SCIENCE ET PHILOSOPHIE A L’EPOQUE DU « TOURNANT »
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science, ce n’est pas contre elle, mais pour elle – et ce non à la manière de la
philosophie des sciences, qui parle peut-être en son nom et sous son autorité, et
qui tire son autorisation de pensée de la science elle-même, mais seulement dans
la mesure où elle et elle seule, en tant que pensée, peut se prononcer quant à
l’essence de la science. Parler pour la science, donc, ce n’est pas en parler pour la
défendre, ni pour la soutenir, c’est en parler afin d’en faire surgir ce qui, de soi-
même et au sein des sciences elles-mêmes jamais n’a droit de cité, à savoir son
essence, ou son être. C’est en parler précisément au moment où la science, elle,
est privée de mots, précisément afin de dévoiler ce qui, de la science, demeure
inaccessible à la science elle-même. Et c’est aussi et précisément dans ce
questionnement en direction de l’essence, que la pensée en tant que telle se
constitue. Autant dire, donc, que la science ne pense pas. C’est même cela qui fait
sa positivité, comme Heidegger le soulignait déjà dans ses travaux des années 20.
La pensée, elle, ne se soucie que d’essence, ne pénètre le domaine qui lui est
propre que dès lors que se pose la question de l’essence. Si la science est bien
capable – au prix d’une simple conversion que l’on appellera réflexion – de se
transformer en philosophie de la science, elle est impuissante, en tant que
science, à penser l’essence ou l’événement à partir duquel elle se déploie. Aussi, si
les sciences donnent matière à penser, et non simplement à débattre ou à
discuter, voire à clarifier ou critiquer ses concepts, si, autrement dit, elles
constituent un phénomène véritablement positif, c’est précisément dans la
mesure où elles ne pensent pas. Elles peuvent évidemment représenter, décrire,
mesurer, calculer, formaliser avec une précision extrême et toujours croissante.
Elles peuvent même se poser la question de leur propre fondement, et du bien-
fondé de leurs concepts, et devenir ainsi philosophie des sciences. Ce n’est pas
pour autant qu’elle pense, du moins au sens que Heidegger donne à ce terme.
Car la pensée, s’agissant de la science, n’intervient que dès lors que se pose la
question de son essence.
A ce stade, une objection semble s’imposer : cette essence, n’est-elle pas après
tout posée par la pensée, et ce en un geste aussi vieux que la philosophie elle-
même, et que, croyait-on, Nietzsche avait une fois pour toutes fait voler en éclat
en l’associant au fond même de la métaphysique nihiliste ? Ne reconnait-on pas,
dans l’entreprise heideggerienne, le fond de platonisme que Nietzsche s’évertua à
mettre en évidence et à combattre sa vie durant ? La pensée de l’essence ne
témoigne-t-elle pas de l’incapacité de la métaphysique à penser le devenir, et ne
parvient-elle pas à envisager celui-ci qu’en le niant ? L’essence n’introduit-elle pas
la fixité à la place du mouvant, l’identité à la place de la différence ? Et la
supériorité de la science vis-à-vis de la métaphysique ne réside-t-elle pas
précisément dans sa capacité à s’ouvrir à la complexité, l’évolution et l’extrême