Revue généraliste des travaux de recherches en éducation et en

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Revue généraliste des travaux de recherches en
éducation et en formation
CENTENAIRE MORT DE BINET
Binet, entre la psychologie cognitive et la psychanalyse
GROLLIER Michel
Numéro 5– Année 2011
pp.181-192
ISSN Format électronique : 1760-7760
PERMALIEN
http://rechercheseducations.revues.org/834
POUR CITER CET ARTICLE
GROLLIER Michel, « Binet, entre la psychologie cognitive et la psychanalyse »,
Recherches & Educations, n°5,
octobre
2011, pp. 181-192, [en ligne],
http://rechercheseducations.revues.org/834 (consulté le ...)
© Recherches et Educations . Tous droits réservé.
Paris- France- 2013
Numéro 5 – Octobre 2011
Binet, entre la psychologie cognitive et la psychanalyse.
Michel Grollier,
Maître de Conférences en Psychologie, UEB Rennes 2.
pp. 181-192
Intelligence, esprit et émotion
Il peut paraître paradoxal d’évoquer la psychologie cognitive concernant Binet. Pourtant la
psychologie, après quelques hésitations, se scinde désormais en grande partie entre ces deux
pôles que sont cognition et psychanalyse. Concernant cette dernière, nous savons que Binet
s’y intéressa et se demandait même si elle n’était pas susceptible d’apporter le nouveau
nécessaire à l’épanouissement de la psychologie. Mais nous verrons aussi que bien des
questions que pense résoudre la psychologie cognitive moderne ont été posées par Binet et
que,
à
ces
formulations,
la
cognition
ne
répond
pas
toujours.
Restant dans la ligne de Ribot, Binet écrit dès 1892 :
« Ce qu’il faut principalement retenir de tout ceci, c’est que ce que nous
appelons notre esprit, notre intelligence est un groupement d’évènements internes
extrêmement nombreux et variés, et que l’unité de notre être psychique ne doit pas
être cherchée ailleurs que dans l’agencement, la synthèse, en un mot la coordination
de tous ces évènements » (Binet, 1892, p. 317)
Ce qu’il propose donc de retenir comme personnalité est une résultante, un groupement de
plusieurs éléments, dont tous ne lui paraissent pas analysables au même niveau. Ce qui
évidemment semble étrange à notre modernité cognitive. De même que l’idée de faire de la
psychologie de Binet une psychogénétique, comme le proposait Larguier, peut étonner.
« La psychologie individuelle de Binet reste donc descriptive des états mentaux,
tandis que le constructivime de la psychogenèse prétend expliquer la production des
états mentaux ». (Andrieu, 2001, p. 105)
Et en effet, sur la question de la cause, Binet reste en retrait, voire éminemment critique
envers ceux qui se précipitent à proposer des réponses. Il n’hésite pas ainsi autant à critiquer
la psychologie de Wundt que l’associationnisme de Ebbinghauss.
« Décrire l’homme mental exigeait de fonder la psychologie en dehors du
modèle physiologique strict de la psychologie scientifique allemande, sans pour
autant renoncer à la correspondance entre le corps et l’esprit. » (Andrieu, 2001,
p. 102)
Sa proposition, dans sa conclusion de son travail sur l’âme et le corps, se présente ainsi : si
la pensée a besoin du corps pour se constituer et se stocker, le corps n’est pas le propre et
l’essence de la pensée ! Un constat qui, sans proposer de réponses causales, évite au
raisonnement
de
se
fourvoyer.
C’est autour de la question des émotions et plus particulièrement alors de ce qu’il repère
comme « moi » que Binet anticipe la critique.
