CHAPITRE 8 UNE ANALYSE DE SYNTHÈSE

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CHAPITRE 8
UNE ANALYSE DE SYNTHÈSE
Les chapitres précédents ont permis de mieux saisir les diverses dimensions des
représentations collectives concernant la délinquance et la justice pénale. Il s’agit maintenant
de voir si ces dimensions peuvent être réunies dans une analyse globale qui permettrait de
caractériser d’un trait les mentalités contemporaines en la matière. Bien entendu, une telle
démarche fait perdre le détail des résultats entrevus jusqu’ici. D’un autre côté, sa généralité
permet des comparaisons intéressantes, en particulier avec les types que nous avons dégagés
dans nos recherches portant sur la justice distributive. Ayant défini tout au long des pages qui
précèdent les principales manières de voir le juste dans le cadre de la peine, il s’agit
maintenant d’évaluer si ces conceptions s’approchent de celles mises au jour pour la justice
distributive.
La démarche que nous avons suivie s’inscrit dans la continuité des analyses présentées
jusqu’ici : nous avons d’abord fait une analyse des correspondances, complétée par une
analyse de classification. Il y a cependant une différence importante par rapport aux analyses
précédentes. Dans le cas présent, l’analyse a été faite sur les principaux types présentés dans
les différents chapitres, et non sur les questions posées aux répondants. On s’est donc en
quelque sorte élevé d’un niveau, en cherchant à voir comment ces «résumés» que sont les
types, s’associent les uns aux autres. L’analyse de classification a permis ensuite de construire
une nouvelle typologie, «résumé des résumés» ou «typologie des types». Cette réduction de la
complexité par paliers successifs offre l’intérêt de nous permettre de considérer le problème à
différents niveaux d’abstraction. Ainsi, ce que l’on perd en considérant la typologie globale,
on peut toujours le recouvrer en considérant les typologies spécifiques. De même, chaque
typologie spécifique prend un sens supplémentaire quand on la réfère au type global qui la
contient.
Les typologies retenues pour constituer la typologie globale ont trait aux quatre champs
analysés. En ce qui concerne les connaissances de la délinquance et de la criminalité, ce sont :
le sentiment d’insécurité (question 1), la perception de l'évolution de la criminalité (question
2), la perception du risque personnel de victimisation (question 3), les causes de la
197
délinquance (question 5), la perception des populations délinquantes (question 6), la
caractérisation des délinquants (question 7) et la perception de l'activité des tribunaux
(question 4). Dans le domaine des objectifs assignés à la peine, il s'agit de la typologie des
finalités de la peine (question 8). Pour le secteur de l'adéquation entre le délit et la peine, nous
avons retenu les deux indices de sévérité (délits de faible gravité – question 12 -, délits graves
et crimes – question 13), les caractéristiques de l'accusé (question 9) et les caractéristiques de
la victime (question 10) de même que la typologie sur la proportionnalité (question 14). Enfin,
la typologie globale inclut les résultats de l'analyse de classification sur les acteurs de la
décision de justice (question 16).
Axes généraux
Un examen attentif des résultats de l’analyse des correspondances a permis la mise en
lumière de deux logiques structurantes, correspondant aux deux premiers axes produits par
cette analyse. Les autres axes ne présentent pas de résultats à la fois généraux et intelligibles.
De ce fait, ils ont été écartés de la description.
Le premier axe distingue très clairement une conception positive de la situation, sur sa
gauche, à une vision très négative des choses, sur sa droite. On trouve en effet sur la gauche
tous les indicateurs d’une perception assez optimiste en matière de délinquance: les risques et
le sentiment d’insécurité personnelle sont faibles et l’évolution de la délinquance n’est pas
catastrophique. Ce sont les facteurs psycho-sociaux (l’histoire de vie du délinquant) que l’on
met en avant pour fixer la juste peine, qui est essentiellement considérée dans un but
prospectif: réintégrer le délinquant dans la société, ramener dans le troupeau la brebis égarée.
De ce fait, le degré de punitivité des peines est faible.
