JEAN-FRANÇOIS BERT Erase (Équipe de recherche en anthropologie et sociologie de l'expertise) Université de Metz Michel Foucault, un anthropologue ? L es histoires de Michel Foucault en privilégiant des thèmes en marge de la grande tradition historiographique française, similaires à ceux qu’avait développés la première école des annales ont divisé de nombreux historiens quant à la technique historique développée par Foucault. Robert Mandrou, pour la parution de l’Histoire de la folie en 1961, souligne dans un article élogieux que Michel Foucault est : « un écrivain orchestre qui réussit avec un bonheur égal à être tout à la fois philosophe, psychologue et historien. »1. Fernand Braudel, à la suite de Robert Mandrou, repère aussi que ce travail est : « une étude de psychologie collective si rarement abordée par l’historien et qu’après Lucien Febvre, nous appelons de tous nos vœux ». Ces travaux ayant été très vite considérés comme étant l’œuvre d’un véritable historien, révolutionnant le traitement des archives, certains critiques ont aussi remarqué que la stratégie déployée était celle d’une histoire descriptive qui donne à voir ou, pour reprendre l’expression de Jaques Rancière, qui donne « de la chair aux mots »2. C’est peut-être pour cela qu’en généalogiste, Foucault ne pouvait logiquement étudier « la monarchie hittite ou la fourchette à travers les âges »3, selon le célèbre mot de Paul Veyne. Son succès actuel s’explique par cette prétention à pouvoir philosopher sur des sujets inattendus, « sur mille objets merveilleux, 150 splendides, amusants, peu connus : les fous, la police, les pauvres ! »4. Il a pourtant avoué dans de nombreux entretiens que ses livres ou en tout cas le choix de ses recherches apparemment si disparates étaient en rapport avec des expériences vécues ou personnelles. Insensiblement, la relation avec son lecteur n’est à cet instant plus tout à fait aussi simple puisque, si l’on peut lire Michel Foucault comme un historien et même un très bon historien, on peut aussi le lire comme un ethnologue, immergé dans un univers inconnu qui lui impose de faire face à de nombreuses expériences personnelles, et ce, même si ses textes ne nous parlent pas d’un "là-bas" comme celui qu’étudie avec soin l’ethnographe mais analysent les modèles de fondation de notre société en utilisant le regard de quelqu’un pour qui ces fondations seraient devenues complètement étrangères. Il reste que sa posture méthodologique, en particulier sa notion de l’archéologie, conduit son lecteur dans un "ici" qui a pour particularité de ne plus nous être familier, prenant au piège, sans doute comme il l’évoquait pour Gaston Bachelard, sa propre culture, et l’obligeant à faire « un effort pour rendre douteuses des évidences, des pratiques, des règles, des institutions et des habitudes qui s’étaient sédimentées depuis des décennies »5. La pratique de la déprise, ainsi entendue par Foucault comme une Jean-François Bert distanciation continue n’est sans doute que la transposition en idée de l’expérience quotidienne de l’ethnographe aux prises avec des sociétés dont il n’est pas familier, ceci impliquant qu’il travaille, comme Foucault d’ailleurs, par sauts, démentis, reprises, « work in progress » diraient encore certains. Son parcours a donc à voir avec l’ethnologie, ce qui donne sans doute raison à Michel Serres, pour qui son travail peut se lire comme « une ethnologie de la connaissance européenne »6. On peut lire par exemple en 1967 dans un de ses entretiens désormais disponibles dans les Dits et écrits, que la discipline qui répondrait le mieux à son travail est la discipline ethnologique, seule à l’époque capable d’analyser « des faits culturels qui caractérisent notre culture. En ce sens, il s’agirait d’une ethnologie de la culture à laquelle nous appartenons. Je cherche en effet à me situer à l’extérieur de la culture à laquelle nous appartenons, à en analyser les conditions formelles pour en faire la critique, pour voir comment elle a pu effectivement se constituer. »7. Il reprendra cette comparaison en 1978, cette fois-ci en soulignant le côté marginal de ses différents centres d’intérêt : « ce que les ethnologues ont fait à propos de sociétés – cette tentative pour expliquer les phénomènes négatifs en même temps que les phénomènes positifs- je me demande si on ne pourrait pas l’appliquer