CHAPITRE 8 UNE ANALYSE DE SYNTHÈSE Les chapitres précédents ont permis de mieux saisir les diverses dimensions des représentations collectives concernant la délinquance et la justice pénale. Il s’agit maintenant de voir si ces dimensions peuvent être réunies dans une analyse globale qui permettrait de caractériser d’un trait les mentalités contemporaines en la matière. Bien entendu, une telle démarche fait perdre le détail des résultats entrevus jusqu’ici. D’un autre côté, sa généralité permet des comparaisons intéressantes, en particulier avec les types que nous avons dégagés dans nos recherches portant sur la justice distributive. Ayant défini tout au long des pages qui précèdent les principales manières de voir le juste dans le cadre de la peine, il s’agit maintenant d’évaluer si ces conceptions s’approchent de celles mises au jour pour la justice distributive. La démarche que nous avons suivie s’inscrit dans la continuité des analyses présentées jusqu’ici : nous avons d’abord fait une analyse des correspondances, complétée par une analyse de classification. Il y a cependant une différence importante par rapport aux analyses précédentes. Dans le cas présent, l’analyse a été faite sur les principaux types présentés dans les différents chapitres, et non sur les questions posées aux répondants. On s’est donc en quelque sorte élevé d’un niveau, en cherchant à voir comment ces «résumés» que sont les types, s’associent les uns aux autres. L’analyse de classification a permis ensuite de construire une nouvelle typologie, «résumé des résumés» ou «typologie des types». Cette réduction de la complexité par paliers successifs offre l’intérêt de nous permettre de considérer le problème à différents niveaux d’abstraction. Ainsi, ce que l’on perd en considérant la typologie globale, on peut toujours le recouvrer en considérant les typologies spécifiques. De même, chaque typologie spécifique prend un sens supplémentaire quand on la réfère au type global qui la contient. Les typologies retenues pour constituer la typologie globale ont trait aux quatre champs analysés. En ce qui concerne les connaissances de la délinquance et de la criminalité, ce sont : le sentiment d’insécurité (question 1), la perception de l'évolution de la criminalité (question 2), la perception du risque personnel de victimisation (question 3), les causes de la 197 délinquance (question 5), la perception des populations délinquantes (question 6), la caractérisation des délinquants (question 7) et la perception de l'activité des tribunaux (question 4). Dans le domaine des objectifs assignés à la peine, il s'agit de la typologie des finalités de la peine (question 8). Pour le secteur de l'adéquation entre le délit et la peine, nous avons retenu les deux indices de sévérité (délits de faible gravité – question 12 -, délits graves et crimes – question 13), les caractéristiques de l'accusé (question 9) et les caractéristiques de la victime (question 10) de même que la typologie sur la proportionnalité (question 14). Enfin, la typologie globale inclut les résultats de l'analyse de classification sur les acteurs de la décision de justice (question 16). Axes généraux Un examen attentif des résultats de l’analyse des correspondances a permis la mise en lumière de deux logiques structurantes, correspondant aux deux premiers axes produits par cette analyse. Les autres axes ne présentent pas de résultats à la fois généraux et intelligibles. De ce fait, ils ont été écartés de la description. Le premier axe distingue très clairement une conception positive de la situation, sur sa gauche, à une vision très négative des choses, sur sa droite. On trouve en effet sur la gauche tous les indicateurs d’une perception assez optimiste en matière de délinquance: les risques et le sentiment d’insécurité personnelle sont faibles et l’évolution de la délinquance n’est pas catastrophique. Ce sont les facteurs psycho-sociaux (l’histoire de vie du délinquant) que l’on met en avant pour fixer la juste peine, qui est essentiellement considérée dans un but prospectif: réintégrer le délinquant dans la société, ramener dans le troupeau