Le concept de l`être-au

publicité
Le concept de l'être-au-monde
chez Heidegger
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Dominique Chateau,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus
Bertrand DEJARDIN, L'art et la vie. Éthique et esthétique chez
Nietzsche,2008.
Christian
MERV AUD et Jean-Marie
SEILLAN
(Textes
rassemblés par), Philosophie des Lumières et valeurs chrétiennes.
Hommage à Marie-Hélène Cotoni, 2008.
Bertrand DEJARDIN, L'art et la raison. Éthique et esthétique chez
Hegel, 2008.
Guillaume PENISSON, Le vivant et l'épistémologie des concepts,
2008.
Bertrand DEJARDIN, L'art et le sentiment. Éthique et esthétique
chez Kant, 2008.
Ridha CRAIBI, Liberté et Paternalisme chez John Stuart Mill,
2007.
A. NEDEL,
Husserl
ou la phénoménologie
de l'immortalité,
2008.
S. CALIANDRO, Images d'images, le métavisuel dans l'art
visuel, 2008.
M. VETO, La Pensée de Jonathan
M. VERRET, Théorie et politique,
Edwards,
2008.
2007.
J.-R.-E. EYENE MBA, L'État et le marché dans les théories
politiques de Hayek et de Hegel, 2007.
J.-R.-E. EYENE MBA, Le libéralisme
philosophie sociale de Hegel, 2007.
de Hayek
au prisme
de la
J.-B. de BEAUVAIS, Voir Dieu. Essai sur le visible et le
christianisme, 2007.
C. MARQUE, L'u-topie du féminin, une lecture féministe
d'Emmanuel Lévinas, 2007.
VINCENT
TROV A TO
Le concept de !'être-au-monde
chez Heidegger
L 'HARMATTAN
Du même auteur
Aux éditions L'Harmattan
L'enfant philosophe, 2005.
L 'œuvre du philosophe Sénèque dans la culture européenne,
Être et spiritualité, 2006.
(Ç) L'HARMATTAN,
2008
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
harmattan [email protected]
[email protected]
ISBN: 978-2-296-05249-9
EAN:9782296052499
2005.
Qui d'autre pose la question de savoir ce qu'est l'homme, qui
d'autre y répond, si ce n'est l'homme lui-même?
HEIDEGGER,
Nietzsche I, GA 6.1, p. 322.
INTRODUCTION
De l'Être
La concentration
sur la question de l'être laisse
apparaître la pensée de Heidegger extrêmement abstraite et
lointaine à l'égard des difficultés réelles de la vie. En réalité,
derrière cette consécration
à la question ontologique,
Heidegger manifeste un empressell1ent assez tangible pour les
bouleversements radicaux du monde contemporain. Il suffit
de penser aux phénomènes tels que la dévaluation des valeurs
familiales, la perte de sens, les crises d'identité et toutes les
expressions de souffra11ce qui lacèrent la société. De ce poÜ1t
de vue, on rencontre chez Heidegger, à côté de l'attention
portée sur le problème de l'être, une vigilance sensible pour
les manifestations pathologiques de la contemporanéité.
Il
propose
-
en tant que penseur
-
de les analyser et de les
résoudre. En effet, pour Heidegger, dès que l'on touche aux
maladies du monde contemporain, on doit égalell1ent être en
mesure de trouver les Inotifs qui les ont provoquées et
parvenir à remédier ou assainir les impacts occasion11és. Plus
radicale sera la recherche, plus efficace sera la thérapie.
Heidegger explore l'origine profonde du Inal-être et
du destin pathologique de la simultanéité d'existence.
Il
reconnaît ce trouble intense à travers une série d'expériences
qui expliqueraient la Inise à l' écali 1nênle de l'être. L'épaisse
couche qu'il dessine avec le 1not être souligne une absence et
un manque dans l'individu. C'est dans cet espace que
1'homme moderne prend conscience de sa finitude, de sa
limite et donc de la précarité de son projet technique
d'accaparer
le connaître de la réalité; il a 1nodifié ses
dilnensions pour concentrer toute son énergie vers une
entreprise absolue de possession.