Au contraire, la vision pessimiste, négative, bien mise en évidence par le côté droit du
premier axe, est associée au maximum de punitivité. Le sentiment d’insécurité personnelle y
est très fort, tout comme l’idée d’une dégradation sensible de la situation dans les dernières
années. On met alors en avant la victime et le jury comme acteurs essentiels de la fixation de
la peine.
Le second axe de l’analyse des correspondances est très clair lui aussi. Il fait une
distinction entre des visions de la peine essentiellement fondées sur l’idée de restitution à un
auteur d’infractions pleinement responsable de ses actes et non déterminé par son statut (en
dessous de l'abscisse), et des perceptions d’auteurs d’infractions considérés comme des êtres
198
surdéterminés par leurs insertions sociales (en dessus de l'abscisse)1. Cette distinction prend
d’ailleurs une coloration très différente selon que l’on se situe sur la droite ou sur la gauche du
graphique, par rapport à l'ordonnée. Ainsi, la sensibilité aux statuts met en avant l’histoire
psychique et l’enfance difficile sur la gauche, alors qu’elle se centre sur les appartenances
(étrangers, hommes, drogués, etc.) sur la droite. De même, la restitution concerne des
délinquants considérés comme rationnels (le crime rapporte) et profitant de la démission des
institutions sur la droite du premier axe 2, alors qu’elle voit plutôt les délinquants comme
victimes de leur propre faiblesse sur la gauche.
1
Cette interprétation repose sur la prépondérance attachée à la nature des facteurs utilisés dans l'explication de
l'acte déviant. En dessous de l'abscisse on a clairement affaire à des facteurs endogènes : l'homme est libre de ses
actes et autonome. Ses propres lois le régissent. En dessus de l'abscisse on est beaucoup plus proche de facteurs
exogènes : l'homme est conditionné par son histoire et l'environnement dans lequel il évolue. Il est régit par son
contexte.
2
A nouveau, l’orientation des axes est totalement arbitraire et ne doit pas être interprétée en termes d’affiliation
politique de droite ou de gauche.
199
Graphique 8.1 : Les différentes philosophies de justice
Légende :
Punitivité : -- minimum, - faible, + forte, ++ très forte
Evolution délits : -- faible, - moyenne, + forte, ++ très forte
Risque : -- faible, - moyen, + fort, ++ très fort
200
Le premier axe distingue donc clairement des représentations de la justice pénale fondées
sur un certain finalisme, un providentialisme, qui regarde l’avenir du délinquant davantage
que sa faute, et dont la visée ultime est le pardon et la réinsertion dans la grande communauté
humaine, et des représentations qui se centrent sur l’acte commis, la faute, pour lesquels le
délinquant doit absolument payer. Cet axe propose donc avant tout une morale construite
autour de la faute : faut-il la considérer comme primordiale, imprescriptible, dans le jugement
de justice, ou, au contraire, le pardon et l’avenir du délinquant sont-ils des principes sacrés ?
Y a-t-il avant tout, en d’autres termes, un homme qu’il faut sauver ou une faute qu’il faut
punir ?
Sur le second axe s’opposent des visions de la condition humaine radicalement
différentes. L’homme est-il par essence «ce qu’il fait» ou «d’où il vient» ? Est-il libre et donc
responsable ou au contraire prisonnier de son contexte : de sa famille, de sa communauté,
voire de son propre parcours ? Est-il d’abord Jean ou le fils de Paul ?
Ces deux dimensions morales, celle de la faute et celle de la condition humaine, ne se
confondent pas. Ainsi, l’analyse des correspondances suggère que l’on peut à la fois croire au
contexte et vouloir que le délinquant paie pour ses fautes complètement, sans pardon ni
remise. De même, on peut, en théorie au moins, considérer le délinquant comme un être libre,
responsable de ses actes, et avoir pour but essentiel, voire unique, de le réintégrer dans la
fraternité des hommes. La question se pose alors de savoir quels grands profils l’on peut
dégager de ces axes. L’analyse de classification apporte une réponse à la question, en mettant
en lumière trois grandes manières de penser la peine. Le tableau 8.1 présente les distributions
des variables constitutives des trois types.
Trois philosophies de justice
Le type prospectivisme (48%) est paradigmatique de cette volonté de se servir de la faute
pour sauver l’homme. Cette volonté se fonde sur une vision optimiste de la société, qui n’est
pas irrémédiablement marquée par le crime, mais qui s’identifierait plutôt à un havre de paix.
