Science et philosophie à l’époque du “tournant” Miguel de Beistegui Le titre est, sinon polémique, du moins provocateur, et ce même s’il s’inspire des propres paroles d’Heidegger. Le contexte dans lequel ces paroles s’inscrivent n’est d’ailleurs pas neutre, et mériterait à lui seul une analyse détaillée, en ceci qu’il établit de façon toute programmatique la nature d’un double rapport: celui, tout d’abord – et c’est bien ce premier rapport qui nous occupera ici – de la philosophie à la science ; et celui, ensuite, de la philosophie à l’art. Dans ses leçons de 1929-30 intitulées Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, soit dans un texte qui précède le fameux « tournant », mais qui peut-être aussi l’annonce, Heidegger nous enjoint de « simplement nous souvenir que l’art – qui inclut aussi la poésie – est la sœur de la philosophie, tandis que toute science n’est peut-être qu’au service (ein Dienstman) de la philosophie »1. S’il est vrai que le ton de cette formule va peut-être plus loin que le fond de la pensée d’Heidegger s’agissant du rapport de la pensée à la science à la fin des années 1920 (une pensée marquée, surtout dans le cours de 1929-30, par un esprit de coopération avec la science, et la biologie en particulier2), il semble bien annoncer ce qui fera une constante de la pensée du « tournant », la proximité, le voisinage, voire les liens de consanguinité unissant la philosophie à l’art, et qui contrastent tant avec la distance radicale, l’abîme infranchissable séparant la pensée authentique de la science. Au-delà même de la position du seul Heidegger, il faudrait évidemment s’interroger sur l’origine et les conséquences d’un tel double rapport, sur ce qui lie une certaine phénoménologie à l’art et au Poétique, et l’éloigne, sinon de la pensée ou de la Besinnung s’agissant de la science, du moins de tout voisinage ou cousinage avec elle – fût-il à la mode de Bretagne. On a parlé d’un tournant herméneutique de la pensée d’Heidegger et d’un tournant théologique de la phénoménologie. Peut-être conviendrait-il de se poser aussi la question de son tournant poétique, du moins de ce qui ressemble parfois fort à un repli ou un recentrage de la phénoménologie sur le Poétique. N’est-ce pas trop 1. M. Heidegger, Die Grundbegirffe der Metaphysik. Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, Gesamtausgabe Band 29/30, p. 7, trad. Daniel Panis, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde – Finitude – Solitude, Paris, Gallimard, 1992, p. 21. 2. S’agissant de cette question, on se reportera aux dernières pages de l’article de F. Dastur, ainsi qu’à celui de Miguel de Beistegui consacré à « La philosophie et la biologie dans un esprit de “coopération” ». MIGUEL DE BEISTEGUI vite qu’un tel repli a lieu, et ne convient-il pas de se demander si des possibilités de pensée ne se tiennent pas en réserve dans la science elle-même ? Question à notre sens déterminante, mais trop vaste pour être ici envisagée. Pour l’heure, contentons-nous de cerner au plus près ce que Heidegger dit de la science à partir des années 30, dans le sillage de ce qu’on appelle le « tournant » de sa pensée, en prenant appui sur les textes contemporains de la pensée de la Technique. Est-ce un hasard si le gros de cette réflexion s’agissant de la science, et des sciences de la nature en particulier, se déploie sur fond de ce décor historico-destinal qu’est la Technique ? C’est là que réside véritablement la singularité de cette pensée, ainsi que sa force. La science à la lumière de son essence Dans la mesure où, sur notre chemin, les sciences doivent venir en question, nous ne parlerons pas contre les sciences, mais pour elles, à savoir pour élucider leur essence. Il y a là déjà la conviction que les sciences sont quelque chose de positivement essentiel. Mais leur essence est d’autre sorte qu’on ne veut le croire aujourd’hui encore dans nos Universités […], les sciences aujourd’hui relèvent du seul domaine de l’essence de la technique1. Cette citation décrit très précisément et de façon très ramassée la nature fondamentale du rapport d’Heidegger aux sciences à partir du début des années 30. Il ne saurait s’agir pour la philosophie de « s’élever » au statut de science, et cela signifie prendre pour modèle le paradigme physico-mathématique qui semble avoir littéralement fasciné une si grande partie de la philosophie depuis Kant. Même à l’époque où, dans le sillage de la philosophie comme science rigoureuse, Heidegger se proposait de mettre au point une philosophie proprement scientifique, à aucun moment l’ontologie phénoménologique n’était redevable de sa scientificité aux sciences – fussent-elles naturelles ou humaines. Celle-ci devait découler du but et de la méthode propres à la phénoménologie, et ne pouvait être empruntée à des domaines qu’elle était censée fonder. Mais, comme l’indique toujours très clairement notre citation, il n’est pas non plus question de décréter que la philosophie n’a strictement rien à voir avec la science. Bien au contraire. La philosophie, ou si l’on préfère la pensée au sens que lui donne Heidegger, a tout à voir avec la science comprise comme événement et comme phénomène, autrement dit comprise depuis son essence. Le sens du concept d’essence est ici déterminant, et c’est bien lui qu’il va nous falloir cerner au plus près, bien que progressivement. Si la philosophie se prononce au sujet de la 1. M. Heidegger, Was heisst denken?, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1954, p. 49, trad. Gérard Granel. Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959, p. 87. 46 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » science, ce n’est pas contre elle, mais pour elle – et ce non à la manière de la philosophie des sciences, qui parle peut-être en son nom et sous son autorité, et qui tire son autorisation de pensée de la science elle-même, mais seulement dans la mesure où elle et elle seule, en tant que pensée, peut se prononcer quant à l’essence de la science. Parler pour la science, donc, ce n’est pas en parler pour la défendre, ni pour la soutenir, c’est en parler afin d’en faire surgir ce qui, de soimême et au sein des sciences elles-mêmes jamais n’a droit de cité, à savoir son essence, ou son être. C’est en parler précisément au moment où la science, elle, est privée de mots, précisément afin de dévoiler ce qui, de la science, demeure inaccessible à la science elle-même. Et c’est aussi et précisément dans ce questionnement en direction de l’essence, que la pensée en tant que telle se constitue. Autant dire, donc, que la science ne pense pas. C’est même cela qui fait sa positivité, comme Heidegger le soulignait déjà dans ses travaux des années 20. La pensée, elle, ne se soucie que d’essence, ne pénètre le domaine qui lui est propre que dès lors que se pose la question de l’essence. Si la science est bien capable – au prix d’une simple conversion que l’on appellera réflexion – de se transformer en philosophie de la science, elle est impuissante, en tant que science, à penser l’essence ou l’événement à partir duquel elle se déploie. Aussi, si les sciences donnent matière à penser, et non simplement à débattre ou à discuter, voire à clarifier ou critiquer ses concepts, si, autrement dit, elles constituent un phénomène véritablement positif, c’est précisément dans la mesure où elles ne pensent pas. Elles peuvent évidemment représenter, décrire, mesurer, calculer, formaliser avec une