L’Encéphale (2009) Supplément 7, S282–S285 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Personnalité et vulnérabilité aux dépressions sévères Personality and vulnerability to severe depression E. Corruble INSERM U669, Faculté de Médecine Paris Sud, Service de Psychiatrie du Pr Hardy, CHU de Bicêtre – APHP, 78, rue du Général Leclerc, 94270 Le Kremlin Bicêtre Mots clés Dépression sévère ; Personnalité ; Troubles de la personnalité ; Vulnérabilité Résumé Parmi les différentes approches possibles de la personnalité, l’existence d’une pathologie de la personnalité, fréquemment associée aux épisodes dépressifs, constitue aujourd’hui le facteur de vulnérabilité le plus clair aux dépressions sévères. L’impulsivité et certains mécanismes de défense de type immature pourraient également constituer des facteurs de vulnérabilité aux dépressions sévères. KEYWORDS Severe dépression ; Personality ; Personality disorders ; Vulnerability Abstract Among the available approachs of personality, the presence of a personality disorder is the most documented vulnerability factor to severe depression. Impulsivity as well as some immature defense mechanisms may also be factors that predispose to severe dépression. La personnalité a été définie par P. Pichot comme l’organisation dynamique des aspects intellectuels, affectifs, volitionnels, physiologiques et morphologiques de l’individu. Les traits de personnalité désignent les modalités durables d’entrer en relation avec son environnement, de percevoir et penser son environnement et de se penser et se percevoir soi-même. Ils se manifestent dans un large éventail de situations. Les personnalités pathologiques ou troubles de la personnalité correspondent quant à eux à des déviations purement quantitatives de la personnalité normale. Ils concernent la cognition (ou perception et vision de soi, * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts. © L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. d’autrui et des événements), l’affectivité (réponse émotionnelle), le fonctionnement interpersonnel et le contrôle des impulsions. Les caractéristiques des troubles de la personnalité sont durables, et relativement stables, envahissantes, rigides, inflexibles, mal adaptées et sources de dysfonctionnement ou de souffrance. Les troubles de la personnalité, contrairement aux autres troubles psychiatriques et notamment les troubles dépressifs, ne s’expriment pas en premier lieu par des symptômes, mais par la subjectivité de l’expérience vécue, des modes de comportement et des styles de conduites. Leurs manifestations, contrairement aux symptômes, sont égosyntoniques. Personnalité et vulnérabilité aux dépressions sévères Conceptions classiques Approche psychodynamique À travers la notion de structure de personnalité, l’approche psychodynamique a conceptualisé les liens entre personnalité et dépression sous l’angle de la personnalité comme un facteur prédisposant à la dépression. Par exemple, pour Abraham, les sujets prédisposés à la mélancolie étaient caractérisés par des traits obsessionnels et de dépendance affective. Freud utilisait l’analogie avec la structure du cristal pour décrire le fonctionnement psychique. Les lignes de rupture du cristal, si celui-ci doit se rompre, correspondent aux lignes de fragilité inscrites dans sa structure initiale. De même, la nature des « décompensations » psychiques est prédéterminée par la structure de personnalité sous-jacente. Par exemple, les personnalités de type névrotique développeront préférentiellement des dépressions dites névrotiques. De même, selon les travaux de Bergeret, les personnalités de type limite développeront plutôt des dépressions de perte d’objet ou dépressions anaclitiques, dont la sévérité, marquée par le risque de passage à l’acte, est classique. La notion de mécanismes de défense, proposée par Anna Freud et réactualisée par des auteurs comme Vaillant ou Bond pourrait être d’un apport intéressant pour évaluer la vulnérabilité aux épisodes dépressifs sévères à travers les mécanismes de défense immatures, comme le déni ou le clivage par exemple. Toutefois, le modèle psychodynamique est relativement peu informatif sur les facteurs de personnalité qui prédisposent aux dépressions sévères, puisque les dépressions sévères constituent davantage un champ d’intérêt médical qu’un champ d’intérêt psychodynamique. Dichotomie dépression endogène vs. névrotico-réactionnelle C’est probablement à travers la classique distinction entre dépressions endogènes et psychogènes ou névrotico-réactionnelles, issue des travaux de Kraepelin, que l’on