Conférence de Jean-François Courtine - Heidegger, l`art

Conférence de Jean-François Courtine
Heidegger, l’art, la technique.
Résumé de la première séance
(lundi 3 février 2014)
Dans cette première séance, il s’est agi de montrer en quoi la pensée de
Heidegger sur l'essence de la technique était redevable aux deux essais de Ernst Jünger
sur la « totale Mobilmachung » (La Mobilisation totale 1930, traduit par Marc Buhot de
Launay dans L'État universel, TEL, Gallimard, 1990) et sur la figure du travailleur (Le
Travailleur, 1932, traduit par Julien Hervier, Christian Bourgois, 1989). Ces essais
témoignent de l'acuité du regard de l'écrivain allemand sur le monde moderne dominé
par la technique. Jünger alors auteur connu pour ses célèbres récits de guerre, Les
orages d'acier, Le Boqueteau 125 etc. y met en lumière certains traits de la technique
moderne qu’il analyse sous l’angle de la « mobilisation du monde par la figure du
Travailleur ». Cette « figure » (all. die Gestalt) du « Travailleur » (all. der Arbeiter) est à
concevoir comme un nouveau type humain propre à l'époque moderne. C’est un type
universel qui ne saurait être rapporté à une classe sociale au sens l’entendait Marx
(et les courants de pensée qui s’en réclament auxquels Jünger s’opposait). La figure du
« Travailleur » serait plutôt, ainsi que devait le remarquer Heidegger plus tard, « une
sobre dénomination de ce que Nietzsche appelle le surhomme » [GA 90, p. 257].
Quoi qu’il en soit, pour Jünger, le formidable bouleversement qui s’était accompli
avec la Grande Guerre exigeait un nouveau regard, une nouvelle manière de voir clair
dans ce qui est. Avec la guerre industrielle et totale, c’est le « caractère de puissance
inhérent à la technique » qui se serait dévoilé. Jünger aborde ce phénomène de la
technique moderne en en excluant « tout élément économique ou progressiste » (Le
Travailleur, p. 207). Ce processus dynamique de la « mobilisation totale » sous la figure
du « Travailleur » a encore pour caractéristique d’échapper à tout contrôle et pour
conséquence de transformer le monde d'un côté en un « gigantesque chantier
perpétuel » et de l'autre en « un musée » (ibid. p.253). Dans cette perspective, une
mobilité sans limites (ni dans le temps, ni dans l’espace) et un incessant affairement
organisationnel créent « un mode de vie [qui] ressemble […] à une course mortelle il
faut bander toutes ses énergies pour ne pas rester sur le carreau » (ibid. p.223).
Dans un deuxième temps, on s’est efforcé de montrer en quoi la réflexion
heideggérienne sur la technique se distinguait de celle de Jünger
1
. On a ainsi rappelé
que, mu par la relecture/interprétation de l’œuvre de Nietzsche et par ses analyse du
"nihilisme" comme trait de l'époque contemporaine, Heidegger avait articulé certains
aspects de la description de Jünger à sa propre conception de l'histoire de la
métaphysique entendue comme « histoire de l'être » (Seinsgeschichte). Il a alors été
question plus particulièrement d’un "concept" clé de la réflexion de Heidegger, celui de
la Machenschaft un mot qu’on rend d’ordinaire par "machination", "manœuvre",
"manigance", mais qui désigne dans le contexte le "règne de l'efficience", de la
"faisabilité". Le mot est formé à partir du verbe allemand machen "faire".
La Machenschaft préfigure et annonce, dans le cheminement heideggérien, le
fameux Gestell "dispositif d'arraisonnement" ou "dispositif", autre « Grundwort »
(terme fondamental) qui désigne, à partir de la fin des années 1940, « l'essence de la
1
On lit, dans le tome 90 (p.40) de la GA, intitulé Zu Jünger : « Le Travailleur dErnst Jünger constitue la
métaphysique (élaborée à partir de la position de fond de la métaphysique nietzschéenne) du
communisme impérial bien compris, c’est-à-dire débarrassé de toutes ses représentations
bourgeoises».
technique » (das Wesen der Technik). Dans cette dernière expression, il faut souligner
que Wesen (essence) ne doit pas être compris de la manière abstraite et anhistorique
qui est traditionnellement associée à la notion d’essence ou d’essentia. Au contraire,
dans l’usage qu’en fait Heidegger, Wesen doit être entendu comme ce qui porte, de
manière sous-jacente et immédiatement inapparente, le déploiement du phénomène
auquel il est associé (ici la technique) et ce dans une temporalité spécifique, en
l’occurrence celle de l'être, temporalité qui diffère de la conscience historique que les
hommes en ont.