la brebis égarée. De ce fait, le degré de punitivité des peines est faible. Au contraire, la vision pessimiste, négative, bien mise en évidence par le côté droit du premier axe, est associée au maximum de punitivité. Le sentiment d’insécurité personnelle y est très fort, tout comme l’idée d’une dégradation sensible de la situation dans les dernières années. On met alors en avant la victime et le jury comme acteurs essentiels de la fixation de la peine. Le second axe de l’analyse des correspondances est très clair lui aussi. Il fait une distinction entre des visions de la peine essentiellement fondées sur l’idée de restitution à un auteur d’infractions pleinement responsable de ses actes et non déterminé par son statut (en dessous de l'abscisse), et des perceptions d’auteurs d’infractions considérés comme des êtres 198 surdéterminés par leurs insertions sociales (en dessus de l'abscisse)1. Cette distinction prend d’ailleurs une coloration très différente selon que l’on se situe sur la droite ou sur la gauche du graphique, par rapport à l'ordonnée. Ainsi, la sensibilité aux statuts met en avant l’histoire psychique et l’enfance difficile sur la gauche, alors qu’elle se centre sur les appartenances (étrangers, hommes, drogués, etc.) sur la droite. De même, la restitution concerne des délinquants considérés comme rationnels (le crime rapporte) et profitant de la démission des institutions sur la droite du premier axe 2, alors qu’elle voit plutôt les délinquants comme victimes de leur propre faiblesse sur la gauche. 1 Cette interprétation repose sur la prépondérance attachée à la nature des facteurs utilisés dans l'explication de l'acte déviant. En dessous de l'abscisse on a clairement affaire à des facteurs endogènes : l'homme est libre de ses actes et autonome. Ses propres lois le régissent. En dessus de l'abscisse on est beaucoup plus proche de facteurs exogènes : l'homme est conditionné par son histoire et l'environnement dans lequel il évolue. Il est régit par son contexte. 2 A nouveau, l’orientation des axes est totalement arbitraire et ne doit pas être interprétée en termes d’affiliation politique de droite ou de gauche. 199 Graphique 8.1 : Les différentes philosophies de justice Légende : Punitivité : -- minimum, - faible, + forte, ++ très forte Evolution délits : -- faible, - moyenne, + forte, ++ très forte Risque : -- faible, - moyen, + fort, ++ très fort 200 Le premier axe distingue donc clairement des représentations de la justice pénale fondées sur un certain finalisme, un providentialisme, qui regarde l’avenir du délinquant davantage que sa faute, et dont la visée ultime est le pardon et la réinsertion dans la grande communauté humaine, et des représentations qui se centrent sur l’acte commis, la faute, pour lesquels le délinquant doit absolument payer. Cet axe propose donc avant tout une morale construite autour de la faute : faut-il la considérer comme primordiale, imprescriptible, dans le jugement de justice, ou, au contraire, le pardon et l’avenir du délinquant sont-ils des principes sacrés ? Y a-t-il avant tout, en d’autres termes, un homme qu’il faut sauver ou une faute qu’il faut punir ? Sur le second axe s’opposent des visions de la condition humaine radicalement différentes. L’homme est-il par essence «ce qu’il fait» ou «d’où il vient» ? Est-il libre et donc responsable ou au contraire prisonnier de son contexte : de sa famille, de sa communauté, voire de son propre parcours ? Est-il d’abord Jean ou le fils de Paul ? Ces deux dimensions morales, celle de la faute et celle de la condition humaine, ne se confondent pas. Ainsi, l’analyse des correspondances suggère que l’on peut à la fois croire au contexte et vouloir que le délinquant paie pour ses fautes complètement, sans pardon ni remise. De même, on peut, en théorie au moins, considérer le délinquant comme un être libre, responsable de ses actes, et avoir pour but essentiel, voire unique, de le réintégrer dans la fraternité des hommes. La question se pose alors de savoir quels grands profils l’on peut dégager de ces axes. L’analyse de classification apporte une réponse à la question, en