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UNIVERSITÉ PARIS-IV SORBONNE HUMBOLDT-UNIVERSITÄT ZU BERLIN
Ecole doctorale V Concepts et langages Institut für Philosophie
THÈSE
Pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université Paris-IV
Et de la Humboldt-Universität zu Berlin
en PHILOSOPHIE
Présentée et soutenue publiquement
Le 29 février 2008 par
Servanne JOLLIVET
La philosophie à l’épreuve de l’histoire
Emergence et mutations
de l’historisme (1800-1930)
sous la direction de
Prof. Dr. Jean-François COURTINE
Prof. Dr. Volker GERHARDT
Et devant un jury composé de
Prof. Dr. Jeffrey Andrew BARASH
Prof. Dr. Jean-François COURTINE
Prof. em. Dr. Françoise DASTUR
Prof. Dr Volker GERHARDT
Prof. em. Dr. Gunter SCHOLTZ
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POSITION DE THÈSE
Il est rare qu’un concept fasse et ait aussi peu fait l’unanimité que celui d’historisme
(Historismus)1. Qu’il renvoie à la science historique moderne, plus spécifiquement à l’école
historique née au XIXe siècle, fasse figure de parti pris théorique, de paradigme scientifique
ou encore de vision du monde, l’historisme semble en prise à des antinomies pour le moins
indépassables. Mot d’ordre soutenant une véritable offensive idéologique ou au contraire
attaque polémique, il est chaque fois au cœur d’intérêts théoriques et idéologiques divergents,
pour ne pas dire contradictoires sans qu’il soit à première vue possible de le rattacher ni à une
époque déterminée ni à l’univocité d’une position.
Loin de frapper de nullité son concept, une telle équivocité n’est pourtant pas fortuite
mais recouvre un phénomène des plus complexes pour lequel l’historisme nous semble offrir
une voie d’entrée privilégiée : son ambivalence est celle d’une modernité qui, à vouloir
s’assumer réflexivement, est amenée à se mettre elle-même en crise. Emancipatrice au sens où
elle permet à l’esprit de s’affranchir des anciennes tutelles en se réappropriant une histoire qui
n’est que de son propre fait, l’historisation a néanmoins un revers : qui reconnaît
l’irréductibilité de son ancrage et reconduit toute évidence à sa genèse historique s’expose
dans le même temps à en relativiser la portée. Patente au sortir de la Grande Guerre, la crise
sur laquelle l’historisme débouche marque par suite à la fois l’acmé de la réflexivité de la
conscience occidentale sur elle-même et sa mise en crise la plus radicale. Porté par ce que
nous avons nommé une « réflexivité de second degré », l’historisme témoigne donc bien d’un
acquis indépassable de la modernité. Sa mise en crise à l’orée du XXe siècle pose néanmoins
la question des limites de la réflexivité historique à mi-chemin d’une philosophie spéculative
de l’histoire, forme sécularisée de l’ancienne théologie de l’histoire, et des conséquences
relativistes véhiculées par le positivisme. Tout l’enjeu est alors de savoir s’il est possible de
trouver en cette réflexivité même les ressorts pour dépasser cette crise, « dépasser l’histoire
par l’histoire »2 sans céder ni aux anciennes tutelles ni au scepticisme : assumer sa propre
immanence sans renoncer à la possibilité d’une normativité – pratique, éthique, esthétique.
Sans vouloir le réduire à un paradigme ou idéal-type ni en donner une définition
univoque, le présent travail s’offre ainsi pour tâche de ressaisir, au fil directeur des
déplacements sémantiques de ce concept, le cheminement d’une telle autoréflexivité. C’est là
tout l’enjeu d’une histoire conceptuelle (Begriffsgeschichte) de l’historisme, histoire d’un
concept qui, parce qu’il est éminemment réflexif, implique comme en abîme l’expérience
redoublée de sa propre historicité.
Le premier mouvement de cette étude vise à retracer à grands traits l’émergence de la
notion d’historisme au cours du XIXe siècle. Des premières tentatives pour ‘immanentiser’ la
philosophie hégélienne (Feuerbach, Braniss, Prantl, Haym) au positivisme historique qui
1 Si l’usage veut que le terme d’« historicisme » tende à prédominer, nous avons ici choisi de traduire, contre ce
que nous pensons être un anglicisme, le terme allemand « Historismus » par « historisme », l’adjectif
« historist » par « historiste » et le substantif « Historisierung » par « historisation ». Nous n’avons maintenu le
terme d’« historicisme » que pour celui, plus rare et toujours négativement connoté, d’« Historizismus », terme
utilisé notamment par Friedrich Nietzsche ou Edmund Husserl.