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« C’est moi qui souffre disons-nous, moi qui me plains, moi qui espère. Il est
vrai que cette attribution n’est pas absolument caractéristique des phénomènes
mentaux, car il nous arrive de mettre une partie de notre moi dans des objets
matériels, comme notre corps, et même dans des objets séparés de notre corps, et
dont la seule relation avec nous est celle d’une propriété juridique. Il faut se garder
contre cette erreur assez fréquente d’identifier le moi et le psychique ». (Binet, 1905,
p. 90)
De même, sur la question de l’intelligence, Zazzo note combien Binet va progresser. Dans
l’article de 1905 où Binet présente pour la première fois les principes de son test, Zazzo
retient : « L’organe fondamental de l’intelligence c’est le jugement, autrement dit le bon sens,
le sens pratique, l’initiative, la faculté de s’adapter ». Dans Les idées modernes sur les
enfants, il nous montre combien la terminologie est différente : « Compréhension, invention,
direction et censure : l’intelligence tient dans ces quatre mots ». La censure consiste en ce
que, en tout travail intellectuel, « les idées soient jugées à mesure qu’elles se produisent, et
rejetées si elles ne conviennent pas à la fin poursuivie » (Zazzo, 1993). Où l’on voit
néanmoins toujours le jugement, cette dimension hautement subjective, rester, au risque du
désir,
point
de
résistance
à
la
« scientifisation ».
Nous pouvons rappeler que dès les années 90, des chercheurs proposaient une certaine
prudence.
« Par « fonctions cognitives » nous entendons un conglomérat d’entités plus ou
moins hypothétiques, psychiques et comportementales, qui ont reçu des appellations
et des définitions fort différentes. Elles ont cependant toutes quelque chose en
commun, à savoir qu’elles renvoient d’une façon ou d’une autre a l’intelligence, aux
aptitudes, à la connaissance, aux facultés, etc., ainsi qu’aux instruments
hypothétiques dont se servent ces instances du psychisme ». (Chatelanat, Droz,
1990)
Peut-on penser que notre modernité a permis de surmonter le problème comme le laisse
supposer Andrieu ?
« Or, ne disposant pas de science de synthèse, comme aujourd’hui les sciences
cognitives pour les psychologues,… Entre deux siècles, A. Binet reste exemplaire
d’un de ces travaux de transition, de passage, de sélection et de fondation qui aura
été nécessaire pour fonder le XXe siècle ». (Andrieu, 2001, p. 102-103)
Né formellement au détour de l’année 1956 de la rencontre entre des promoteurs de
l’intelligence artificielle, des informaticiens, mathématiciens, économistes, linguistes et des
psychologues ; les sciences cognitives ont souhaité poursuivre la voie ouverte par les
comportementalistes vers une « scientifisation » de la psychologie, tout en ne reculant pas à
interroger la construction même de la pensée. Patrick Lemaire présente ainsi la psychologie
cognitive comme « l’étude scientifique de la pensée humaine » (Lemaire, p. 12).
La question se reformule alors d’une définition de l’esprit humain qui pourrait s’écrire et
s’étudier comme tout autre objet scientifique. Il s’agit d’étudier les grandes fonctions, la
mémoire, l’intelligence (à travers l’étude du raisonnement et de la résolution de problèmes),
la perception, ainsi que ces éléments plus problématiques que sont le langage, la perception
ou l’attention. Ces dernières années sont venues au premier plan les questions de l’affectivité
et de l’émotion, alors même que leurs conceptions avaient du mal à s’équivaloir avec celle de
l’intelligence. Nous retrouvons là les questions posées par Binet.
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Néanmoins il faut relativiser ce que le discours ambiant promet et ce que les chercheurs
approchent. Ainsi, les travaux contemporains nous illustrent désormais le décrochage entre la
reconnaissance des émotions et l’intelligence verbale, puisqu’à mesure équivalente, selon le
type de population typique et non typique, mais aussi entre type pathologique, les chercheurs
trouvent des écarts significatifs. (Lacroix et al, 2009 – Lacroix et al, 2007).
Le développement du concept de cognition, qui désormais envahit tous les champs de la
psychologie (au point d’effacer quasiment la psychologie du développement), s’appuie sur
des conceptions scientifiques de cette intelligence, qui pose la question de ce dont il retourne.
Les concepts théoriques voire idéologique s’impose là, à l’encontre de la position de Binet qui
reste finalement, elle, plus scientifique. L’examen en psychologie cognitive pose ainsi de
nouvelles questions.