L'oubli de l'être est
10
probablement
la cause métaphysique
des pathologies de
l'époque actuelle.
La pensée
de Heidegger
est une méditation
ontologique et une réflexion sur l'être que la philosophie,
dans sa tradition métaphysique, aurait oubliées et masquées.
Heidegger propose l'histoire de la métaphysique comme un
destin. Il individualise
ou suit fondamentalement
deux
chemins pour identifier ces principes. D'abord, dans l'action
de la première phase de sa pensée, notamment les cours
professés à l'Université de Fribourg, au début des années
vingt, et puis successivement,
entre 1923 et 1928, à
Marbourg. Dans le parcours de son cheminement, il cherche
ensuite à démontrer comment la métaphysique et son concept
représentent pour l'homme le fruit d'une dynaInique enroulée
dans la trajectoire extraordinaire du Inonde.
La vie humaine possède en elle un mouvement qui
l'oriente et la dirige vers des Inodalités de réalisations
fictives, car le cl10ix authentique est toujours plus compliqué
et plus harassant que l'inauthentique.
Lorsqu'on souhaite
réussir une carrière professionnelle, la concrétisation s'avère
parfois pénible. De là, dérive la facilité à se trolnper et la
difficulté à s'épanouir. Pour Heidegger, la vie 11uInaÏ11eest
quelque chose d'analogue, c'est un projet. La réussite peut
provenir uniquement d'un modèle, Inais l'erreur peut être
causée par de multiples processus. La faillite de l'existence
est facile, par contre sa réussite est plus complexe. Il y a donc
dans la vie des dispositions pour l'altérer. Ces résolutions ne
représentent
pas un cl10ix éminent d'autl1enticité.
La
métaphysique est bien pour Heidegger un destin, une erreur
dans laquelle l'histoire hUInaine est tombée. À l'intérieur de
cette erreur Inétaphysique se reflète, sur le plan destinaI, une
tendance
que cl1acun peut constater:
choisir
entre
l'authentique et l'inautl1entique.
La Métaphysique, c'est l'interrogation
qui dépasse
l'eo/yistantsur lequel elle questionne, qfin de le recouvrer
Il
comme tel et dans son ensemble pour en actuer le conceptI.
De Platon à Descartes, en passant par Thomas d'Aquin, un
même acte se répète: on s'interroge sur les choses, on situe
leur essence au-delà des apparences, puis sur ces essences, on
s'interroge à nouveau. Pourquoi? Afin d'appréhender leur
substance qui seule demeure par-delà le mouvement trompeur
des apparences
sensibles.
Heidegger
constate que ce
dépassement n'est pas fidèle à son impulsion originaire. Il
s'arrête dans la contemplation de réalités plus concrètes, ce
qui permet de certifier de toutes qu'elles existent. Quel que
puisse être leur rang, ces réalités ne sont en fait que des
étants; elles participent de l'être, mais ne représentent pas
l'être lui-même. Pour une pensée habituée à ne saisir que des
étants, qui ne se donnent que sur le Inode de la présence
immédiate, l'être se révèle plutôt être un rien d'étant, dont il
est difficile d' affillner autre chose. Dieu est l' exelnple
privilégié de ce fondement absolu, cause de soi, qui se dOl1ne
radicalement autre, et qui n'est pouliant qu'un étal1t panni les
autres. Dieu ne signifie-t-il pas l'autre de l'être? Il est l'être
le plus parfait, mais du lnême genre de perfection et de réalité
que celui de la trop 11umaine quotidienl1eté:
présence,
substance, objectivité.