Elle considère le délinquant comme une victime de son parcours, de son enfance, de sa
psychologie, et, en cela, elle penche plutôt du côté de la vision contextualiste de la condition
humaine.
Dans cette manière de penser la justice pénale, l'insécurité n'existe pas et la menace sociale
que constitue la délinquance comme la menace personnelle que constitue le risque d'être
cambriolé, agressé ou encore escroqué sont évaluées comme peu inquiétantes : des délits sont
201
certes commis, mais on ne se sent ni socialement ni personnellement visé par ces actes
malveillants. Les raisons avancées pour expliquer le phénomène déviant sont d'ordre
économique ou social : les incitations commerciales à la consommation, la persistance du
chômage et de problèmes économiques, l'existence de catégories franchement défavorisées ou
en marge comme le manque d'ancrage des jeunes générations forment un contexte difficile à
vivre pour certains et il s'agit d'être compréhensif. La criminalité existe, c'est une donnée avec
laquelle il faut vivre : elle est partie intégrante de la société. Durkheim avait d'ailleurs déjà
montré, en élaborant ses règles relatives à l'explication des faits sociaux, que "le crime est
normal parce qu'une société qui en serait exempte est tout à fait impossible" (Durkheim,
éd.1973, p.67). Pour les adeptes du finalisme, cette criminalité peut être comprise et expliquée
lorsqu'on la relie aux difficultés qui ont marqué l'enfance du délinquant, à son contexte de vie.
Tableau 8.1 : Typologie générale des philosophies de justice
Variables, indices et types
Sentiment d'insécurité (Q1)
Toujours ou presque
Souvent
Quelquefois
Rarement
Jamais ou presque
Trop peur
Test (V de Cramer)
Perception de l'évolution de la
criminalité (Q2)
Préoccupation faible
Préoccupation moyenne
Préoccupation forte
Préoccupation très forte
Test (V de Cramer)
Perception du risque de victimisation
personnelle (Q3)
Risque faible
Risque moyen
Risque fort
Risque très fort
Test (V de Cramer)
Causes de la délinquance (Q5)
Inégalités économiques
Anomie sociale
Causalité diffuse
Anomie morale
Déviance individuelle
Anomie institutionnelle
Test (V de Cramer)
Prospectivime
(48%, N=897)
Contractualisme
(36%, N=673)
Ostracisme
(17%, N=311)
Moyenne
1
2
13
19
63
2
1
5
30
26
35
2
14
9
24
10
26
15
3
4
21
20
47
4
.35**
35
29
24
12
16
14
31
39
12
20
23
45
24
22
26
27
.27**
35
37
16
11
12
28
24
36
14
16
16
53
24
30
19
27
.30**
22
4
18
15
26
23
20
5
3
9
22
19
17
28
10
23
4
32
13
18
23
17
14
14
.37**
202
Variables, indices et types
Prospectivime
(48%, N=897)
Contractualisme
(36%, N=673)
Ostracisme
(17%, N=311)
Moyenne
51
19
5
25
37
11
11
46
40
8
25
28
44
14
10
32
.23**
Caractérisation des délinquants (Q7)
Enfance difficile
Personnes faibles
Plus facile
Malades, pers. Perturbées
Anciens petits délinquants
Autre opinion
Test (V de Cramer)
30
15
15
12
10
9
13
18
31
5
11
16
25
11
26
15
12
8
23
16
23
10
11
12
.20**
Activité des tribunaux (Q4)
Dramatisation
Réalisme
Alarmisme
Test (V de Cramer)
22
48
30
14
55
30
34
28
38
21
47
31
.14**
Finalités de la peine (Q8))
Multifonctionnalisme positif
Réinsertion
Restitution
Rétribution
Multifonctionnalisme négatif
Test (V de Cramer)
40
43
9
8
0
47
10
28
14
0
32
22
7
21
18
41
28
16
12
3
.40**
10
71
17
2
3
44
37
15
6
39
28
27
7
56
26
11
.28**
21
47
27
5
2
33
41
23
10
24
32
33
13
38
33
16
.29**
Mesure de la proportionnalité (Q14)
Proportionnalité pragmatique
Absence de proportionnalité
Proportionnalité exemplaire