« Le but prioritaire de l’examen est de contribuer à résoudre les problèmes
rencontrés par l’individu. II s’ensuit que le choix des tests et leur mode de mise en
œuvre ne devraient pas être principalement déterminés par des considérations
scientifiques, méthodologiques ou épistémologiques ». (Chatelanat, Droz, 1990,
p. 97)
C’est le retour sous l’égide de la clinique du pragmatisme scientifique de Binet. De même
que dès la disparition de Binet, Larguier, son élève, rappelait qu’un des progrès qui se
déduisait de son travail est
« … l’emploi d’une méthode nouvelle, qu’on peut appeler « psychogénique » et
qui consiste à mettre en série, dans l’ordre de leur développement, un certain
nombre de déficients, pour suivre, à travers cette série, l’évolution de telle ou telle
fonction ; d’autre part, ouvrant de nouvelles perspectives sur le mécanisme de la
pensée, elles viennent préciser les vues esquissées dans « L’étude expérimentale de
l’intelligence », à laquelle elles apportent un précieux complément ». (Larguier,
1911, p. 31)
La notion même d’intelligence serait ainsi pour Binet l’introduction à une psychologie du
développement dont la traduction en cognition peut ne pas paraître évidente. En 1989
d’ailleurs, Zazzo pouvait encore espérer
« …une mise à jour de questions négligées sinon oubliées sur la nature de
l’intelligence, sur ses fonctions et ses diversités, questions qui jusqu’à maintenant
échappent encore, me semble-t-il, à la vague, à la vogue du cognitivisme ». (Zazzo,
1989, p. 188)
Cette question reste une vraie question pour la psychologie contemporaine, qui implique
des problématiques théoriques et idéologiques primordiales. Evaluer est un maître mot de la
modernité, mais ce mot se réduit souvent à un classement, donc en ce qui concerne l’être
humain, à des critères dont la variabilité reste majeure. Binet de ce coté ne se trompait pas, lui
pour qui
« … le niveau n’est pas assimilable à un âge. Le niveau de 10 ans d’un enfant de
8 ans, par exemple, n’est pas forcément identique, qualitativement, à l’intelligence
d’un enfant ayant 10 ans d’âge. Alors il se contente de calculer des années de retard
ou d’avance. Il a déjà procédé ainsi quand, avec Vaney, il a établi ses épreuves
scolaires, ce qu’il appelle ses « barèmes d’instruction » » (Zazzo, 1989, p. 190)
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Si Binet introduisait des classements c’était surtout pour repérer ce qui invalidait à un
moment donné un sujet dans ses apprentissages, en lien avec son projet de classe de
perfectionnement. Avant d’instruire les enfants, donc de modifier l’impact des difficultés
rencontrées dans les apprentissages, il fallait les recruter. Comment reconnaître ceux qui sont
suspects d’arriération ? Binet, appelé à faire partie de la commission spéciale, s’avise que
seule l’observation directe de ce qui se manifeste de l’intelligence était capable de fournir des
renseignements tout à fait sûrs ; d’où l’échelle métrique ! Mais l’idée de formaliser cela par
un pas de plus, un pas d’inspiration mathématique a très vite hanté les chercheurs, et les
politiques. Et cela fait l’écart entre le souhait d’une psychologie individuelle telle que
souhaitée par Binet avec une psychologie de la mesure à dimension épidémiologique. La boîte
ouverte par Binet avec sa construction de l’échelle métrique va ainsi produire plus qu’il ne
supposait, et transformer le champ social avec la structuration du QI (Stern, Terman) et des
modélisations à suivre.
Si la nature même de l’intelligence reste pour Binet une interrogation, il reconnaissait que
l’intelligence qu’il mesurait répondait plus d’une demande scolaire que d’une nature. Les
différences individuelles prévalaient sur l’ordre général, témoignant ainsi de sa formation
clinique, acquise auprès de Charcot. Evaluer répondait plus à des critères de soutien et
d’accompagnement qu’a des critères de classement. Et sa conception de la mesure proposait
une échelle que chacun pouvait parcourir selon ses moyens.