Lorsqu'on
se pose la question «Qu'est-ce
que
l'Être? » on est renvoyé à soi-même. Mais quand, renvoyé à
soi-même, on demande «Qui est l'homlne? », c'est l'Être,
au contraire, qui occupe le premier plan, qui se révèle et qui
ordonne à I'homme de pel1ser2. La question de l'être pOlie sur
les catégories lnêlnes que la Inétap11ysique se donne pour
ultimes et qu'elle propose à leur tour de les dépasser. En
outre, elle pense ce dépasselnel1t COlnme radical, excluant
toute réponse qui ne soit pas à la hauteur de cette question:
I
Martin
HEIDEGGER,
Qu'est-ce
que la 171étaphysiqlle, in Questions
I et Il, tr8d.
H. Corbin
et R. Munier,
Paris, Editions
Gallilnard,
call. «Tel », 1968, p. 67.
2
Hannah
ARENDT,
La Volol1té-de-ne-pas-vollloir
de Heidegger,
in La )lie de
l'esprit,
Paris, Editions
PUF, coll.«
Quadrige
»,1981,
p. 489.
12
qu'est -ce que l'être? On ne peut répondre: tel étant3. La
réponse ne consistera pas dans la désignation d'une instance
particulière,
fut-elle suprême,
mais s'appliquera
dans
l'analyse de la structure qui rend possible toute dénomination
d'instance. Non pas: pourquoi y a-t-il telle chose? Mais
pourquoi donc y a-t-ill 'étant et non pas plutôt rien? Hamlet
s'interroge:
Être ou ne pas être, voilà la question... La
réponse peut être celle d ' Avicenne: Le bien ne se trouve en
4
toutes c h oses qu 'avec 1 etre en acte.
La mort est
insignifiante. À moins d'emporter dans la mort la totalité de
'/'1
l'être
-
comme l'envisageait
Macbeth à l'heure de son
dernier affrontement. Dès lors, l'être serait insignifiant et
ridicule jusque dans l'ironie pour soi à laquelle on pourrait à
la rigueur l' assimiler5.
Cette question doit saisir en retour le fait l11êl11ede la
tonalité de l'étant dans l'énigme de sa présence, et non pas,
dans son ensemble, énoncer un concept de l'étant. La
question de l'être est précisélllent la question du sens de
l'être, admise comme sensibilité particulière à Ull certain type
de regard et d'interrogation. Il s'agit d'avoir le sens de l'être
plus encore que de se delllander quelle est la signification du
mot être.
Sens de l'être signifie «vérité de l'être », ce que
confirme Heidegger au séminaire du Thor: Pour garder au
projet la sign(fication
dans laquelle il est pris (celle
d'ouverture
ouvrante), la pensée, après Être et Ten1ps,
remplace la locution de « sens de l'être» par celle de « vérité
3
On a souvent
critiqué
le langage
de Heidegger
et celui
de ses traducteurs
français.
En ce qui concerne
le tenne étant pour traduire
dos Scicnde,
la critiquc
tort.
Un
poète
COITIITIe
Hopil
elTIploie
tout étant, in Pierre TROTIGNON,
4
: Quel est donc
Heidegger,
Paris, Editions
le nlot
AlTIélie-Marie
GOICHON,
Introduction
à A\'icenne
(son
Paris, Editions
Oesclée
de Brouwer,
1933.
5
Cf. ElTIlTIanuel
LEVINAS,
Autrenlent
{fU 'être ou (lu-delà
Matiinus
Nijhof(
1974, rééd. Paris, Le Livre de Poche,
2004, p. 14.
a
ESlre ? Il est sur
PUF, 1965, p.S.
épÎtre des d~/initions),
cet
de l'essence,
colI. «biblio
La Haye,
essais
»,
13
de l'être »6. Au cœur du sens, l'être s'ouvre. Le sens de l'être
est donc la vérité de l'être. C'est uniquement à partir de la
vérité de l'être qu'on peut comprendre l'être.