Proportionnalité généralisée
Test(V de Cramer)
46
14
5
35
43
29
3
28
22
16
24
37
41
20
8
32
.25**
Caractéristiques de l'accusé (Q9)
Biographie
Dangerosité
Socialisation
Appartenances
Test (V de Cramer)
39
25
34
1
10
64
25
1
18
24
15
43
25
39
28
8
.49**
Perception des populations
délinquantes (Q6)
Scepticisme
Irénisme
Stigmatisation
Conformisme
Test (V de Cramer)
Indice de punitivité
Délits de faible gravité (Q12)
Punitivité minimum
Punitivité faible
Punitivité forte
Punitivité maximum
Test (V de Cramer)
Indice de sévérité
Délits graves et crimes (Q13)
Punitivité minimum
Punitivité faible
Punitivité forte
Punitivité maximum
Test (V de Cramer)
203
Variables, indices et types
Caractéristiques de la victime (Q10)
Empathie
Victimité
Abstraction
Test (V de Cramer)
Acteurs de la décision de justice
(Q16)
Justice de pis-aller
Justice référentielle
Justice participative
Justice des experts
Justice populaire
Justice comunautaire
Test (V de Cramer)
Prospectivime
(48%, N=897)
Contractualisme
(36%, N=673)
Ostracisme
(17%, N=311)
Moyenne
31
8
61
36
6
58
30
31
39
33
11
56
.21**
7
34
34
22
2
2
11
24
39
19
7
1
17
13
32
15
12
10
10
27
35
20
5
3
.23**
La croyance inébranlable en l'homme, en ses potentialités de transformer positivement les
conséquences d'actes fautifs, est attestée par le but premier que les finalistes assignent à la
peine : son objectif est tout entier tourné vers l'amendement par le soin, l'incitation à la
réflexion, la préparation au retour du condamné dans le corps social, à l'exclusion d'éléments
de rétribution ou de réparation. Cette forme d'humanitarisme est également manifeste pour les
critères à prendre en compte dans la mesure de la peine. A cet égard, l'accent fort est mis sur
la biographie de l'accusé; des éléments comme son histoire de vie et les problèmes rencontrés
au cours de sa socialisation doivent peser dans la balance en sa faveur. La victime, quant à
elle, n'est pas prise en compte. Il s'ensuit naturellement que la sévérité de la peine est très
mesurée, tant pour les délits de faible gravité que pour les délits plus graves et les crimes.
C'est un raisonnement pragmatique et réaliste en ce qui concerne le juste qui est à l'œuvre. On
peut en voir le reflet par cet exemple : l'assassin de quatre jeunes femmes sera puni de la
même manière que celui qui en a tué deux. Le crime est suffisamment dramatique en luimême : l'excès de punition ne rendra pas la vie aux victimes…
Il peut y avoir différentes manières de rendre la justice, mais c'est la conception
représentée sous la dénomination de justice référentielle – la décision appartient au juge et au
jury entourés d'experts présents à titre consultatif – est plus privilégiée que dans les autres
types. L'ordre juridique existant à l'instar de l'ordre social existant est reconnu comme valable
et permet d'assurer le traitement de la petite délinquance qui constitue une grande part de
l'activité des tribunaux.
Le type contractualiste (33%) met en avant la responsabilité du délinquant, qui doit payer
pour ce qu’il a fait. Qu’il ait eu une enfance difficile est secondaire, tout comme son
204
éventuelle réinsertion sociale. D’abord compte l’acte ! Le contrat passé entre la société et
l’individu a été rompu par l’acte délictueux et le rétablissement du lien passe obligatoirement
par la punition du coupable. C’est l’optique très volontariste du contrat - par le respect absolu
des obligations que se sont fixées les parties - qui marque ce type.
