Mise au point Virus HHV-8 et maladie de Kaposi HHV-8 and Kaposi’s sarcoma »»L’herpèsvirus humain 8 (HHV-8) est le dernier des herpèsvirus humains identifiés à ce jour. Il est associé à toutes les formes épidémiologiques de maladie de Kaposi. Le génome de l’HHV-8 comporte un nombre sans précédent de gènes impliqués dans la régulation de la division cellulaire ainsi que des gènes ayant une action proangiogénique qui en font un candidat parfait comme agent causal de la maladie de Kaposi. Les données actuelles portant sur la détection du virus, son épidémiologie et ses caractéristiques biologiques vont dans le sens d’un lien causal. Highlights p o i nt s f o rt s Nicolas Dupin* Mots-clés : HHV-8 – KSHV – Kaposi – Herpèsvirus – Oncogenèse – Angiogenèse. L’ * Service de dermato­ vénéréologie,­ pavillon Tarnier, hôpital Cochin, AP-HP, Paris. 204 HHV-8, également dénommé KSHV (Kaposi’s Sarcoma-associated HerpesVirus), appartient à la famille des Herpesviridae et à la sous-famille des Gammaherpesvirinae, qui comprend également l’herpèsvirus saimiri (HSV) et le virus d’Epstein-Barr (EBV). Il s’agit d’un virus de 120 à 150 nm de diamètre possédant une capside icosaédrique. Le génome viral est constitué par un ADN bicaténaire de 165 kpb, et la réplication du génome est nucléaire. Les voies de transmission de l’HHV-8 sont débattues. La transmission sexuelle est démontrée chez les homosexuels et les bisexuels mais semble marginale chez les hétérosexuels. Dans les pays où la prévalence de l’infection par l’HHV-8 est élevée, la transmission pourrait avoir lieu dans la petite enfance, de la mère à l’enfant et d’enfant à enfant, illustrant la prédominance d’une transmission horizontale, notamment par contacts salivaires répétés. Dans le cadre de la transplantation d’organes, la transmission du virus du donneur au receveur a été rapportée. Si la transmission sanguine paraît très faible dans les pays industrialisés, elle est non négligeable dans les pays à forte endémie. Les études concernant la prévalence de l’HHV-8 permettent de retenir 3 profils de distribution : ✓✓ les pays où la prévalence est faible (comprise entre 1 et 5 %), représentés par les pays industrialisés de l’Europe de l’Ouest et les États-Unis ; Human herpesvirus 8 (HHV-8) is the latest herpesvirus identified to date. It is associated with all epidemiological forms of Kaposi’s sarcoma. The HHV-8 genome contains an unprecedented number of genes involved in cell division regulation, as well as genes exerting proangiogenic action, making HHV-8 a perfect candidate for the causative agent of Kaposi’s sarcoma. The present data concern detection of the virus, its epidemiology and its biological characteristics, which tend to indicate a causal link. Keywords: HHV-8 – KSV – Kaposi – Herpesvirus – Oncogenesis – Angiogenesis. ✓✓ les pays où la prévalence est intermédiaire (estimée entre 15 et 25 %), représentés par les pays du pourtour méditerranéen et, possiblement, l’Europe de l’Est ; ✓✓ les pays à forte prévalence (parfois au-delà de 50 %), représentés par les pays d’Afrique subsaharienne. L’HHV-8 est clairement associé à toutes les formes épidémiologiques de maladie de Kaposi, à savoir la maladie de Kaposi classique, la maladie de Kaposi endémique, la maladie de Kaposi iatrogénique et la maladie de Kaposi épidémique associée au sida. L’HHV-8 est également associé à des proliférations lymphoïdes rares, notamment la maladie de Castleman multicentrique et les lymphomes des séreuses. La charge virale et le statut du virus dans ces différentes tumeurs semblent assez spécifiques (figure). Ainsi, dans la maladie de Kaposi, le virus est retrouvé très majoritairement sous forme latente dans les cellules fusiformes (“spindle cells”), qui caractérisent les tumeurs de Kaposi. On estime que la charge virale dans une cellule fusiforme est entre 1 et 5 copies par cellule. Dans la maladie de Castleman, le virus est réplicatif dans 15 % des cellules. Dans les cellules dérivées de lymphome des séreuses, la charge virale dans les cellules lymphomateuses est estimée entre 50 et 150 copies par cellule. L’HHV-8 possède un nombre très important de gènes impliqués dans les mécanismes de régulation de la prolifération cellulaire, dont certains pourraient avoir Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. II - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2013 Virus HHV-8 et maladie de Kaposi été “piratés” par le virus à partir du génome de la cellule “hôte” au cours de son évolution. Certains gènes sont exprimés durant la phase d’infection latente. Ainsi, le gène LNA-1 (Latent Nuclear Antigen-1) est fortement exprimé dans les lésions de Kaposi, tout comme un gène homologue au gène humain codant pour la cycline D (v-cyclin) ou un gène homologue au gène humain codant pour la protéine FLIP (v-FLIP). À l’inverse, les gènes lytiques ne sont que très peu, voire pas, exprimés dans les tumeurs de Kaposi et pourraient jouer un rôle soit en amont du processus tumoral soit dans la pérennisation du processus tumoral