L'être-au-monde porte en lui une propension qui tend
vers le monde. Heidegger s'embarrasse de ce qui, dans l'êtreau-monde, suscite une frayeur et provoque l'ennui. Dans
l'ennui, on éprouve l'inexistence de la réalité ou la réalité de
l'inexistence. Les choses échappent à l'être et le néant de
l'ennui devient le seul phénomène qui pour lui demeure
significatif. Les choses apparaissent comme vides. Que restet-il alors? Rien que l'être. Même dans l'inexistence, l'êtreau-monde continue de diffuser de l'être. L'ennui compose un
phénomène partiel de l' être-au-monde. Heidegger édifie un
ennui magistral qui réfère au sens global de l'existence
humaine et dirige un renverselnel1t vers une Inanière d'être
propre à l'être.
Parmi l' ensel11ble des étants, il existe un lieu où ce
sens de l'être est plus apparent ou l110ins dissiInulé
qu'ailleurs. Il s'y trouve, plutôt que connu, vécu, réalisé sous
la forme d'une disposition qui n'est ni un instrul11ent subjectif
ni une intuition rationnelle. La l11étapl1ysique voit I'1101nlne
(animal rationnel), cet être à part qui se distingue précisél11ent
par la faculté de s'interroger. Pour Heidegger, ce qui est
originaire, ce n'est pas le regard porté, Inais la disposition
particulière qui le COl1stitueet le rend possible.
Être, pour Kant, c'est être un objet. C'est dans une
perspective très kantienne et dans un pur rappoli de
conl1aissance
désintéressé
que Heidegger
refuse cette
substantialisation d'un sujet face à l'être C0111111e
objet. La
notion du caractère ekstatique du Dasein est un reflet fidèle
de cette position. Il 11'y va plus d'une conscience et de la
pensée des objets Inais d'un là (Da-sein) paradoxal.
Repoussant toute subjectivité, il n0111111e
être-Là (Dasein) ce
6 Sénlinaire
dl! Thor 1969, in Ql!C.')'lioJ7s1// el/V, trac!. F. Fédicr, J. Lallxerois, C.
Roëls, J. Bealltl"et, Paris, Editions GalliJnard, 1976, p. 424.
14
qui était désigné auparavant comme conscience pensante, et
souci la tonalité générale de son activité.
Le terme Dasein (traduit improprement par réalité
humaine 7) évoque l'ouverture, la liberté ou encore le jeu qui
caractérise
l'être
humain:
lieu de cette étonnante
contradiction de l'être qui vient tout à coup se dire dans le
langage comme une multiplicité d'étants. L'analytique du
Dasein,
c'est-à-dire
l'étude
de la structure
de ses
comportements
relationnels
(pratiques et affectifs), fait
apparaître des existentiaux (catégories) au travers desquels
peut être décodée la nature des rapports entre l'être et les
étants.
Le Dasein est essentiellement être-au-monde. Cette
définition
terminologique
évite à Heidegger
d'utiliser
l'expression « homme ». En tant qu'être au Inonde, I'hol11me
a une connexion à l'être, une cOI11prél1ension de l'être
«préontologique ». C'est ce rapport intime à l'être qu'on
désigne par l'existence de I'hol11l11e; cette existence est son
essence. L'analyse de cette existence I11et en évidence des
existentiaux, c'est-à-dire des catégories qui sont à l' œuvre
dans les jugements ontologiques pOliés sur les êtres. Le but
est de fractionner I'homme en une série de l110des de l'être
dont peut attester la phéI10I11énologie. L' être-au-Inonde n'est
pas un être donné, enfermé dans la simple présence de sa
nature, I11ais marqué par une indétell11ination fondal11entale.
Il est ouvert sur le jeu des possibilités, ek-sistant, c'est-à-dire
se tenant tout entier hors de soi, COI11I11e
un lieu livré au
déploiel11ent de relations qui ne traduisent pas l'expression
d'une substance ou d'un sujet. En tant que tel, il est être-jeté,
car il a déjà une certaine n1anière globale de se rappolier au
l110nde en le cOI11prenant : situation qffèctive dans laquelle
tous les autres hOI11I11essont Ï111pliqués. Il est donc aussi êtreavec.
ï
Sartre reprend la traduction de Henry Corbin, nlais il subjectivise le Dasein, il le
réinscrit dans la perspective hUlnaniste dont tout le projet de Heidegger était,
justelnent, de le Ü1ire sortir. Le Dasein, c~est rextase du sujet, son ek-sistence.