précision extrême et toujours croissante. Elles peuvent même se poser la question de leur propre fondement, et du bienfondé de leurs concepts, et devenir ainsi philosophie des sciences. Ce n’est pas pour autant qu’elle pense, du moins au sens que Heidegger donne à ce terme. Car la pensée, s’agissant de la science, n’intervient que dès lors que se pose la question de son essence. A ce stade, une objection semble s’imposer : cette essence, n’est-elle pas après tout posée par la pensée, et ce en un geste aussi vieux que la philosophie ellemême, et que, croyait-on, Nietzsche avait une fois pour toutes fait voler en éclat en l’associant au fond même de la métaphysique nihiliste ? Ne reconnait-on pas, dans l’entreprise heideggerienne, le fond de platonisme que Nietzsche s’évertua à mettre en évidence et à combattre sa vie durant ? La pensée de l’essence ne témoigne-t-elle pas de l’incapacité de la métaphysique à penser le devenir, et ne parvient-elle pas à envisager celui-ci qu’en le niant ? L’essence n’introduit-elle pas la fixité à la place du mouvant, l’identité à la place de la différence ? Et la supériorité de la science vis-à-vis de la métaphysique ne réside-t-elle pas précisément dans sa capacité à s’ouvrir à la complexité, l’évolution et l’extrême 47 MIGUEL DE BEISTEGUI diversité de la nature et du vivant ? De telles objections seraient tout à fait justifiées, si l’essence n’était pas chez Heidegger soumise à une refonte radicale, et ne venait au bout du compte désigner la dimension même que son acception classique semblait exclure, à savoir le devenir, l’événement, le déploiement. Par Wesen, en effet, Heidegger n’entend pas tant la stabilité éidétique d’une quiddité (Wassheit) que le comment (Wieheit) ou le mode d’être propre à un phénomène. L’essence d’une chose, c’est avant tout l’horizon ou l’événement à partir duquel la chose se déploie en son être, « l’envoi » depuis lequel la chose se trouve mise sur sa lancée. Aussi, dès lors qu’il s’agit de penser la science en son essence, il ne saurait être question d’en dégager une quiddité transhistorique à partir de laquelle se dévoilerait son noyau éidétique. En tant que phénomène, la science a un horizon événementiel irréductible dont elle provient et qui la dépasse, et auquel Heidegger donne le nom de « vérité ». Dans cette approche préliminaire de la science, une première conclusion s’impose : l’essence de la science, dans la mesure où elle-même n’y a pas accès en tant que science, n’est en elle-même rien de scientifique, et on ne saurait s’en enquérir avec les moyens que fournit la science. Autant dire que la science n’existe et ne se déploie qu’à partir d’un horizon qui reste résolument étranger ou hétérogène à la pratique scientifique elle-même. Bref, il y a, au cœur même de la science, quelque chose qui lui échappe en tant que science. Et c’est à ce quelque chose que s’attache la pensée. Toute la difficulté, partant de là, est de montrer comment un phénomène positif tel que celui de la science moderne puise à la source d’un événement qui lui est hétérogène, dans le déploiement duquel celui-ci s’efface tout en s’y abritant. D’où la science moderne surgit-elle, donc, sinon d’une essence qui lui serait donnée par avance, ou bien encore d’un passé vis-à-vis duquel elle constituerait un progrès ? Où situer son essence, dès lors que celle-ci ne se laisse plus confondre avec sa quiddité ? L’horizon événementiel auquel Heidegger reconduit la science moderne comme à son essence est la Technique. Mais là encore, il ne s’agit pas tant de la technique en tant qu’ensemble et histoire des techniques, ni même de la technique en tant que phénomène global contemporain (la technologie). Il s’agit de la technique en son essence. La naissance de la science moderne n’est, aux yeux d’Heidegger, qu’un phénomène second et dérivé, dont l’origine se cache dans l’essence de la technique qui, selon le propre dire d’Heidegger, n’est elle-même nullement technique. Aussi, si la science est bien fondamentalement techno-science, reste-t-il encore à dire ce qui fait la nécessité d’un tel enchaînement. La science et la technique s’entr’appartiennent (gehören zusammen), mais uniquement sur fond d’une essence qui leur est hétérogène, c’est-à-dire qui ne leur ressemble pas, qui n’est en rien semblable à ce qu’elle 48 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » engendre. Entre l’essence et le phénomène, la condition et le conditionné, il y a donc un rapport qui n’est pas d’identification, mais de différenciation : un rapport différenciant et différencié. C’est le mouvement de cette différence qui constitue le domaine propre à la pensée. La pensée pense depuis cette différence, et se distingue de la science en ce que celle-ci déploie sa puissance d’intelligibilité depuis le différencié, ou le conditionné, sans remonter jusqu’au différenciant de et dans la différence. Autant dire que la science reste sourde à la différence en tant que telle, et ce même si elle pense ce qui s’ouvre depuis et dans la différence, qu’elle ne commence que là où s’achève, ou bien se résout, la différence. La pensée est séparée de la science par l’abîme de l’essence, ou, si l’on veut, par la puissance différenciante de la différence. S’enquérir de l’essence de la science, c’est donc assumer un parcours, effectuer un retour amont en direction non d’un moment ni d’un phénomène, mais de ce qui, dans le phénomène ici en question, s’agite comme son envoi ou son destin, comme sa dimension d’être qui, arrivant dans le phénomène, l’a pourtant d’emblée dépassé, et y aboutissant, ne s’y réduit pourtant jamais. Un tel programme suppose évidemment la transformation ou le tournant de la pensée de l’être, qui voit son centre de gravité basculer du Dasein (et de son historicité) vers une dimension proprement historiale de l’être lui-même, et en laquelle l’homme se voit assigner une place et un rôle précis. Afin de suivre ce parcours, reportons-nous tout d’abord à la conférence que Heidegger fit en 1938, et publiée sous le titre « L’époque des conceptions du monde » (Die Zeit des Weltbildes). « L’époque de l’image du monde » constituerait peut-être une traduction plus fidèle, en ceci qu’elle soulignerait notre époque comme celle où le monde est porté au statut d’image. Les toutes premières phrases de ce texte énoncent clairement la communauté d’essence liant la science moderne à la technique : Un phénomène essentiel des Temps Modernes est la science. Un phénomène non moins important est la technique mécanisée (die Maschinentechnik). Il ne faut pourtant pas mésinterpréter celle-ci, en le comprenant que comme pure et simple application, dans la pratique (auf die Praxis), des sciences mathématisées de la nature. La technique est au contraire elle-même une transformation autonome de la pratique (Praxis), de telle sorte que c’est plutôt elle, la pratique, qui requiert l’usage des sciences mathématiques de la nature. La technique mécanisée reste jusqu’ici le prolongement le plus visible de l’essence de la technique moderne, laquelle est identique à l’essence de la métaphysique moderne1. 1. M. Heidegger, Holzwege, Frankfurt-am-Main, Vittorio Klostermann, 1950, p. 69, trad. Wolfgang Brokmeier, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 , p. 99-100. Désormais Hw, suivi de la pagination allemande et française. 