Cela a des conséquences jusque dans les classifications de psychiatrie, le fameux DSM
(Diagnostic and Statistical Manual of mental disturb) reprenant la notion de « mental », tout
en disant qu’elle est peu satisfaisante, et qu’il est impossible de lui trouver une définition
pleinement cohérente et accepté de tous ; mais que le terme s’étant imposé, il est donc
conservé en attendant mieux 1.
Psychisme et Langage, la question de la psychanalyse
A n’être pas citée dans bien des manuels de psychologie cognitive, la psychanalyse n’en
reste pas moins l’alternative centrale à cette option.
Ainsi les sciences cognitives cherchent à déterminer : Comment un système naturel
(humain ou animal) ou artificiel (robot) acquiert des informations sur le monde dans lequel il
se trouve. Comment ces informations sont représentées et transformées en connaissances.
Comment ces connaissances sont utilisées pour guider son attention et son comportement …
(Lemaire, 2005, p. 13). Mettre l’information au centre de cette théorie de l’esprit est en effet
antinomique de l’option que propose la psychanalyse. Ça supposerait que l’information existe
avant sa saisie et donc que la nature consiste dans une organisation symbolique, redoutable
problème philosophique. Ce que Lemaire par exemple introduit comme complexité pour la
cognition, précisant que le système cognitif est un système symbolique actif et non un simple
système d’enregistrement (Lemaire, p. 42). Binet déjà avait saisi cette difficulté, là encore
autour de la question des émotions. Il écrivait ainsi :
« …mais on reste perplexe, et on se demande si cette clarté de conception n’est
pas un peu artificielle, si l’affectivité, l’émotivité, l’effort, la tendance, la volonté, se
1 Je cite le DSM IV p. 28 – « Aucune définition ne spécifie de façon adéquate les limites précises du concept
de "trouble mental" ». Le physique étant en cause, et « l'anachronisme réducteur du dualisme esprit-corps »
gênant, mental n'est plus adapté concluent les auteurs du DSM. Mais « malheureusement, le terme existe
toujours dans le titre du DSM-IV car nous ne lui avons pas trouvé de substitut satisfaisant ».
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ramènent bien à des perceptions, ou si ce ne sont pas plutôt des éléments
irréductibles qu’il faudrait ajouter à la conscience ; le désir, par exemple, ne
représente-t-il pas un complément de la conscience ? Le désir et la conscience ne
représentent-ils pas, à eux deux, un quelque chose qui n’appartient pas au domaine
physique, et qui forme le monde moral ? C’est une question que je laisse sans
réponse ». (Binet, 1905, p. 97)
Finalement c’est l’ordre symbolique lui-même qui est le nœud d’une question
épistémologique et idéologique. Ordre autoproduit, ordre inventé, ou ordre offert à l’humain
par un partenaire hypothétique. De fait l’intuition du XIX ème siècle proposera que c’est le
langage qui structure cet ordre symbolique. Question devant laquelle Binet butte, choix de
Freud comme fil conducteur de l’appareil psychique (dans la suite de la logique qui l’a
précédé), et occasion avec Saussure de constituer de façon décidée (au-delà des essais
précédent comme ceux de Port Royal en occident) une linguistique comme science du
langage humain. La contestation des logiciens à l’encontre des structures du langage ne
faisant que confirmer le fait qu’il ne peut se résumer à un système de transfert d’information
(communication), mais qu’au-delà il apporte, dans son équivoque même, la singularité
humaine.
C’est donc autour de la question du langage que se concrétisent les progrès des sciences
humaines à l’entrée du vingtième siècle. Saussure évidemment viendra formaliser le départ de
cette nouvelle science qu’est alors la linguistique. Mais Binet, comme Freud, interrogera ce
point d’entrée pour une conception de la pensée. Dans son travail sur le langage et la pensée,
il reprendra la question aussi bien à partir de l’aphasie que de l’étude de patients déficitaires,
dont la fameuse Denise2. Reste que s’il démontre que la pensée ne peut se comprendre avec
l’image, et que le mot lui est nécessaire, il bloque sur la question de la grammaire, ce qui le
conduit à ce point « En tout cas, nous croyons avoir mis hors de doute, par des observations
précises, qu’il y a une pensée sans images, qu’il y a une pensée sans mots, et que la pensée est
constituée par un sentiment intellectuel » (Binet, Simon, 1907, p. 339). Nous pourrions faire
la critique d’une conception du langage soutenue par sa construction en mot dont
l’articulation s’impose sous forme grammaticale pour rendre compte de la pensée. Prémisse
de l’interrogation et de la solution de Chomsky avec la grammaire générative.