à l’histoire des idées. Ce que j’ai voulu faire, et ce que je voudrais refaire encore, c’est une conversion du même genre. (…) Je me demande toujours si l’intéressant ne serait pas au contraire de chercher ce qui, dans une société, dans un système de pensée, est rejeté et exclu »8. Dans son cas, il s’agit avant tout de questionner non pas des gestes, mais surtout les discours qui les sous-tendent. La technique archéologique vise à obtenir les conditions d’émergence des discours d’une période donnée. À partir de ces quelques points, un dialogue s’est engagé entre les ethnologues et le philosophe, dialogue qui a d’ailleurs débuté en 1966 dans Les mots et les choses où Michel Foucault considère qu’avec la psychanalyse, l’ethnologie « interroge non pas l’homme lui-même, tel qu’il peut apparaître dans les sciences humaines, mais la région qui rend possible en général un savoir sur l’homme »9. Cependant Michel Foucault, un anthropologue ? le point de convergence le plus troublant entre les deux, reste la question du corps et de son traitement dans notre société. Non pas simplement le corps sexuel qu’il décrit dans les trois tomes de son Histoire de la sexualité et à propos duquel, dans des études ethnologiques, sont maintes fois opposés Scientia Sexualis et Ars Erotica (La Scientia Sexualis, qui serait la procédure choisie par nos sociétés, repose sur une forme de pouvoir-savoir comme la médecine et la psychiatrie et se base sur l’aveu des individus. L’Ars Erotica en référence aux sociétés traditionnelles, ne fonctionne pas sur un critère d’utilité mais propose une gestion de la sexualité à partir d’une maîtrise absolue du corps et de la recherche de l’intensité du plaisir), mais plutôt le « premier » corps de Foucault, corps qu’il évoque de 1961 à 1975, de l’Histoire de la folie à l’âge classique à Naissance de la clinique puis Surveiller et punir, et qui lui sert de fil conducteur ou de modèle d’analyse pour constituer une généalogie du pouvoir. La question centrale de ses trois premiers ouvrages empirico descriptifs est de dégager la mise en place, par le pouvoir, de tout un art du corps humain puisque lui seul est « directement plongé dans un champ politique ; les rapports de pouvoir opèrent sur lui une prise immédiate, ils l’investissent, le marquent, le dressent, le supplicient, l’astreignent à des travaux, l’obligent à des cérémonies (…) Cet investissement politique du corps est lié, selon les relations complexes et réciproques, à son utilisation économique »10. Ce sujet intéresse particulièrement les ethnologues français, puisque l’on peut lire en 1976, soit un an après la sortie de Surveiller et punir, dans un numéro spécial d’Ethnologie française consacré au corps, qu’il est pour Foucault ce : « qui est dressé et redressé, inspecté, étiqueté, marqué par tout un savoir d’anatomie opératoire en vue non seulement de surveiller et de punir (…) mais de l’ajuster aux normes pour mieux l’utiliser comme source d’énergie et force de travail »11. Surveiller et punir a été compris par la plupart des lecteurs non comme l’histoire d’un corps en situation, symbolisé d’une certaine façon par l’épisode de Damiens, mais plutôt comme l’histoire de la pénalité qui s’inscrit sur le corps du délinquant. Ce passage entre deux techniques de pouvoir s’explique pour lui en terme de corps puisque au corps châtié, broyé, sur lequel se pose la violence directe du bourreau, le XVIIIe siècle substitue un corps dont il occupe de manière totalement différente : en le dressant, le redressant, le mesurant. Peut-on postuler au vu de cet usage quasi immédiat du texte foucaldien que le dialogue existe ? pourrait-on aller jusqu’à dire que l’archéologie ou la généalogie foucaldienne, comme l’ethnologie définie par Lévi-Strauss aurait comme but commun de s’occuper de décrire les systèmes qui gouvernent nos actes qu’ils soient conscients ou inconscients, rappelant que nous sommes des êtres soumis à des lois, des règles et des normes ? Dans une première partie, je soulignerai l’importance de cette définition foucaldienne du corps, corps certes saisi par le pouvoir, mais corps dévoilé dans son urgence à être réalisé et concrétisé et non plus simplement théorisé comme il l’avait été jusqu’alors. Son style souvent manipulateur, s’occupe de mettre en scène ce passé bizarre et étranger qui repose sur cette sympathie avérée