D O S S I E R La technique du ganglion sentinelle appliquée au cancer vulvaire ● L. Lelièvre*, L. Jeffry*, R. Taurelle*, F. Lécuru* L e cancer vulvaire était considéré comme incurable jusqu’à l’introduction du traitement radical dans les années 40, comportant une vulvectomie totale associée à un curage inguino-fémoral bilatéral en bloc. Néanmoins, depuis une vingtaine d’années, on s’oriente vers une chirurgie moins radicale pour les tumeurs T1 et T2, N-, sans exérèse en bloc systématique de la tumeur et des ganglions (incisions inguinales séparées, exérèse limitée, hémivulvectomie pour les lésions bien latéralisées), associée à une radiothérapie complémentaire (plus ou moins chimiothérapie) pour les patientes pN+ (1). Dès 1979, DiSaia a montré que le risque d’envahissement ganglionnaire fémoral ou pelvien était quasi nul en l’absence d’atteinte des ganglions inguinaux superficiels, situés sous le fascia cribriforme, au nombre de huit à dix, constituant ainsi un “groupe sentinelle” (2). Le ganglion sentinelle est défini comme le premier ganglion du territoire de drainage d’une tumeur primitive. Sa détection et son exérèse exclusive permettraient d’éviter les complications du curage complet, notamment le lymphœdème chronique, survenant dans 30 % des cas environ (3), d’autant plus que le risque d’atteinte ganglionnaire dans les stades précoces est faible, environ 10 % pour les T1 (4). La durée d’hospitalisation, habituellement assez longue (10 à 12 jours en moyenne), serait ainsi diminuée. De plus, l’examen histologique de seulement un à deux ganglions par aire inguinale autorise la pratique de coupes sériées avec étude des lames en coloration standard hématoxyline-éosine-safran (HES) et en immunohistochimie (IHC), améliorant ainsi l’évaluation ganglionnaire, comme cela a été montré dans le cancer du sein (5, 6). HISTORIQUE DU GANGLION SENTINELLE En 1960, Gould (7) fut le premier à décrire l’existence d’un ganglion sentinelle pour les tumeurs parotidiennes, situé à la confluence des veines faciales antérieure et postérieure, dont la négativité à l’examen extemporané permettait d’éviter le curage cervical radical. * Service de chirurgie gynécologique, hôpital Européen Georges-Pompidou, 20, rue Leblanc, 75015 Paris. La Lettre du Gynécologue - n° 276 - novembre 2002 En 1977, Cabanas (8) a mis en évidence un ganglion sentinelle bilatéral pour les carcinomes du pénis, appartenant au groupe épigastrique superficiel, repéré par lymphographie (injection pénienne). Ce n’est qu’en 1992 que Morton (9) a relancé le concept en décrivant la technique pour les mélanomes des membres inférieurs par injection intradermique de bleu patenté ou isosulfan de part et d’autre de la cicatrice de biopsie initiale, avec un taux de détection de 81,8 % (194/237) et un taux de faux négatifs (GS -, curage + ) inférieur à 1 %. Il a, par ailleurs, évoqué la notion de courbe d’apprentissage avec un taux de succès de 96 % pour le chirurgien A (117 procédures) et de 72 % pour le chirurgien C (36 procédures). Giuliano (10), en 1994, fut le premier à appliquer la technique au bleu isosulfan dans le cancer du sein, avec un taux de détection de 65,5 % (114/174 procédures) et un taux de faux négatifs de 4,3 % (5/114), tous observés lors des 87 premières procédures. En 1994, Levenback publia la première étude de la faisabilité de la technique dans le cancer de la vulve (11). Il s’agissait d’une étude pilote sur 9 patientes, à l’aide de la méthode colorée. Le taux de détection a été de 7/9 (77 %), sans aucun faux négatif. TECHNIQUES DE DÉTECTION ET RÉSULTATS Méthode colorée (tableau I) Elle consiste à injecter quelques millilitres (0,5 à 4 ml) de colorant bleu vital (bleu patenté ou isosulfan), dix minutes avant l’intervention, en intradermique à la limite de la lésion. Après incision inguinale, on recherche minutieusement le vaisseau lymphatique bleuté, celui-ci étant ensuite disséqué jusqu’au ganglion dans lequel il se jette : le ganglion sentinelle. C’est une technique pratique, facile à standardiser, de moindre coût que la