans « La Conscience morbide » proposait une théorie dans laquelle il plaçait l’altération de la cénesthésie au cœur des troubles de la conscience de l’expérience psychotique. Puis, à la suite de Dupré et Camus, d’autres auteurs feront appel à la notion de cénesthésie pour qualifier des états pathologiques psychiatriques ou neurologiques impliquant des sensations corporelles anormales, et notamment certains états psychotiques. Par exemple, Courbon et Tusques [10] ou Coleman [7] ont suggéré que la cénesthésie était le facteur étiologique principal des délires d’identification, notamment du 363 délire d’identification des sosies (syndrome de Capgras). De même, Huber [22] a proposé la notion de schizophrénie cénesthétique pour qualifier un sous-type de schizophrénie caractérisé par la survenue de sensations corporelles anormales au cours de son évolution. Aujourd’hui, les notions de cénesthésie et cénesthopathie ont en grande partie perdu leur usage en clinique et leur valeur psychopathologique, remplacées cependant par des concepts analogues, souvent inspirés d’une représentation topographique du corps. Si Wernicke parlait de « sentiments vitaux » et Jaspers de « conscience du corps » pour évoquer le processus par lequel le moi est conscient des états du corps, la cénesthésie figure aujourd’hui sous les notions de schéma corporel, d’image du corps, ou de somatognosie. La notion de cénesthopathie figure quant à elle dans la littérature anglo-saxonne sous les termes de « sensations corporelles anormales » (anormal bodily sensations) ou de « trouble de l’image du corps » (body image aberration). Récemment, Damasio [11] a proposé une notion sensiblement similaire à celle de cénesthésie, même s’il n’y fait pas explicitement référence. Selon Damasio, il existe pour chaque individu « un état de fond émotionnel », le plus souvent à l’état de veille, qui correspond à la perception que nous pouvons avoir de l’état d’arrière-plan émotionnel de notre corps, de notre sensation « d’être ». Il ne s’agit pas de notre état émotionnel spécifique à un contexte particulier mais plutôt de la conscience de l’état de notre corps « entre les émotions ». Cet état émotionnel d’arrière-plan correspond par exemple à ce que nous pouvons ressentir lorsque nous nous sentons « à cran », « démoralisé », « enthousiaste » ou aux subtils détails que nous pouvons percevoir dans la posture corporelle, l’allure générale des mouvements, le degré de contraction des muscles faciaux ou le ton de la voix et la prosodie de notre discours. Cet état d’arrièreplan serait à la base de la conscience que nous pouvons avoir de nous-mêmes. Sur le plan neuro-anatomique, il existerait, selon Damasio, dans les cortex somato-sensoriels, des cartes neurales assez stables capables de représenter la structure générale du corps, et de nous fournir l’image que nous nous formons de notre propre corps. Ces représentations, déconnectées à l’état de veille, pourraient être activées spontanément dans les cortex somato-sensoriels, parallèlement aux représentations actuelles, en prise directe, de l’état du corps, « afin de fournir ce que notre corps tend à être, plutôt que ce qu’il est dans le moment présent ». Les cénesthopathies dans les nosographies contemporaines À la lumière de cette histoire psychopathologique1 , il persiste dans nos nosographies contemporaines quelques traces de ce concept de cénesthopathie, sous la forme d’entités cliniques dont la place nosographique demeure souvent 1 À cette histoire il faut encore ajouter Maine de Biran, pour son exploration approfondie de l’expérience du corps, Bergson, qui a inspiré Janet, Blondel, les travaux de Lhermitte et Schilder sur l’image du corps, notamment la notion d’asomatognosie totale chez Lhermitte. 