Déjà, le travail de Binet intitulé l’âme et le corps posait en 1905 toute la question de ce
qu’est l’esprit, source du mental et la connaissance qui en est possible. Il est amusant de noter
que cette même année, Freud publie son article, « Le mot d’esprit dans ses rapports à
l’inconscient » (Freud, 1905). Binet, après avoir montré que le monde physique est lui-même
objet de construction par l’individu (ce qui se retrouvera dans le mouvement de la
phénoménologie au XXème siècle), précise dans son chapitre trois que les théories
mécaniques de la matière ne sont que des symboles. Il cite d’ailleurs le « nouménal » Kantien
pour montrer l’illusion d’une connaissance purement objectale (Binet, 1905, p. 33). Mais nous
verrons que cela se fait dans la limite d’une consistance de la réalité qui objecte à tout
idéalisme. Cela est à rapprocher aussi de la lecture de Binet que proposera Pichon, une lecture
qui fera le joint avec le travail contemporain de Freud, pour subvertir quelque peu Binet.
En effet, Pichon dit se référer à Binet :
2 Jeune imbécile de 25 ans avec qui Binet réalise un certain nombre de recherche sur le langage qu’il
présente dans l’ouvrage écrit avec Simon sur le langage et la pensée en 1907.
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« Alfred Binet distingue deux types mentaux selon que la pensée-langage a pris
plus ou moins de place dans le fonctionnement de l’esprit. Ce sont le type sensuactoriel et le type lingui-spéculatif » (Pichon, 1953, p. 105).
Si, dans son travail sur l’étude expérimentale de l’intelligence, Binet étudie les origines de
la pensée chez deux sujets (en fait ses filles Madeleine et Alice) nous n’y retrouvons pas les
concepts évoqués par Pichon. Binet situe d’abord l’écart dans la dépendance plus ou moins
grande à l’image. Dégagé de l’image et de la sensation, le sujet peut élaborer une
communication pratique et précise, prémisse à l’esprit scientifique. Binet propose de
distinguer, la pensée, l’image et le langage intérieur (Binet 1903, p. 308), et il conclut « Enfin,
et c’est là le fait capital, fécond en conséquences pour les philosophes : toute la logique de la
pensée échappe à l’imagerie » (Binet 1903, p. 309). La pensée, dans sa dimension logique, est
ici déjà séparée de l’image pour être rapprochée du langage. Mais nous avons vu que deux ans
plus tard, la pensée restera inatteignable, mystère à jamais masquée derrière cette notion de
sentiment. Reste que Binet est pris dans les limites d’un certain associationnisme. L’esprit
pour Binet travaille ainsi sans cesse,
« Cet enrichissement est si constant, si inévitable que l’existence d’une sensation
isolée, qu’on percevrait sans lui accoler d’images, sans la modifier, sans l’interpréter
est à peu près irréalisable dans une conscience d’adulte. C’est un mythe. » (Binet,
1905, p. 61).
Il y a ainsi construction individuelle du monde à partir de sa consistance, des sensations,
perceptions, et de ce qui permet l’organisation symbolique, donc la généralisation de cette
construction. Déjà pour la connaissance du monde Binet précisait « .., on n’explique pas, on
n’a pas le droit d’expliquer une sensation par une autre, et la théorie mécanique de la matière
n’a que la valeur d’un symbole » (Binet, 1905, p. 52), question alors de ce qu’est le
symbolique pour Binet.
