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s’illustre à la fin du siècle en histoire, l’historisme a ceci de remarquable qu’il traverse les
champs, s’illustrant aussi bien, en ses débuts, en jurisprudence, en économie, en théologie
qu’en histoire.
L’historisme constitue en ce sens un précieux indice permettant de mettre au jour le
‘tournant historique’ effectué par la plupart des disciplines au XIXe siècle. Contraintes de
redéfinir leur champ ou vocation initiale ou tentant au contraire de légitimer des visées
devenues caduques, mises en question par l’historisation et la critique conjointe qui est en
faite, la plupart des disciplines subissent un remaniement profond qui n’est pas seulement
méthodologique mais doit tout autant à la nécessité de créer de nouveaux champs et de
reconfigurer certaines disciplines qu’à des enjeux et intérêts institutionnels. Tandis que la
science historique se professionnalise et s’institutionnalise, la méthode historique s’impose
ainsi progressivement en jurisprudence, économie politique ou encore en théologie, non sans
rencontrer de résistances comme en témoignent les nombreux débats (Methodenstreit,
Lamprechtstreit, Werturteilstreit) auxquels il donne lieu.
Avec Ranke, la science historique gagne certes en autonomie et se prémunit contre
l’orientation téléologique prônée jusqu’ici par la philosophie de l’histoire. Droysen entend
aller plus loin encore en son Historik, jusqu’à reconduire que le « passé tel qu’il a réellement
été » visé par Ranke à la reconstruction herméneutique qui le sous-tend. Burckhard tire quant
à lui toutes les conséquences de cette « immanentisation » et prend acte de la pluralité et
relativité de toute forme historique. Tout l’enjeu est alors pour lui, sans recourir à aucun deus
ex machina, de trouver à même l’histoire un « contrepoids spirituel » au scepticisme entraîné
par la considération historienne. C’est seulement selon lui en « dégageant les rapports qui se
cachent derrière les faits »3 que l’histoire acquiert unité et, par là, prend sens, en reconduisant
les événements à une continuité spirituelle plus profonde et pérenne qu’il est possible, selon
lui, de surmonter ses conséquences sceptiques. Tandis que l’approche de Ranke repose sur
une théophanie implicite, réinvestie par Droysen de manière éthique comme ‘téléologie de la
liberté’, Burckhardt renonce ainsi à tout postulat transcendant. Sa perspective n’en demeure
pas moins dualiste, scission intrinsèque à l’histoire qui départage désormais l’histoire
événementielle de ce qu’il nomme la « véritable histoire de l’esprit »4.
C’est en réaction à ce double écueil, spéculatif et positiviste, que nombre de
philosophes se positionnent, revendiquant la spécificité d’un rapport à l’histoire qui ne se
réduit ni à l’investigation empirique ou factuelle ni à la position de surplomb qui est celle de
la philosophie de l’histoire. Certains, tels Dilthey ou Nietzsche, tentent d’assumer de manière
radicale les acquis de l’historisme ; d’autres en ‘neutralisent’ la portée corrosive par une
histoire de problèmes (Windelband), la référence à une axiologie préétablie ou encore une
nouvelle philosophie de l’histoire (Rickert). Entre radicalisation et résistances, ce second
temps est consacré au rapport de la philosophie à l’historisme jusqu’à sa propre mise en crise
à l’orée du XXe siècle.
Dilthey est l’un des premiers à assumer de manière radicale la relativité de la
démarche empirique tout en réhabilitant la possibilité de fonder l’objectivité scientifique. S’il
reconnaît que tout est soumis à l’« universelle loi de relativité »5, ce n’est donc pas pour céder
à un relativisme intégral. Il maintient en effet la possibilité d’accéder, en amont, à une
condition dernière – un invariant psychique – et, en aval, à une position de surplomb nous
permettant de dépasser l’antagonisme et la pluralité des visions du monde qui ne sont, pensées
« sous l’angle de leur genèse », que les manifestations multiples et variées d’une même force
3 J. Burckhardt, Über das Studium der Geschichte. Der Text der “Weltgeschichtlichen Betrachtungen” nach den
Handschriften, Peter Ganz (éd.), Munich, Beck, 1982, p. 166, trad. fr. S. Stelling-Michaud et J. Buenzod, in
Considérations sur l’histoire universelle, Paris, Payot, 1965, p. 170.
4 J. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte I, in Gesammelte Werke, Berlin, Rütten & Loening, 1956, p. 157.
5 W. Dilthey, Gesammelte Schriften I, Leipzig, Teubner, 1959, p. 386.