364 Tableau 1 J. Graux et al. Entités cliniques associées à un trouble de la cénesthésie. Pathologie Description clinique Place nosographique Syndrome de Cotard ou délire des négations Jules Cotard (1880) [9] Délire caractérisé principalement par les idées de négation c’est-à-dire la conviction délirante qu’une partie ou la totalité de la réalité de soi-même (personnalité morale, sociale ou physique) ou du monde n’existe plus Le sujet affirme, par exemple, ne plus avoir de sentiments, de nom, ou de corps, que des choses ou personnes, sont détruites, mortes Cependant, l’usage est de désigner par « idées de négations », surtout la négation du corps, de ses fonctions, de ses organes. Par exemple, le sujet prétend ne plus avoir d’estomac, de langue, de cerveau, ou que ceux-ci sont pourris, désintégrés ou décomposés et dans les cas extrêmes, il affirme être mort ou ne plus exister La négation du corps peut parfois se manifester sous la forme d’un délire de grossesse [5] Délire dans lequel le sujet a, en dépit de son apparence normale, la conviction inébranlable d’avoir une apparence disgracieuse, que telle ou telle partie de son corps est laide, déformée, ou défigurée Le délire s’accompagne typiquement d’idées de référence. Plus rarement, il peut être associé à des hallucinations auditives dont la thématique reste centrée sur l’apparence du sujet Délire dans lequel le sujet a la conviction qu’une personne familière a été remplacée par un double physiquement similaire c’est-à-dire qu’il méconnaît l’identité d’un proche alors que sa reconnaissance formelle paraît conservée Le double est souvent perçu comme un imposteur hostile et malveillant, qui persécute le sujet. Le sosie concerne généralement les proches du patient (conjoint, parents, enfants) Typiquement, le patient cherche à asseoir sa conviction par une observation minutieuse des visages, interprétant de menus détails Contrairement à l’idée initiale de Cotarda , le syndrome de Cotard est le plus souvent considéré aujourd’hui comme un symptôme pouvant s’observer au cours de différentes pathologies psychiatriques et neurologiques Troubles affectifs (syndrome dépressif majeur dans 89 % des cas), schizophrénie, psychoses tardives, épilepsie, AVC, démence, tumeur. . . Dysmorphophobie délirante Morselli (1891) [26] Syndrome de Capgras ou délire d’illusion des sosies Capgras et Reboul-Lachaux (1923) [6] Troubles délirants non schizophréniques (DSM-IV) Troubles délirants persistants (CIM-10) Trouble secondaire à une schizophrénie (phase prodromale), une dépression, une anorexie mentale ou un trouble obsessionnel compulsif Considéré par quelques auteurs comme une entité autonome Trouble secondaire à une pathologie psychiatrique : schizophrénie paranoïde (le plus souvent), trouble de l’humeur bipolaire, trouble schizo-affectif Trouble secondaire à une pathologie neurologique : épilepsie, AVC, démence. . . Cénesthopathies et émotion 365 Tableau 1 (Suite ) Pathologie Description clinique Place nosographique Syndrome d’Ekbom ou délire d’infestation parasitaire Ekbom (1938) [15] Délire dans lequel le sujet a la certitude inébranlable d’être infesté de parasites qui sortent de la peau (poux, puces, punaises, gale. . .). Les parasites sont surtout ressentis sur et dans le corps (les patients prétendent rarement les avoir vus). Parfois, certains patients ont l’impression que les parasites peuvent emprunter les orifices naturels et atteindre les organes internes Forme de schizophrénie qui se caractérise par la survenue au cours de son évolution, de sensations corporelles anormales, étranges et bizarres changeant rapidement de nature, étroitement associées à des perturbations affectivesb . L’expérience subjective des patients est vague, diffuse, imprécise, particulièrement difficile à exprimer Délire dans lequel le sujet a la conviction de dégager soi-même une mauvaise odeur et d’importuner ainsi les autres (par exemple, exhaler une mauvaise haleine, une mauvaise odeur anale ou génitale). L’odeur n’est pas toujours réellement perçue mais inférée du comportement des autres. Parfois il s’agit de véritables hallucinations auditives qui font allusion à l’odeur