pour les fous, les malades, les délinquants et les pervers : interroger son écriture ainsi que les nombreuses stratégies discursives qui opèrent dans son discours permettrait de voir que son style fonctionne par emprunt et instrumentalisation. Emprunt à la discipline historique et à la littérature, mais aussi emprunt à l’ethnologie puisque cette histoire politique du corps peut se lire à partir de l’image d’un corps en situation. Une autre problématique commune se dégage, puisque ce corps naturel, transhistorique, qui a été et continue à être réprimé est un corps qui change, se modifie, s’altère sous l’effet des contraintes du pouvoir. Enfin, l’apport de Foucault à la conceptualisation du corps social ne peut à mon avis se comprendre sans une lecture croisée de l’article fondateur de Marcel Mauss intitulé « les techniques du corps » et de Surveiller et punir. Corps et architecture ■ La première difficulté qu’on rencontre avec un penseur tel que Michel Foucault, c’est que ses productions scientifiques sont en interpénétration constante. Sa théorisation du pouvoir et du corps n’y échappe pas puisqu’elle évolue selon trois 151 phases que nous développons ici brièvement. Dans un premier temps, matérialisé par L’histoire de la folie, Naissance de la clinique et Surveiller et punir, la question qui l’intéresse est celle des rapports entre savoir et pouvoir. Sa première analyse du corps s’attache à définir le « corps-machine », corps qui apparaît avec évidence au XVIIe siècle et qui a pour particularité d’être offert au jeu des relations de pouvoir qui le conditionnent et le soumettent à des apprentissages et des disciplines lourdes et coercitives. Ces analyses sont encore fortement marquées par l’idée d’une raison qui étend ses principes à toutes les situations, et qui devient la véritable origine de la domination. Il s’agit pour Foucault de montrer comment des dispositifs de pouvoir s’articulent directement sur les corps et peut-être encore plus sur leurs fonctions vitales. Parallèle à ce niveau initial, la préoccupation d’un corps ruiné par la société se double d’une nouvelle définition qui voit le corps humain comme susceptible d’être changé, si ce n’est dans son ensemble, du moins au niveau de sa sexualité. Son projet d’une généalogie du pouvoir devient ici plus englobant, en particulier parce que son champ de questionnement inclut des réflexions nouvelles sur la norme et la question du gouvernement entendu comme : « l’ensemble des institutions et pratiques à travers lesquelles on guide les hommes depuis l’administration jusqu’à l’éducation »12. Il existe, à partir de ce moment, un pouvoir qui ne prend pas uniquement pour appui le corps physiologique de l’individu, mais plutôt la question de la population dans son ensemble et ce, à partir d’une « biopolitique ». Il s’agit pour lui non plus de développer ses interrogations quant à la question du corps de l’homme, mais bien de se demander s’il n’existe pas un autre type de pouvoir, moderne celui-ci, qui aurait la préoccupation du corps de la population, du « corps-espèce ». Il semble évident aussi que ce thème du pouvoir et du corps est problématisé et repris dans une dernière phase qui repose sur un questionnement éthique, basé sur l’analyse des textes prescriptifs de l’antiquité gréco-romaine. Foucault exploite un dernier corps qui lui donne l’occasion d’expliciter la question du sujet et de la subjectivité, à partir de la question des nombreuses pratiques et techniques sub- jectivantes qui moulent notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Il s’agit, dans une perspective plus politique, de comprendre comment l’homme autorégule son propre corps, se gouverne, et prend soin de lui-même13. Tout ceci permet de penser qu’il y a passage dans son œuvre de l’étude des cultures professionnelles du corps, à la valorisation de la culture de soi. Du corps comme outil au corps comme chair, et comme mode de production d’un savoir sur lui-même. Cette problématisation du pouvoir a subi depuis les années soixante-dix de nombreuses reformulations par les ethnologues. Une série de travaux sur les questions du pouvoir et du pouvoir / savoir s’est développée dans les années quatre vingt dix. Divers auteurs, dont John Gledhill par exemple, ont tenté de se réapproprier cette notion de pouvoir en réaction aux cultural studies alors en plein