15
Le projet final de l'homme est un être-pour-Ia-mort
dont la rencontre
dramatique
avec le Néant suscite
existentiellement la question de l'être. Cependant, entre la vie
et la mort, le comprendre humain est contraint de passer entre
une série de champs herméneutiques où le sens est dispersé
ou caché. Heidegger considère l'interprétation non pas sur le
principe d'une conscience de soi psychologique, mais sur le
modèle historique de l'être-dans-Ie-monde.
Il choisit le plan
d'une ontologie de l'être fini, pour l'appréhender non plus
comme un mode de connaissance, mais comme un mode
d'être. Dans la disposition affective de l'angoisse se réalise la
confrontation entre le Dasein et l'être sur le fond duquel
surgit la fragile, dérisoire et obsédante réalité du monde des
étants. Au-delà des autres existentiaux qui restent à l'intérieur
du projet lui-même comme ses détenninations particulières,
l'anticipation de la mort conduit à caractériser l'être-là, plus
authentiquement comme être-pour-Ia-lnort.
La mort est la possibilité de la pure et simple
impossibilité du Dasein. Aussi la mort se révèle-t-elle comme
la possibilité
la plus propre, sans relation au Dasein
d'autrui, indépassable8.
Le Dasein
est marqué
par une historialité
fondamentale:
historicité constitutive, irrémédiable, qui ne
lui advient pas du dehors sous la fonne de la succession
temporelle.
Cette
temporalité
originaire
est
une
contemporanéité des trois instances du temps (passé, présent,
futur) rassemblées en une ditnension unique. Par conséquent,
la tonalité des étants présents, passés et à venir figurent dans
le langage. Augustin va plus loin. Il constate que le telnps ne
s'entend que dans la langue, qu'il existe donc COlnlne une
« indécollabilité » de la la11gue et du ten1ps. Il pense le tenlps
en latin: d'où, par où, vers où (unde, qua, quo). À chacune
de ces questions correspondra un tell1ps : d'où vient (le futur),
S
Martin HEIDEGGER,
1986, p. 305.
Être et Te171pS,tracL F. Vezin, Paris, Editions Gallilllard,
16
par où passe (le présent), où va (le passé). Il exploite la
capacité rhétorique et l'effet dramatique: De ce qui n'est pas
encore, à travers ce qui n 'a pas d'extension, vers ce qui n'est
plus9. Le monde lui-même, saisi naïvement par la conscience
comme un monde de choses données, apparaît au contraire du
point de vue de l'analyse du Dasein comme une mondanéitéIO
dépendante de l'être-là.
L'essence du Dasein s'enracine dans son existence.
Le propre de 1'homme est le Dasein : il ouvre au plus profond
l'être en lui-même par une étude de l'existentialité et de la
temporalité. Ce qui est fondamental, c'est la question de
l'être qui touche seulement à la mondanéité, et non pas à la
nature. Dans Être et Temps, Heidegger distingue l' ontique et
l'ontologique Il: la «nature»
est une notion antique; le
monde n'est en rien un en soi indépendant. Il n'est pas
ontologiquement
une détermination
que l'étant (11ul11ain)
essentiellel11ent n'est pas, l11ais un caractère de l'être-là. Pour
désigner cette intégration des étants à partir d ~une saisie
originaire, Heidegger parlera d'un monde d'outils.
Le monde, comme systèl11e d'outils ayant un sens
social, renvoie à autrui, COl11111e
à celui qui participe à ce
même monde. Les objets renvoient tacitement aux autres, à
1'humanité. Les gestes, les paroles portent tous en eux la
présence d'autrui. L'outil est essentiellel11el1t quelque chose
pour. Séparé de son environnement, l'outil n'existe pas, n'a
pas
d'existence
propre;
il est sans
signi fication,
interchangeable et ne compte pas pour la pérennité de l' êtreau-monde. C'est par sa fonction que l'outil prend son sens,
9
Saint AUGUSTIN, Cal'?/èssians, livre XI, XXI, 27.