mettant en lumière trois grandes manières de penser la peine. Le tableau 8.1 présente les distributions des variables constitutives des trois types. Trois philosophies de justice Le type prospectivisme (48%) est paradigmatique de cette volonté de se servir de la faute pour sauver l’homme. Cette volonté se fonde sur une vision optimiste de la société, qui n’est pas irrémédiablement marquée par le crime, mais qui s’identifierait plutôt à un havre de paix. Elle considère le délinquant comme une victime de son parcours, de son enfance, de sa psychologie, et, en cela, elle penche plutôt du côté de la vision contextualiste de la condition humaine. Dans cette manière de penser la justice pénale, l'insécurité n'existe pas et la menace sociale que constitue la délinquance comme la menace personnelle que constitue le risque d'être cambriolé, agressé ou encore escroqué sont évaluées comme peu inquiétantes : des délits sont 201 certes commis, mais on ne se sent ni socialement ni personnellement visé par ces actes malveillants. Les raisons avancées pour expliquer le phénomène déviant sont d'ordre économique ou social : les incitations commerciales à la consommation, la persistance du chômage et de problèmes économiques, l'existence de catégories franchement défavorisées ou en marge comme le manque d'ancrage des jeunes générations forment un contexte difficile à vivre pour certains et il s'agit d'être compréhensif. La criminalité existe, c'est une donnée avec laquelle il faut vivre : elle est partie intégrante de la société. Durkheim avait d'ailleurs déjà montré, en élaborant ses règles relatives à l'explication des faits sociaux, que "le crime est normal parce qu'une société qui en serait exempte est tout à fait impossible" (Durkheim, éd.1973, p.67). Pour les adeptes du finalisme, cette criminalité peut être comprise et expliquée lorsqu'on la relie aux difficultés qui ont marqué l'enfance du délinquant, à son contexte de vie. Tableau 8.1 : Typologie générale des philosophies de justice Variables, indices et types Sentiment d'insécurité (Q1) Toujours ou presque Souvent Quelquefois Rarement Jamais ou presque Trop peur Test (V de Cramer) Perception de l'évolution de la criminalité (Q2) Préoccupation faible Préoccupation moyenne Préoccupation forte Préoccupation très forte Test (V de Cramer) Perception du risque de victimisation personnelle (Q3) Risque faible Risque moyen Risque fort Risque très fort Test (V de Cramer) Causes de la délinquance (Q5) Inégalités économiques Anomie sociale Causalité diffuse Anomie morale Déviance individuelle Anomie institutionnelle Test (V de Cramer) Prospectivime (48%, N=897) Contractualisme (36%, N=673) Ostracisme (17%, N=311) Moyenne 1 2 13 19 63 2 1 5 30 26 35 2 14 9 24 10 26 15 3 4 21 20 47 4 .35** 35 29 24 12 16 14 31 39 12 20 23 45 24 22 26 27 .27** 35 37 16 11 12 28 24 36 14 16 16 53 24 30 19 27 .30** 22 4 18 15 26 23 20 5 3 9 22 19 17 28 10 23 4 32 13 18 23 17 14 14 .37** 202 Variables, indices et types Prospectivime (48%, N=897) Contractualisme (36%, N=673) Ostracisme (17%, N=311) Moyenne 51 19 5 25 37 11 11 46 40 8 25 28 44 14 10 32 .23** Caractérisation des délinquants (Q7) Enfance difficile Personnes faibles Plus facile Malades, pers. Perturbées Anciens petits délinquants Autre opinion Test (V de Cramer) 30 15 15 12 10 9 13 18 31 5 11 16 25 11 26 15 12 8 23 16 23 10 11 12 .20** Activité des tribunaux (Q4) Dramatisation Réalisme Alarmisme Test (V de Cramer) 22 48 30 14 55 30 34 28 38 21 47 31 .14** Finalités de la peine (Q8)) Multifonctionnalisme positif Réinsertion Restitution Rétribution Multifonctionnalisme négatif Test (V de Cramer) 40 43 9 8 0 47 10 28 14 0 32 22 7 21 18 41 28 16 12 3 .40** 10 71 17 2 3 44 37 15 6 39 28 27 7 56 26 11 .28** 21 47 27 5 2 33 41 23 10 24 32 33 13 38 33 16 .29** Mesure de la proportionnalité (Q14) Proportionnalité pragmatique Absence de proportionnalité Proportionnalité exemplaire Proportionnalité généralisée Test(V de Cramer) 46 14 5 35 43 29 3 28 22 16 24 37 41 20 8 32 .25** Caractéristiques de l'accusé (Q9) Biographie Dangerosité Socialisation Appartenances Test (V de Cramer) 39 25 34 1 10 64 25 