peut trouver quelques premiers éléments d’orientation concernant la personnalité comme facteur de vulnérabilité aux dépressions sévères. Dans ce modèle, les dépressions endogènes, constitutionnelles, à l’évolution autonome et récurrente, étaient marquées par une sémiologie spécifique et floride caractérisée par l’importance des symptômes somatiques (en particulier le réveil matinal précoce ou le ralentissement psychomoteur), par un risque suicidaire élevé, par l’absence de réactivité de l’humeur aux circonstances, par l’aggravation matinale des troubles, par l’absence fréquente de facteurs déclenchants, par l’existence d’antécédents personnels et/ou familiaux, par l’absence de troubles de la personnalité et par leur réponse positive aux traitements biologiques (antidépresseurs et sismothérapies). En revanche, les dépressions dites psychogènes ou névrotico-réactionnelles se caractérisaient typiquement par le caractère peu marqué ou absent du ralentissement psychomoteur et des signes somatiques, l’existence de facteurs déclenchants comme des ruptures ou des conflits, S283 une réactivité de l’humeur aux circonstances, l’aggravation vespérale des troubles, l’insomnie d’endormissement, et la demande d’aide. Parmi ces dépressions, on distinguait les dépressions névrotiques résultant de conflits intra-psychiques et de dysfonctionnements de la personnalité et les dépressions réactionnelles, secondaires à un événement de vie. Des auteurs américains comme G. Winokur ou anglais comme M. Roth intègrent d’ailleurs les caractéristiques de personnalité au sein de la définition des dépressions névrotico-réactionnelles. À partir de ce modèle, les dépressions névrotico-réactionnelles ont été considérées comme des dépressions moins sévères que les dépressions endogènes, car moins symptomatiques et moins associées au risque suicidaire que ne l’étaient les dépressions endogènes. D’ailleurs, ce modèle a pu conduire à des interprétations et à une utilisation parfois excessive. En effet, dans l’esprit de certains cliniciens, la présence d’un facteur déclenchant potentiel et/ou la présence de caractéristiques de personnalité de type névrotique, en lien avec une dimension compréhensible des symptômes et une causalité de type psychologique ont été associés à l’idée d’une pathologie non seulement moins sévère, mais aussi à une pathologie ne relevant que d’un traitement psychologique. Toutefois, il faut savoir que les analyses tout à fait sérieuses qui ont été réalisées pour tenter de valider ce modèle n’ont jamais permis de valider la dichotomie entre dépressions endogènes et dépressions névrotico-réactionnelles. En effet, même s’il existe un faible pourcentage de patients dont la symptomatologie correspond aux deux « types » extrêmes et opposés précédents, la validité de ces distinctions n’a pas été confirmée par les études empiriques réalisées sur des groupes de patients déprimés. Conceptions actuelles L’ère de la psychométrie et des classifications diagnostiques, contemporaine du développement de procédés d’objectivation, a donné lieu à des travaux d’évaluation systématique, qui ont permis de renouveler notre approche des relations entre personnalité et dépression. Différentes hypothèses ont alors été proposées pour conceptualiser les liens entre personnalité et dépression [1, 5, 6], resituant la vulnérabilité à la dépression issue de la personnalité comme une des façons parmi d’autres d’aborder les liens entre personnalité et dépression, la dépression étant également susceptible de modifier la personnalité. Troubles de la personnalité et vulnérabilité aux dépressions sévères Les troubles de la personnalité sont fréquents chez les patients présentant un épisode dépressif majeur actuel : ils concernent 20 à 50 p. 100 des patients déprimés hospitalisés et 50 à 85 p. 100 des patients déprimés ambulatoires [3]. La nature des pathologies de personnalité associées aux états dépressifs avérés est hétérogène, les deux troubles de la personnalité les plus fréquemment retrouvés étant les troubles de la personnalité Cluster B, en particu- S284 lier les troubles de la personnalité histrionique et borderline [3]. La comorbidité entre dépressions et troubles de la personnalité constitue à plus d’un titre un indice de sévérité de la dépression. En effet, les patients présentant un trouble dépressif et une pathologie de la personnalité se distinguent des patients présentant un trouble dépressif sans pathologie de personnalité sur la base de différents critères caractérisant la sévérité du trouble dépressif [2]. Premièrement, ils sont plus jeunes lors de leur