10 Heidegger s~attache el rechercher ressencc
du Inondc, la Inondanéité du
Inonde: ce qui fait être le 1110nde, ce qui Ü1it que le 1110nde est nlondc. IIs' agit dc
définir le statut ontologique du Inonde. La I1londanéité relève de la structurc, du
caractère du Dasein. Mais on passe par rétant pour découvrir cc qu~cst récl/cnlcnt
le Inonde.
Il Heidegger désigne antique tout cc qui se rapporte Ù étant et oJ/tologiquc tout
I"
ce qui se rapporte à I"être. Pourtant, il renonce au projet et au Inot d'ontologic, in
Martin HEIDEGGER,
Introduction
ci la 171étaphysiquc, tract. G. Kahn, Paris,
Editions Gall ilnard, colI. « Tel », 1967, p. 52.
17
son existence et son utilité. Ce qui existe, c'est une structure à
l'intérieur de laquelle l'outil s'insère, s'enracine et y puise
son sens. Le statut ontologique de l'outil, c'est être à portée
de la main. L'être de l'outil apparaît dans la structure
ontologique du monde ambiant, de l'environnement,
de ce
qui est à portée de la main.
Être et Temps ne constitue pas une anthropologie, car
ce qui est recherché à travers le Dasein, c'est le rapport à
l'être, et non une définition de l'essence humaine. En même
temps, cette relation est appréhendée par l'intermédiaire
d'une structure particulière du Dasein qui en est à la fois le
révélateur et la condition. C'est par le Dasein, et en lui, que
vient au monde le questionnement sur la vérité, en d'autres
termes un questionnelnent de l'être sur lui-lnême.
Ces analyses évoquent les théories contemporaines
issues d'une interprétation des œuvres de Kant, mais avec un
nuance: le monde vitaliste des éthologues, qui résulte de
l'activité réussie d ~un orga11islne ordinaire, n'est pas tout à
fait le monde de l'holnlne da11s lequel Heidegger introduit
cette dimension de la mort qui lui donne son véritable sens.
L'essence Inêlne de ce Dasein, c'est d'être expulsé
dans le monde d'une manière constitutive pour éviter que la
réflexion philosophique ne parvienne à une itnpasse.
En posant au départ l'indissociable relation unissant
l'étant qui comprend l'être et les éta11ts envers lesquels celuici se comporte, Heidegger
souhaite court-circuiter
un
cheminement philosophique qui, selon lui, ne Inène nulle
part. ..
CHAPITRE I
De l'existence humaine
~ 1. Dasein
Seul I'homme est ouvert à l'être, et c'est cette
ouverture
que Heidegger
nomme Daseinl2.
Heidegger
explique: le Dasein n'est rien d'humainI3; le Dasein ne veut
pas dire le fait pour l'homme de se trouver làl4; ainsi le
Dasein n'est-il pas l'être-là, mais l 'être-le-là 15. L'homme
n'est pas là, il est le Là, car il déploie son essence de telle
sorte qu'il est la clairière de l'êtreI6. La nature du Dasein est
d'être UI1eCOI1scieI1ceet la nature de la COI1scieI1ceest d'être
en rapport avec le monde et avec soi-mêIne;
il est le
contraire
d'une chose. Cette relation au monde est
constitutive du Dasein: la conscie11ce est essentielleInent
ouverture sur l'être. Le Dasein est donc un rapport au Inonde.
C'est pourquoi fuir le monde est encore une manière d'être
au monde et d'y assumer sa condition. ComIne l'éc1it le poète
Rilke dans la première de ses Élégies de Duino, [...] que
nous ne sommes pas vraiment chez nous dans le n10nde
interprétéI7. Le connaître est un mode d'être du Dasein, de
l'être-au-monde.
La connaissance
11'appartient pas à un
12
Structure existentiale qui pennet rouverture
cie rêtre et I~ouverture à rêtre.
