A V A N T - P R O P O S Liens et dépressions, familles et génétique Relationships and depressive disorders, families and genetics ● J. Miermont* ous n’avons pas besoin de cours du soir pour nous apprendre comment nous comporter lorsque nous sommes déprimés. Les conduites dépressives apparaissent comme des acquisitions phylogénétiques que notre espèce partage avec de nombreuses autres. Ce qui varie, ce sont les conditions d’apparition des réactions dépressives. La distinction classique entre dépressions réactionnelles et dépressions endogènes garde sa pertinence : – dans les premières, il existe une compréhension des facteurs psychologiques qui pourraient en expliquer l’origine ; aussi intenses que soient la tristesse et la souffrance morale, le manque d’énergie, la démotivation, la dévalorisation, le patient arrive à verbaliser les circonstances de sa vie, à évoquer son histoire, à associer son état avec des évocations qui prennent sens ; – dans les secondes, les circonstances de déclenchement restent opaques à l’introspection subjective, et renvoient à l’identification de variables objectivées par les cliniciens et corrélées statistiquement par les chercheurs : déclenchement des premiers troubles au début de l’âge adulte, plus grande fréquence de manifestation des crises au printemps et à l’automne, variations circadiennes avec aggravations matinales et améliorations vespérales. Sous l’emprise du trouble, le patient semble n’avoir aucun insight sur ce qui lui arrive, ses propos sont laconiques, superficiels et stéréotypés. Les manifestations dépressives peuvent alterner avec des épisodes maniaques, conduisant au diagnostic de maladie bipolaire. Comment rendre compte des corrélations possibles entre familles et dépressions, facteurs génétiques et environnementaux, constitution des liens et organisation de la personnalité ? Depuis leur apparition il y a 250 millions d’années, comme le souligne K. Lorenz (1), les vertébrés, avec les poissons dont le squelette est complet, ont développé des liens personnels entre congénères. Attirés l’un par l’autre, le mâle et la femelle mettent en œuvre des rituels de séduction, maintiennent une relation durable, procréent, reconnaissent leur progéniture, la protègent et lui assurent un minimum d’éducation. Ultérieurement, cette progéniture tirera profit de ces acquisitions en façonnant progressivement leurs expériences relationnelles. N * Psychiatre des hôpitaux, coordonnateur de la Fédération de services en thérapie familiale, Villejuif. La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006 Cette reconnaissance personnifiée entre individus va de pair avec la création de territoires, réalisés par l’existence de comportements de menace et d’agression vis-à-vis des intrus, dont les fonctions principales sont d’assurer la répartition équilibrée des ressources alimentaires entre les congénères, et de permettre l’appariement, l’accouplement et l’élevage des jeunes. Comme on le voit, l’acquisition phylogénétique des systèmes familiaux ne date pas d’hier et s’est complexifiée avec l’augmentation du temps d’élevage des petits primates par leurs parents. D’un côté, la famille constitue un espace où chaque membre se crée une niche écologique, tout en supportant la cohabitation des proches sur un même territoire. Cette cohabitation ne se fait pas sans mal et réclame l’existence de rituels d’apaisement. L’amour n’est-il pas le sentiment qui permet de supporter l’insupportable dans la gestion quotidienne de la promiscuité et de l’intimité ? De l’autre, si la menace de la perte des attachements vitaux aux parents est susceptible de développer le sentiment d’insécurité et l’anxiété, leur rupture effective déclenche des réactions dépressives. La disparition du partenaire sexuel, dans les espèces où le lien conjugal est intense et durable, produit chez le survivant, après une phase de recherche frénétique et désespérée, une réaction de retrait, d’inappétence, d’abattement et de prostration. Le pelage ou le plumage devient terne, la musculature périorbitaire inverse l’expression du regard et les signaux permettant la vie relationnelle disparaissent. Les troubles alimentaires, les troubles du sommeil, l’amaigrissement, voire l’obésité complètent le tableau clinique. Les petits primates qui perdent leur mère de façon précoce présentent une réaction analogue, et risquent fort de dépérir ou de se faire écraser par un mâle dominant, à moins de se trouver une mère de substitution. Ces observations ont pu servir de paradigme explicatif pour les dépressions réactionnelles. Des expériences de rupture des liens affectivement très investis (qu’il s’agisse de liens sentimentaux, de réalisations personnelles, de circonstances extérieures renvoyant à une mauvaise image de soi) vont contribuer à la manifestation du trouble dépressif. Les troubles bipolaires renverraient, pour A. Demaret (2), à une autre origine. Selon cet auteur, l’état maniaque ne serait pas sans rappeler le comportement de l’animal qui triomphe de ses adversaires sur son territoire, l’état mélancolique renvoyant à l’inverse à une attitude de soumission, de renoncement liée à la perte du 55 A V A N T - territoire. Si le maniaque se sent partout chez lui, le mélancolique se sent partout importun. Le premier épisode maniaque apparaît souvent chez l’adulte jeune, et pourrait ainsi coïncider avec le temps de constitution de son territoire comme adulte dans une société qui ne l’attend pas nécessairement. Pour A. Stevens et J. Price (3), la dépression serait une réponse adaptative à la perte du rang hiérarchique consistant à s’accepter comme un perdant. Elle permettrait non seulement de supporter le rôle de subordonné, mais aussi de s’ajuster au manque de ressources lié à ce nouveau statut, d’éviter le conflit statutaire et la souffrance liée au risque d’être blessé, en préservant la stabilité et l’efficacité compétitive du groupe social en maintenant son homéostasie. Ce processus inhibiteur serait involontaire et consisterait à renoncer à la compétition et à réduire le niveau d’aspiration. Il réaliserait une sous-routine ritualisée de reddition de la part du perdant, qui indiquerait clairement au gagnant le renoncement à revenir à la charge. À l’inverse, le gagnant réaliserait une routine de triomphe, assurant ainsi sa suprématie par ses manifestations bruyantes. P R O P O S Loin de moi l’idée de réduire la compréhension des dépressions à un déterminisme phylogénétique. Tout au plus s’agit-il d’une sémiotique encryptée, transformée par les cultures anthropologiques, les points de vue personnels, les systèmes familiaux, les avancées des recherches scientifiques. Le mérite revient aux auteurs de ce numéro d’explorer les différentes facettes cliniques, épidémiologiques, neurobiologiques, écosystémiques et thérapeutiques qui caractérisent la diversité des troubles dépressifs et des constellations familiales où ils s’expriment. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Lorenz K. L’envers du miroir. Paris : Flammarion, 1975. 2. Demaret A. Éthologie et psychiatrie. Bruxelles : Pierre Mardaga, 1979. 3. Stevens A, Price J. Evolutionary psychiatry. A new beginning. Second edition. London and Philadelphia: Routledge, 2000. Les articIes publiés dans “La Lettre du Psychiatre” le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. 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