essor. Une reformulation possible du travail de Foucault est cependant restée hors du champ de l’ethnologie alors qu’elle semble centrale dans son analyse. Il s’agit de l’importance de l’architecture et de l’espace puisque l’Histoire de la folie a aussi inauguré une réflexion sur le pouvoir en montrant qu’inévitablement les corps sont enfermés, qu’ils le soient d’ailleurs dans une architecture ou dans une logique de pouvoir qui de toute façon prend son origine dans les couloirs des hôpitaux, les pavillons des hospices ou encore les grandes usines. L’asile du XVIIIe siècle devient pour Foucault un lieu ambigu d’observation, fait de fous opaques et d’architectures translucides, de diagnostic et de repérage clinique. L’espace et l’architecture jouent donc des rôles essentiels dans l’installation de la technique disciplinaire puisque cette opération du pouvoir sur les corps procède d’une organisation décidée des individus qui se veut principalement individualisante, et qu’elle est l’exemple parfait de ce que Michel Foucault cherche à faire, à savoir « l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la conduite des gens »14. Le pouvoir a pour intérêt d’investir ou de réinvestir des lieux de corps à corps direct entre cet objet du savoir qu’est le corps de l’individu et ce sujet du pouvoir qui, selon les cas, peut-être le médecin, le psychiatre ou le gardien de prison. 152 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit” Les cas du cachot de la prison et de l’asile étant les mieux connus puisque les plus proches de la problématique du panoptique, on peut tout de même essayer de saisir la stratégie foucaldienne à partir du cas du lit, qui devient dans l’hôpital l’espace par lequel s’introduit la technologie disciplinaire qui vise à garantir à la fois surveillance permanente et impératif de visibilité. L’analyse foucaldienne, même si elle ne fait pas place à une véritable analyse des pratiques, à l’instar par exemple des textes de Michel De Certeau qui s’intéressent principalement aux actions et non aux acteurs relevant ainsi le polythéisme des pratiques disponibles ou cachées, montre à partir de l’exemple du lit comment la technique disciplinaire s’insinue dans le moindre rouage de la nouvelle machine hospitalière qui doit désormais guérir et non plus faire mourir, comme auparavant. Si le lit devient ce lieu préférentiel du pouvoir disciplinaire, c’est parce que se développe tout un art du corps humain qui vise désormais à l’observer pour le rendre plus efficace et plus docile. Lieu de nocivité du fait de l’entassement des malades15, le lit d’hôpital va être porté à l’attention des hygiénistes, il devra désormais pouvoir se déplacer, mais il importera aussi qu’il soit frais, propre, et séparé et ce, pour répondre à un impératif disciplinaire, qui permet de mettre au point tout un savoir quotidien sur le malade. C’est à Tenon que l’on doit le premier lit composé d’un sommier en fer et individuel qui marque la fin du lit dortoir hospitalier dans lequel pouvaient s’entasser parfois jusqu’à six personnes. Le lit ne sert donc pas seulement à l’obtention d’un examen complet de la part du médecin mais aussi et surtout, ce nouvel agencement dans l’architecture hospitalière, organise un système de registre permanent et complet afin de consigner tout ce qui peut se passer. Il doit être considéré aussi comme étant la principale station du corps dans un espace individualisé qui a permis, outre sa classification, une véritable « archive » qui a contribué à faire du malade un cas à étudier et à étiqueter. C’est cependant à partir de cette individualisation qu’il a pu rentrer dans un champ de surveillance quotidien, « au ras des corps et des jours »16. Les corps de Foucault sont, avant même d’être transformés et surveillés comme le voudrait notre société Jean-François Bert Michel Foucault, un anthropologue ? moderne, répartis et isolés. Son projet prend ici tout son sens, à savoir : « comment sont petit à petit, progressivement, réellement, matériellement constitués les sujets, le sujet, à partir de la multiplicité des corps, des forces, des énergies, des matières, des désirs, des pensées »17. Un corps spe[cta]culaire ■ Un deuxième rapport avec l’ethnologie se fait jour, en particulier si l’on s’attache à définir la rhétorique utilisée par notre auteur. Qu’éprouvons-nous à la lecture de