corporelle du sujet. Plus rarement, les sujets associent leur odeur à un état d’infection ou de putréfaction du corps Troubles délirants non schizophréniques (DSM-IV), troubles délirants persistants (CIM-10) Forme secondaire, dans l’évolution d’un trouble de l’humeur bipolaire Schizophrénie cénesthopathique Huber (1957) [22] Syndrome de référence olfactif ou délire de relation olfactif Pryse-Phillips (1971) [27] Sous-type de schizophrénie retenu par la CIM-10 (catégorie des autres schizophrénies) Pas de mention dans le DSM-IV Troubles délirants non schizophréniques (DSM-IV) Troubles délirants persistants (CIM-10) Forme secondaire, dans l’évolution d’un trouble affectif, d’une schizophrénie, d’un trouble obsessionnel compulsif, ou d’un trouble anxieux (phobie sociale) a Pour Cotard il s’agissait d’une entité syndromique caractérisée par une anxiété mélancolique, des idées de damnation ou de possession, une propension au suicide et aux mutilations volontaires, une analgésie, des idées hypochondriaques de non-existence ou de destruction de divers organes, du corps tout entier, de Dieu, des idées d’immortalité. Quelques années plus tard, Séglas remettra en cause l’idée d’une maladie mentale spécifique. Selon lui, il faut y voir plutôt un symptôme (le délire des négations) que l’on rencontre dans « des formes très variées d’aliénation mentale ». b Il s’agit par exemple, de sensations d’engourdissement, de douleurs circonscrites, de sensations d’étrangeté des organes ou des membres, de sensations électriques ou thermiques, de sensations de mouvement à l’intérieur ou à la surface du corps, de sensations anormales de pesanteur ou de légèreté. controversée. Parmi celles-ci, on retiendra plus particulièrement la schizophrénie cénesthopathique, les délires hypochondriaques monothématiques (délire d’infestation parasitaire, dysmorphophobie délirante et délire olfactif de relation), le syndrome de Cotard et le syndrome de Capgras (Tableau 1). Bien sûr, toutes ces formes cliniques représentent des formes de délires constituées et ne peuvent donc être considérées à proprement parler comme des cénesthopathies. Cependant, ces délires ont tous en commun une expérience anormale du corps, un trouble de l’affectivité, une expression du délire limitée à un seul thème, une difficulté du patient pour exprimer ce qu’il ressent et une explication psychopathologique faisant recours au concept de cénesthésie. 366 Dépersonnalisation et cénesthopathies Les auteurs classiques comme Séglas ont très tôt fait le lien entre dépersonnalisation et cénesthésie. Réciproquement, les diverses formes de cénesthopathies que nous avons évoquées ont toutes été associées à une forme de dépersonnalisation. La dépersonnalisation est définie dans le DSM-IV comme « une expérience prolongée ou récurrente d’un sentiment de détachement et d’une impression d’être devenu un observateur extérieur de son propre fonctionnement mental ou de son propre corps ». Cependant, la dépersonnalisation est un phénomène qui reste mal compris, et sa définition comme sa place nosographique restent encore largement discutées. Certains auteurs considèrent que la dépersonnalisation pourrait se décomposer en différentes dimensions. Une des dimensions fondamentales est la « perturbation de l’expérience du corps » [35], ou la « dé-somatisation » [13]. Ainsi, il existe un lien intime entre cénesthésie, cénesthopathie et dépersonnalisation. Ce lien est particulièrement mis en évidence dans la description qu’Ey fait de l’expérience de dépersonnalisation au cours des expériences psychotiques et notamment des hallucinations corporelles. Selon Ey [18] l’expérience de dépersonnalisation est le fait d’« impressions » vagues, diffuses, peu communicables, nécessitant le recours à l’usage du langage métaphorique. Ces impressions ont un caractère bizarre, inhabituel, celui « d’une vague d’étrangeté inquiétante ». Elles concernent à la fois le monde intérieur et le monde extérieur, si