1 18 24 15 43 25 39 28 8 .49** Perception des populations délinquantes (Q6) Scepticisme Irénisme Stigmatisation Conformisme Test (V de Cramer) Indice de punitivité Délits de faible gravité (Q12) Punitivité minimum Punitivité faible Punitivité forte Punitivité maximum Test (V de Cramer) Indice de sévérité Délits graves et crimes (Q13) Punitivité minimum Punitivité faible Punitivité forte Punitivité maximum Test (V de Cramer) 203 Variables, indices et types Caractéristiques de la victime (Q10) Empathie Victimité Abstraction Test (V de Cramer) Acteurs de la décision de justice (Q16) Justice de pis-aller Justice référentielle Justice participative Justice des experts Justice populaire Justice comunautaire Test (V de Cramer) Prospectivime (48%, N=897) Contractualisme (36%, N=673) Ostracisme (17%, N=311) Moyenne 31 8 61 36 6 58 30 31 39 33 11 56 .21** 7 34 34 22 2 2 11 24 39 19 7 1 17 13 32 15 12 10 10 27 35 20 5 3 .23** La croyance inébranlable en l'homme, en ses potentialités de transformer positivement les conséquences d'actes fautifs, est attestée par le but premier que les finalistes assignent à la peine : son objectif est tout entier tourné vers l'amendement par le soin, l'incitation à la réflexion, la préparation au retour du condamné dans le corps social, à l'exclusion d'éléments de rétribution ou de réparation. Cette forme d'humanitarisme est également manifeste pour les critères à prendre en compte dans la mesure de la peine. A cet égard, l'accent fort est mis sur la biographie de l'accusé; des éléments comme son histoire de vie et les problèmes rencontrés au cours de sa socialisation doivent peser dans la balance en sa faveur. La victime, quant à elle, n'est pas prise en compte. Il s'ensuit naturellement que la sévérité de la peine est très mesurée, tant pour les délits de faible gravité que pour les délits plus graves et les crimes. C'est un raisonnement pragmatique et réaliste en ce qui concerne le juste qui est à l'œuvre. On peut en voir le reflet par cet exemple : l'assassin de quatre jeunes femmes sera puni de la même manière que celui qui en a tué deux. Le crime est suffisamment dramatique en luimême : l'excès de punition ne rendra pas la vie aux victimes… Il peut y avoir différentes manières de rendre la justice, mais c'est la conception représentée sous la dénomination de justice référentielle – la décision appartient au juge et au jury entourés d'experts présents à titre consultatif – est plus privilégiée que dans les autres types. L'ordre juridique existant à l'instar de l'ordre social existant est reconnu comme valable et permet d'assurer le traitement de la petite délinquance qui constitue une grande part de l'activité des tribunaux. Le type contractualiste (33%) met en avant la responsabilité du délinquant, qui doit payer pour ce qu’il a fait. Qu’il ait eu une enfance difficile est secondaire, tout comme son 204 éventuelle réinsertion sociale. D’abord compte l’acte ! Le contrat passé entre la société et l’individu a été rompu par l’acte délictueux et le rétablissement du lien passe obligatoirement par la punition du coupable. C’est l’optique très volontariste du contrat - par le respect absolu des obligations que se sont fixées les parties - qui marque ce type. Face au sentiment de sécurité, à l'évolution des délits, ce type est clairement plus pessimiste que le précédent : l'augmentation des délits, sans être massive, est cependant palpable, la crainte d'en être victime existe et l'on se sent quelquefois en insécurité dans l'espace public. Les causes de la délinquance sont beaucoup moins reliées à des explications économiques ou sociales qu'à une anomie institutionnelle évidente. La famille ni l'école ne sont plus capables de remplir leur rôle d'encadrement, les instances policières et judiciaires sont perçues comme trop peu sévères et trop peu efficaces. Cette mise en avant de la démission des institutions, normalement garantes de l'ordre tant dans le domaine privé que dans la sphère publique, atteste une faille grave dans le contrat social qui n'est dès lors plus respecté mais auquel sont attachés les tenants de ce type. Les délinquants