49 MIGUEL DE BEISTEGUI À l’essence de la science et de la technique, il nous faut désormais ajouter celle de la métaphysique. La science, la technique, la métaphysique partagent toutes la même essence. Cela ne signifie évidemment en rien qu’elles soient identiques, ou bien qu’elles soient réductibles l’une à l’autre, mais seulement qu’elles partagent un même sol, et sont issues d’un même événement ou d’un même envoi. L’ajout de cette dernière essence est cependant peut-être plus surprenant, dans la mesure où, si le rapport entre technique et science peut paraître inévitable, celui qui s’établit entre la techno-science et la métaphysique est loin d’être évident. Surtout si l’on se souvient qu’avant l’apparition de la problématique de la machination et de la technique dans les années 30, et tout particulièrement dans des textes tels que « Qu’est-ce que la métaphysique ? » (1929), « De l’essence du fondement » (1930) et Les Concepts fondamentaux de la métaphysique (1929-30), la « métaphysique » désignait précisément la transcendance qui servait de fond ou d’essence à la science elle-même, entendue aussi bien comme science des sciences (d i e Wissenschaft), science première ou protè philosophia (Urwissenschaft), que comme techno-science. C’est la place et le sens même de la métaphysique qui ont changé, dès lors que la question portant sur le sens de l’être s’est vue transformée en question portant sur l’essence et la vérité de l’être en sa dimension historico-destinale. La métaphysique n’est plus tant le fond existentiel, ou la transcendance, à partir duquel se déploient science et philosophie que la matrice conceptuelle et représentationnelle à laquelle la techno-science se voit assignée. Mais cette matrice a elle-même sa propre essence ou sa propre origine, une essence qui ne débouche plus tant sur la transcendance de l’existant que sur l’être en son déploiement historial. Les traits distinctifs de la science moderne Le premier pas en direction de l’essence de la science est effectué au moyen d’une description phénoménologique de ses traits dominants. Il s’agit donc avant tout d’une étape préliminaire et préparatoire, qui ne répond pas encore à la question de l’essence. La science moderne et contemporaine, nous dit Heidegger, est devenue « recherche » (Forschung). Par quoi la science acquiert-elle son caractère moderne ? Trois traits principaux se dégagent de l’analyse. Par recherche, il ne faut pas entendre tout d’abord, et ce même s’il s’agit d’une dimension dont il faut tenir compte, la simple méthode ou le simple procédé au moyen duquel un savoir est acquis. Car tout savoir, et par conséquent toute recherche au sens de l’investigation suppose déjà l’ouverture d’un champ de questionnement au sein duquel l’investigation peut avoir lieu. La recherche est avant tout l’ouverture d’un tel secteur d’investigation. Or ce qui caractérise une telle ouverture, en son acception moderne et contemporaine, c’est la projection 50 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » (Entwurf), dans une région de l’étant, et de façon tout exemplaire dans la nature, d’un plan de base (Grundriß) à partir duquel les phénomènes naturels sont envisagés. La recherche est avant tout liée à une telle projection, comme à ce qui lui ouvre son champ d’application. S’agissant de la physique mathématique, « la plus normative des sciences modernes », Heidegger parlera de la « projection mathématique de la nature ». Mais que faut-il ici entendre par mathématique ? Il est couramment admis que la physique est devenue moderne en devenant « mathématique », ce que Heidegger est loin de vouloir contester. Mais la question, pour lui, se pose de savoir en quel sens elle l’est devenue. Ta mathemata signifiait pour les Grecs ce que l’homme connaissait d’avance lorsqu’il considérait l’étant et entrait en relation avec les choses, qu’il se fût agi des corps, des plantes, des animaux, des hommes, ou bien encore des nombres. Ce n’est qu’en un sens bien précis et réduit que le terme de mathématique s’appliquait aux nombres et à la numération, et ce n’est que parce que les nombres sont ce qui s’impose en quelque sorte avec le plus d’irréfutabilité comme le toujours-déjà-connu, et constituent, pour ainsi dire, le plus re-connaissable parmi le mathématique, que bientôt le mathématique fut réservé à ce qui a trait aux nombres1. Aussi, si désormais la physique, qui a pour but la connaissance de la nature en général, et du mouvement et de la structure de la matière en particulier, prend expressément une tournure mathématique, c’est que, pour elle, quelque chose est d’emblée et comme par avance arrêté comme déjà-connu. Et ce qui est ainsi d’emblée visé et comme par avance connu, c’est la nature elle-même en tant que système calculable ou, selon la définition même de Heidegger, en tant qu’« ensemble cohérent, fermé sur lui-même, des différents points de masse dans le rapport de leur mouvement au sein de l’espace-temps »2. On reconnaît là une description fidèle de la physique newtonienne. Que, dans la foulée, en caractérisant la conception de la physique moderne et contemporaine du mouvement comme ne privilégiant aucune direction de mouvement par rapport aux autres, en décrétant chaque lieu comme identique aux autres, et en n’octroyant jamais de priorité d’un moment du temps sur un autre, Heidegger semble faire fi des principes de la relativité générale et des lois de la thermodynamique, ne change rien à l’affaire. On comprend pourquoi, malgré toutes les ruptures épistémologiques qui jonchent le parcours de la physique moderne depuis Galilée et Newton, Heidegger s’en tiendra à son analyse initiale : c’est que, loin de constituer une rupture historiale avec le projet d’une 1. Hw, 76/103. 2. Hw, 76/103-104. 51 MIGUEL DE BEISTEGUI mathématisation de la nature, ces ruptures épistémologiques sont autant de jalons posés sur le trajet esquissé d’avance, autant de mises au point du projet initial. Le plan fondamental de la nature demeure inchangé ; son rapport à la mathématique jamais remis en cause. C’est toujours dans la perspective de ce plan qu’un phénomène devient visible comme tel. Plus encore aujourd’hui qu’hier, un « phénomène » est déclaré tel lorsqu’il se laisse mesurer, et cette mesure est la seule garantie de son existence pour un savoir objectif. Ce n’est qu’en tant que quantité – de mouvement, de masse – en déplacement dans l’espace-temps qu’un phénomène peut être envisagé. Et la nature ne daigne livrer ses secrets que dès lors qu’elle se conforme aux critères d’évaluation de cette science qui s’est appropriée le discours sur la nature, à savoir la physique. En dehors de la rigueur et de l’exactitude de cette discipline, garantie par l’outil mathématique, il n’y aurait guère de place que pour des interprétations « nonscientifiques » de la nature, poétiques, artistiques ou religieuses, certes tolérées au nom de la liberté d’expression, ou d’un goût dont on sait qu’il est par nature subjectif, mais n’affectant nullement l’assise ni la place de la physique elle-même, reléguant ces approches hors de tout savoir. C’est que le vrai se confond désormais avec l’objectif, et que toute pensée visant à questionner la nature d’un point de vue autre que celui-là se voit d’emblée disqualifiée. Or le mérite de Heidegger est précisément d’avoir rouvert le dossier, et d’avoir osé demander : mais qu’est-ce que cela signifie « vrai », « objectif », « exact », « phénomène », « nature », etc. ? D’où nous viennent tout cet appareil cognitif, et cette conception du savoir ? S’il est indiscutable que la science