bien que l’expérience de dépersonnalisation somato-psychique est en même temps une expérience de déréalisation du monde extérieur. Enfin selon Ey, l’expérience de dépersonnalisation correspond à un stade qui précède une altération profonde de la conscience, comme si elle constituait une anticipation d’un trouble profond du Moi. Ainsi, comme les cénesthopathies chez Dupré et Camus, la dépersonnalisation constituerait l’arrière plan de l’activité hallucinatoire corporelle, ce qu’Ey nomme par « trouble négatif primordial » ou « hallucination négative ». Phénoménologie de la conscience du corps Selon Sartre [32], l’expérience du corps constitue un espace implicite, « un espace psychique » qui détermine un fond sur lequel repose la cohésion des figures disparates de la conscience. L’affectivité cénesthésique est l’essence même de cet espace implicite du corps, ce fond sur lequel reposent les objets de la conscience. La cénesthésie serait donc la condition de possibilité de la conscience. Si importante soitelle, cette expérience corporelle reste difficile à saisir dans sa forme pure. Il s’agit selon les mots de Sartre d’« un goût fade et sans distance », « une pure saisie non-positionnelle d’une contingence sans couleur, pure appréhension de soi comme existence de fait ». De même, Merleau-Ponty [24] insiste sur le fait que la conscience de mon corps détermine l’expérience d’une « forme » au sens de la Gestaltpsychologie. Cette forme est ce qu’il appelle le « schéma corporel », c’est-à-dire « une prise de conscience globale de ma posture dans le monde intersensoriel ». Le schéma corporel est donc la saisie globale et implicite de la posture de mon corps, c’est-à-dire J. Graux et al. la saisie d’une direction générale pour l’action, d’une certaine physionomie en vue d’une certaine tâche actuelle et possible. Ce schéma corporel implique une forme de perception. En effet, pour Merleau-Ponty toute perception du monde extérieur s’accompagne d’une perception de mon corps. Le schéma corporel est cet horizon à partir duquel nous pouvons sentir le monde. Ainsi, tout se passe comme si, à chaque objet perçu dans le monde (qui peut être extérieur ou intérieur à moi), correspondrait un remaniement perpétuel du schéma corporel. Ainsi ce schéma corporel formerait un fond, une sorte de texture corporelle qui ferait « exister » tous les objets de ma perception. Au final, cette texture corporelle rend possible une expérience essentielle, celle du sentir, c’est-à-dire une expérience immédiate, préréflexive par laquelle je saisis l’ambiance du monde par l’intermédiaire des variations de mon schéma corporel qui entre en résonance avec les changements du monde extérieur [24,39]. Les auteurs issus de la phénoménologie psychiatrique ont fait usage du concept du sentir pour tenter de décrire les expériences de dépersonnalisation au cours des troubles psychotiques, notamment des expériences hallucinatoires. Pour Minkowski [25], le sentir correspond à l’expérience d’être pénétré par les choses de notre environnement (ce qu’il appelle le « facteur de pénétration »), c’est-à-dire à la vibration intérieure qui accompagne notre expérience du monde. Par exemple, si je contemple un coucher de soleil, l’expérience sensorielle du coucher de soleil s’accompagne d’un plus inexprimable, d’une vibration intérieure dont je n’ai parfois pas conscience, mais dont le défaut éveillera systématiquement ma conscience. L’incapacité de sentir (qui caractérise typiquement la schizophrénie) détermine ce que Minkowski appelle le « ternissement » c’est-à-dire le fait que les choses ne déterminent plus en moi de vibration intérieure et restent brutes, neutres et grises. On doit à Tellenbach [40] une analyse approfondie du sentir à partir du concept d’atmosphère. En effet, selon Tellenbach, l’ambiance ou atmosphère est une forme d’expérience qui se dégage parmi les différentes manières que nous avons de sentir les choses, les autres, ou