technique isotopique, mais la dissection est plus délicate, ce qui la rend moins reproductible. Cela est démontré par des taux de détection variant fortement, en particulier au sein d’une même équipe, avec l’apprentissage. Levenback rapporte 77 % de détection pour sa première série de 1994 (11), 85,7 % en 1995 (12) et 88,4 % en 2001 (13). Par ailleurs, le colorant 29 D O S S I E R Tableau I. Détection, méthode au colorant bleu. Auteurs n Levenback (1994) Levenback (1995) Ansink (1999) Levenback (2001) n médians unilatéraux 3 11 42 27 6 10 9 25 9 21 51 52 Cancers médians détection détection bilatérale unilatérale 0 1 Pas de données Pas de données laisse un tatouage cutané pouvant persister plusieurs mois, et il existe un risque d’éruption cutanée, voire de choc anaphylactique (14). Dans sa série, Levenback (11-13) montre que la localisation tumorale influe sur la détection, les chances de succès étant significativement plus élevées en cas de tumeurs latéralisées. De même, la détection est meilleure en cas de punch-biopsy diagnostique première par rapport à une biopsieexérèse de la lésion principale. Il est à noter que sur sa série de 52 patientes, 67 % seulement des lésions étaient des carcinomes épidermoïdes et que, dans 8 % des cas, une atteinte inguinale était suspectée cliniquement. Toutes les autres études ne portent que sur des carcinomes épidermoïdes T1/T2, N-. Enfin, l’auteur souligne que de 1995 à 2001, il a eu un taux de détection du ganglion sentinelle de 100 % (16/16) pour les cas de carcinomes épidermoïdes T1 ou T2, sans atteinte ganglionnaire clinique. Par ailleurs, il n’a pas observé de faux négatif depuis 1994. Toujours à l’aide de la méthode colorée, une étude sur 51 patientes publiée par A.C. Ansink, en 1999 (15), a retrouvé un taux de détection de 35 % seulement (18/51), si l’on considère les détections d’au moins un ganglion bleu dans chaque creux inguinal, ou au niveau d’un seul creux (ipsilatéral) en cas de lésion purement unilatérale (9 patientes). Pour 9 patientes, aucun ganglion sentinelle n’a pu être trouvé. Par ailleurs, deux cas de faux négatifs ont été observés. L’auteur conclut que la technique au bleu seule n’est pas assez efficace et devrait être combinée avec la méthode isotopique. Il est à noter que cette étude, à la différence de celle(s) de Levenback, a été réalisée sur plusieurs centres, impliquant des chirurgiens à différents stades d’apprentissage. 1 8 24 Pas de données Cancers unilatéraux, détection 0 détection Faux négatifs 6 9 Pas de données 22 2 3 9 6 0 0 2 0 Méthode isotopique et méthode combinée (tableaux II et III) La méthode isotopique consiste en l’injection de colloïde marqué au technétium 99 m (en France, il s’agit de sulfure de rhénium colloïdal non filtré, Nanocis®, CIS bio-international). Des clichés scintigraphiques sont obtenus entre une et quatre heures après, étape non obligatoire pour certains, elle permet le dessin des projections du ganglion sentinelle à la peau. La détection peropératoire des GS est faite au moyen d’une sonde gamma manuelle à faisceau collimaté, d’abord à peau fermée pour guider l’incision, puis au niveau du tissu ganglionnaire où l’on réalise l’exérèse de tous les ganglions radioactifs. Ceux-ci sont adressés de façon séparée à l’anatomopathologiste. Pour finir, on vérifie l’absence de radioactivité résiduelle au niveau de l’aire de curage. Cette méthode de détection, liée à l’accumulation du traceur radioactif au sein du ganglion sentinelle, est plus reproductible que la méthode colorimétrique, et dépend moins du chirurgien et de son apprentissage. Cependant, elle manque de standardisation, et nécessite la proximité d’un service de médecine nucléaire. Elle peut être associée à la technique colorée dans le but d’augmenter le taux de détection, comme cela est de plus en plus pratiqué dans le cancer du sein avec exérèse de l’ensemble des ganglions bleus et des ganglions chauds. En 1998, de Hullu (16) a utilisé la méthode combinée avec réalisation de clichés lymphoscintigraphiques la veille de l’intervention. Elle