livre comme Surveiller et punir ou Naissance de la clinique qui parle de corps mutilé, décharné et soumis à un aveu permanent ? La généalogie foucaldienne, en mettant principalement l’accent sur le discours qui passe par l’archive, fait plus que nous indiquer une histoire des corps malades, fous, ou déviants. Plus encore, c’est pour donner à voir la simulation, la représentation, et l'image du corps que Foucault, dans sa stratégie d’écriture, utilise des procédés propres tantôt à l’histoire tantôt à la littérature ou à la philosophie ou encore au théâtre. Dans le cas de Foucault, tout un appareillage visuel est convoqué soit explicitement soit implicitement pour servir à extraire une signification bien précise du corps et du pouvoir. Son style nous fait voir et ressentir des choses que seule une image pourrait normalement provoquer. Il rappelle d’ailleurs dans un de ses entretiens qu’il « voudrai[t] écrire de telle manière que les gens, en lisant, éprouvent une espèce de plaisir physique »18. Ces corps nous sont donc présentés dans une réalité toujours empruntée à l’art ou à la littérature qui font office de « paradigme raccourci de l’histoire ». Dans l’Histoire de la folie, Foucault fait marcher à l’intérieur de son récit des images qui comme il le dit lui-même : « sont familières à toutes les histoires de la psychiatrie, où elles ont pour fonction d’illustrer cet âge heureux où la folie est enfin reconnue et traitée selon une vérité à laquelle on n’était resté que trop longtemps aveugle. (…) Ce sont là des images [celles qui reprennent la libération par Pinel des enchaînées de Bicêtre], dans la mesure au moins où chacun des deux récits emprunte l’essentiel de ses pouvoirs à des formes imaginaires. Dans la surprenante profondeur de chacune, il faudrait pouvoir déchiffrer à la fois la situation concrète qu’elles cachent, les valeurs mythiques qu’elles donnent pour vérité, et qu’elles ont transmises ; et finalement l’opération réelle qui a été faite et dont elles ne donnent qu’une traduction symbolique »19. Son histoire des corps fait passer le lecteur, avec une certaine virtuosité, « des corps offerts aux chaînes et aux fouets »20, à ceux qui sont couverts de « foyers purulents »21, pour finir par le corps paradigmatique de Damiens au début de Surveiller et punir, ou se loge la punition-expiation du pouvoir royal qui appréhende le corps comme une simple étendue sensible. Il s’agit bien ici de l’ethnologie d’un pouvoir qui est dans sa première lancée étreinte, coercition, contrôle et assujettissement total du corps. Pouvoir qui, en définitive, ne peut s’appliquer de l’extérieur sur le corps mais qui doit le pénétrer et l’occuper. Tout s’entremêle dans cette pensée puisque si ces corps sont totalement mis en scène dans l’architecture, c’est en définitive la totalité de l’écriture de Michel Foucault qui répond aux techniques de l’écriture de théâtre et de sa mise en scène. Le corps, et c’est ici l’intérêt de ces trois œuvres, est traité à partir des différents points de vue possible en sciences sociales. L’écriture de Foucault construit des tableaux qui peignent en quelque sorte le dessus et le dessous servant en fin de compte à véhiculer un nouveau type de savoir. Naissance de la clinique convie aussi son lecteur à l’éclairement de la dissection. Ce texte exerce une réelle influence sur la sensibilité du lecteur, d’autant plus exacerbée que, dans le cas de l’anatomie, ce que nous fait toucher du doigt Foucault, c’est bien notre chair et l’évidence de son existence. Dès lors, quoi de plus logique que de faire suivre à cette torture à volonté utile, à ce supplice sous couvert scientifique, le supplice de Damiens et son désagréable sentiment d’impuissance et de soumission ? Les textes de Foucault, comme ceux des ethnologues, sont signés d’un bout à l’autre par leur auteur et les interrogations que se pose le lecteur face à cette littérature sont les mêmes. Il s’agit de savoir si le récit est crédible, acceptable scientifiquement ou s'il fait partie de l’ordre de la fiction. Quoi qu’il en soit, dans ces trois œuvres, nous n’arrêtons pas de nous laisser prendre au piège du texte (ou de l’image) et de son esthétisation. Comme le dit très justement C. Geertz : « il importe de convaincre les lecteurs que ce qu’ils lisent est un récit authentique, écrit par une personne personnellement informée