technique » (das Wesen der Technik). Dans cette dernière expression, il faut souligner
que Wesen (essence) ne doit pas être compris de la manière abstraite et anhistorique
qui est traditionnellement associée à la notion d’essence ou d’essentia. Au contraire,
dans l’usage qu’en fait Heidegger, Wesen doit être entendu comme ce qui porte, de
manière sous-jacente et immédiatement inapparente, le déploiement du phénomène
auquel il est associé (ici la technique) et ce dans une temporalité spécifique, en
l’occurrence celle de l'être, temporalité qui diffère de la conscience historique que les
hommes en ont.
Cette analyse de la Machenschaft a été esquissée en fin de séance à partir de la
lecture du début du § 61 des Beiträge zur Philosophie (traduit en français récemment
sous le titre: Apports à la Philosophie, cf. texte 1 de l'exemplier distribué). L'accent a été
mis sur un paradoxe tout à fait surprenant : ce qui étend son règne sans partage
aujourd'hui, à savoir le déferlement planétaire de la toute puissance de la technique (et
les types de rapports au monde et à ce qui est qui en est induit), aurait son noyau
germinatif dans une « décision »
de la philosophie grecque, décision qui se lit dans les
œuvres de Platon et d’Aristote
réinterprétées en la circonstance (non sans une certaine
violence herméneutique) par Heidegger. Cette « décision » aurait tenu dans le fait de
penser la « nature » (en grec, la phusis, φύσις) à l'horizon de la technè (« le « savoir
faire », « l’art » gr. τέχνη) comme « fabriquer », comme « faire humain ». Ce moment
originaire de la Machenschaft aurait constitué le premier temps d’une Entmachtung de la
phusis (comprendre « d’une "dépotentialisation" », « de l'évidement du pouvoir de la
nature », de son « émasculation », pourrait-on presque dire en forçant le trait). Cette
Entmachtung de la nature ne se peut comprendre que relativement à la conception de la
phusis qui, selon Heidegger, prédominait chez les premiers penseurs grecs avant donc
Platon et Aristote. Chez ces penseurs qualifiés significativement par Aristote de
« physiologues », (oi phusiologoi = « ceux qui parlent de et à partir de la nature »),
dominait la représentation d’une phusis sur-puissante (übermächtig) à ce point que
toute pensée (noein, νοεῖν) et toute parole (logos, λόγος) étaient éprouvées comme
appartenant au déploiement essentiel de la phusis (exemplier, texte n°3).
En contrepoint, on peut aussi se faire une idée de la « surpuissance » de la nature
en prenant la mesure de la violence et du pouvoir propres de la technè qui y répond en
relisant avec les lunettes de Heidegger (et de Hölderlin – cf. GA 40, p.168, texte 5 de
l'exemplier, v. aussi le cours sur « L’Ister » GA 53, été 1942) le premier Stasimon
(« chant » qu’exécutait le chœur dans la Tragédie antique) de l’Antigone de Sophocle.
Heidegger commente en effet « τὸ μηχανόεν τέχνας [...] ἔων » des v. 364-365 en
s’appuyant sur ce terme de Machenschaft qu’il comprend en un sens « non péjoratif »
comme ce « qui s’annonce à nous dans le mot grec τέχνη », lequel est un « savoir [Wissen]
» qui « consiste à pouvoir “mettre-en-œuvre” l’être au titre d'un étant à chaque fois tel et
tel ». À ce stade, la puissance ou le pouvoir violent de la τέχνη ne dégénère pas encore en
puissance sans mesure, en violence déchainée ou en sauvagerie barbare. C’est en ce
point que se noue le lien entre la réflexion sur la Machenschaft et la τέχνη d’un côté et la
pensée heideggérienne de l'œuvre d'art de l’autre.
Ici décision n’est pas à comprendre comme s’il s’agissait un acte réfléchi de la volonté éclairée par la
raison. Dans la pensée de Heidegger, la “décision” dont il s’agit ici relève non de l’idiosyncrasie des
philosophes, mais de ce qu’il appelle l’ouverture de la vérité de l’être, ouverture où se joue à chaque fois la
différence entre l’étant et l’être et auxquels les philosophes ont à faire face.
Dans les Beiträge, Heidegger emploie l’expression de « philosophie platonico-aristotélicienne » (GA 65,
p.211)