Mênle s~il est porté par lui, le Dasein n~est pas l'hol7l1ne. Il est Inêlne ce qui
pennet de penser I~ être sans I~hO]nlne.Être et Te171pSprésente le Dasein COlnlne
cet être que nous sonlnles et que nous avons à être. Le Dasein signifie: c'est là
que l'être est.
13Contribution à la question de l'être, in Questions I et Il, tract G. Granel, p. 214.
14
Martin HEIDEGGER,
Nietzsche l, tract P. Klossov.;ski, Paris, Editions
Gall Îlnard, 1971, p. 220.
15 Martin HEIDEGGER, Lettre à Jean Beal(fioet, in Questions III et IV, tract R.
Munier, Paris, Editions Gallinlard, colI. «Tel », 1966, p. 130.
]6
Ibid., p. 81.
17
Rainer Maria RILKE, Élégies de Duino, Paris, Editions du Seuil, colI.
« Points Essais », 1974, p. 9.
20
cogito, mais au sum, à l'être directement. Le Dasein est
capté, pris, engagé dans un monde.
L'engagement,
l'agir dans le monde pressent le
Dasein avant même qu'il en soit conscient. La connaissance
relève de l'être. La praxis (action qui est première) confère au
Dasein son mode d'être intriqué et entremêlé dans le monde.
Un examen minutieux de ce thème apporterait en retour ce
qu'il en est au juste de cette soumission.
La notion
18,
heideggérienne
d' ekstase
censée
décrire
au mieux
l'existence
humaine, constitue l'aboutissement
de deux
itinéraires philosop11iques jusqu'alors
souvent considérés
comme étant distincts. Heidegger, tout au long de son œuvre,
tente d'analyser dans un même moment structurel ce qu'il en
est de la manière de penser les objets et essaie d' exprilner la
nature profonde de I'}10mme. L'une des toutes pren1ières
intuitions philosophiques
repose sur la perception de la
liaison fondamentale entre ces deux versants de la question
de l'existence humaine. Peut-on croire possible cette liaison
et peut-on la chercher? Cette intuition est intense chez Kant,
car elle prend la forme de la relatio11 que doit entretenir la
raison pratique et la raison théorique ainsi que de la
soumission de cette dernière à la prelnière. Elle reste intacte
chez Heidegger, qui proposera un genre identique de rapport
obligé de l'une à l'autre, 111aisles notions de raison pratique
19
et raison théorique pOlieront de nouveaux 1101ns: l'être-jeté
et le connaître en tant que comportelnent possible de celui-ci.
L'une des difficultés de la pensée de Heidegger (du
Inoins à l'époque où ces thèlnes l'intéressent principalen1ent)
se concentre sur les problèmes de la connaissance des objets
dans l'ontologie
du Dasein2o. Les conséquences
sont
18 Désigne la capacité inhérente à l'existant hlllllain de sc tenir hors de soi, Ù
distance de soi. Chez Heidegger, le caractère ekstatiquc du Dascin est inhércnt à
sa tenlporellité.
19
Le Dasein est jeté. En tant qu~il est jeté, tout s 'ou\'rc Ù lui ct il cst d'cntcntc
avec ce dans quoi iI est jeté.
20 Pour aborder plus aisénlent la pensée de Heideggcr, lirc Georgc STEINER,
Martin Heidegger, Paris, Editions Flanllnarion, colI. « ChalllpS », 19'K7.
21
importantes et susceptibles de réduire certains écueils propres
à l'enquête sur l'existence humaine. Ne serait-ce qu'à ce titre,
il semble raisonnable de relire cet examen, en essayant, dans
un premier temps, de départager ce qui ressort en propre à la
question du connaître, en tant que comportement possible de
1'homme, de ce qui appartient plus directement
à la
possibilité même de tout comportement.
Cependant,
il est un autre
aspect
de ce
questionnement qui permet de le justifier dès le départ: la
provenance même des problèmes analysés par Heidegger
dans son analytique existentiale. Cette origine s'atteste dans
deux systèmes de réflexions philosophiques:
la connaissance
(appréhension
du réel) et l'existence.