2 E. Troeltsch, Gesammelte Schriften III, Der Historismus und seine Probleme (1922), Aalen, Scientia, 1961, p.
772.
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s’illustre à la fin du siècle en histoire, l’historisme a ceci de remarquable qu’il traverse les
champs, s’illustrant aussi bien, en ses débuts, en jurisprudence, en économie, en théologie
qu’en histoire.
L’historisme constitue en ce sens un précieux indice permettant de mettre au jour le
‘tournant historique’ effectué par la plupart des disciplines au XIXe siècle. Contraintes de
redéfinir leur champ ou vocation initiale ou tentant au contraire de légitimer des visées
devenues caduques, mises en question par l’historisation et la critique conjointe qui est en
faite, la plupart des disciplines subissent un remaniement profond qui n’est pas seulement
méthodologique mais doit tout autant à la nécessité de créer de nouveaux champs et de
reconfigurer certaines disciplines qu’à des enjeux et intérêts institutionnels. Tandis que la
science historique se professionnalise et s’institutionnalise, la méthode historique s’impose
ainsi progressivement en jurisprudence, économie politique ou encore en théologie, non sans
rencontrer de résistances comme en témoignent les nombreux débats (Methodenstreit,
Lamprechtstreit, Werturteilstreit) auxquels il donne lieu.
Avec Ranke, la science historique gagne certes en autonomie et se prémunit contre
l’orientation téléologique prônée jusqu’ici par la philosophie de l’histoire. Droysen entend
aller plus loin encore en son Historik, jusqu’à reconduire que le « passé tel qu’il a réellement
été » visé par Ranke à la reconstruction herméneutique qui le sous-tend. Burckhard tire quant
à lui toutes les conséquences de cette « immanentisation » et prend acte de la pluralité et
relativité de toute forme historique. Tout l’enjeu est alors pour lui, sans recourir à aucun deus
ex machina, de trouver à même l’histoire un « contrepoids spirituel » au scepticisme entraîné
par la considération historienne. C’est seulement selon lui en « dégageant les rapports qui se
cachent derrière les faits »3 que l’histoire acquiert unité et, par là, prend sens, en reconduisant
les événements à une continuité spirituelle plus profonde et pérenne qu’il est possible, selon
lui, de surmonter ses conséquences sceptiques. Tandis que l’approche de Ranke repose sur
une théophanie implicite, réinvestie par Droysen de manière éthique comme ‘téléologie de la
liberté’, Burckhardt renonce ainsi à tout postulat transcendant. Sa perspective n’en demeure
pas moins dualiste, scission intrinsèque à l’histoire qui départage désormais l’histoire
événementielle de ce qu’il nomme la « véritable histoire de l’esprit »4.
C’est en réaction à ce double écueil, spéculatif et positiviste, que nombre de
philosophes se positionnent, revendiquant la spécificité d’un rapport à l’histoire qui ne se
réduit ni à l’investigation empirique ou factuelle ni à la position de surplomb qui est celle de
la philosophie de l’histoire. Certains, tels Dilthey ou Nietzsche, tentent d’assumer de manière
radicale les acquis de l’historisme ; d’autres en ‘neutralisent’ la portée corrosive par une
histoire de problèmes (Windelband), la référence à une axiologie préétablie ou encore une
nouvelle philosophie de l’histoire (Rickert). Entre radicalisation et résistances, ce second
temps est consacré au rapport de la philosophie à l’historisme jusqu’à sa propre mise en crise
à l’orée du XXe siècle.
Dilthey est l’un des premiers à assumer de manière radicale la relativité de la
démarche empirique tout en réhabilitant la possibilité de fonder l’objectivité scientifique. S’il
reconnaît que tout est soumis à l’« universelle loi de relativité »5, ce n’est donc pas pour céder
à un relativisme intégral. Il maintient en effet la possibilité d’accéder, en amont, à une
condition dernière – un invariant psychique – et, en aval, à une position de surplomb nous
permettant de dépasser l’antagonisme et la pluralité des visions du monde qui ne sont, pensées
« sous l’angle de leur genèse », que les manifestations multiples et variées d’une même force
3 J. Burckhardt, Über das Studium der Geschichte. Der Text der “Weltgeschichtlichen Betrachtungen” nach den
Handschriften, Peter Ganz (éd.), Munich, Beck, 1982, p. 166, trad. fr. S. Stelling-Michaud et J. Buenzod, in
Considérations sur l’histoire universelle, Paris, Payot, 1965, p. 170.