Face au sentiment de sécurité, à l'évolution des délits, ce type est clairement plus
pessimiste que le précédent : l'augmentation des délits, sans être massive, est cependant
palpable, la crainte d'en être victime existe et l'on se sent quelquefois en insécurité dans
l'espace public. Les causes de la délinquance sont beaucoup moins reliées à des explications
économiques ou sociales qu'à une anomie institutionnelle évidente. La famille ni l'école ne
sont plus capables de remplir leur rôle d'encadrement, les instances policières et judiciaires
sont perçues comme trop peu sévères et trop peu efficaces. Cette mise en avant de la
démission des institutions, normalement garantes de l'ordre tant dans le domaine privé que
dans la sphère publique, atteste une faille grave dans le contrat social qui n'est dès lors plus
respecté mais auquel sont attachés les tenants de ce type.
Les délinquants ne sont pas pour autant franchement stigmatisés – des facteurs
protecteurs existent. Mais on estime que les criminels se laissent aller à des pulsions
psychologiques négatives comme ne pas savoir par exemple résister aux tentations ou
considérer qu'il est plus facile de violer la loi. Cette manière de percevoir l'auteur d'une
infraction comme quelqu'un qui, de son propre gré, rompt un pacte - que ce dernier soit tacite
ou légal - est bien conforme à la logique contractualiste qui caractérise ce type.
Pour ces tenants du respect du contrat social, du légalisme, les objectifs de la peine sont
multiples et si l'on devait en tirer une ligne claire c'est sans aucun doute celle de la restitution
qui est marquée d'un fil rouge. Le délinquant doit payer pour le délit qu'il a commis et la
remise de cette dette passe par la réparation, réparation due à la victime comme à la société,
toutes deux lésées par l'offense commise. Dans cet esprit la peine, mesurée aux actes passés
de l'accusé, constitue une juste restitution de la faute. Il est logique que les critères essentiels
sur lesquels s'appuyer et qui viennent étayer par l'importance qu'on leur accorde le jugement
de justice soient les intentions motivant l'acte répréhensible et la récidive. La victime est
quant à elle moins prise en compte.
La justice pourrait être légèrement plus participative et prévoir pour la prise de décision la
consultation, de manière plus large qu'elle ne le fait usuellement, de l'accusé, de la victime et
de leurs proches. Plus encore que pour les finalistes, ce sont les nombreux délits de faible
gravité qui sont l'apanage des tribunaux.
205
Le troisième type (17%), ostracisme, est beaucoup plus minoritaire que les deux premiers.
Il est fondé sur l’idée de la différence. Les délinquants, ce sont les autres : les étrangers, les
drogués, les fous et les tarés. C’est en termes de répression et d’exclusion des déviances que
l’on raisonne ici. En opposition au finalisme, on rejette absolument l’idée d’une réinsertion :
c’est plutôt l’expulsion définitive du délinquant qui est recherchée. En opposition au
contractualisme, c’est moins l’acte qui compte que ce qu’il confirme à propos de son auteur :
une altérité radicale qui pousse à lui refuser sa place parmi nous. La justice se vit alors comme
un ostracisme, seul moyen possible de recouvrer l’harmonie sociale perdue.
Le caractère extrémiste de ce type est déjà présent en ce qui concerne l'insécurité et la
menace ressentie. Le sentiment d'insécurité est nettement plus accentué que dans les deux
autres types, de même la perception du risque de victimisation : on craint d'être la proie de
toutes sortes de délits. Et bien sûr, l'évolution de la criminalité est jugée en forte hausse. Si
l'on perçoit les inégalités économiques existantes et l'anomie qui marquent la société, la cause
principale de la délinquance est ailleurs. Elle est attribuée à des facteurs individuels
intrinsèques à l'auteur d'un acte criminel ou à des groupes précis de personnes. Il n'y a
d'ailleurs pas d'antinomie entre ces deux explications. La déviance individuelle est attestée par
la croyance en l'existence de personnes mauvaises par nature ou durablement perturbées mais
aussi par la présence dans la société de communautés et de cultures étrangères et ces deux
formes de stigmatisation se cumulent souvent pour pointer la différence : est mauvais celui
qui est autre. Beaucoup plus que dans les autres types la grande criminalité est celle que l'on
connaît, que l'on voit, que l'on montre du doigt : c'est elle qui fait peur. Il en résulte une vision
très irréaliste de l'activité des tribunaux, dans lesquels crimes de sang, délinquance sexuelle et
grand banditisme se disputent le prétoire, ce qui porte naturellement à attribuer à la peine des
objectifs de rétribution, de punition et de vindicte. Le coupable doit être châtié, voire exclu.