en favorisant la production de nouveaux virions ou le développement d’une néoangiogenèse ou en permettant au virus d’échapper au contrôle immunitaire. Le virus peut être retrouvé dans les cellules du sang. Les cellules majoritairement infectées sont les lymphocytes B et également des cellules circulantes possiblement d’origine endothéliale qui pourraient véhiculer le virus jusqu’à la peau, lieu d’expression clinique de la maladie de Kaposi. La cellule fusiforme qui caractérise le versant cellulaire de la prolifération kaposienne est très probablement d’origine endothéliale. La nature lymphatique ou vasculaire de ces cellules reste débattue (figure). L’étude de transcriptomes appliqués à des cellules microvasculaires endothéliales a montré que l’HHV-8 était capable de dériver le profil transcriptomique “vasculaire” en profil “lymphatique”. L’étude de transcriptomes appliqués aux tumeurs kaposiennes montre également que le profil observé in vivo est plutôt de type lymphatique que vasculaire. L’ensemble de ces données plaide en faveur d’une origine endothéliale lymphatique de la cellule fusiforme. Ces résultats corroborent les données d’immunohistochimie qui mettent en évidence l’expression de marqueurs endothéliaux lymphatiques dans les tumeurs kaposiennes comme le VEGFR-3, la podoplanine ou, plus récemment, LYVE-1. L’un des points qui reste cependant en suspens est la nature de la cellule cible de l’HHV-8. Si certains pensent que la cellule cible est la cellule endothéliale lymphatique, d’autres avancent que la cellule cible pourrait être une cellule précurseur endothéliale, voire une cellule de tout autre nature et que ce n’est qu’après l’infection qu’elle se différencierait en cellule endothéliale lymphatique (figure). Si l’association de l’HHV-8 est admise par tous, les mécanismes exacts qui conduisent chez un individu au développement tumoral ne sont pas connus. Le rôle de l’immunité apparaît cependant primordial, tout au moins dans la maladie de Kaposi iatrogénique et dans la maladie de Kaposi épidémique. La rémission des lésions dues à la maladie après modulation ou arrêt des immunosuppresseurs est un phénomène classi- VEGFR-3 KSHV-LNA-1 Cellule précurseur endothéliale KSHV ? Cellule endothéliale lymphatique Figure. Cellule cible de l’infection par HHV-8 dans la maladie de Kaposi. quement observé dans le cadre de la transplantation d’organes. De même, la rémission de la maladie de Kaposi ainsi que la forte diminution de son incidence chez les sujets infectés par le VIH sont clairement attribuées à l’utilisation des combinaisons antirétrovirales, qui, permettant le contrôle de la réplication du VIH, sont responsables d’une restauration immunitaire qui permet le contrôle du processus tumoral. Les données portant sur l’immunité cellulaire dirigée contre des protéines de l’HHV-8 ont par ailleurs montré que les patients ayant une maladie de Kaposi n’avaient pas de réponse immunitaire cellulaire et que cette réponse était observée après plusieurs mois de traitement antirétroviral, et s’accompagnait d’une régression des lésions kaposiennes. Historique La découverte de l’HHV-8 en 1994 par l’équipe de Yuan Chang et de Pat Moore (1) a bouleversé la communauté scientifique travaillant sur la physiopathologie de la maladie de Kaposi (2). L’hypothèse du rôle d’un agent infectieux dans la maladie de Kaposi avait cependant était émise depuis le milieu des années 1960, et Gaetano Giraldo, en 1974, avait été le premier à mettre en évidence la présence de particules de type Herpesviridae dans des lignées primaires dérivées de tumeurs de Kaposi. Par la suite, les travaux n’avaient pas permis de mettre en évidence le rôle de certains virus comme le cytomégalovirus ou l’EBV. Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. II - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2013 205 Mise Références 1. Chang Y, Cesarman E, Pessin MS et al. Identification o f h e r p e s v i r u s- l i ke D N A sequences in AIDS-associated Kaposi’s sarcoma. Science 1994;265:1865-9. 2. Sarid R, Olsen SJ, Moore PS. Kaposi’s sarcoma-associated herpesvirus: epidemiology, virology, and molecular biology. Adv Virus Res 1999;52:139-232. 3. Beral V, Peterman TA, Berkelman RL, Jaffe HW. Kaposi’s sarcoma among persons with AIDS: A sexually transmitted infection? Lancet 1990;335:123-8. au point L’hypothèse infectieuse de la maladie de Kaposi allait être relancée par les études épidémiologiques menées depuis les années 1980 sur la maladie de Kaposi du sida. En 1990, puis en 1992, 2 études menées par Valérie Beral et al. (3) avaient très élégamment démontré, d’une part, que la maladie de Kaposi chez les sujets infectés par le VIH pouvait être causée par un agent infectieux sexuellement transmissible et, d’autre part, que cet agent infectieux pouvait être transmis par des pratiques sexuelles assez spécifiques. Partant de ces constatations, les découvreurs de l’HHV-8 ont appliqué une technique de biologie moléculaire particulièrement originale appelée “amplification