Salim Mokaddem est agrégé de philosophie, auteur, compositeur et interprète. Il a écrit pour le théâtre, la chanson et publié de nombreux articles sur Husserl, Hegel, Bataille, etc. Actuellement, il enseigne la philosophie à l'Université Paul Valéry et travaille en IUFM (Montpellier). ISBN : 2-912860-48-2 Salim Mokaddem Collection Essais SALIM MOKADDEM FOUCAULT Une vie philosophique § Michel Foucault a pensé son époque et a vécu celle-ci jusqu'en ses clartés et ses obscurités dangereuses. Ses travaux sur la folie, la santé, la prison, les sciences humaines, la sexualité, les institutions et les bio-pouvoirs, entre autres, sont au cœur de nos soucis les plus quotidiens. Nos discours, nos savoirs, nos vérités et nos valeurs ont été interrogés à l'aide d'outils et de concepts nouveaux, utiles à nos libertés et produisant de nouveaux rapports entre la pensée et l’existence. Le philosophe peut-il encore agir dans le réel aujourd'hui ? Quel est précisément son rôle, en tant qu'il participe au jeu réglé des savoirs et des pouvoirs définissant nos fragiles libertés ? Comment définir une politique et une éthique de vie à partir des recherches de Michel Foucault ? Répondre à ces questions définit le travail de l'intellectuel spécifique dès lors que sa tâche devient celle d'établir un diagnostic du présent. Notre thèse est que la philosophie ne peut se passer d'une politique de la pensée et de l’analyse de nos singularités les plus immédiates. Foucault. Une vie philosophique Foucault. Une vie philosophique Théétète ÉDITIONS 12 € T Ouverture Une politique de la philosophie L’œuvre de Foucault est une anti-œuvre, un antitype de la production scientifique propre à la philosophie post-hégélienne. Si Foucault commence sa formation universitaire avec une thèse1 sur l’anthropologie de Kant, c’est parce qu’il lit chez Kant, et à partir du XVIIIe siècle, le règne de la finitude et de la condition presque nietzschéenne d’une réorganisation du langage et des savoirs autour de l’absence de l’infini. Dans la clinique, dans la grammaire, dans la science de la déraison, il y a le même mouvement de retournement productif : les énoncés, les discours, les savoirs ont la même archéologie, celle de la montée en puissance de la finitude, de la singularité humaine, des limites. La conclusion de la Naissance de la clinique 2 est claire, dans son style bataillien et presque « hégélien » : -5 « La possibilité pour l’individu d’être à la fois sujet et objet de sa propre connaissance implique que soit inversé dans le savoir le jeu de sa finitude. Pour la pensée classique, celle-ci n’avait d’autre contenu que sa négation de l’infini, alors que la pensée qui se forme à la fin du XVIIIe siècle lui donne les pouvoirs du positif : la structure anthropologique qui apparaît alors joue à la fois le rôle critique de la limite et le rôle fondateur d’origine. » 6- C’est pourquoi si Foucault travaille les énoncés et les systèmes de vérité ou de véridicité, s’il travaille à une histoire systématisée des problèmes et des idées3, c’est dans le cadre d’une politique éthique des idées, de processus de constitution d’un sujet par une mise en réseau de questions tournant autour des rapports entre « dire » et « voir », « savoir » et « pouvoir ». D’où l’idée d’une histoire critique des conditions d’apparition, de production, de fonctionnement des instances de « vérité » dans les dispositifs de savoirs. Mettre en lumière les limites et les terrains bornés de ces savoirs, c’est en être l’archéologue à la limite. En effet, Foucault lui-même, dans la préface de la Naissance de la clinique, rappelle que sa méthode n’est ni de l’ordre de l’exégèse, ni du commentaire de textes – malgré le recours à l’archive et aux documents (cf. Moi, Pierre Rivière, Herculine Barbin, Les lettres de cachet, etc.) – encore moins du savoir englobant, passant par le procès d’une Aufhebung visant à forclôre le savoir en un sujet assujetti à une histoire et à une ontologie discursive achevée. « Traditionnellement, parler sur la pensée des autres, chercher à dire ce qu’ils ont dit, c’est faire une analyse du signifié. Mais est-il nécessaire que les choses dites, ailleurs, et par d’autres, soient exclusivement traitées selon le jeu du signifiant et du signifié ? N’est-il pas possible de faire une analyse des discours qui échapperait à la fatalité du commentaire en ne supposant nul reste, nul excès en ce qui a été dit, mais le seul fait de son apparition historique ? Il faudrait alors traiter les faits de discours, non pas comme des noyaux autonomes de significations multiples, mais comme des événements et des segments fonctionnels, formant système de proche en proche. Le sens d’un énoncé ne serait pas défini par le trésor d’intentions qu’il contiendrait, le réservant et le révélant à la fois, mais par la différence qui l’articule sur les autres énoncés réels et possibles, qui lui sont contemporains ou auxquels il s’oppose dans la série linéaire du temps. Alors apparaitrait l’histoire systématique des discours4. » Ainsi ce qui compte c’est de comprendre les réseaux, les fonctions, les ondes, les séries, les discours ordonnés, les a priori concrets non toujours visibles et dicibles parce qu’occultés par ce qui les dit ou les repère. « Nous sommes voués historiquement à l’histoire, à la patiente construction de discours sur les discours, à la tâche d’entendre ce qui a été déjà dit5. » -7 Exemple d’une mutation du discours, obligeant à récuser l’analyse thématique ou logique des contenus, la clinique : « La médecine comme science clinique est apparue sous des conditions qui définissent, avec sa possibilité historique, le domaine de son expérience et la structure de sa rationalité6. » 8- On peut alors parler d’une sorte de kantisme sociologique, ou, si l’on veut, de transcendantalisme empirique, si paradoxale que soit l’utilisation de la méthode critique à l’histoire comme telle. On peut convoquer, comme d’autres l’ont fait7, une phénoménologie ou une posture du sujet du savoir s’excluant d’un champ d’immanence pour mieux l’investir par ses conditions originaires de possibilité. Il serait plus pertinent de parler, comme Deleuze le fit, de géographie, de cartographie dans la méthode foucaldienne. En rajoutant que le but de Foucault était de réhabiliter une politique des corps du savoir, une discursivité autre que celle, consacrée, de l’ordre du discours.