moderne, et la physique avant tout, est de part en part mathématique, et ne s’appuie plus sur des spéculations métaphysiques s’agissant de la structure de la matière (comme c’était encore le cas dans l’atomisme grec et romain), ou bien encore sur une structure hiérarchique de l’univers (comme dans la physique et la cosmologie aristotéliciennes) ; si, autrement dit, le succès de la science moderne est largement tributaire de sa capacité à formuler ses hypothèses et à transcrire ses observations sur le plan mathématique, l’origine d’un tel tournant mathématique aux yeux d’Heidegger ne doit rien aux mathématiques elles-mêmes (qui, s’agissant de la géométrie euclidienne par exemple, n’ont pas attendu Galilée et Descartes pour exister). Elle doit tout en revanche à un événement pivot, un tournant d’un tout autre type, par le biais duquel le sens même de la nature, et la place de l’homme en son sein, se voient modifiés en profondeur. Il s’agit là d’un tournant historial, que Heidegger essaie précisément de cerner au moyen de la notion de projection mathématique de la nature, et qui vise à déterminer l’exacte mesure dans laquelle, au XVIIe siècle, la nature commence d’être envisagée comme objet 52 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » pour la représentation, et l’homme comme puissance de représentation et de maîtrise. D’emblée « sue », comme cette matière passive et cette surface plane livrée à la recherche, la nature fait désormais l’objet d’un savoir « objectif » et « exact ». Mais c’est seulement dans la mesure où elle est abordée d’emblée comme devant se plier à cette exigence d’objectivité et d’exactitude qu’elle devient mathématique. La précision du calcul mathématique n’est pas tant la condition d’exercice d’une physique comme science rigoureuse que la conséquence d’un projet métaphysique d’exactitude : La force de la science mathématique de la nature est l’exactitude. Mais l’exploration mathématique de la nature n’est pas exacte parce qu’elle calcule avec précision; elle est contrainte à calculer ainsi parce que la liaison à son secteur d’objectivité a le caractère de l’exactitude1. Par mathématique au sens fondamental il faut donc entendre le projet d’une mathesis universalis, c’est-à-dire d’une « décision » théorique (aux conséquences pratiques immédiates: la théorie est d’emblée pratique, elle est une pratique) en faveur d’une nature envisagée dans la mesure de sa représentabilité, et cela signifie de l’exactitude de son calcul. Autant dire, donc, que ce projet mathématique de la nature constitue beaucoup plus qu’un projet personnel, ou même collectif, de savoir. Il forme bien plutôt l’horizon à partir duquel le savoir contemporain se constitue. Le projet ici en question est plutôt une projection, à savoir l’opération par laquelle un trait fondamental, un plan de base (Grundriß) est littéralement projeté contre la nature dans son ensemble, qui se voit dès lors appréhendée au travers de ce seul filtre. Au fondement même de la science moderne, il y a donc un plan, nous dirions peut-être aujourd’hui une « grille », qui guide et oriente par avance le savoir sous forme de recherche. L’homme moderne, dans la mesure où il se trouve sous l’emprise de la techno-science, s’oriente lui-même parmi l’étant, l’aborde tout simplement, à partir de cette grille. Cette grille est ce qui permet à la techno-science de se déployer et de s’imposer comme norme en matière de savoir; elle établit le domaine de ce qui est possible pour l’homme dans les temps modernes, et donne à ce possible le nom de recherche. La nature elle-même se voit ainsi délimitée, circonscrite, aplanie et passée au tamis de la mathématique. Le deuxième trait caractéristique de la science moderne et contemporaine est la « méthode », dont nous avons commencé par dire qu’elle ne se confondait pas avec la recherche. Elle n’en constitue pas moins pour autant le relais essentiel. De quelle méthode s’agit-il exactement ? De cette méthode dont on a dit qu’avec la mathématisation de la physique elle constituait le trait fondamental et 1. Hw, 73/104. 53 MIGUEL DE BEISTEGUI déterminant de la science moderne, la méthode expérimentale. C’est ce double tournant mathématique et expérimental qui serait à l’origine de la rupture avec aussi bien la doctrina médiévale que l’epistèmè grecque. S’agissant de la dimension méthodologique de la science moderne, et de la physique en particulier, il ne saurait, une fois encore, pas tant être question de la nier que d’en fournir une interprétation qui soit à la hauteur de ses enjeux historiques : Ce n’est point cependant par l’expérience que les sciences de la nature deviennent essentiellement recherche ; au contraire, l’expérience ne devient possible que là où la connaissance de la nature comme telle s’est transformée en recherche. C’est seulement parce que la physique moderne est mathématique dans son essence qu’elle peut être expérimentale1. Là encore, donc, il s’agirait de reconnaître le caractère seulement dérivé et second de ce qui est d’ordinaire considéré comme un aspect fondamental de la science moderne. Sans vouloir rien ôter de l’importance d’un tel tournant expérimental, Heidegger est soucieux de l’expliquer, c’est-à-dire d’en extraire l’origine. Ce n’est que dès lors que le rapport théorique à la nature est envisagé comme recherche, et que le savoir est posé dans une perspective d’objectivité, que l’expérience devient non seulement possible, mais nécessaire, en ceci qu’elle seule permet de vérifier auprès du réel ce qui, du réel, a été posé sous la forme d’hypo-thèse: [L’expérience scientifique moderne] commence avec l’hypothèse d’une loi. Proposer une expérience signifie : représenter une condition d’après laquelle un ensemble de mouvements peut être suivi dans la nécessité de son déroulement, c’est-à-dire : peut d’avance être rendu apte au contrôle du calcul2. C’est par la méthode expérimentale seulement, qui permet, sous des conditions bien précises, de produire et de reproduire, c’est-à-dire de faire varier un certain nombre de données et de faits, que les faits deviennent objectifs, et les lois émises à leur sujet vérifiables. C’est donc sous l’emprise d’une loi, au départ simple hypothèse, que s’impose la nécessité de l’expérience. Mais la loi ellemême, en son exigence épistémique, a sa source dans ce plan fondamental du champ d’objectivité circonscrit à partir du projet mathématique de la nature. Aussi l’expérience n’est-elle rien d’autre que 1. Hw, 74/106. 2. Hw, 79/106-107. 