4 J. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte I, in Gesammelte Werke, Berlin, Rütten & Loening, 1956, p. 157.
5 W. Dilthey, Gesammelte Schriften I, Leipzig, Teubner, 1959, p. 386.
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vitale. C’est cette « autoréflexion » (Selbstbesinnung) de la vie historique sur elle-même à
laquelle Troeltsch donnera valeur performative en son projet de « synthèse culturelle » et que
Heidegger radicalisera en mettant au jour la structure ontologique, l’historicité qui la sous-
tend. Si Friedrich Nietzsche fustige quant à lui l’hypertrophie et les « savantages » de la
science historique de son temps et se propose de « résoudre le problème de l’histoire », ce
n’est pas tant pour nier l’histoire que pour « retourner l’aiguillon [de la connaissance
historique] contre elle-même »6. Renvoyant dos à dos la théodicée hégélienne et l’approche
objectivante de l’école rankéenne, Nietzsche propose ainsi de libérer de son carcan scientiste
et objectivant le « sens historique ». Si les puissances anhistoriques que sont l’art et la religion
peuvent en une certaine mesure y suppléer, le devenir doit en effet être assumé à plein,
retrouvé en son innocence première comme Nietzsche y appelle en sa théorie de l’éternel
retour. Toute la question est alors de savoir ce qu’il en est de l’histoire une fois dissoute dans
le seul et incessant retour de l’instant, ambiguïté que Troeltsch a bien soulignée, voyant en
Nietzsche « « le dépassement le plus radical de l’historisme à partir de l’historisme même »7.
Nous retrouvons cette difficulté chez Georg Simmel qui entend lui-même donner à la
relativité le statut de point d’Archimède et prétend dépasser le relativisme par le biais de ce
qu’il nomme un ultime « recours métaphysique » à savoir en le hissant au rang de « principe
de relativité » universel. Une fois levés l’hypothèque spéculative, la difficulté est bien, tout en
prenant acte des acquis de la science empirique (Dilthey) ou en valorisant le devenir
(Nietzsche), la relativité de toutes choses (Simmel) de se prémunir du positivisme et des
conséquences relativistes qu’il génère.
C’est là tout l’enjeu d’une distinction des sciences de la nature et sciences de l’esprit/
de la culture ou de ce que nous avons nommé un « verrouillage axiomatique » de l’historisme
par certains néo-kantiens. Pour lever la difficulté, Rickert propose ainsi un domaine de valeurs
soustrait au devenir historique. S’il reconnaît que c’est « seulement en en passant par
l’histoire que l’histoire peut elle-même être dépassée »8, sa perspective demeure de fait
formelle et dualiste puisqu’il s’agit in fine d’en dépasser la contingence pour accéder à une
normativité transcendante. Si Max Weber radicalise l’approche rickertienne en historisant son
propre geste, il n’échappe lui-même au relativisme qu’au prix d’un nouveau dualisme qui
permet de scinder la démarche théorique et factuelle de toute perspective normative.
L’exigence de « liberté à l’égard des valeurs » (Wertfreiheit) ne semble néanmoins pas
résoudre le problème d’un point de vue pratique une fois admis l’indépassable pluralisme et
antagonisme des valeurs.
Husserl se propose quant à lui d’accéder non pas à des valeurs transcendantes ou de
recourir à une normativité supra-historique mais les idéalités « omnitemporelles » qui
transissent l’histoire. S’il échappe au scepticisme qu’il fustige chez Dilthey, c’est donc
toujours au profit d’un point de vue absolu, perspective elle-même soustraite au flux
historique, « non relative » qui permet de juger en retour de ce qui (lui) est relatif. Qu’on lui
oppose la sanction d’une normativité anhistorique, d’une ‘essence’ ou signification idéale ou
encore le sceau d’une révélation absolue comme le proposent certains théologiens du courant
dit « dialectique » (Barth, Gogarten, Bultmann), le « relativisme historique » est ainsi toujours
surmonté au profit d’une instance transcendante, qu’elle soit dite « suprahistorique »,
« omnitemporelle » ou trouve à s’incarner dans le « hic et nunc » d’un présent absolutisé.
6 F. Nietzsche, Nietzsche Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe I, tome I, G. Colli, M. Montinari (éd.),
München/Berlin/New York, de Gruyter, 1980, p. 306.
7 E. Troeltsch, Gesammelte Schriften III, Der Historismus und seine Probleme (1922), Aalen, Scientia, 1961, p.
309-310.
8 H. Rickert, « Geschichte und System der Philosophie » (1931), in Philosophische Aufsätze, Rainer A. Bast
(éd.), Tübingen, Mohr Siebeck, 1999, p. 288.
