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Jean-François Bert Michel Foucault, un anthropologue ?
moderne, répartis et isolés. Son projet
prend ici tout son sens, à savoir : « com-
ment sont petit à petit, progressivement,
réellement, matériellement constitués les
sujets, le sujet, à partir de la multiplicité
des corps, des forces, des énergies, des
matières, des désirs, des pensées »17.
Un corps
spe[cta]culaire ■
Un deuxième rapport avec l’ethnologie
se fait jour, en particulier si l’on s’attache
à définir la rhétorique utilisée par notre
auteur. Qu’éprouvons-nous à la lecture de
livre comme Surveiller et punir ou Nais-
sance de la clinique qui parle de corps
mutilé, décharné et soumis à un aveu
permanent ? La généalogie foucaldienne,
en mettant principalement l’accent sur le
discours qui passe par l’archive, fait plus
que nous indiquer une histoire des corps
malades, fous, ou déviants. Plus encore,
c’est pour donner à voir la simulation,
la représentation, et l'image du corps
que Foucault, dans sa stratégie d’écri-
ture, utilise des procédés propres tantôt
à l’histoire tantôt à la littérature ou à la
philosophie ou encore au théâtre. Dans
le cas de Foucault, tout un appareillage
visuel est convoqué soit explicitement
soit implicitement pour servir à extraire
une signification bien précise du corps
et du pouvoir. Son style nous fait voir et
ressentir des choses que seule une image
pourrait normalement provoquer. Il rap-
pelle d’ailleurs dans un de ses entretiens
qu’il « voudrai[t] écrire de telle manière
que les gens, en lisant, éprouvent une
espèce de plaisir physique »18.
Ces corps nous sont donc présentés
dans une réalité toujours empruntée à
l’art ou à la littérature qui font office
de « paradigme raccourci de l’histoire ».
Dans l’Histoire de la folie, Foucault fait
marcher à l’intérieur de son récit des
images qui comme il le dit lui-même :
« sont familières à toutes les histoires de
la psychiatrie, où elles ont pour fonction
d’illustrer cet âge heureux où la folie
est enfin reconnue et traitée selon une
vérité à laquelle on n’était resté que trop
longtemps aveugle. (…) Ce sont là des
images [celles qui reprennent la libéra-
tion par Pinel des enchaînées de Bicêtre],
dans la mesure au moins où chacun des
deux récits emprunte l’essentiel de ses
pouvoirs à des formes imaginaires. Dans
la surprenante profondeur de chacune,
il faudrait pouvoir déchiffrer à la fois la
situation concrète qu’elles cachent, les
valeurs mythiques qu’elles donnent pour
vérité, et qu’elles ont transmises ; et fina-
lement l’opération réelle qui a été faite et
dont elles ne donnent qu’une traduction
symbolique »19. Son histoire des corps
fait passer le lecteur, avec une certaine
virtuosité, « des corps offerts aux chaînes
et aux fouets »20, à ceux qui sont couverts
de « foyers purulents »21, pour finir par
le corps paradigmatique de Damiens au
début de Surveiller et punir, ou se loge la
punition-expiation du pouvoir royal qui
appréhende le corps comme une simple
étendue sensible. Il s’agit bien ici de
l’ethnologie d’un pouvoir qui est dans sa
première lancée étreinte, coercition, con-
trôle et assujettissement total du corps.
Pouvoir qui, en définitive, ne peut s’ap-
pliquer de l’extérieur sur le corps mais
qui doit le pénétrer et l’occuper. Tout
s’entremêle dans cette pensée puisque si
ces corps sont totalement mis en scène
dans l’architecture, c’est en définitive la
totalité de l’écriture de Michel Foucault
qui répond aux techniques de l’écriture
de théâtre et de sa mise en scène. Le
corps, et c’est ici l’intérêt de ces trois
œuvres, est traité à partir des différents
points de vue possible en sciences socia-
les. L’écriture de Foucault construit des
tableaux qui peignent en quelque sorte
le dessus et le dessous servant en fin de
compte à véhiculer un nouveau type de
savoir. Naissance de la clinique convie
aussi son lecteur à l’éclairement de la
dissection. Ce texte exerce une réelle
influence sur la sensibilité du lecteur,
d’autant plus exacerbée que, dans le cas
de l’anatomie, ce que nous fait toucher
du doigt Foucault, c’est bien notre chair
et l’évidence de son existence. Dès lors,
quoi de plus logique que de faire suivre à
cette torture à volonté utile, à ce supplice
sous couvert scientifique, le supplice de
Damiens et son désagréable sentiment
d’impuissance et de soumission ?
Les textes de Foucault, comme ceux
des ethnologues, sont signés d’un bout
à l’autre par leur auteur et les interroga-
tions que se pose le lecteur face à cette
littérature sont les mêmes. Il s’agit de
savoir si le récit est crédible, accepta-
ble scientifiquement ou s'il fait partie de
l’ordre de la fiction. Quoi qu’il en soit,
dans ces trois œuvres, nous n’arrêtons
pas de nous laisser prendre au piège du
texte (ou de l’image) et de son esthé-
tisation. Comme le dit très justement
C. Geertz : « il importe de convaincre les
lecteurs que ce qu’ils lisent est un récit
authentique, écrit par une personne per-
sonnellement informée sur la façon dont
la vie se passe dans un endroit donné, à
un moment donné, au sein d’un groupe
donné »22. Dans tous les cas, il s’agit d’un
discours de type performatif qui influence
autrui dans le sens où, en recréant le
réel dans ses histoires, Michel Foucault
rend parfaitement croyable ce qu’il dit
du passé.
Paradoxalement, on peut relever que
les textes ethnologiques relèvent, eux
aussi, d’une stratégie particulière de
communication. Les deux types de tex-
tes sont fortement auto implicatifs. Le
« j’y vais », « je l’ai vu » de l’ethnographe
trouve son écho dans l’idée foucaldienne
d’expérience puisque l’acte d’écriture n’a
jamais eu pour lui la forme d’un simple
travail de recherche, mais a été surtout
une pratique sociale, autorisant dira-t-
il une altération, une transformation du
rapport que nous avons à nous-mêmes
et au monde. Son investissement et son
engagement dans de nombreux combats
reste la marque d’une solidarité avec
le monde qui l’entoure. Solidarité qui
lui a permis d’intégrer ses expériences
personnelles à son travail scientifique,
« Chacun de mes livres [rappelle-t-il dans
un de ses entretiens] représente une par-
tie de mon histoire (...) Pour prendre un
exemple simple, j’ai travaillé dans un
hôpital psychiatrique pendant les années
cinquante. (…) C’était l’époque de la
floraison de la neurochirurgie, le début
de la psychopharmacologie, le règne
de l’institution traditionnelle. Dans un
premier temps, j’ai accepté ces choses
comme nécessaires, mais au bout de trois
mois ( j’ai un esprit lent), j’ai commencé
à m’interroger : « mais en quoi ces choses
sont-elles nécessaires ? » Au bout de trois
mois, j’ai quitté cet emploi et je suis allé
en Suède, avec un sentiment de grand
malaise ; là j’ai commencé à écrire une
histoire de ces pratiques. »23.
Dans le cas de l’Histoire de la folie, il
rappelle à de maintes reprises ce qui lui
donna l’idée de cette thèse : « J’avais été
recruté vaguement comme psychologue,
mais en fait je n’avais rien à faire et per-