La question clinique
Binet s’en tenant à un dualisme raisonné, celui où le corps à être indispensable ne reste
néanmoins qu’élément nécessaire et non suffisant, le mental ne peut s’étayer que sur un point
d’appui physique, même si leur ordre de nature diffère, l’un traduisant l’autre. Il s’agit pour
Binet de valeurs de ce qu’il nomme sensation, dont il ne peut définir objectivement l’écart.
Une note de bas de la page 147 de son travail de 1905 donne toute la dimension de ce qui
bloque la réflexion de Binet :
« Remarquons, en passant, combien la nature a mal organisé entre les êtres
pensants un système de communication. Nous n’avons rien de commun, dans ce que
nous éprouvons, avec nos semblables : chacun éprouve ses sensations et non celles
d’autrui. Le seul point de rencontre des esprits différents se trouve dans le domaine
inaccessible des noumènes ». (Binet, 1905, p. 147)
La butée est bien dans le ratage du langage, sauf que là où ça conduit Binet à le réfuter,
cela conduit à la même époque Freud à y voir la clé de ce qu’il nomme formation de
l’inconscient. Freud propose donc un modèle qui intéressera Binet à partir de 1907.
Questionnant ce qu’est une pensée humaine, Freud retravaille la notion d’inconscient, mais en
mettant au centre la question du langage, et cela dès son essai d’une Esquisse d’une
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psychologie scientifique (Freud, 1895). Dans ce texte Freud interroge les formes de pensée
primitive, et la question des investissements, associations ou attention. Comme « les frayages
produits par la pensée ne laissent derrière eux que leurs effets et non la mémoire » il insiste
sur la nécessité d’une voie sûre « que les associations verbales permettent de réaliser » (Freud,
1895, p. 375) et précise combien la voie du langage peut pallier l’insuffisance de
mémorisation, rajoutant que « les associations verbales rendent possible la connaissance ». Le
langage, et sa capacité de structuration et de liaison, supporte ainsi une pensée cognitive
supérieure, ce qui évite l’écueil de la recherche d’une essence de la pensée humaine dans
laquelle Binet s’enferme.
Il est d’ailleurs notable que Binet bute sur la question du désir qui, pour lui, est au cœur de
la rupture avec le physique ! (Binet, 1905, p. 97) Ainsi il s’intéresse au sujet, montrant
d’ailleurs qu’il ne peut se réduire au je de l’énoncé. La question du senties et du sensum qu’il
évoque ne peut que raisonner avec la remarque de Lacan sur le percipiens et le perceptum
lorsqu’il présente en 1957 sa question préliminaire à tout traitement possible de la psychose
(Lacan, 1957a). Binet fait une critique de la question du sujet entre conscience, personnalité et
moi, ce dernier trait étant abordé en partie par la grammaire et le possessif. D’ailleurs,
l’approche par Binet de la question du sujet qui pense et qui n’est pas dans ce qu’il pense,
ainsi évoquée :
« Lorsqu’on est engagé dans une sensation, lorsqu’on perçoit, il y a la un
phénomène qui consiste simplement à avoir conscience d’une chose. Si on ajoute
l’idée du sujet qui a conscience, on dénature l’événement ; quand il se produit, et au
moment ou il se produit, il n’est pas aussi compliqué. » (Binet, 1905, p. 100).
trouve des convergences avec le constat clinique de Lacan qui écrit « Il ne s’agit pas de
savoir si je parle de moi de façon conforme à ce que je suis, mais si, quand je parle, je suis le
même que celui dont je parle » (Lacan, 1957b, p. 517).
Reste que cherchant à définir l’entendement, Binet en vient à se passer du sujet passif mais
au profit de l’acte « La connaissance se compose en réalité d’un objet et d’un acte de
conscience » (Binet, 1905, p. 111). L’hypothèse sous-tendue là est que c’est l’acte qui seul
témoigne du sujet, se détachant d’un sujet substantif. Il en vient ainsi à cette limite Kantienne
où nous percevons toujours des noumènes. N’ayant d’autres instruments que la métaphysique
il ne peut trouver de justification du rapport de mesure que dans la réalité même de l’objet.