différentielle”. Cette technique, décrite un an plus tôt dans la revue Science, part du postulat qu’une maladie peut être due à un agent infectieux présent uniquement ou principalement dans les lésions (ici, les tumeurs de Kaposi) et absent ou très minoritairement présent dans le tissu sain (ici, la peau saine) chez un même individu. Les procédés moléculaires utilisés par la suite consistent à enrichir le tissu lésé en “matériel génomique” (ADN ou ARN) de l’agent recherché afin de mettre en évidence sa présence dans le seul tissu lésé. L’amplification différentielle a permis aux auteurs de détecter un fragment d’ADN dans les lésions de Kaposi d’un patient infecté par le VIH. La séquence de ce fragment d’ADN présentait des homologies avec des gènes des gammaherpèsvirus HSV et EBV. Une réaction d’amplification génomique (PCR) permettait par la suite de démontrer la présence de ce fragment dans les seuls tissus kaposiens et pas dans d’autres prélèvements, en dehors de quelques lymphomes qui se révélèrent plus tard être des lymphomes des séreuses. Degré d’évaluation L’auteur n’a pas déclaré ses éventuels liens d’intérêts. 206 Depuis la publication de Science, l’étude de l’infection à HHV-8 a été à l’origine de plusieurs milliers de publications portant à la fois sur la caractérisation du virus, les méthodes diagnostiques, l’épidémiologie et la physiopathologie des processus tumoraux consécutifs à l’infection par l’HHV-8. Le génome viral a été totalement séquencé à peine 2 ans après sa découverte. L’analyse du génome a permis de mettre en évidence un nombre très important de gènes impliqués dans la régulation de la division cellulaire qui en font un “coupable” idéal, voire parfait. Les liens de causalité entre l’HHV-8 et la maladie de Kaposi peuvent être analysés comme suit : ✓✓ la force de l’association est démontrée par la présence du virus dans toutes les lésions de Kaposi grâce à la mise au point de la PCR puis, plus récemment, au développement de techniques d’amplification en temps réel ; ✓✓ la consistance de l’association est démontrée par la reproductibilité des résultats lorsqu’on utilise différentes méthodes de détection sur des populations différentes ; ✓✓ la présence du virus a pu être démontrée dans toutes les formes épidémiologiques de maladie de Kaposi ; ✓✓ l’HHV-8 est spécifiquement associé à la maladie de Kaposi, bien qu’il soit également associé à la maladie de Castleman multicentrique et aux lymphomes des séreuses. Il est intéressant de noter que ces 3 affections peuvent être observées chez un même individu, ce qui renforce leur lien avec l’HHV-8 ; ✓✓ l’infection par l’HHV-8 précède l’apparition de la maladie de Kaposi. Ceci ayant été clairement démontré dans les cohortes de patients homosexuels et dans le cadre de la transplantation d’organes ; ✓✓ la démonstration d’un gradient biologique a été faite. Bien que le virus puisse être retrouvé dans la peau saine, la quantité de virus est toujours supérieure dans la peau lésée ; ✓✓ l’équipement génomique de l’HHV-8 ainsi que la démonstration de son pouvoir partiellement transformant rendent son rôle plausible dans la genèse du kaposi ; ✓✓ le rôle de l’HHV-8 est cohérent avec l’histoire naturelle et la biologie de la maladie de Kaposi ; ✓✓ l’évidence expérimentale fait cependant défaut. Ceci tient au fait que, dans la maladie de Kaposi, le virus est essentiellement, voire exclusivement, latent, donc non réplicatif et donc insensible aux potentielles molécules antiherpétiques susceptibles d’agir sur la réplication virale. Les liens entre l’HHV-8 et la maladie de Kaposi ne sont pas totalement élucidés. Si l’association entre ce virus et la maladie de Kaposi est clairement admise par tous, de nombreuses questions demeurent en suspens. Elles concernent l’épidémiologie du virus et les raisons de cette hétérogénéité de distribution, assez inhabituelle pour un herpèsvirus. Les voies de transmission, et notamment l’importance de la voie salivaire comme site de réplication du virus, s’accordent mal avec le fait que l’HHV-8 ne soit pas un virus ubiquitaire. Ces éléments suggèrent que le virus n’est pas si facilement transmissible ou qu’il existe peut-être des facteurs génétiques ou autres favorisant l’infection. En dehors du facteur immunosupression, il n’est pas possible de savoir pourquoi un individu infecté par l’HHV-8 va développer une maladie de Kaposi. Là encore, il existe peut-être des facteurs génétiques propres à l’hôte qui peuvent intervenir dans le développement de la maladie. L’intérêt du virus en tant que cible thérapeutique reste également à déterminer. Si, du fait de son caractère latent, il reste une cible peu accessible aux thérapeutiques curatives, la mise en place de thérapeutiques dans une stratégie préventive pourrait avoir un intérêt notamment dans le domaine de la transplantation, comme c’est le cas pour d’autres infections à Herpesviridae. ■ R Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. II - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2013 14077_