54 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » le procédé porté et guidé, en son plan et en son exécution, par la loi hypothétique afin que se produisent les faits confirmant la loi ou lui refusant cette confirmation1. Et c’est du fait de ce projet mathématique de la nature, du fait de la constitution de la science en recherche, si propre aux temps modernes, que Heidegger rejette toute idée d’une continuité entre la conception aristotélicienne de l’empéria, ou, prenant le contre-pied de la critique historique, la conception baconienne de l’experimentum, qu’il envisage comme l’héritière directe de la conception aristotélicienne, et la science expérimentale au sens moderne2. Là où on ne voit que différences de degrés, il faut voir une différence de genre, marquée par tout l’abîme d’une césure historiale, par un tournant ontologique, et non par une simple évolution épistémique : L’expérience de la recherche moderne est non seulement une observation plus serrée, plus précise et plus vaste quant au degré et à l’étendue de l’observation, mais elle est le procédé – essentiellement différent quant à son genre – de la confirmation de la loi dans le cadre et au service d’un projet exact de la nature3. Le tournant expérimental est donc décisif, non en ce qu’il constituerait une amorce de changement au sein d’une pratique qui remonte à Aristote, et à la physique grecque en général, et qui parcourt l’histoire des sciences jusqu’à Galilée, mais en ce qu’il vient puiser à la source d’un événement fondamental caractérisant les temps modernes en leur essence, une conception technoscientifique du savoir sans commune mesure avec ce qui, jusque-là, se pratiquait sous le nom de science. Le troisième et dernier trait par lequel la science devient recherche est ce que Heidegger appelle der Betrieb, l’exploitation ou l’organisation, au sens où l’on parle d’une exploitation agricole, ou d’une organisation d’entreprise. Il s’agit là de la mise en place d’un principe de rationalité visant l’optimisation des ressources, la maximisation des rendements, la mise en place, donc, d’un principe d’efficacité et d’efficience au cœur même du savoir. C’est avec cette notion de Betrieb que l’on s’approche peut-être le plus de la dimension techniciste de la science, ou de la technicisation du savoir, à laquelle l’organisation actuelle de l’université de par le monde n’est pas étrangère. C’est d’ailleurs à la source d’une telle organisation technique de l’université, où devrait se poser la question du 1. Hw, 79/107. 2. S’agissant de Bacon, on se reportera à New Atlantis and The Great Instauration, Wheeling, Harlan Davidson, 1980 ainsi qu’à son Novum Organum. 3. Hw, 80/108. 55 MIGUEL DE BEISTEGUI savoir comme tel, et non simplement celle de sa mise en œuvre, qu’un pan entier de la pensée et de l’action politique d’Heidegger vient puiser. La science aujourd’hui, qu’elle soit science de la nature ou science humaine, passe par son institutionalisation, qui est comme le cadre de sa mise en œuvre. C’est grâce à ce cadre technique que la science est en mesure d’engranger ses résultats et d’accumuler, de transmettre et de diffuser son savoir. Depuis la fin des années 1930, époque à laquelle Heidegger écrivait « L’Époque des conceptions du monde », ce processus n’a fait que s’amplifier, et ce à une vitesse et avec une efficacité toujours croissantes : le lien des instituts entre eux, des chercheurs, la libre circulation des découvertes et des dernières recherches, les échanges permanents, les liens entre les instituts de recherche et le monde industriel, qu’il s’agisse de l’industrie pharmaceutique, informatique ou bien encore militaire, tout cela ne fait que favoriser et accentuer ce processus de Betrieb par où la nature se voit sécurisée ou arraisonnée (Sicherstellung), pour ne pas dire réquisitionnée dans son intégralité. Ce devenir technique du savoir, nous y sommes tous soumis, y compris ceux d’entre nous qui ne font pas de recherche dans le domaine des sciences dites exactes, mais qui tâchent de penser. Les modes d’organisation varient selon les pays : plus techno-capitalistes aux États-Unis et en Grande-Bretagne, où le modèle d’efficacité de l’entreprise s’impose chaque année davantage, où les critères d’évaluation des universités, comme des maisons d’édition, se rapprochent toujours davantage des recettes du marketing préfabriqué où tout est décidé d’avance ; plus techno-étatistes dans la plus grande partie des pays d’Europe, où la recherche s’assimile à la gestion d’une machine centralisée et centralisatrice. Mais il s’agit toujours du même événement, de réponses parfois différentes à une même exigence d’organisation et d’exploitation systématiques du savoir, en vue d’une intervention croissante et toujours plus efficace au sein du réel. Science et représentation Par le biais de cette première approche purement descriptive de la science moderne et contemporaine, nous avons commencé de situer son enjeu historial et métaphysique, et de signaler ce qui la distingue de la pensée à proprement parler. Mais nous ne l’avons pas encore cerné dans son essence ou sa provenance, seule à même de nous la livrer dans sa pleine phénoménalité. Aussi est-ce sur le chemin de cette essence que nous devons désormais nous engager. La question n’est plus tant de savoir par quels procédés la science devient recherche, mais comment, c’est-à-dire à partir de quel fond ou de quel événement, elle le devient. Ce « comment » vise un déploiement, ainsi qu’un mode d’être, propre à la science – une essence. 56 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » Dans une telle perspective et dans un premier temps, la question se pose de savoir « quelle conception de l’étant, et quel concept de la vérité »1 sous-tend la techno-science en son événementialité. Autrement dit, il s’agit de cerner la mesure dans laquelle, au cœur de l’avènement de la science moderne et de la technique, gît une pré-entente de l’être de l’étant, ou de la façon dont se manifeste l’étant dans son ensemble. La techno-science moderne naît et se déploie depuis une préconception de la vérité à laquelle elle-même n’a pas accès en tant que telle, et que seule la pensée non-métaphysique peut dégager. La question portant sur l’essence de la techno-science est une question portant sur une interprétation particulière de la vérité, une question portant sur une pré-disposition à l’égard des choses. Le terme que Heidegger met en avant à ce stade, et qui, dans son économie sémantique, rassemble la conception moderne et contemporaine de l’étant est celui de représentation (Vorstellen). S’il s’agit là d’un terme que Heidegger associe à l’entreprise métaphysique dans son ensemble, il lui arrive aussi de le réserver pour désigner sa phase moderne, et par conséquent techno-scientifique. Déterminante, dans ce verbe substantifié, est la racine stellen, autour de laquelle Heidegger articule un grand nombre d’autres verbes, substantifs et participes, avec pour seule fin de cerner au plus près le phénomène moderne de la technoscience, dans ce qui constitue une série d’esquisses phénoménologiques convergeant vers l’essence du phénomène : vorstellen (représenter), herstellen (produire, fabriquer, établir dans le sens de mettre debout ou sur pied), erstellen (ériger, construire – un verbe de fait très proche de herstellen), sicherstellen (mettre à l’abri ou en sécurité et, par extension peut-être, détourner, s’approprier), das Bestellen (la « commande », selon la traduction de Janicaud, nous dirions « l’injonction » qui requiert – herausfordert – la nature, y compris l’homme, d’entrer dans ce vaste dispositif qu’est le Gestell), das Gestellte (la nature, le réel en tant que posé et établi), et enfin das Gestell, en lequel toutes les déterminations précédentes se rassemblent, désignant ainsi le dispositif général au sein duquel la nature se voit mise en demeure, arraisonnée, et l’homme, orchestrant ce hold-up, tenu de produire, de consommer depuis cette injonction qui le dépasse. Tous ces verbes caractérisent le trait essentiel du rapport de l’homme à la nature dans les temps modernes, et la façon dont ce rapport se cristallise dans la science et la technique. Mais tous remontent à la représentation comme à leur source, cette source au sujet de laquelle il nous faut ici dire quelques mots. Dans la mesure où elle est avant tout « recherche », la science moderne se comporte vis-à-vis de la nature comme ce qui peut et doit être représenté. Elle s’y 1. Hw, 84/113. 