L'exemplarité permet de rappeler à tous le sort honteux qui attend le coupable. C'est dire si la
sévérité est forte, quel que soit le délit commis. Les appartenances, le statut, sont des critères
déterminants dans la manière de considérer l'accusé; de même l'identité comme les
souffrances de la victime pèsent lourd dans la balance du jugement. Ces critères statutaires
déterminent donc autant la probabilité du crime que la manière de le payer.
La manière de rendre la justice prend une coloration populaire et consensualiste : d'autres
acteurs que le tandem traditionnel formé par le juge et le jury pourraient valablement fixer la
peine, que l'on pense aux autorités morales et religieuses ou aux parties (la victime ou sa
famille, les proches de l'accusé).
206
Voilà trois manières très distinctes de voir le juste en matière pénale. Telles que nous les
avons décrites, en accentuant leurs traits et leurs différences, elles marquent les frontières des
représentations collectives plus qu’elles ne caractérisent des personnes concrètes. L’idéaltype, au sens weberien que nous lui donnons ici, a moins vocation, en effet, de décrire
minutieusement le réel que d’en faire ressortir les logiques essentielles. Nombre d’individus
se situent sans doute à mi-parcours entre ces trois pôles, privilégiant par leurs réponses plutôt
telle perspective que telle autre, sans toutefois rejeter complètement les autres logiques, car,
comme nous l’avons montré tout au long de cette étude, le consensus sur ces questions est
important. Il n’en reste pas moins qu'apparaissent des sensibilités diverses au juste en matière
pénale, et que l’on peut maintenant s’interroger sur leurs relations avec les autres figures de
l’équité, mises en avant par nos travaux antérieurs.
L'effet du positionnement social
Mais il convient d'abord de mettre en relation ces différentes manières de concevoir la
juste peine avec le positionnement social des individus. A ce propos il faut noter d'emblée
qu'il est certes intéressant de constater que certaines associations existent, que certaines
hypothèses relatives aux variations d'impact des attitudes selon les générations et les statuts
sont vérifiées. Mais il est tout aussi important de relever qu'il ne s'agit que de tendances, voire
de nuances, que les écarts sont faibles et que ces différences ne permettent pas d'opposer de
manière radicale des âges, des positionnements sociaux ou des orientations idéologiques. Ce
constat relatif à la faible influence des déterminants identitaires et sociaux n'est pas nouveau.
Nous l'avons déjà relevé lors de nos précédentes recherches sur le sens du juste en matière de
justice distributive, tant dans le domaine du contrat que dans celui de la responsabilité3. Il faut
aussi relier ce fait à l'importance du noyau dur que forme le consensus général qui se dégage
des conceptions populaires de la peine mises au jour dans les chapitres qui précèdent. Qu'en
est-il donc de l'insertion sociale des trois types décrits ? On retrouve les principales
associations qui se dégageaient des analyses sectorielles (voir annexe 1, tableau 10, pp. 228229).
3
Kellerhals J., Perrin J.-F. , Modak M., Morotti M., Sardi M. (1992), L'éthique du contrat. Une étude des
catégories de la morale juridique populaire. Rapport au Fonds National de la Recherche Scientifique (requête
No 12-25571-88). Kellerhals J., Languin N., Sardi M., Lieberherr R., Aeschimann G. (1998), Les conceptions
populaires de la responsabilité et du rôle des assurances : une étude des normes de justice et de solidarité dans
les mentalités contemporaines. Rapport au Fonds National de la Recherche Scientifique (requête No 1214046968.96).
207
Le type prospectivisme est davantage présent parmi les individus qui ont dépassé la
cinquantaine4 et qui ont une formation professionnelle supérieure. La proportion
d'universitaires y est sensiblement plus importante que dans les autres types (on y trouve 62%
des universitaires ayant répondu à notre questionnaire). La sensibilité à cette philosophie de la
juste peine est plus marquée chez les personnes qui regardent peu la télévision5, qui se
déclarent non-croyantes, non-pratiquantes et d’orientation socialiste.