sur la façon dont la vie se passe dans un endroit donné, à un moment donné, au sein d’un groupe donné »22. Dans tous les cas, il s’agit d’un discours de type performatif qui influence autrui dans le sens où, en recréant le réel dans ses histoires, Michel Foucault rend parfaitement croyable ce qu’il dit du passé. Paradoxalement, on peut relever que les textes ethnologiques relèvent, eux aussi, d’une stratégie particulière de communication. Les deux types de textes sont fortement auto implicatifs. Le « j’y vais », « je l’ai vu » de l’ethnographe trouve son écho dans l’idée foucaldienne d’expérience puisque l’acte d’écriture n’a jamais eu pour lui la forme d’un simple travail de recherche, mais a été surtout une pratique sociale, autorisant dira-til une altération, une transformation du rapport que nous avons à nous-mêmes et au monde. Son investissement et son engagement dans de nombreux combats reste la marque d’une solidarité avec le monde qui l’entoure. Solidarité qui lui a permis d’intégrer ses expériences personnelles à son travail scientifique, « Chacun de mes livres [rappelle-t-il dans un de ses entretiens] représente une partie de mon histoire (...) Pour prendre un exemple simple, j’ai travaillé dans un hôpital psychiatrique pendant les années cinquante. (…) C’était l’époque de la floraison de la neurochirurgie, le début de la psychopharmacologie, le règne de l’institution traditionnelle. Dans un premier temps, j’ai accepté ces choses comme nécessaires, mais au bout de trois mois ( j’ai un esprit lent), j’ai commencé à m’interroger : « mais en quoi ces choses sont-elles nécessaires ? » Au bout de trois mois, j’ai quitté cet emploi et je suis allé en Suède, avec un sentiment de grand malaise ; là j’ai commencé à écrire une histoire de ces pratiques. »23. Dans le cas de l’Histoire de la folie, il rappelle à de maintes reprises ce qui lui donna l’idée de cette thèse : « J’avais été recruté vaguement comme psychologue, mais en fait je n’avais rien à faire et per153 sonne ne savait quoi faire de moi, de telle sorte que je suis resté pendant deux ans en stage, toléré par les médecins, mais sans emploi. De sorte que j’ai pu circuler à la frontière entre le monde des médecins et le monde des malades. N’ayant pas, bien sûr, les privilèges des médecins, n’ayant pas non plus le triste statut du malade. Les rapports entre médecins et malades, les formes d’institution, au moins dans les hôpitaux psychiatriques, m’ont tout à fait étonné, surpris et même jusqu’à l’angoisse »24. Michel Foucault répond donc parfaitement à cette définition du chercheur solidaire, puisque les conséquences de ses textes ont manifestement pour lui un sens. De même on peut noter que son explication de sa posture méthodologique, a tendance à valoriser le motif de l’étranger que l’on peut mettre à bien des égards en parallèles de celui de « l’atopie » que Roland Barthes définit comme étant le fait de refuser d’être fiché dans un lieu ou dans une caste25. Même si on ne peut vraisemblablement pas faire de Foucault un ethnologue de terrain, il mériterait un statut intermédiaire du fait de l’étude qu’il mène des marges de notre histoire culturelle. D’ailleurs s’il a choisi la prison ou l’étude historique de ces architectures de l’hôpital ou de la prison, c’est aussi parce qu’il a connu le fonctionnement d’un hôpital psychiatrique, non comme malade et encore moins comme médecin mais plutôt, comme il le dit lui-même, sans détenir aucun des privilèges de l’un et de l’autre : « j’étais un individu mixte, douteux, sans statut défini, ce qui me permettait de circuler à mon aise et de voir les choses avec plus de naïveté. » Techniques disciplinaires et techniques du corps ■ Si les premiers textes de Foucault intéressent les ethnologues, puisqu’ils s’occupent de décrire un corps soumis au pouvoir disciplinaire, à une anatomo-politique, le dialogue, ou plutôt, dans ce cas, l’usage est tout aussi fécond dans l’autre sens. Certes Foucault a ouvert la voie à un nouveau type de recherche ethnologique prenant directement pour observation les relations de pouvoir ou la question de la sexualité, mais cela n’aurait sans doute pas été possible s’il ne s’était inspiré de documents ethnologiques plus anciens et recouvrant partiellement son désir de faire non « une histoire des institutions ou une histoire des idées, mais