57 MIGUEL DE BEISTEGUI rapporte dans l’exacte mesure où la nature peut être rendue disponible pour la représentation et la formalisation mathématique. Au cours de ce procès, la nature est pour ainsi dire sommée et mise en demeure de se révéler comme ce qui est purement et simplement représentable : L’étant dans sa totalité est donc pris maintenant de telle manière qu’il n’est vraiment et seulement étant que dans la mesure où il est arrêté et fixé par l’homme dans le représentation et la production […]. L’être de l’étant est désormais cherché et trouvé dans l’être-représenté de l’étant1. Et c’est par ce biais que la nature est objectifiée, que les phénomènes deviennent des objets, et que le savoir devient objectif. N’existe à proprement parler aux yeux du savoir que ce qui est ainsi susceptible d’être exactement représenté, que ce qui a valeur d’objet. Dès lors, la science se laisse guider par la recherche de l’objectivité de tout objet. C’est peut-être dans l’Appendice à « L’Époque des conceptions du monde » que l’on trouve la définition la plus ramassée de ce que Heidegger entend par représentation : Représenter (vorstellen) signifie ici : à partir de soi, poser quelque chose devant soi (von sich her etwas vor sich stellen), et, ce qui a été posé, le mettre en sécurité (und das Gestellte als ein solches sicherstellen) […]. La représentation n’est plus l’entente (das Vernehmen) du présent, dans le désabritement duquel l’entente elle-même a sa place, et ce en tant que mode de présence propre à ce qui se présente depuis le désabritement (und zwar als eine eigene Art von Anwesen zum unverbogenen Anwesenden). La représentation n’est plus s’ouvrir pour (Sich-entbergen für …), mais saisie et conception de … (das Ergreifen und Begreifen von …). Ne règne plus ce qui déploie son essence dans la présence; désormais seule la saisie domine (Nicht das Anwesende waltet, sondern das Angreifen herrscht). L’étant n’est plus ce qui est simplement présent, mais ce qui, dans la représentation, est tout d’abord posé là-devant (das im Vorstellen erst entgegen Gestellte) : l’ob-stant (Gegen-ständige)2. Aussi est-ce seulement dans la mesure où la représentation est un Vor-stellen, un placer devant soi de l’étant entendu interprété comme Vor-handene, que l’étant dans son ensemble devient objet pour une puissance d’intelligibilité conçue non plus comme theôria, ni comme pensée, mais comme calcul. En effet, au statut de l’étant en tant que d’emblée donné dans sa présence, évident et comme frappé d’interdiction de questionnement quant à sa venue-à-la-présence, et par conséquent disponible pour la re-présentation et la re-production dans la science moderne, correspond, du point de vue de l’homme, un nouveau mode 1. Hw, 82/117. 2. Ibid., 100/140-141. 58 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » d’être parmi l’étant. Le tournant mathématique et expérimental par où l’étant dans son ensemble se voit envisagé comme représentable, comme gisant làdevant, déjà en voie d’idéalisation, marque aussi un tournant pour l’homme luimême, qui se vit désormais comme le fond depuis lequel l’étant se livre en son idéalité. Dans cette mutation historiale de la vérité elle-même, dans cette césure onto-destinale, l’homme est devenu sujet. Car c’est désormais l’homme lui-même qui fournit à l’étant le fond depuis lequel il déploie son essence d’objet. À la tenue de ce qui se tient là-devant en tant qu’objet (Gegen-stand) correspond désormais la sous-jacence et sous-tenance d’un sub-jectum humain, garant du mode d’apparaître de l’étant dans son ensemble. Il ne s’agit plus de cette tenue ou cette station grecque, l’ex-sistence extatique de celui qui se tient auprès des choses, séjournant parmi elles, au plus près de leur présence originaire, c’est-àdire de l’événement de vérité qui les porte à la présence ; il s’agit désormais de la sub-sistance de celui qui fait venir le monde à lui en se posant comme le fondement de présence de tout ce qui se présente, comme le fond depuis lequel l’étant se livre en son intelligibilité et sa rationalité enfouies. Être-au-monde, pour l’homme moderne, et pour l’homme de science en particulier, cela signifie s’y tenir de telle sorte que l’étant puisse répondre de son être comme de sa puissance d’intelligibilité et d’effectuation, comme de ce qui gît, en lui, de puissance, susceptible de produire quantité d’effets. Processus de potentialisation, dirait Janicaud, qui mène droit à l’assaut de la nature, à sa capture et sa domination1. Le tournant de, et dans, l’histoire de la vérité, par où les sciences de la nature en viennent à s’imposer comme la norme de tout savoir ne correspond à rien de moins qu’à la mise au pas totale de la nature dans son intégralité. La représentation est un appareil de capture, une machine de guerre, qui n’est pas tant mise à la disposition de l’homme, que l’homme lui-même est mis à la sienne. Le dispositif ainsi mis en place passe bien par l’homme, mais l’homme, lui, n’est que le serviteur de ce projet qui le dépasse et l’enveloppe. L’horizon ultime d’un tel tournant n’est pour Heidegger que trop clair : le monde comme volonté et comme représentation, le savoir techno-scientifique, volontariste et totalitaire, qui ne peut vivre que dans l’oubli de ce retrait par où son propre destin se joue, dans l’effacement d’un envoi insu, et qui pourtant perdure. Ce n’est donc pas seulement la place de l’homme au milieu de l’étant qui a changé par rapport à celle de l’homme médiéval ou de l’homme grec. C’est avant tout le fait que cette place est désormais décidée par l’homme lui-même, que l’homme est devenu la décision et le fond depuis lequel l’étant dans son ensemble se révèle à lui, s’organise autour de lui, et que sa propre humanité se déploie désormais depuis 1. Dominique Janicaud, La Puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1984, p. 155 sq. 59 MIGUEL DE BEISTEGUI ce fond, à cette place où l’être s’absente. L’homme moderne, pour Heidegger, est l’homme dont l’humanité ne se déploie ni à même un horizon de présence ou d’être qui le porte tout en le dépassant, ni dans son rapport au Tout-puissant Créateur, mais dans l’espace de son pouvoir sur le monde, devenu illimité. S’étonnera-t-on, dès lors, que notre techno-scientisme contemporain constitue aux yeux d'Heidegger le point culminant de l’anthropocentrisme occidental, et que l’objectivité dans laquelle nous vivons corresponde au stade ultime de l’humanisme métaphysique ? C’est par le biais de la représentation que nous rejoignons cette autre essence que Heidegger mentionnait aux côtés de la technique et de la science moderne, l’essence de la métaphysique. Il ne saurait être question, dans le peu de temps qui nous reste, de suivre Heidegger dans ses nombreuses analyses portant sur la naissance de la pensée de la représentation chez Platon, et d’en suivre le fil jusqu’à son accomplissement chez Schopenhauer et Nietzsche, en lesquels se révèlent et s’inscrivent, comme en caractères gras, ce qui fait le fond de notre rapport contemporain à l’étant dans son ensemble. En revanche, quelques mots s’imposent quant au rapport de l’histoire de la métaphysique à la science. Il s’agit d’une question fort délicate, en ceci que, du point de vue historique, la métaphysique précède la science, et ce même si elle s’y accomplit, même si, en un sens, la techno-science