soi-même. La notion d’atmosphère ou sens atmosphérique, Tellenbach l’a développée à partir d’une étude du sens oral, c’est-àdire de la matrice commune d’expériences que constituent l’olfaction, la gustation et la sensibilité de la muqueuse buccale. L’idée d’atmosphère nous permet de préciser la portée du sentiment d’être affecté. Selon Tellenbach, quelque chose du monde environnant peut se manifester à un être humain de deux manières différentes. La première est la perception, qui correspond à ce qui nous fait face et nous renseigne sur la qualité sensible des choses. La seconde est l’atmosphère (ambiance, ou tonalité affective) qui réunit à la fois l’impression qui se dégage d’un objet et celle qui affecte le sujet, c’està-dire ce quelque chose de plus de la perception, qui nous touche directement et nous possède dans l’enveloppe d’une ambiance. Il s’agit d’une sorte de mise en ambiance de l’individu, d’une homogénéisation de l’état humain. Ainsi nous pouvons saisir d’un visage l’impression qu’il nous fait sans pouvoir en détailler les traits, ou nous pouvons retenir d’une chanson l’ambiance qui s’en dégage, sans Cénesthopathies et émotion parvenir à retrouver sa mélodie. Selon Tellenbach, la dépersonnalisation qui caractérise les dépressions endogènes s’accompagne fondamentalement d’une Entstimmung (littéralement, « désimpression »). L’Entstimmung caractérise le mode d’existence du sujet qui est devenu imperméable ou insensible à toute atmosphère. Apports de la neuropsychologie cognitive à la compréhension des cénesthopathies La neuropsychologie cognitive Récemment, la psychopathologie et la phénoménologie des psychoses de la première moitié du xxe siècle sont redécouvertes au profit de la récente dynamique du champ des neurosciences cognitives et notamment de la neuropsychiatrie cognitive. Celle-ci s’est développée dans les années 1990 sous l’impulsion de David [12] et a pour vocation d’expliquer les phénomènes psychiatriques à l’aide des méthodes de la neuropsychologie cognitive (l’imagerie cérébrale structurale et fonctionnelle, l’électrophysiologie et les tests neuropsychologiques). Un des principes fondamentaux de la neuropsychologie cognitive est qu’une atteinte cérébrale définie va interférer sur une fonction cérébrale définie (p. ex., la mémoire, la reconnaissance des visages, etc.). Ainsi la neuropsychologie cognitive repose sur l’existence d’une continuité entre le normal et le pathologique. Selon ces principes, les délires qui traditionnellement, sont considérés comme des croyances pathologiques, se présentent donc comme un champ d’application privilégié de cette nouvelle discipline, et ce d’autant plus qu’il existe des délires circonscrits associés à des lésions cérébrales. L’objectif de la neuropsychiatrie cognitive des délires est donc de construire une théorie cognitive de la formation des croyances et de montrer comment un dysfonctionnement de ce système peut produire des idées délirantes. Les travaux qui concernent la neuropsychiatrie cognitive des délires ont particulièrement porté sur ce que Stone et Young [38] ont nommé des délires monothématiques c’est-à-dire des délires circonscrits, peu élaborés, au cours desquels, excepté sur le thème du délire, le patient reste cohérent et parfaitement en lien avec la réalité. Ces délires s’observeraient plus volontiers chez les sujets cérébrolésés et seraient donc de meilleurs candidats à une approche neuropsychologique ; et ce, contrairement aux délires dits « plurithématiques » florides, globaux, très élaborés, impliquant le monde entier, qui correspondent typiquement aux délires que l’on observe dans les formes de schizophrénies désorganisées. Parmi les délires monothématiques identifiés par ces auteurs, deux délires ont particulièrement fait l’objet de modélisations dans le cadre de la neuropsychiatrie cognitive. Il s’agit des syndromes de Capgras et Cotard. Syndrome de Cotard et syndrome de Capgras, des modèles communs La compréhension