Pour la première
question, Heidegger s'appuie volontiers sur des propositions
suggérées par Aristote, Kant ou Husserl; pour la seconde,
son analyse reposera plus discrètemel1t sur Augustin, Pascal,
Kierkegaard ou Nietzsche.
Le partage, selon cette double problélllatique, accorde
une meilleure signification des éléments, issus de l'étude
menée par Heidegger sur l'existence humaine, d'autal1t plus
qu'elle révèle des instructions décisives pour la poursuite de
l'interrogation pl1ilosophique.
La position de Heidegger n'a jalllais été celle de
l'existentialisme.
L' œuvre de 1927 est explicitelllent située
dans une perspective ontologique, et les descriptions de
l'angoisse, du souci, de l' être-pour-Ia-lllort, etc., sont toujours
resituées sous l'angle de l'être auquel le Dasein se rapporte
sans pouvoir le saisir. Être et Telnps ne décrit pas le Dasein
11lais le 11l0ntre en son existentialité. Toutefois, cet ouvrage
est une des origines des philosophies
de l'existence.
Heidegger n est pas un théologien, Inais sa pensée a très
fOlielnent Inarqué des théologiens COlnn1eBultn1ann.
Le langage et les théories de la philosophie
contelllporaine ont donc été profondén1ent ponctués par
22
l'ontologie
heideggérienne21.
Heidegger
n'est pas un
« penseur
existentialiste» : il
soumet
la
question
« existentielle» à l'interrogation sur le «sens de l'être ». Il
impose le problème de l'existence humaine non en ten11es
d'un attachement rationaliste, mais pose la question dans une
prospective totalement ontologique.
Dans la Lettre sur
l 'humanisme, il n'y a pas le moindre point commun entre
« Existenz»
et ce qu'entend
Sartre par «existence ».
Pourtant, au paragraphe 9 de son livre, Heidegger explique
que l'essence
du Dasein
tient dans son existence.
« Eksistenz » ne veut pas dire «vécu» ou «existence»
au
sens français, mais désigne l 'homme dans l'Ouvert, la
clairière de l'être dans laquelle il se tient au milieu de
l 'étant22. Son interprétation existentialiste est réductive, car il
n'élabore pas son comI11entaire des catégories existentielles à
partir des analyses de Kierkegaard.
Heidegger présente Kierkegaard comI11e celui qui, au
XIXe siècle, s'est eI11paré d'une 111anière expressive et a
considéré méthodiqueI11ent le problèlne de l'existence en tant
que problème existentiel23. Il l'utilise uniquelnent COl111ne
référence à l'ontologie;
déterminations qui relnontent à la
pensée grecque, particulièrel11ent à Aristote. Heidegger
s'intéresse sil11plelnent à mettre en IUlnière le Inode d'être
dans l'existence
humaine.
Il traduit l'attitude
envers
l'existence en une relation de 1'hol11Ine à l'étant en tant
qu' étant24. De ce fait, il parvient à fouTI1ir naturelleInent de
précieux instrul11ents pour cette analyse, Inais ceci ne
21
Cf. Merleau-Ponty et son ouvrage Le visible el l'invisible ~ la psychanalyse de
Lacan;
la critique littéraire chez Blanchot;
l'archéologie
foucaldiennc,
la
déconstruction derridienne, la pensée post-analytique de Rorty, Quine et Putnanl ~
le courant philosophique incarné par Gadanler et Ricoeur et la pensée « Ü1ible» de
VattilTIO fournissent de lTIultiples exelTIples de cette inlprégnation.
22 Frédéric de TOW ARNICI(I, Marlin Heidegger, Souvenirs el chroniques, Paris,
Bibliothèque Rivages, 1999, p. 85.
n Êlre et Te/nps, ~ 45.
24
Vincent DESCOMBES, Philosophie par gros le/11pS, Paris, Editions de Minuit,
colI. « Critique », 1989, p. 115-116.
Téléchargement