constitue la vérité de la métaphysique. Aussi, la science, quoique métaphysique dans le fond (elle est la réalisation d’un programme visant la maîtrise de la nature dans son ensemble et supposant un tournant au sein de l’histoire de la vérité), ne coïncide-t-elle pas entièrement, du moins chronologiquement, avec la philosophie comme métaphysique. Elle coïncide bien avec l’une de ses phases (la phase moderne), dont elle prend le relais jusqu’à en assurer le succès inconditionnel. Mais cette phase moderne puise elle-même à une source plus secrète encore, et qui ne se caractérise pas tant par sa fracture ou sa césure que par sa continuité. Il y a donc bien une ambiguïté dans l’approche heideggerienne, source de bien des questions et de problèmes : d’une part, la science moderne, en son avènement, se caractérise bien par une rupture, ou plutôt un tournant, vis-à-vis de la conception grecque ou médiévale du savoir ; ce changement correspond à un tournant au sein de la vérité elle-même. Mais, par ailleurs, ce tournant est comme annoncé et préparé, au sein même de l’histoire de la philosophie entendue comme métaphysique, et ce comme s’il avait fallu à la techno-science toute cette période d’incubation avant de pouvoir se manifester. La métaphysique serait dès lors ce vaste laboratoire où auraient lentement germé la science et la technique, ce fil conducteur traversant toute l’histoire de l’Occident, la reliant en profondeur, y compris là où se manifestent césures et tournants, y compris là où il n’est pas a priori question de « philosophie ». C’est 60 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » la raison pour laquelle il faudra toujours doubler l’analyse de la techno-science en son avènement proprement historique d’une analyse portant sur son essence métaphysique, qui, bien au-delà de toute rupture ou de tout tournant, nous renvoie à un événement unique et singulier, sans cesse reconduit, toujours différent. Tant que nous ne serons pas remontés à la source de cet événement, tant que nous n’aurons pas déroulé le fil de l’essence commune à la science moderne et à la métaphysique, nous resterons prisonniers de cette conception métaphysique de l’être à laquelle Heidegger essaie de nous arracher, précisément au travers d’une confrontation ou d’une explication avec la science. C’est par là qu’il nous faut ici finir. C’est par là que l’on commence à penser. À l’origine de la science moderne : l’abandon de l’être. Ce n’est véritablement qu’avec le concept de Seinsverlassenheit, introduit dans les années 30, auquel répondra quelques années plus tard celui de Gelassenheit hérité de Maître Eckahrt, que Heidegger touche au cœur de la question. Dans ses Contributions à la Philosophie1, écrits entre 1936 et 1938, Heidegger consacre quelques alinéas à la question de la science, qu’il pense déjà dans le cadre plus général de la technique ou de la « machination ». La machination pourtant, en tant que règne de la présence sans réserve où les choses n’existent que comme objets, simplement présentes et toujours disponibles, se voit doublée d’un autre phénomène, qui la vise en son essence, et qui a pour nom : Seinsvergessenheit, cet oubli de l’être dans sa vérité qui constituait déjà le point de départ de la réflexion heideggerienne dans les années 1920. Cet oubli est précisément ce qui mène à la représentation, en ceci qu’au sein de la Machenschaft l’étant est toujours présent comme d’emblée individué, et par conséquent coupé, au sein même de la présence, de sa propre venue à la présence. L’oubli de l’être, c’est précisément l’oubli de cet horizon pré-individuel et non-étant, de ce procès ou cet événement – nous avions commencé par dire : cette différence – par où l’étant déploie sa propre essence. La machination scelle donc l’absence de tout questionnement en direction de l’essence de l’être, et ne tolère que le questionnement portant sur l’étant présent. Mais la Seinsergessenheit a elle-même son origine dans un phénomène plus profond encore, à savoir la Seinsverlassenheit, l’abandon de l’être, au double sens du génitif. C’est elle en effet qui, à un niveau proprement structurel, rend compte de la Seinsvergessenheit et, partant de là, de la métaphysique machinique et techniciste, productiviste et optimisante, autrement dit de la métaphysique tout 1. M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis, Gesamtausgabe Band 65, Frankfurt-am-Main, Vittorio Klostermann, 1989. 61 MIGUEL DE BEISTEGUI court. Il faut d’emblée lever une équivoque quant à la signification de la Seinsvergessenheit: il ne s’agit là nullement d’une déficience mnémique, d’une carence psychologique, mais d’une dimension intrinsèque à la vérité de l’être, et en cela irréductible ou irréversible. Aussi ne saurait-il s’agir de la corriger et de l’inverser au moyen d’un effort de mémoire, de la balayer ou de l’effacer d’un geste volontaire. Si la pensée a bien à voir avec la mémoire, c’est au sens d’une mémoire proprement ontologique, mémoire de ce qui s’envoie sans jamais avoir eu à proprement parler lieu, mémoire de cette mémoire du monde qu’est l’être en son déploiement ou son dépli. Si la pensée va même jusqu’à se confondre avec la mémoire, c’est précisément en ceci que seule une pensée remémorante peut se tourner vers ce qui de soi-même, d’emblée et toujours, se sera détourné de toute représentation, car jamais n’aura été présent de ce qui, réel, n’est pourtant pas actuel, et cependant coïncide avec le don de l’espace et du temps, de la présence elle-même. Seule la pensée mémorante demeure fidèle à ce qui ne s’inscrit qu’à se retirer, ne se déploie qu’à se replier. La vérité de l’être est tout entière contenue dans cet événement de présence qui se retire à mesure qu’il fait monde, dans cet abandon ou cet effacement de l’être en son tracé même. Aussi la pensée n’est-elle pas l’inverse de l’abandon de l’être, sa saisie et sa représentation, mais méditation de l’être en son retrait, ouverture à ce qui, en tout étant présent, le déborde et le double à la fois. Si la science ne pense pas, c’est précisément dans la mesure où elle commence là où l’être aboutit : elle ne se situe pas au commencement, à la source, mais au terme, là où l’être s’est expliqué dans l’étant ; elle vit de cet oubli même, et nourrit sa puissance de ce passé toujours passé. Mais de ce qui, dans cette explication, se réserve, de ce qui s’enveloppe à mesure qu’il se développe, la science n’a rien à dire. La différence entre la pensée et la science (ou la métaphysique) est, dans le fond,la différence entre la mémoire (de l’outreprésence) et la représentation (de ce qui se déploie au sein de la présence), entre l’écoute du différenciant de la différence et l’idéalisation de son différencié. Et si la science elle-même donne matière à penser, et non simplement à représenter, c’est que, en elle, continue de résonner son essence non-scientifique, non comme cet événement lointain qui se produisit il y a de cela bien longtemps, mais comme cet envoi qui la suit au plus près, tout en s’y effaçant ; si la pensée elle-même, pour atteindre le domaine qui lui est propre, doit passer par la science, ce n’est pas afin de récolter les fruits de son savoir, mais de s’ouvrir à ce que la science elle-même ne saurait contenir, à ce qui, de son propre sein, la déborde. C’est que, tout en s’expliquant dans l’étant, l’être continue de s’y impliquer. Oui, donc, la science peut constituer un accès à la pensée, et ce