ne sont pas pour autant franchement stigmatisés – des facteurs protecteurs existent. Mais on estime que les criminels se laissent aller à des pulsions psychologiques négatives comme ne pas savoir par exemple résister aux tentations ou considérer qu'il est plus facile de violer la loi. Cette manière de percevoir l'auteur d'une infraction comme quelqu'un qui, de son propre gré, rompt un pacte - que ce dernier soit tacite ou légal - est bien conforme à la logique contractualiste qui caractérise ce type. Pour ces tenants du respect du contrat social, du légalisme, les objectifs de la peine sont multiples et si l'on devait en tirer une ligne claire c'est sans aucun doute celle de la restitution qui est marquée d'un fil rouge. Le délinquant doit payer pour le délit qu'il a commis et la remise de cette dette passe par la réparation, réparation due à la victime comme à la société, toutes deux lésées par l'offense commise. Dans cet esprit la peine, mesurée aux actes passés de l'accusé, constitue une juste restitution de la faute. Il est logique que les critères essentiels sur lesquels s'appuyer et qui viennent étayer par l'importance qu'on leur accorde le jugement de justice soient les intentions motivant l'acte répréhensible et la récidive. La victime est quant à elle moins prise en compte. La justice pourrait être légèrement plus participative et prévoir pour la prise de décision la consultation, de manière plus large qu'elle ne le fait usuellement, de l'accusé, de la victime et de leurs proches. Plus encore que pour les finalistes, ce sont les nombreux délits de faible gravité qui sont l'apanage des tribunaux. 205 Le troisième type (17%), ostracisme, est beaucoup plus minoritaire que les deux premiers. Il est fondé sur l’idée de la différence. Les délinquants, ce sont les autres : les étrangers, les drogués, les fous et les tarés. C’est en termes de répression et d’exclusion des déviances que l’on raisonne ici. En opposition au finalisme, on rejette absolument l’idée d’une réinsertion : c’est plutôt l’expulsion définitive du délinquant qui est recherchée. En opposition au contractualisme, c’est moins l’acte qui compte que ce qu’il confirme à propos de son auteur : une altérité radicale qui pousse à lui refuser sa place parmi nous. La justice se vit alors comme un ostracisme, seul moyen possible de recouvrer l’harmonie sociale perdue. Le caractère extrémiste de ce type est déjà présent en ce qui concerne l'insécurité et la menace ressentie. Le sentiment d'insécurité est nettement plus accentué que dans les deux autres types, de même la perception du risque de victimisation : on craint d'être la proie de toutes sortes de délits. Et bien sûr, l'évolution de la criminalité est jugée en forte hausse. Si l'on perçoit les inégalités économiques existantes et l'anomie qui marquent la société, la cause principale de la délinquance est ailleurs. Elle est attribuée à des facteurs individuels intrinsèques à l'auteur d'un acte criminel ou à des groupes précis de personnes. Il n'y a d'ailleurs pas d'antinomie entre ces deux explications. La déviance individuelle est attestée par la croyance en l'existence de personnes mauvaises par nature ou durablement perturbées mais aussi par la présence dans la société de communautés et de cultures étrangères et ces deux formes de stigmatisation se cumulent souvent pour pointer la différence : est mauvais celui qui est autre. Beaucoup plus que dans les autres types la grande criminalité est celle que l'on connaît, que l'on voit, que l'on montre du doigt : c'est elle qui fait peur. Il en résulte une vision très irréaliste de l'activité des tribunaux, dans lesquels crimes de sang, délinquance sexuelle et grand banditisme se disputent le prétoire, ce qui porte naturellement à attribuer à la peine des objectifs de rétribution, de punition et de vindicte. Le coupable doit être châtié, voire exclu. L'exemplarité permet de rappeler à tous le sort honteux qui attend le coupable. C'est dire si la sévérité est forte, quel que soit le délit commis. Les appartenances, le statut, sont des critères déterminants dans la manière de considérer l'accusé; de même l'identité comme les souffrances de la victime pèsent lourd dans la balance du jugement. Ces critères statutaires déterminent donc autant la probabilité du crime que la manière de le payer. La manière de rendre la justice prend une coloration populaire et consensualiste : d'autres acteurs que le tandem traditionnel formé par le juge et le jury pourraient valablement fixer la peine, que l'on pense aux autorités morales et religieuses ou aux parties (la victime ou sa famille, les proches de l'accusé). 