actuelle des deux syndromes est dominée par des modèles communs supposant une étiologie commune entre les syndromes. On retrouve une anticipation de cette 367 association déjà chez Cotard [8] qui rapporte le cas d’une patiente qui présente un délire des négations et affirme que « sa fille est le diable déguisé » et « ne veut pas reconnaître son mari, ni ses enfants qui viennent la visiter ». Nombre d’arguments plaident aujourd’hui en faveur d’une origine commune entre les deux syndromes. Le premier argument est d’ordre psychopathologique. En effet, les deux syndromes ont été dès leurs premières descriptions, associés par leurs auteurs respectifs à un trouble de la cénesthésie [6,9]. Plus précisément, Courbon et Tusques [10] considèrent que trois facteurs sont nécessaires à l’apparition de ce qu’ils nomment « une identification délirante2 » : la cénesthésie, l’affectivité et le jugement. Le facteur de la cénesthésie est le facteur étiologique fondamental du phénomène d’identification délirante. Selon Courbon et Tusques, chacune de nos sensations est associée à un « sentiment cénesthésique » qui adhère si fortement à elle que normalement nous n’en avons pas conscience. Autrement dit, il existe quelque chose de l’ordre d’une doublure, de surfaces superposées contiguës dont nous ignorons l’existence tant qu’elles tiennent ensemble. Cette adhérence est susceptible de se décoller, et telle « une pelure devenant externe au sujet », nous prenons alors conscience de ce sentiment cénesthésique [41]. Nos sensations « nous paraissent alors ne plus se passer en nous, ne plus s’intégrer en nous » [41]. Ce décollement se manifeste initialement par une série graduelle de symptômes telle qu’une impression d’étrangeté, de dépersonnalisation, de jamais éprouvé, ou de jamais vu. Cette symptomatologie accompagne ou précède typiquement le délire des négations chez les sujets mélancoliques [31]. Tant que le sens critique du malade n’est pas touché, celui-ci attribue la naissance de ce sentiment non à un changement dans les objets, car il reconnaît que leurs caractères sensoriels ne sont pas modifiés, mais à un changement dans lui-même [10]. Courbon et Tusques suggèrent que deux autres facteurs sont nécessaires à la genèse d’une identification délirante telle qu’on peut l’observer dans le syndrome de Capgras. Le facteur de l’affectivité donne l’illusion que le changement subjectif opéré par le trouble de la cénesthésie est un changement objectif ; quant au facteur du jugement « l’intuition morbide », il détermine la fausse reconnaissance et aboutit à la croyance que deux ou plusieurs individus sont le même. Notons ici l’ébauche d’un modèle à plusieurs facteurs tel qu’on peut le retrouver dans la littérature contemporaine. Les autres arguments qui plaident en faveur d’une origine commune entre syndrome de Capgras et syndrome de Cotard sont plus récents. Il s’agit, d’une part, d’éléments issus de la littérature neurologique qui suggèrent que les deux syndromes surviennent souvent suite à des lésions concernant les mêmes régions cérébrales, les aires temporo-pariétales et frontales bilatérales principalement [45]. D’autre part, il existe plusieurs publications récentes faisant état de cas cliniques dans lesquels syndromes de Capgras et de Cotard coexistent ou apparaissent successivement [4,43]. Selon ces arguments, il est habituellement admis pour les auteurs qui se réclament de la neuropsychiatrie cognitive, 2 « L’identification délirante est une croyance née d’un sentiment paracénesthésique et d’une intuition morbide, tous deux phénomènes de nature essentiellement pathologique ». 