même si elle lui est absolument hétérogène, même si la science, elle, ne pense pas. C’est que la science, comme la Machenschaft dont elle est un effet, est, au dire même d’Heidegger l’Un-wesen 62 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » des Seyns. Certes, elle est sa non-essence, à savoir l’occultation ou l’oubli de la vérité de l’être en tant que désabritement. Et, de ce point de vue, la Machenschaft n’est rien d’autre que l’histoire de l’être en sa non-essence. Mais cette nonessence est tout aussi bien le déploiement propre à la vérité de l’être, et par conséquent son essence. Quoique non-essence de l’être, la Machenschaft n’en reste pas moins la non-essence, c’est-à-dire le trait de ce qui se retire : le re-trait de l’être. C’est d’emblée que l’essence de l’être bascule dans sa contre-essence, et c’est dès le départ que la vérité de l’être est emportée dans son devenir métaphysique. Entre l’événement ou la vérité de l’être, vers laquelle la pensée en tant que telle est tournée, et son oubli ou son occultation dans la machination, il y a donc bien une unité structurelle. Non un rapport accidentel, et donc lié à quelque contingence historique, mais un rapport essentiel, qui n’est autre que la nécessité de l’histoire elle-même : « Il faut faire l’expérience de l’abandon de l’être comme de l’événement fondamental (Grundgeschehnis) de notre histoire »1. L’histoire n’est autre que le libre déploiement de cette non-essence : elle est l’histoire par où l’être, abandonnant l’étant, se trouve abandonné par lui, mais dans cet abandon se réserve: « L’abandon de l’étant par l’être signifie : l’être s’abrite dans l’ouverture de l’étant »2. L’histoire est une et singulière, et coïncide avec son devenir techno-scientifique. Mais cela revient à reconnaître que la techno-science elle-même est porteuse de son devenir outre-métaphysique, et que son passé immémorial constitue aussi bien son avenir. Plus « profonde » que l’histoire linéaire que Heidegger lui-même ne peut s’empêcher de reconstituer est la trame d’un devenir et de sa contre-effectuation, qui déborde et suspend toute chrono-logie historique. Ce que Heidegger appelle « l’autre commencement » pour l’histoire, et qui signale la possibilité de la pensée, n’est pas tant une nouvelle époque de l’être, promise ou tout simplement possible, un nouveau jalon posé sur le chemin de son essence, que le recommencement ou la répétition de l’histoire, seulement cette fois depuis sa (non)-essence. Conclusion C’est sur la seule base de l’essence de la technique envisagée comme abandon de l’être qu’une véritable rencontre avec la science peut avoir lieu. Une telle rencontre, nous dit Heidegger, ne peut avoir lieu que sous l’égide de la Besinnung, d’une réflexion ou d’une méditation seules à même de ne pas simplement emboîter le pas au discours techno-scientifique, et de porter la question de la science sur le terrain de l’essence. C’est au seul prix de ce 1. Beiträge, p. 111. 2. Beiträge, p. 111. 63 MIGUEL DE BEISTEGUI déplacement qu’un espace de pensée autre que l’espace techno-scientifique peut être dégagé, et envisagé, sinon un dépassement (Überwindung), du moins un retour à la source (Verwindung) de la métaphysique. Ce n’est qu’au travers de cette rencontre « méditative » avec la science que se fera peut-être entendre l’écho de son essence non- scientifique. Quoiqu’il en soit, dans la mesure où le destin de la vérité se joue aujourd’hui principalement dans les sciences, toute tentative visant à appréhender l’abandon de l’être comme l’écho même de l’être en sa vérité « ne saurait éviter la méditation de la science moderne et de son enracinement dans la machination »1. Immense, et proprement catastrophique, serait l’erreur consistant à croire que la science et la pensée sont la même chose. Peut-être la métaphysique est-elle devenue science. Mais la pensée n’est précisément pas la métaphysique. Tout aussi catastrophique, toutefois, serait l’erreur consistant à croire que, parce qu’absolument différentes et séparées l’une de l’autre par l’abîme de la différence ontologique, science et pensée n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Etant entendu qu’une rencontre avec la science est inévitable, la question est de savoir selon quels termes et à quelles conditions. Ce dialogue doit-il s’effectuer sur des bases et selon des termes définis par la science elle-même, qui peut arguer de ses succès engrangés, de sa méthode et de ses résultats, de sa rationalité et de sa précision dans son approche globale de la nature ? La science moderne épuise-t-elle véritablement, non pas tant ce qu’il y a à savoir, mais ce que savoir signifie ? Existe-t-il une autre mesure du savoir, ou bien la science a-t-elle établi une fois pour toutes le critère définitif désormais à l’abri de tout questionnement, à l’aune duquel toute tentative de pensée, tout questionnement seront désormais jugés ? Le mérite de Heidegger est d’avoir redéployé la possibilité d’un savoir et d’une pensée non « en marge » de la techno-science, mais comme sa marge même, et cela signifie comme ce savoir qui, tourné vers ce qui se réserve en elle, en constitue la réserve même. Non un savoir « plus », donc, ni un savoir plus efficace, mais un « savoir moins », une sorte d’épure de l’appareil cognitif depuis laquelle se fait jour la possibilité d’un questionnement en direction de ce qui se réserve, au sein de la science ellemême. Il s’agit, au bout du compte, de savoir à quel niveau se situe le questionnement philosophique. Il s’agit de savoir si, après tout, il existe bien un niveau de questionnement propre à la pensée, ou bien si celle-ci, coïncidant avec l’espace de questionnement propre à la métaphysique, bat en retraite devant cet enfant prodige qu’elle-même, après une longue période de gestation, engendra, et qui désormais occupe tout l’espace. La cybernétique, nous dit Heidegger, n’est dans le fond que la fille naturelle de la métaphysique. C’est cela qu’elle est 1. Beiträge, p. 141. 64 SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT » devenue, et ce devenir était d’emblée inscrit, sinon écrit. Mais ce devenir technoscientifique de la métaphysique sonne-t-il pour autant le glas de la pensée? Ou bien la pensée, encore à venir, jamais assûrée, n’est-elle pas tout simplement tout autre que la métaphysique, en ce qu’elle nous vient d’en-deça de l’étant, et se déploie dans l’espace encore intact de la différence ontologique? Jamais, peutêtre, cette question ne s’est posée avec une telle urgence. Jamais, devant l’urgence, la philosophie n’aura eu à faire preuve de plus de sérénité. « Avec notre question », déclare Heidegger dans Qu’est-ce qu’une chose ?, « nous nous situons en dehors des sciences, et le savoir auquel aspire notre interrogation n’est ni meilleur ni pire, mais tout autre »1. Tout autre est la pensée, donc, et seule cette altérité lui réserve un avenir. Mais ce qui est tout autre que la science ne s’oppose pas à la science, ni n’est menacé par elle. Car cette altérité de la pensée à la science est l’exact reflet de l’altérité, ou de la différence de l’être avec l’étant : tout autre que l’étant, l’être y colle cependant au plus près, et ce de toute l’épaisseur de la différence elle-même. 1. M. Heidegger, Die Frage nach dem Ding, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1962, p. 8, trad. Jean Reboul et Jacques Taminiaux, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard, 1972, p. 22. 65