206 Voilà trois manières très distinctes de voir le juste en matière pénale. Telles que nous les avons décrites, en accentuant leurs traits et leurs différences, elles marquent les frontières des représentations collectives plus qu’elles ne caractérisent des personnes concrètes. L’idéaltype, au sens weberien que nous lui donnons ici, a moins vocation, en effet, de décrire minutieusement le réel que d’en faire ressortir les logiques essentielles. Nombre d’individus se situent sans doute à mi-parcours entre ces trois pôles, privilégiant par leurs réponses plutôt telle perspective que telle autre, sans toutefois rejeter complètement les autres logiques, car, comme nous l’avons montré tout au long de cette étude, le consensus sur ces questions est important. Il n’en reste pas moins qu'apparaissent des sensibilités diverses au juste en matière pénale, et que l’on peut maintenant s’interroger sur leurs relations avec les autres figures de l’équité, mises en avant par nos travaux antérieurs. L'effet du positionnement social Mais il convient d'abord de mettre en relation ces différentes manières de concevoir la juste peine avec le positionnement social des individus. A ce propos il faut noter d'emblée qu'il est certes intéressant de constater que certaines associations existent, que certaines hypothèses relatives aux variations d'impact des attitudes selon les générations et les statuts sont vérifiées. Mais il est tout aussi important de relever qu'il ne s'agit que de tendances, voire de nuances, que les écarts sont faibles et que ces différences ne permettent pas d'opposer de manière radicale des âges, des positionnements sociaux ou des orientations idéologiques. Ce constat relatif à la faible influence des déterminants identitaires et sociaux n'est pas nouveau. Nous l'avons déjà relevé lors de nos précédentes recherches sur le sens du juste en matière de justice distributive, tant dans le domaine du contrat que dans celui de la responsabilité3. Il faut aussi relier ce fait à l'importance du noyau dur que forme le consensus général qui se dégage des conceptions populaires de la peine mises au jour dans les chapitres qui précèdent. Qu'en est-il donc de l'insertion sociale des trois types décrits ? On retrouve les principales associations qui se dégageaient des analyses sectorielles (voir annexe 1, tableau 10, pp. 228229). 3 Kellerhals J., Perrin J.-F. , Modak M., Morotti M., Sardi M. (1992), L'éthique du contrat. Une étude des catégories de la morale juridique populaire. Rapport au Fonds National de la Recherche Scientifique (requête No 12-25571-88). Kellerhals J., Languin N., Sardi M., Lieberherr R., Aeschimann G. (1998), Les conceptions populaires de la responsabilité et du rôle des assurances : une étude des normes de justice et de solidarité dans les mentalités contemporaines. Rapport au Fonds National de la Recherche Scientifique (requête No 1214046968.96). 207 Le type prospectivisme est davantage présent parmi les individus qui ont dépassé la cinquantaine4 et qui ont une formation professionnelle supérieure. La proportion d'universitaires y est sensiblement plus importante que dans les autres types (on y trouve 62% des universitaires ayant répondu à notre questionnaire). La sensibilité à cette philosophie de la juste peine est plus marquée chez les personnes qui regardent peu la télévision5, qui se déclarent non-croyantes, non-pratiquantes et d’orientation socialiste. Le type contractualisme est surtout l’apanage d’individus plutôt jeunes – moins de cinquante ans6 - dont l'information à propos de la délinquance repose principalement sur le fait divers, que ce