premier épisode dépressif, ce qui laisse augurer d’un nombre de récurrences dépressives plus important au cours de la vie et d’épisodes de plus en plus sévères. Deuxièmement, plusieurs études montrent que leur soutien social est moins important, leurs conditions de vie plus instables. En particulier, ils sont plus souvent célibataires ou divorcés, isolés socialement, sujets à des difficultés professionnelles. À symptomatologie équivalente, ces caractéristiques conduisent à un moins bon pronostic du trouble dépressif. Troisièmement, et ce point est une conséquence des deux précédents, les patients présentant un épisode dépressif associé à un trouble de la personnalité sont plus souvent hospitalisés que les patients présentant un épisode dépressif sans trouble de la personnalité. Quatrièmement, leur symptomatologie dépressive est plus sévère dans le sens où ils présentent davantage de symptômes et des symptômes plus intenses. Ce résultat va à l’encontre d’une idée ancienne, qui était de penser que les dépressions dites névrotico-réactionnelles étaient moins sévères que les autres formes de dépression. Certains auteurs ont toutefois noté que les épisodes dépressifs associés à des troubles de la personnalité présentaient d’une façon moins fréquente que les autres épisodes dépressifs des symptômes mélancoliques (symptômes somatiques, anhédonie, maximum symptomatique le matin, idées de culpabilité, d’incurabilité, d’auto-accusation, idées délirantes en particulier), ce résultat étant compatible avec la classique dichotomie endogène versus névrotico-réactionnel. Cinquièmement, et il s’agit d’un élément essentiel lorsque l’on parle de sévérité d’un trouble dépressif, les patients déprimés ayant un trouble de la personnalité présentent une idéation suicidaire et des gestes suicidaires plus fréquents que les épisodes dépressifs sans troubles de la personnalité. En effet, la dépression est la première cause de suicides et de tentatives de suicide, puisque 40 % à 80 % des tentatives de suicide sont directement liées à un épisode dépressif, que l’existence d’un trouble dépressif multiplie par 10 le risque de tentatives de suicide et par 13 à 30 le risque de suicide par rapport à la population générale. Chez un patient déprimé, les troubles de la personnalité en particulier du cluster B (borderline, antisociale, narcissique et histrionique) doivent être systématiquement recherchés car ils constituent un facteur de risque suicidaire supplémentaire, en partie médié par l’isolement social et affectif et l’impulsivité [2, 10]. Sixièmement, l’association entre dépression et trouble de la personnalité majore significativement le risque d’association à d’autres comorbidités et donc le risque de trouble dépressif plus sévère. On citera principalement les comorbidités addictives, qui sont très fréquen- E. Corruble tes chez les patients présentant des troubles de la personnalité. Et on n’omettra pas les pathologies somatiques, souvent négligées chez ce type de patient, qui peuvent conférer un caractère de gravité au trouble dépressif. Septièmement, l’existence d’un trouble de la personnalité diminue l’observance chez les patients déprimés. Ceci se manifeste par exemple par l’absence à certains rendezvous de consultation ou une observance médiocre des traitements. Huitièmement, l’existence d’une pathologie de la personnalité altère également la réactivité thérapeutique aux traitements biologiques du trouble thymique [11], définissant une autre caractéristique potentielle de la sévérité d’un trouble dépressif. En effet, il a été mis en évidence dans plusieurs études que l’existence d’un trouble de la personnalité diminue la réponse aux antidépresseurs. Toutefois, il semble que les patients ayant un trouble de la personnalité aient moins de chances que les autres patients de recevoir un traitement médicamenteux adapté pour leur épisode dépressif [12]. Pour l’électroconvulsivothérapie (ECT) comme pour les antidépresseurs, l’existence d’une pathologie de la personnalité associée à un épisode dépressif diminue la réponse thérapeutique. Toutefois, les sismothérapies ne sont pas contre-indiquées s’il existe une pathologie de personnalité et elles peuvent permettre d’obtenir de réelles rémissions symptomatiques chez les patients résistant aux traitements médicamenteux [4]. Dimensions de personnalité et vulnérabilité aux dépressions sévères Impulsivité La pratique clinique montre que l’impulsivité peut être un facteur de risque de dépression sévère dans la mesure, où elle peut faciliter les passages à l’acte, notamment suicidaires. Des arguments