C’est là le point d’écart avec Freud et surtout l’interrogation qu’en fait Pichon et la distance
qu’introduit Lacan : le langage est cet élément supplémentaire qui modifie aussi bien la réalité
que le psychique, lui donnant sa logique aussi bien que ses limites. Nous saisissons l’intérêt
que Binet découvre en rencontrant la psychanalyse.
Dans les pages 127, 128 et suivantes de son travail sur le corps et l’âme, Binet est arrêté
par le fait que les rapports ne peuvent être que du coté de l’objet ou du psychique, mais
penche naturellement pour le physique. Il lui manque à ce moment le troisième terme que
peut constituer le langage, qui produit la langue pour chaque sujet tout en l’intégrant dans une
dimension symbolique qui cadre l’ordre de la pensée et de l’objet. C’est ce point que Freud a
pressenti et que ses élèves vont développer, surtout avec les travaux de Saussure. Ce sera
aussi le point d’achoppement de Wallon, après Binet, avec la psychanalyse. Il est intéressant
de voir ainsi se poursuivre après Binet l’impasse de la psychologie française. Wallon qui
témoignera de sa difficulté dans « De l’acte à la pensée ». Il différencie intelligence intuitive
et intelligence discursive par l’usage de la parole, mais sans en préciser les conditions
(Wallon, 1970, p. 170). La place du langage reste problématique, bien qu’il critique ceux qui
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pourrait « le tenir (le langage) pour un instrument externe à la pensée, qu’il pourrait servir ou
ne pas servir sans qu’elle en soit essentiellement modifiée » (Wallon, 1970, p. 161). Mais
pour Wallon le langage est « organe » servant l’expression de la pensée, « d’où le rôle
éminent que peut jouer le symbole dans les rapports entre la conscience et l’acte » (Wallon,
1970, 158). Pour lui le signe perd tout lien avec l’objet « symbole épuré au point de ne plus
appartenir au monde des choses (..) mais s’y rattachant encore de façon très concrète par
l’action qui rend comme concept l’objet vers lequel il tend » (Wallon, 1970, 160). Dans un
sens différent de Freud pour qui le mot est le meurtre de la chose, Wallon interroge le
signifiant dans son écart au signal pour produire de la signification. L’inconscient pour
Wallon est alors limité par les capacités internes, physiologiques ou nerveuse, qui déterminent
l’accès au langage. Un autre membre de l’institut Binet, Piaget, abordera autrement les mêmes
difficultés, Pichon le mettant en cause en proposant un sujet de l’inconscient, qu’il oppose à
un inconscient sans sujet. Piaget est alors critiqué dans sa proposition d’une pensée enfantine
qui n’aurait pas pris introspectivement conscience d’elle même :
« Il emploie ces termes « être inconscient de son propre moi ». C’est la une
expression dangereuse et tendancieuse qui pourrait mener à des conclusions
dépassant de beaucoup les faits » (Pichon, 1936, p. 14).
Il y a pour Pichon un écart entre connaître par l’introspection et existence logique, d’où
aussi le sous titre de la monumentale grammaire écrite avec Damourette, « Des mots à la
pensée » 3. Pour Binet, la non identité de nature entre conscience et objet est la limite absolue
à toute construction (Binet, 1905, p. 215) Et ainsi la notion de l’inconscient qu’il défend dans
sa théorisation est un inconscient physiologique, celui qui se retrouve dans l’automatisme
(Binet, 1905, p. 255). L’impossibilité de penser sans appui physiologique, et sans la
matérialité du monde conduit à cette limitation. La prévalence de la réalité s’impose comme
obstacle. La proposition que fera Lacan 50 ans plus tard de séparer ce qu’il appelle le réel de
la réalité permettra de dépasser cela. De même que le recours Freudien au langage permet de
construire un inconscient qui s’écarte du physiologique pour devenir une logique qui s’impose
à
l’humanité
dans
une
culture.
Reste que dans l’esprit matérialiste de la France de l’époque, Binet ne peut concevoir d’autre
inconscient que celui du maintien de l’appareil nerveux :
« Entre deux moments de conscience séparés par le temps, par un état
d’inconscience, il n’existe, il ne peut exister aucun lien. Je me sens incapable
d’imaginer en quoi ce lien pourrait consister s’il n’est pas matériel, c’est-à-dire s’il
n’est pas fourni par la classe des objets. » (Binet, 1905, p. 138).