Le type contractualisme est surtout l’apanage d’individus plutôt jeunes – moins de
cinquante ans6 - dont l'information à propos de la délinquance repose principalement sur le
fait divers, que ce soit par la lecture des rubriques spécifiques dans la presse ou par les
discussions à propos de ces thèmes avec l'entourage proche. L'attrait pour cette manière de
penser la peine est aussi le propre de personnes qui regardent beaucoup les séries policières à
la télévision.
Le type ostracisme est quant à lui clairement lié à un manque de ressources sociales
(faible revenu et faible niveau scolaire) et au statut de retraité, sans que l’âge soit, pour cet
indicateur, nettement déterminant puisqu'on trouve des préférences pour ce profil dans toutes
les classes d'âge. Les individus faiblement intégrés socialement (qui discutent peu avec autrui,
qui lisent peu, mais qui regardent beaucoup la télévision) présentent davantage cette attitude
que les autres.
Vers une concordance avec les philosophies populaires du juste en matière
de justice distributive ?
C'est à dessein que le titre de ce dernier paragraphe est formulé sous la forme
interrogative : le présent rapport trouve naturellement sa conclusion par la mise en évidence
des trois philosophies de la juste peine que sont le prospectivisme, le contractualisme et
l'ostracisme et qui viennent d'être décrites. Il est toutefois légitime de s'interroger brièvement
sur leur éventuelle correspondance avec les différentes manières d'envisager les principes de
justice révélées par nos précédents travaux dans le domaine de la justice distributive et
rappelées dans notre introduction.
Le prospectivisme est caractérisé par plusieurs aspects à connotation franchement
positive. Ce sont notamment la perception optimiste de la société dont les valeurs importantes
sont marquées par des souhaits d'intégration et de relationnisme; ce sont aussi la croyance en
4
Corrélation positive issue des tris croisés avec la variable "âge" (V de Cramer .14**).
Corrélation positive issue des tris croisés avec la variable "fréquence télévision" (V de Cramer .16**).
6
Voir note 4.
5
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l'amendement possible de l'individu par la peine et la modération qui marque la sanction. Pour
que l'harmonie se fasse il est important que chacun puisse retrouver sa place. En ce sens ce
profil se rapproche du finalisme des précédentes recherches, profil qui met l'accent sur le
bien-être des individus, la pesée ultime des intérêts en présence. Cette philosophie est ouverte
sur l'avenir, sur un devenir possible et meilleur. L'individu en tant que tel comme la
compréhension de son parcours de vie sont placés au premier plan. Cette philosophie fait
également référence à une vision proactive : le juste est subordonné au bien, il en est un mode
d'expression, un instrument.
Le contractualisme se définit surtout par un besoin d'ordre dans le respect du cadre précis
des arrangements sociaux conclus. Rompre le contrat social par un délit ou un crime, et
partant l'ordre social, entraîne pour l'auteur de cette rupture une stricte rétribution, à la hauteur
du dommage provoqué. Cette philosophie qui place au premier plan l'acte délictueux,
l'individu, sa responsabilité et la mesure objective – pour leur réparation - des préjudices subis
est tournée vers le passé. Il s'agit d'une perspective réactive : le juste est une valeur supérieure
au bien.
Elle peut être comparée au formalisme ou volontarisme, profils qui mettent en avant le
respect des accords - les responsabilités sont celles que les contractants ont définies - et
l'expression de la volonté des parties comme étalon du juste.
L'ostracisme quant à lui - et sous réserve de vérifications - est un profil propre au
domaine pénal. L'altérité radicale qui marque l'auteur d'une infraction, l'exclusion dont il
devrait faire l'objet sont autant de signes d'un besoin d'assainissement social réclamé par ceux
qui craignent pour leur sécurité et se sentent personnellement et socialement menacés par la
criminalité ambiante.
Cette esquisse, brossée à très grands traits, pose les prémices d'une éventuelle
concordance entre le sens ordinaire du juste prévalant dans les mentalités contemporaines en
matière de justice distributive (civile) et de justice corrective (pénale). L'affinement de cette
analyse est un travail qui reste à faire.
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