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Marquant le troisième temps de notre parcours, à nos yeux le plus décisif, l’examen
des tentatives pour assumer de manière radicale l’historisme dans le premier tiers du siècle,
principalement à travers Ernst Troeltsch et Martin Heidegger, nous permet de prendre acte, à
revers même des levées de boucliers qu’il suscite, des enjeux et de la portée de la réflexivité
critique acquise par l’historisme. La perspective de Troeltsch est en cela précieuse qu’elle
tente de muer ce qui fait figure, au regard de la relativisation induite par toute historisation, de
limites en atout en assumant et poussant à bout la réflexivité historique en direction d’un
historisme réflexif et « renouvelé ». Afin de guérir « les blessures infligées par la
relativisation », il s’agit en effet de « surmonter l’histoire par l’histoire » en appelant notre
culture à s’autoréfléchir pour retrouver à même l’histoire les valeurs qui la constituent et y
puiser des impulsions nouvelles. C’est là la tâche de ce qu’il nomme une nouvelle « synthèse
culturelle » qui, tout en en reconnaissant la contingence et l’historicité propre, n’exclut
aucunement la possibilité de maintenir des prétentions normatives ou axiologiques, encore
moins un rapport à l’absolu. L’historisme « réflexif » ou de « second degré » qu’il prône est
ainsi censé pouvoir contrer le relativisme sans pour autant nier l’historicité radicale de toutes
choses. Mannheim ou encore Meinecke tenteront à sa suite de surmonter ce dilemme,
appelant de leur côté à dépasser « ce mauvais historisme qui va de pair […] avec un re-
lativisme sans limite »
9 et à reconnaître l’intrication « du relatif historique et de l’absolu
objectif » ou encore, loin de les opposer l’un à l’autre, leur « point de jonction »10 et
l’historicité propre de l’absolu comme de la transcendance.
Là où Dilthey fait abstraction de l’ancrage à partir duquel il bâtit sa typologie des
visions du monde, Troeltsch entend au contraire assumer à plein la finitude et partialité de sa
propre situation. Là où Nietzsche semble se reposer sur la seule force vitale de l’individu,
jusqu’à dissoudre l’histoire dans un pur phénoménisme, Troeltsch entend, assumant sa propre
circularité herméneutique, éviter l’écueil qui guette toute tentative de fondation, que ce soit à
travers l’arbitraire d’une position non élucidée ou l’illusoire remontée de condition en
condition. Cela lui permet en retour de repenser le relativisme à la lumière d’une modernité en
crise et de voir en cette autoréflexivité de la conscience moderne un ressort pour le dépasser.
La perspective qui est celle de Troeltsch reste pourtant insuffisamment réflexive pour
Heidegger qui en appelle non seulement à élucider notre propre situation herméneutique mais
à rétrocéder à l’historicité constitutive, intrinsèquement finie, qui conditionne tout rapport à
l’histoire. Avant de pouvoir y puiser, il s’agit en effet à ses yeux de désobstruer, déconstruire
le rapport que nous avons à la tradition pour regagner « l’historique » (geschichtlich), seul
véritable « originaire » parce qu’en lui s’enracine toute histoire. Cela lui permet de maintenir,
à l’échelle de notre Dasein, un pur « relativisme subjectif » ou dogmatique, rapporté au
paradoxal hors-fonds (Abgrund) que nous sommes, tout en pensant son ancrage, qu’il
explicitera dès les années trente en son histoire de l’être (Seynsgeschichte). Si Troeltsch tente
ainsi de préserver l’absolu au sein du relatif en révélant la relativité même de toute
transcendance, Heidegger est ainsi amené, en un mouvement inverse, à absolutiser notre
contingence et à reconnaître à l’historique une originarité indépassable. Qu’il se réclame par
contre d’une plus grande originarité pour la prendre en défaut, c’est là présupposer une
normativité implicite qui ne dépend, comme chez Weber ou Nietzsche, ni dépendre d’une
décision ni d’une échelle de valeurs prédonnée ou passée comme Rickert ou Troeltsch. Ni
transcendante ni empirique, elle nous constitue au même titre que l’historicité – et la capacité
que nous avons de ‘faire’ histoire – nous structure, de telle sorte que déconstruire la tradition
9 E. Troeltsch, Gesammelte Schriften III, Der Historismus und seine Probleme (1922), Aalen, Scientia, 1961, p.
67-68.
10 K. Mannheim, « Historismus », in Wissenssoziologie. Auswahl aus dem Werk, K. H. Wolff (éd.), Berlin,
Luchterhand, 1964, p. 303.
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