La tâche du philosophe.
« Parmi le fourmillement qui grouille autour de lui, écrit Nietzsche, poser
énergiquement le problème de l’existence, et, en général, les problèmes éternels ».
Le problème de l’existence se pose à tout homme, à un moment ou à un autre de sa
vie, mais combien d’hommes le posent-ils énergiquement. Il en va de même avec les
« problèmes éternels » que sont l’amour, la beauté, la mort, la souffrance, le mal, le
Bien, l’Histoire, les fins dernières, la liberté, la Loi, la morale, le salut, et Dieu.
Énergiquement, cela signifie à bras-le-corps, car la plupart des hommes subissent ces
problèmes, alors qu’il s’agit de les dominer, sinon de les maîtriser. Telle est par
conséquent la tâche des philosophes. Non pas apporter des réponses, mais
dominer, comme dans l’expression courante, dominer la question.
Un mot encore : qu’est-ce que ce « fourmillement » dont parle Nietzsche qui
« grouille » autour du philosophe ? Ne serait-ce pas le concert des opinions qui
nous entourent, nous encerclent, et nous conditionnent si l’on n’y prenons pas
garde. La vanité de la chose politique, la dictature des idéologies, le conformisme
des bien-pensant, la vacuité des intellectuels, voici le « fourmillement » dont parle
Nietzsche. Transposé à notre époque, ne s’agit-il pas des opinions divergentes des
chaînes de TV, de l’actualité des journalistes, des blogs des lecteurs du Monde etc.
Autrement dit : le règne de la quantité, le terrorisme du politiquement correct, et de
la presse en général… En sorte que tout ce qui « grouille » autour du philosophe
fait que la philosophie apparaît comme un combat, et qu’elle implique, de nos jours
plus que jamais dans l’histoire, la « posture » d’un résistant. Comme la résistance
active que menèrent en pleine Allemagne un groupe de jeunes étudiants (en
philosophie et en médecine) : la Rose blanche1. Car la philosophie est aussi un
combat. Elle est un combat pour la liberté, pour sa propre liberté d’homme intégral
ou concret : « La philosophie s’imprègne de toutes les contradictions de la vie et il
ne faut pas chercher à les effacer. La philosophie est un combat » (Berdiaev).
Chez la plupart des adolescents se produit un éveil de la pensée, un désir de
comprendre le monde, un besoin de s’interroger sur soi, sur sa relation aux autres,
etc. (Cela se traduit parfois par l’idée d’aller voir du côté des philosophes). A cet
âge, adopter une opinion, ou pire se forger une opinion parmi les opinions
communes2, qui forment l’air du temps, qui sont propagées par les media, qui
procèdent du milieu ambiant, c’est renoncer dès le départ à sa liberté, c’est accepter
d’être conditionné, sans chercher jamais à savoir ce qui nous conditionne. En
d’autres termes, c’est accepter de subir toutes les idéologies, les effets des modes,
sans recul, ou dans l’illusion d’une réflexion personnelle qui n’est qu’une opinion
parmi d’autres. D’une autre manière, c’est aussi se couler dans un moule, c’est se
conformer à l’opinion du plus grand nombre – or, si l’homme est grégaire,
l’individu est singulier. C’est, au final, s’interdire d’apprendre à penser, et la
philosophie est essentiellement l’apprentissage de la pensée.
1 Cf. Sophie Scholl, condamnée à mort et décapitée à Munich, en 1943.
2 Pourquoi pire ? Parce que se forger une opinion donne l’illusion d’avoir exercé sa réflexion.