Cette analyse de la Machenschaft a été esquissée en fin de séance à partir de la
lecture du début du § 61 des Beiträge zur Philosophie (traduit en français récemment
sous le titre: Apports à la Philosophie, cf. texte 1 de l'exemplier distribué). L'accent a été
mis sur un paradoxe tout à fait surprenant : ce qui étend son règne sans partage
aujourd'hui, à savoir le déferlement planétaire de la toute puissance de la technique (et
les types de rapports au monde et à ce qui est qui en est induit), aurait son noyau
germinatif dans une « décision »
2
de la philosophie grecque, décision qui se lit dans les
œuvres de Platon et d’Aristote
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réinterprétées en la circonstance (non sans une certaine
violence herméneutique) par Heidegger. Cette « décision » aurait tenu dans le fait de
penser la « nature » (en grec, la phusis, φύσις) à l'horizon de la technè (« le « savoir
faire », « l’art » gr. τέχνη) comme « fabriquer », comme « faire humain ». Ce moment
originaire de la Machenschaft aurait constitué le premier temps d’une Entmachtung de la
phusis (comprendre « d’une "dépotentialisation" », « de l'évidement du pouvoir de la
nature », de son « émasculation », pourrait-on presque dire en forçant le trait). Cette
Entmachtung de la nature ne se peut comprendre que relativement à la conception de la
phusis qui, selon Heidegger, prédominait chez les premiers penseurs grecs avant donc
Platon et Aristote. Chez ces penseurs qualifiés significativement par Aristote de
« physiologues », (oi phusiologoi = « ceux qui parlent de et à partir de la nature »),
dominait la représentation d’une phusis sur-puissante (übermächtig) à ce point que
toute pensée (noein, νοεῖν) et toute parole (logos, λόγος) étaient éprouvées comme
appartenant au déploiement essentiel de la phusis (exemplier, texte n°3).
En contrepoint, on peut aussi se faire une idée de la « surpuissance » de la nature
en prenant la mesure de la violence et du pouvoir propres de la technè qui y répond en
relisant avec les lunettes de Heidegger (et de Hölderlin cf. GA 40, p.168, texte 5 de
l'exemplier, v. aussi le cours sur « L’Ister » GA 53, été 1942) le premier Stasimon
chant » qu’exécutait le chœur dans la Tragédie antique) de lAntigone de Sophocle.
Heidegger commente en effet « τ μηχανόεν τέχνας [...] ων » des v. 364-365 en
s’appuyant sur ce terme de Machenschaft qu’il comprend en un sens « non péjoratif »
comme ce « qui s’annonce à nous dans le mot grec τέχνη », lequel est un « savoir [Wissen]
» qui « consiste à pouvoir mettre-en-œuvre” l’être au titre d'un étant à chaque fois tel et
tel ». À ce stade, la puissance ou le pouvoir violent de la τέχνη ne dégénère pas encore en
puissance sans mesure, en violence déchainée ou en sauvagerie barbare. C’est en ce
point que se noue le lien entre la réflexion sur la Machenschaft et la τέχνη d’un côté et la
pensée heideggérienne de l'œuvre d'art de l’autre.
2
Ici décision n’est pas à comprendre comme s’il s’agissait un acte réfléchi de la volonté éclairée par la
raison. Dans la pensée de Heidegger, la “décision” dont il s’agit ici relève non de l’idiosyncrasie des
philosophes, mais de ce qu’il appelle l’ouverture de la vérité de l’être, ouverture où se joue à chaque fois la
différence entre l’étant et l’être et auxquels les philosophes ont à faire face.
3
Dans les Beiträge, Heidegger emploie l’expression de « philosophie platonico-aristotélicienne » (GA 65,
p.211)
Ce serait donc dans ce premier pas encore imperceptible, dans ce premier
commencement que, de manière destinale, se serait amorcé ce qui ne se réalisera
pleinement que bien plus tard comme accomplissement de la métaphysique : le règne de
l’essence de la technique moderne. Cet empire de la Machenschaft, devenu celui du
Gestell, satteste notamment dans le fait que, pour l'homme contemporain, il n'y a plus
d'objets, autrement dit plus de choses qui lui font face (en allemand, Gegenstände).
L’homme arraisonné par le Dispositif a affaire désormais à des choses qu’il a toujours
déjà prises en vue comme fonds ou stock disponible (en allemand, Bestände) : « Ce qui
se tient au sens du fonds disponible [Bestand] ne se tient plus en nous faisant face
comme objet [Gegenstand] [GA 7, 17- Essais et conférences, « La question de la
technique », p. 23]. La sur-puissance initiale de la nature, vidée de sa puissance propre
(l’Entmachtung) est, au terme du processus, supplantée par la puissance de sommation
du Gestell. Cette puissance n’est pas le fait de quelques uns (les « chefs » ou tous ceux qui
croient pouvoir en contrôler le déchaînement). Le danger qui menace essentiellement
l’homme est qu'il n’atteigne pas son propre (ni dans son agir, ni dans sa parole, ni dans
rapport aux choses) et soit exproprié de son être.
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