368 que les deux délires sont toujours une sorte de tentative de donner sens à des expériences fondamentalement similaires. Un modèle de référence, le syndrome de Capgras Le modèle neurocognitif du syndrome de Capgras actuellement le plus cité est celui d’Ellis et al. [16]. Ce modèle considère que ce syndrome résulterait d’un trouble de la reconnaissance émotionnelle des visages. Ce modèle renoue donc, d’une certaine façon, avec les considérations psychopathologiques des premières descriptions du syndrome de Capgras qui proposaient comme étiologie initiale un trouble affectif ou cénesthésique [6]. Le modèle d’Ellis et al. s’inspire des travaux de Bauer [1] selon lequel il existerait une dualité des voies de reconnaissance des visages. L’une consciente, occipito-temporale, la voie ventrale, et l’autre inconsciente, occipito-pariétale, la voie dorsale. L’hypothèse d’Ellis et al. est que les sujets souffrant de prosopagnosie (c’est-à-dire une agnosie visuelle spécifique des visages familiers) auraient une atteinte de la voie ventrale responsable de la reconnaissance formelle des visages, alors que les sujets souffrant du syndrome de Capgras auraient une lésion ou un dysfonctionnement de la voie dorsale, chargée quant à elle de véhiculer le sentiment de familiarité affective associé aux visages. Ainsi, le syndrome de Capgras serait, en quelque sorte, la forme miroir de la prosopagnosie. Les travaux réalisés par Breen et al. [3] modifient un peu cette représentation. En effet, il est plus probable que la voie affective ne chemine pas par la voie dorsale du système visuel mais plutôt par une voie qui connecterait directement la voie ventrale au système limbique. Il demeure, cependant, que l’hypothèse selon laquelle il existerait une dissociation entre une voie de la reconnaissance explicite et formelle des visages et une voie inconsciente de la reconnaissance affective des visages familiers reste valide. Cette hypothèse a pu être confirmée empiriquement à l’aide de la mesure de la conductance cutanée qui mesure la réaction neurovégétative devant un événement donné. En effet, lorsque l’on présente des photographies de personnes familières à un sujet qui souffre de prosopagnosie le sujet dit être incapable de reconnaître les visages qui lui sont présentés. Cependant, la mesure de la conductance cutanée montre qu’il existe une réactivité végétative significative lors de la présentation de photographies de personnes familières [42]. Au contraire, lorsque l’on présente des photographies de personnes familières à des sujets qui souffrent du syndrome de Capgras, ceux-ci n’ont aucune difficulté à identifier l’identité des personnes familières, cependant ils présentent un déficit d’activation neurovégétative face à ces mêmes personnes familières [17,21]. Il existe donc une double dissociation qui concernerait deux modes de reconnaissance des visages familiers : un système conscient qui permettrait la reconnaissance des visages et un système inconscient et affectif qui déterminerait un sentiment de familiarité affective pour les visages familiers. J. Graux et al. Modèles à un facteur, modèles à deux facteurs À partir de ces résultats, ont émergé plusieurs propositions de modélisation des délires monothématiques. Ces modèles ont en commun l’idée selon laquelle l’apparition d’un délire suppose deux niveaux potentiellement altérés ou déficitaires. Le premier niveau potentiellement impliqué dans la formation des délires, c’est celui de l’expérience perceptive. On parlera alors de facteur « expérientiel ». Le second facteur potentiellement impliqué dans la formation d’un délire, ce sont les processus de raisonnement de l’individu. On parle alors de facteur « inférentiel ». Selon ces principes, plusieurs modèles communs des syndromes de Cotard et de Capgras ont été proposés. Dans le modèle défendu par Young et al. [44,45], les deux syndromes seraient sous-tendus par un déficit expérientiel identique, qui consiste en un trouble de la reconnaissance émotionnelle des visages familiers, si bien que le sujet pourrait affirmer quel que soit son trouble, quelque chose comme : « cette femme ressemble à ma femme mais je ne sens pas que c’est elle ». Pour Young et al., ce qui va véritablement différencier les deux syndromes, c’est le second