génétiques, biologiques et neuropsychologiques permettent aujourd’hui d’étayer ces connaissances cliniques. Toutefois, tous les patients impulsifs ne voient pas leur impulsivité majorée au cours d’un épisode dépressif. Et certains d’entre eux voient également leur impulsivité abrasée au cours d’un épisode dépressif. « Névrosisme » et autres dimensions Des travaux d’évaluation systématiques réalisés dans les 30 dernières années ont effectivement mis en évidence des dimensions de personnalité précédant la survenue d’épisodes dépressifs unipolaires et donc susceptibles de les favoriser. Des études prospectives [2, 3, 13] d’une durée d’observation maximale de 12 ans ont ainsi identifié certains facteurs pré-morbides comme le « névrosisme » (dimension associant instabilité émotionnelle, anxiété, irritabilité et nervosité), la labilité émotionnelle, l’asthénie, la timidité, le manque de confiance en soi. Des études familiales ont permis d’identifier des traits relativement proches chez les apparentés de sujets déprimés. Ces traits sont le névrosisme, la psycho-rigidité, l’émotionnalité et la timidité. De plus, les études de jumeaux de Kendler et al. [7, 8] montrent que le névrosisme est le facteur qui permet de prédire le plus clairement la survenue d’épisodes dépressifs. Toutefois, ces dimensions semblent relative- Personnalité et vulnérabilité aux dépressions sévères ment peu spécifiques : elles sont également retrouvées chez de futurs schizophrènes ou toxicomanes. Les nombreux modèles psychologiques de vulnérabilité à la dépression (modèles d’affects positifs et négatifs, d’anhédonie, d’alexithymie, de dépendance-autonomie, d’estime de soi, de schémas cognitifs dysfonctionnels, de résignation acquise, de lieu de contrôle, d’événements de vie précoce, ou de stratégies d’ajustement) [12] ne semblent pas déterminants dans la compréhension de la vulnérabilité aux dépressions sévères. Ainsi, même si certaines caractéristiques de personnalité précèdent la survenue d’épisodes dépressifs, peu d’arguments permettent aujourd’hui de penser que des traits de personnalité, à l’exception de l’impulsivité, constituent un facteur de vulnérabilité spécifique à la dépression sévère. Perspectives Parmi les différentes approches possibles de la personnalité, l’existence d’une pathologie de la personnalité, fréquemment associée aux épisodes dépressifs, constitue aujourd’hui le facteur de vulnérabilité le plus clair aux dépressions sévères. L’impulsivité, le névrosisme et certains mécanismes de défense de type immature pourraient également constituer des facteurs de vulnérabilité aux dépressions sévères. Les modèles neurobiologiques et génétiques sont de plus en plus pertinents pour expliquer les liens entre dépression et personnalité. Par exemple, Kendler et al. [7, 8] montrent que le lien entre névrosisme et troubles dépressifs majeurs repose en grande partie sur des facteurs génétiques. Mais, ces modèles ne sont pas exclusifs, ils sont tout à fait compatibles avec les modèles psychologiques de vulnérabilité, plus anciens. En effet, au cours des dernières années, ont été mises en évidence les interactions entre les différents facteurs, génétiques, biologiques, développementaux, de personnalité et d’environnement. Ce sont probablement ces interactions qui sont pertinentes pour expliquer la vulnérabilité que confère la personnalité aux dépressions sévères. S285 Ces différents aspects seront probablement mieux pris en compte dans le futur DSM V, à travers l’utilisation d’une classification dimensionnelle de la personnalité. Des travaux seront donc nécessaires avec ces nouveaux outils cliniques pour identifier des variables sous-jacentes plus spécifiques que le phénotype « personnalité » et leurs interactions, dans les domaines biologiques, génétiques, développementaux, neuropsychologiques ou d’imagerie. Références [1]Akiskal HS, Hirschfeld RMA, Yerevanian BI. The relationship of personality to affective disorders. A criticaI review. Arch Gen Psychiatry 1983 ; 40 : 801-810. [2]Corruble E, Ginestet D, Guelfi JO. Comorbidity of personality disorders and unipolar major depression : a review. J Affect Disord. 1996 ; 37 : 157-170. [3]Corruble E, Guelfi JO. Pathologies de la personnalité et dépressions majeures unipolaires. ln : JD Guelfi, E Corruble, C Duret et al. Personnalité et troubles de l’humeur. Paris : Doin, coll. « Références en Psychiatrie », 1999 : 45-54. [4]Debattista C, Mueller K. Is electroconvulsive therapy effective for depressed patients with comorbid borderline personality disorder. 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