Il poursuit ainsi :
3 Pichon a produit et contribué a des travaux tels que « La grammaire en tant que mode d’exploration de
l’inconscient » (Pichon E.,« La grammaire en tant que mode d’exploration de l’inconscient », L’évolution
psychiatrique n° 1, 1925) , qui singularise la question du langage et de l’inconscient, « Sur la signification
psychologique de la négation en français » (Pichon E., « Sur la signification psychologique de la négation en
français », JPNP, mars 1928), qui introduit la fonction si particulière du ne explétif et l’usage de ce qu’ils
introduisent comme forclusion ; et enfin « La personne et la personnalité vue à la lumière de la pensée
idiomatique française » (Pichon E., « La personne et la personnalité vue à la lumière de la pensée idiomatique
française », Revue Française de Psychanalyse, n° 8, vol 3, 1938) qui introduit cet écart entre je et moi, qui
interroge le sujet.
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« Le concept de conscience ne peut fournir aucun lien, aucun état mental qui
demeure quand la conscience ne se réalise pas : si le lien existe, il est dans la
permanence de l’organisme nerveux, qui permet le retour d’états analogues de la
matière ».
Binet en arrive ainsi à une tentative de définition de la psychologie, qui ma fois, fera
l’affaire pour lancer le mouvement en France, bien qu’elle laisse ouverte bien des difficultés.
« Voilà donc quelle est la définition que nous nous faisons de la psychologie ;
elle étudie un certain nombre de lois, que nous appelons mentales pour les opposer
aux lois de la nature externe, dont elles diffèrent, mais qui, à proprement parler, ne
méritent pas cette qualification de mentales, puisque ce sont, du moins celles qu’on
connaît le mieux, des lois des images, et que les images sont des éléments matériels.
Bien que cela paraisse absolument paradoxal, la psychologie est une science de la
matière, la science d’une portion de matière, la science d’une portion de matière, la
science d’une portion de matière qui a la propriété de préadaptation. » (Binet, 1905)
Il s’en tient donc à une position aristotélicienne de la conjonction de l’âme au corps. Reste
que sa critique autant de l’idéalisme que du matérialisme, et surtout cette dernière pourrait
tout à fait revenir d’actualité concernant certains travaux de psychologie cognitive
contemporains !
Mais nous saisissons aussi que ce travail sur l’âme et le corps, préparé en 1904 par une
conférence devant des philosophes, soutient Binet dans son approche de la mesure de
l’intelligence. Il ne s’agit pas de mesurer des performances, mais des capacités individuelles,
toujours potentiellement sujettes à évolution selon le terrain et les frayages qui pourront être
travaillées à partir de là. Inscription décidée dans la science d’une psychogénétique qui est
surtout une psychologie de l’individu en développement, du sujet en construction avec ses
ratés parfois, psychologie clinique expérimentale donc.
Pour Binet, comme il le rappelle plusieurs fois, notamment dans « La pensée et le
langage », l’intelligence du sujet déficitaire n’est pas assimilable à celle de l’enfant, même si
certains rapprochements sont possibles. De même que l’échelle métrique ne corrèle pas les
âges mesurés et les âges réels, l’intelligence non développée ou mal développée ne se ramène
pas à celle du petit sujet. La croyance maintenue dans la nécessité du recours à la
métaphysique pour concevoir la pensée, est à la fois susceptible de critique mais aussi garant
d’un respect de l’individualité des difficultés. C’est d’ailleurs ce recours qui fut dénié par les
comportementalistes à la suite de Skinner, et que Zazzo critiquait à travers la notion de
cognitivisme scientifique. Binet butant sur le langage comme ouverture a un nouvel
inconscient rate la psychanalyse. Mais il permet de penser une psychologie scientifique
exigeante, au point de mettre en cause toute « scientifisation » à outrance de l’humain par ses
exigences cliniques.
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Numéro 5 – Octobre 2011
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