soit par la lecture des rubriques spécifiques dans la presse ou par les discussions à propos de ces thèmes avec l'entourage proche. L'attrait pour cette manière de penser la peine est aussi le propre de personnes qui regardent beaucoup les séries policières à la télévision. Le type ostracisme est quant à lui clairement lié à un manque de ressources sociales (faible revenu et faible niveau scolaire) et au statut de retraité, sans que l’âge soit, pour cet indicateur, nettement déterminant puisqu'on trouve des préférences pour ce profil dans toutes les classes d'âge. Les individus faiblement intégrés socialement (qui discutent peu avec autrui, qui lisent peu, mais qui regardent beaucoup la télévision) présentent davantage cette attitude que les autres. Vers une concordance avec les philosophies populaires du juste en matière de justice distributive ? C'est à dessein que le titre de ce dernier paragraphe est formulé sous la forme interrogative : le présent rapport trouve naturellement sa conclusion par la mise en évidence des trois philosophies de la juste peine que sont le prospectivisme, le contractualisme et l'ostracisme et qui viennent d'être décrites. Il est toutefois légitime de s'interroger brièvement sur leur éventuelle correspondance avec les différentes manières d'envisager les principes de justice révélées par nos précédents travaux dans le domaine de la justice distributive et rappelées dans notre introduction. Le prospectivisme est caractérisé par plusieurs aspects à connotation franchement positive. Ce sont notamment la perception optimiste de la société dont les valeurs importantes sont marquées par des souhaits d'intégration et de relationnisme; ce sont aussi la croyance en 4 Corrélation positive issue des tris croisés avec la variable "âge" (V de Cramer .14**). Corrélation positive issue des tris croisés avec la variable "fréquence télévision" (V de Cramer .16**). 6 Voir note 4. 5 208 l'amendement possible de l'individu par la peine et la modération qui marque la sanction. Pour que l'harmonie se fasse il est important que chacun puisse retrouver sa place. En ce sens ce profil se rapproche du finalisme des précédentes recherches, profil qui met l'accent sur le bien-être des individus, la pesée ultime des intérêts en présence. Cette philosophie est ouverte sur l'avenir, sur un devenir possible et meilleur. L'individu en tant que tel comme la compréhension de son parcours de vie sont placés au premier plan. Cette philosophie fait également référence à une vision proactive : le juste est subordonné au bien, il en est un mode d'expression, un instrument. Le contractualisme se définit surtout par un besoin d'ordre dans le respect du cadre précis des arrangements sociaux conclus. Rompre le contrat social par un délit ou un crime, et partant l'ordre social, entraîne pour l'auteur de cette rupture une stricte rétribution, à la hauteur du dommage provoqué. Cette philosophie qui place au premier plan l'acte délictueux, l'individu, sa responsabilité et la mesure objective – pour leur réparation - des préjudices subis est tournée vers le passé. Il s'agit d'une perspective réactive : le juste est une valeur supérieure au bien. Elle peut être comparée au formalisme ou volontarisme, profils qui mettent en avant le respect des accords - les responsabilités sont celles que les contractants ont définies - et l'expression de la volonté des parties comme étalon du juste. L'ostracisme quant à lui - et sous réserve de vérifications - est un profil propre au domaine pénal. L'altérité radicale qui marque l'auteur d'une infraction, l'exclusion dont il devrait faire l'objet sont autant de signes d'un besoin d'assainissement social réclamé par ceux qui craignent pour leur sécurité et se sentent personnellement et socialement menacés par la criminalité ambiante. Cette esquisse, brossée à très grands traits, pose les prémices d'une éventuelle concordance entre le sens ordinaire du juste prévalant dans les mentalités contemporaines en matière de justice distributive (civile) et de justice corrective (pénale). L'affinement de cette analyse est un travail qui reste à faire. 209