rapporte un taux de détection de 100 % sur sa série de 10 patientes. Huit patientes avaient une lésion centrale, 2 une lésion latérale. Pour 4 lésions centrales, la détection n’a été possible que d’un côté. Toutefois, les deux seuls cas de Tableau II. Méthode isotopique. Auteurs Paganelli (2000) n n médians unilatéraux 18 19 37 Cancers médians détection détection bilatérale unilatérale 13 Cancers unilatéraux, détection 0 détection Faux négatifs LS* 19 0 0 oui 5 * LS : lymphoscintigraphie. Tableau III. Méthode combinée. Auteurs De Hullu (1998) De Hullu (2000) n n médians unilatéraux 8 48 2 11 10 59 Cancers médians détection détection bilatérale unilatérale 4 36 4 12 Cancers unilatéraux, détection Faux négatifs 2 11 0 0 LS* Concordance bleu/ radioactif oui oui 56 % 60 % Bleu non radioactif 0 0 * LS : lymphoscintigraphie. …/… 30 La Lettre du Gynécologue - n° 276 - novembre 2002 D …/… métastases ganglionnaires observés l’ont été pour deux de ces lésions avec une biopsie sentinelle représentative du statut ganglionnaire dans les deux cas, les aires inguinales controlatérales où la détection n’a pu se faire étant saines. La lymphoscintigraphie a montré une fixation pour toutes les patientes correspondant au(x) ganglion(s) effectivement retrouvé(s) lors de l’intervention. La corrélation avec la méthode colorée n’a été que de 56 %, avec aucun cas de repérage effectué uniquement grâce au bleu, d’où un taux de détection par cette technique seule nettement plus faible (56 % contre 100 %). Celle-ci apparaît comme une simple aide visuelle pour accélérer la détection isotopique. Il est à noter que le colorant bleu comme le radio-isotope étaient injectés au même endroit, en intradermique autour de la tumeur. En 2000, de Hullu (17) a confirmé ces résultats sur une série de 59 patientes, avec un taux de détection de 100 % (toujours en considérant comme un succès les détections unilatérales pour les cancers médians) sans aucun faux négatif. La corrélation bleuisotope est de 60%, sans aucun ganglion détecté uniquement par la méthode colorée, confirmant la nette supériorité de la technique isotopique. L’étude des ganglions sentinelles négatifs en coloration HES standard (n = 102) à l’aide de coupes sériées et utilisation de techniques d’immunohistochimie a permis de reclasser quatre ganglions comme métastatiques. En 2000, Paganelli (18) a rapporté un taux de détection de 100%, sans faux négatifs, sur une série de 37 patientes, à l’aide de la méthode isotopique seule, avec clichés scintigraphiques préopératoires. Ces taux de détection élevés pourraient être dus à un drainage lymphatique vulvaire plus systématisé que pour le sein. CONCLUSION Comme pour le cancer du sein, la biopsie du ganglion sentinelle semble tout à fait pouvoir être appliquée dans le traitement des cancers vulvaires T1/T2, N-. Utilisée en routine, elle permettrait d’éviter la morbidité importante du curage inguinofémoral, et d’améliorer ainsi les suites opératoires trop souvent difficiles de la chirurgie vulvaire. Le bénéfice est d’autant plus grand que le risque d’atteinte ganglionnaire est faible, soit pour les lésions T1 et T2. Les meilleurs taux de détection sont obtenus à l’aide de la méthode isotopique (100 %), et l’association à la méthode colorée paraît inutile. Enfin, avec cette technique, le nombre de procédures systématiquement complétées par un curage complet est évalué à 10 (17) seulement pour un chirurgien ayant l’expérience des curages inguino-fémoraux. ■ La Lettre du Gynécologue - n° 276 - novembre 2002 R É F É R E N C E S O S S I E R B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Hacker NF. Vulva. In : Principles and practice of gynecologic oncology. Philadelphia : JB Lippincott 1992 : 547-8. 2. DiSaia PJ, Creasman WT, Rich WM. Related articles. An alternate approach to early cancer of the vulva. Am J Obstet Gynecol 1979 ; 133, 7 : 825-32. 3. Gould N, Kamelle S, Tillmanns T et al. Related articles. Predictors of complications after inguinal lymphadenectomy. 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