l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la conduite des gens »26. Son analyse du corps dans son rapport au pouvoir recoupe en particulier les développements de Marcel Mauss inscrits dans le texte fondateur de 1936 intitulé « Les techniques du corps »27. La lecture de ce texte, même s'il n’a jamais été cité directement par Michel Foucault, exploite les mêmes axes de recherche. Les deux auteurs ont d’ailleurs les mêmes laboratoires, à savoir l’armée et l’éducation. On peut même aller jusqu’à dire que Michel Foucault, d’une certaine manière et pour notre société, a su répondre au projet énoncé dans cet article de Marcel Mauss, à savoir décrire « ces façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps ». L’avancée principale de Surveiller et punir est d’avoir trouvé le moteur de l’articulation corpsobjet que Mauss définit à partir de l’usage différent que font les conscrits d’une pelle : « je ne peux pas me débarrasser de ma technique (…) pendant la guerre j’ai pu faire des observations nombreuses sur cette spécificité des techniques. Ainsi celle de bêcher. Les troupes anglaises avec lesquelles j’étais ne savaient pas se servir de bêches françaises, ce qui obligeait à changer 8 000 bêches par division. ». Pour Foucault, c’est la discipline qui sert à définir chacune des relations que le corps doit maintenir avec l’objet dont il se sert. La discipline étant avant tout ce qui permet de redresser les postures, ou au contraire de plier les corps, de les rendre dociles et utiles dans un même mouvement. Pouvoir dit-il encore qui « avant même d’agir sur l’idéologie, sur la conscience des personnes, s’exerce de façon beaucoup plus physique sur leur corps. La manière dont on leur impose des gestes, des attitudes, des usages, des répartitions dans l’espace, des modalités de logement »28. Tout deux utilisent aussi le terme fort de dressage, influence nietzschéenne sans doute, qui signifie que quels que soient les gestes du corps, ils ne peuvent pas être conçus sans que l’on prenne en considération leur rendement, qu’il s’agisse d’une activité industrielle ou sportive. Le nombre d’activités sportives utilisant 154 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit” des gestes prétendus naturels ne cesse par ailleurs d’augmenter. Enfin, à cet art du corps, il faut ajouter la situation du temps puisqu’il : « pénètre le corps [comme d’ailleurs] tous les [autres] contrôles minutieux du pouvoir »29. Dès-lors, « emploi du temps » et « élaboration temporelle de l’acte » mettent en place le schéma anatomo-chronologique du comportement du corps et du geste puisque plus rien ne peut plus rester « oisif » ou « inutile ». Foucault d’ailleurs repérera que le temps et le rythme deviennent aussi des objets d’inquiétude pour le pouvoir qui élabore progressivement la mise en rapport de l’acte et du temps, comme dirait encore Max Weber. Les disciplines occupent le corps, l’animent et lui donnent des occupations. Conclusion ■ Un dialogue existe entre Foucault et les ethnologues d’abord parce qu’il est l’un des plus grands penseurs du XXe siècle et qu’il a apporté des éclairages sur beaucoup de sujets dit ethnologiques, mais aussi parce que son œuvre composée de livres, d’articles ou d’entretiens, plus faciles d’accès pour le chercheur, ont été conçus par Foucault lui-même, comme de petites boîtes à outils accessibles à ceux qui « veulent bien les ouvrir, [pour] se servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un desserre boulon pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir »30. S’il reste très critique envers la discipline universitaire, rappelant à l’occasion que l’on peut définir l’ethnologie comme se réduisant au sens classique du terme à deux questions principales : « Que manges-tu et qui n’épouse-tu pas ? Avec qui entres-tu dans les liens du sang et qu’est ce que tu as le droit de faire cuire ? », il a tout de même introduit dans ses analyses concernant la question de l’intériorisation des contraintes, de nombreux travaux d’ethnologues, comme ceux de Marcel Mauss, mais aussi ceux de Norbert Elias, dont il reconnaîtra tardivement l’influence. A ce sujet, même si on ne peut pas dire que Norbert Elias est un penseur de la domination, tous deux arrivent à cette conclusion que les comportements internes ont une origine externe dans le corps et dans l’espace. Le comportement Jean-François