facteur, inférentiel. Dans le syndrome de Capgras, les sujets présenteraient un style d’attribution externe (que l’on observe typiquement dans les délires de persécution), ce qui signifie que le sujet a tendance à attribuer les événements négatifs à une cause extérieure. Ainsi, le sujet aurait tendance à interpréter son expérience perceptive anormale comme le résultat d’une cause extérieure, et ainsi, serait amené à penser que sa femme a été remplacée par un sosie ou un clone. Au contraire, dans le syndrome de Cotard, les sujets présenteraient un style d’attribution interne (que l’on observe typiquement au cours des troubles dépressifs). Ainsi, le sujet aurait tendance à interpréter son expérience perceptive anormale comme le résultat d’une cause intérieure, et ainsi, pourrait être amené à penser que quelque chose en lui est « mort ». Inversement, dans le modèle proposé par Ramachandran et Blakeslee [28], ce qui est supposé distinguer les deux syndromes c’est le niveau expérientiel. Pour Ramachandran et Blakeslee, le syndrome de Cotard pourrait simplement être envisagé comme une forme exagérée du syndrome de Capgras. Les deux auteurs proposent une hypothèse neuroanatomique pouvant rendre compte des deux syndromes. Dans le syndrome de Capgras, l’aire de reconnaissance des visages serait déconnectée du système limbique, ayant pour conséquence un trouble émotionnel circonscrit à la reconnaissance des visages. Le syndrome de Cotard, quant à lui, serait associé à une déconnection complète de toutes les aires sensorielles au système limbique, aboutissant à une absence complète de contact émotionnel avec le monde. Ainsi, le sujet prétendant être mort ne ferait que décrire au mieux une expérience de dévitalisation. De même, dans le modèle de Gerrans [19,20], les deux syndromes sont supposés être le résultat de deux expériences anormales différentes chez des individus dont les processus de raisonnement demeurent globalement identiques à ceux des sujets normaux. Ainsi, selon Gerrans, les expériences perceptives qui caractérisent chacun des syndromes seraient dissemblables. Le syndrome de Capgras serait associé à une expérience de déréalisation, d’un sen- Cénesthopathies et émotion timent d’étrangeté envers le monde, alors que le syndrome de Cotard serait sous-tendu par une expérience de décorporation ou dé-somatisation (disembodiment). Conclusion Les intuitions cliniques et psychopathologiques des auteurs classiques sur les thèmes de la cénesthésie et des cénesthopathies, sont aujourd’hui largement oubliées. Il est donc tout à fait étonnant de retrouver de si fortes similitudes entre les propositions théoriques contemporaines sur les délires et celles proposées par les aliénistes au début du xxe siècle. En effet, le modèle cognitif du syndrome de Capgras d’Ellis et Young s’appuie sur des fondements très proches des premières propositions théoriques de Capgras et Reboul-Lachaux. De même, on retrouve dans la conceptualisation par Courbon et Tusques de l’identification délirante, les prémisses du modèle à deux facteurs des délires monothématiques de Young. Il apparaît ainsi, que les descriptions cliniques et psychopathologiques classiques à défaut d’être obsolètes, peuvent au contraire enrichir la description des modèles contemporains. Et ce, d’autant plus que ces modèles développés dans le domaine de la neuropsychiatrie cognitive restent à ce jour l’objet de débats controversés et manquent encore aujourd’hui cruellement de validations empiriques systématiques. La neuropsychiatrie cognitive est une discipline naissante qui doit s’appuyer sur une approche multidisciplinaire pour pouvoir forger des théories pertinentes. Proposer une théorie des soubassements neurocognitifs de ce que Damasio a nommé l’état d’arrière-plan émotionnel de notre corps représente un enjeu fondamental pour la recherche en psychiatrie. Conflit d’intérêt Aucun. Références [1] Bauer RM. 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