Prenons la grande entreprise, par exemple. Les thématiques de Foucault s’y prêtent très bien,
et les chercheurs en gestion ne sont pas privés pour alimenter une littérature foisonnante.
Par exemple, à travers le prisme de Surveiller et Punir, la grande entreprise peut apparaître
comme le lieu d’exercice d’un pouvoir panoptique : un pouvoir qui voit sans être vu, invisible et
omniprésent, et qui au lieu de surplomber l’organisation (à l’image du pouvoir bourdieusien,
identifiable et monolithique), y dilue une quantité importante d’institutions de contrôle. La
transparence est le maître mot d’un tel pouvoir, non pas parce qu’il souhaite avoir des relations
équitables avec ses employés, mais au contraire parce qu’il désire les avoir constamment à l’œil.
Cette conception est-elle paranoïaque ? Sans doute, mais elle correspond aussi à une réalité : le
développement de l’entreprise en réseau (décrit par Boltanski et Chiapello dans le Nouvel Esprit du
Capitalisme), où chacun est un nœud dans une toile de relations multidimensionnelles, expose de
fait le travailleur à une multiplicité de contrôles par rapport à l’entreprise hiérarchique dans laquelle
le seul regard, en théorie, provient du N+1 ; le développement des nouvelles technologies associées
à ce nouveau type d’entreprise produit une quantité d’informations qui rend chaque employé
« traçable » pour le pouvoir – il doit être joignable par téléphone mobile, il doit partager ses
ressources et son travail sur serveur, son emploi du temps est accessible à tous sur les bases de
données en intranet. Le travailleur croit sortir gagnant du jeu, car on lui fait miroiter les vertus de la
« polyvalence », l’accélérateur de carrière constitué par la « flexibilité » ; en réalité, ses
responsabilités se sont accrues à salaire constant, et avec elles, il subit le crible d’institutions de
contrôle plus nombreuses, plus disséminées.
Quels points de comparaison établir ici avec la logique entrepreneuriale ? Il m’apparaît,
suite notamment à des rencontres avec des entrepreneurs, que la petite entreprise innovante ne peut
être le lieu où s’exerce un pouvoir panoptique. Pour une question pratique de taille, tout d’abord :
dans une petite organisation, le pouvoir et les sources de contrôle associées apparaissent de façon
évidente aux yeux de chacun. Mais il y a aussi une question d’implication dans le travail : l’objectif
de l’entreprise converge avec l’objectif de ses créateurs (ou, du moins, plus que dans le cas de la
grande entreprise) : dès lors, les problématiques de contrôle se posent avec moins d’acuité ; en
outre, il n’est sans doute pas nécessaire d’atteindre le degré de sophistication et de sournoiserie du
panoptisme pour obtenir les éventuels ajustements dans le comportement des acteurs.
Le second prisme foucaldien provient de son ouvrage la Naissance de la Clinique, et dans
une moindre mesure, de son travail sur l’Histoire de la Sexualité. Un thème prégnant dans
l’ensemble de ces œuvres est l’articulation entre le Savoir et le Pouvoir ; la détention d’un savoir
dans les organisations permet de faire jouer en sa faveur un rapport de domination.
4 Couret A. – Article : « Le pouvoir dans la grande entreprise – Foucault » - Novembre 2006
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