Bert de l’individu lui est inculqué dès sa plus tendre enfance au point de devenir un automatisme. De même, il parait évident que l’anthropologie politique développé par Georges Balandier a ouvert la voie à la définition de Foucault du pouvoir, puisque si pour Balandier « le pouvoir résulte des dissymétries affectant les rapports sociaux. (…) pas de sociétés sans pouvoir politique, pas de pouvoir sans hiérarchie et sans rapports inégaux instaurés entre les individus et les groupes sociaux », pour Foucault, dix ans après, le pouvoir se définit encore par « la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent. C’est dans le champ des rapports de force qu’il faut tenter d’analyser les mécanismes de pouvoir. ». Il faut enfin noter qu’un des courants actuels de l’anthropologie politique, nommé par Shore et Wright « Anthropology of Policy »31, directement issu des thèses foucaldiennes, ne cherche justement pas à étudier le pouvoir par rapport aux institutions mais plutôt à partir des relations entre savoir et pouvoir et surtout de leurs ramifications complexes. Dans cette optique, par exemple, les sciences sociales et l’anthropologie ont à réfléchir sur leur penchant à agir sur les actions des individus. Michel Foucault, un anthropologue ? Notes 1. Mandrou, R. (1962) « Trois clefs pour comprendre la folie à l’époque classique », in Annales, Juillet-Aout, p. 761-773. 2. Ranciere, J. « Histoire et récit », in L’histoire entre épistémologie et demande sociale, p.186. 3. Veyne, P. (1987) « éloge de la curiosité, inventaire et intellection en histoire », in Philosophie et histoire, éditions du centre Georges Pompidou, p. 15-37. 4. Foucault, M. « Prisons et asiles dans les mécanismes du pouvoir », in Dits et écrits, tome II, page 522. 5. Boullant, F. (2003) Michel Foucault et les prisons, Paris, PUF. 6. Serres, M. (1968) Hermès ou la communication, Paris, Les Ed. de minuit, p. 193. 7. Foucault, M. (1967) « Qui êtes vous professeur Foucault », in Dits et écrits, tome I, p. 605. 8. Foucault, M. (1978) « La folie et la société », in Dits et écrits, tome III, page 479. 9. Foucault, M. (1966), Les mots et les choses, Gallimard, Paris, p. 389. 10. Foucault, M. (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard, p. 30. 11. Loux, F. et Peter, J. P. (1976), « Présentation », Ethnologie Française, 3-4, p. 215-218. 12. Foucault, M. « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits, tome IV, p. 93. 13. Foucault, M. (2001), L’herméneutique du sujet, cours au collège de France 1981-1982, Gallimard. 14. Foucault, M., in Dits et écrits, tome III, p. 803. 15. L’hôpital général doit se résoudre à mettre cinq à six personnes par lit. A l’hôtel Dieu, vers 1780, on pouvait installer jusqu’à douze personnes par matelas. 16. Foucault, M. (1975) Surveiller et punir, Gallimard, Paris, p. 202. 17. Foucault, M. (1997) Il faut défendre la société, p. 26. 18. Foucault, M. (1975) « Radioscopie de Michel Foucault, in Dits et écrit, tome II. On peut aussi citer cette très belle phrase de Michel De Certeau concernant l’écriture typique de Foucault : « Foucault est brillant ( un peu trop). Il étincelle de formules incisives. Il amuse. Il stimule. Il éblouit : son érudition confond ; sa dextérité entraîne l’adhésion et son art séduit. » Michel De Certeau, Histoire et psychnanalyse entre science et fiction. 19. Foucault, M. (1961), Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, p. 483. 20. Op. Cit., p. 29 21. Foucault, M. (1966) Naissance de la clinique, Gallimard, Paris, p. 71. 22. Geertz, C. (1996) « Ici et là bas, l’anthropologue comme auteur. », Métailié, Paris. 23. Foucault, M. (1988) « vérité, pouvoir et soi », in Dits et écrits, Tome IV, p. 777783. 24. Foucault, M., in Dits et écrits, tome III, p. 369. 25. Barthes, R., Roland Barthes par Roland Barthes, Le Seuil, Paris, p. 53. 26. Foucault, M. « Foucault étudie la raison d’état », in Dits et écrits, tome III, p. 803. 27. Mauss, M. « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie, Puf, 1950. 28. Foucault, M. (1974) « Prisons et asiles dans le mécanisme du pouvoir », in Dits et écrits, tome II. 29. Surveiller et punir, p. 154. 30. Foucault, M. « Des supplices aux cellules », in Dits et écrits, t. 2, p. 270. 31. Shore, C. et Wright S., 1997, Anthropology of Policy. Critical perspectives on Governance and Power. Londres, Routledge. 155