securite alimentaire et prix des matieres premieres

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SECURITE ALIMENTAIRE ET PRIX DES
MATIERES PREMIERES
Delphine Houba
Décembre
Editrice responsable : A. Poutrain – 13, Boulevard de l’Empereur – 1000 Bruxelles
2010
Introduction ............................................................................................ 2
A.
Concept et définition ...................................................................... 2
B.
La faim dans le monde.................................................................... 3
C.
Structure économique des pays du Sud et dépendance aux
matières premières ................................................................................. 5
D.
E.
1.
La colonisation ......................................................................... 5
2.
Les années ’40 – ‘50 ................................................................. 5
3.
Les années ’60 – ‘80 ................................................................. 5
4.
Des années ’90 à aujourd’hui ..................................................... 7
5.
Illustration des déséquilibres alimentaires dans le monde .............. 9
Prix des matières premières et spéculation .................................. 13
1.
Les prix des matières premières d’hier et d’aujourd’hui ............... 13
2.
La spéculation et son impact sur le prix des matières premières ... 14
Conclusions .................................................................................. 16
1
Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected]
Introduction1
Après avoir négligé pendant plus de 20 ans le secteur agricole, la Banque
mondiale a publié, le 7 septembre 2010, un rapport portant sur l’encadrement
des terres agricoles2. Celles-ci suscitent un intérêt croissant de la part de
puissants investisseurs, souvent étrangers au pays, menaçant la capacité de
certaines populations à s’alimenter.
Deux raisons poussent à se pencher, aujourd’hui, sur la question de la faim dans
le monde. D’abord, les émeutes de la faim, qui ont marqué la période 20072008. Ensuite, lors de la crise financière de 2008, l’action cynique des marchés
financiers sur le marché des matières premières alimentaires. Certains
opérateurs financiers, après avoir spéculé sur la dette des Etats se sont tournés
vers les marchés des matières premières.
Cette note propose de faire le point sur le rôle de la spéculation dans la
fluctuation des prix des matières premières alimentaires.
Plus précisément, il s’agir de répondre aux trois questions suivantes :
Quelle est la situation actuelle en matière de faim dans le monde ?
Quelle sont les raisons de la dépendance aux matières
premières des pays du Sud ?
Quelle est l’évolution des prix des matières premières alimentaires
et, plus particulièrement, quel est le rôle de la spéculation dans ce
contexte ?
A. Concept et définition
Mais avant d’entrer au cœur du sujet, deux concepts méritent notre attention : la
sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire.
La sécurité alimentaire est un concept qui renvoie autant à la quantité qu’à la
qualité des biens et produits alimentaires. Ce concept, tel que défini lors du
Sommet mondial de l’Alimentation des 13-17 novembre 19963, recouvre quatre
dimensions indissociables, à savoir la disponibilité des biens alimentaires sur le
marché, l’accès à ces biens (autant en termes de pouvoir d’achat que
d’infrastructures), la stabilité de l’environnement au sens large (politique,
climatique, etc.) et, enfin, l’hygiène.
Une autre notion fait davantage référence à la responsabilité étatique ; celle de
souveraineté alimentaire. Cette dernière, prolongeant le concept de sécurité
alimentaire, a été développée en 1996 par des associations paysannes du monde
1
Cet « Etat de la question » sur la sécurité alimentaire et le prix des matières premières est
principalement basé sur les travaux d’Arnaud Zacharie, Secrétaire Général du CNCD (Centre
National de Coopération au Développement), et d’Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des
Nations Unies pour le Droit à l’Alimentation.
2
The World Bank, Rising global Interest in Farmland – Can it yield sustainable and equitable
benefits ?, September 7, 2010.
3
http://www.fao.org/docrep/003/w3548f/w3548f00.htm
2
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entier (Déclaration de Via Campesina4), leur objectif étant de rappeler qu’il
revient aux Etats de décider souverainement de leurs politiques agricoles et
alimentaires.
B. La faim dans le monde
Pour rappel, l’article 25 de la Déclaration universelle des Droits de
l’Homme (1948) stipule que « toute personne a droit à un niveau de vie
suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment
pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour
les services sociaux nécessaires […] ».
On estime actuellement à près de 925 millions le nombre de personnes
souffrant de la faim dans le monde5. Les calories dont disposent ces
personnes quotidiennement ne leur permettent de mener une vie digne. Et les
projections dans les années futures sont loin d’être rassurantes, étant donné
qu’en 2050, il faudra nourrir plus de 9 milliards d’individus, contre 6,7 milliards
aujourd’hui.
La problématique de la faim dans le monde englobe divers phénomènes, tels que
la privation de nourriture (sous-nutrition), les besoins en nourriture (malnutrition
et carences), la consommation, la production et le commerce alimentaire, l’accès
à la nourriture, l’aide alimentaire et la nutrition des enfants.
Actuellement, les personnes qui souffrent le plus de la faim habitent dans
l’hémisphère Sud et sont principalement localisées sur le continent africain. Il
s’agit surtout de petits cultivateurs, de paysans pour qui cultiver la terre ne
suffit pas à subsister.
Source : FAO6
4
http://www.viacampesina.org/fr/index.php?option=com_content&view=article&id=227:declarationde-tlaxcala-concernant-la-via-campesina&catid=32:2-tlaxcala&Itemid=48
5
6
http://www.fao.org/news/story/fr/item/45232/icode/
http://www.fao.org/hunger/hunger-home/fr/
3
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Les deux principales organisations internationales au sein du système des
Nations Unies chargées de traiter du problème de la faim dans le monde sont la
FAO et le PAM.
La FAO7, Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture
(1945), est la « tête pensante » de la politique alimentaire des Nations Unies.
Elle centralise toute une série de données sur les Etats, tant du Nord que du Sud,
et sert de lieu de rencontre entre les Etats (échange d’expertises, circulation de
l’information. Cette organisation préexistait à la Déclaration Universelle des
Droits de l’Homme.
Le PAM8, Programme Alimentaire Mondial (1962), est l’agence humanitaire qui
agit sur le terrain, principalement en distribuant de la nourriture à la suite de
catastrophes naturelles, de guerres ou de conflits. Le principal défi est d’ensuite
créer les conditions favorables permettant à un pays d’assurer par ses propres
moyens la sécurité alimentaire sur son territoire. Le PAM compte 36 Etats
membres et dispose d’un budget de 4,2 milliards $ (récolté sur la base d’une
contribution volontaire). En 2009, le PAM a nourri plus de 100 millions de
personnes dans 75 pays par le biais de la distribution de 4,6 millions de tonnes
de nourriture.
En 2000, les Etats membres de l’Organisation des Nations Unies (ONU) se sont
engagés à atteindre, pour l’horizon 2015, les Objectifs du Millénaire pour le
Développement (OMD). Il s’agit de 8 objectifs visant à améliorer l’existence des
populations démunies à travers la planète9 dont le premier consiste à réduire
l’extrême pauvreté et la faim.
Pour atteindre cet objectif, l’ONU a lancé des initiatives visant à assurer le plein
emploi et à promouvoir le travail décent afin de réduire de moitié, entre 1990
(première année pour laquelle on dispose de chiffres concernant l’extrême
pauvreté) et 2015, la proportion de la population dont le revenu est inférieur à
1$ par jour, et donc, indirectement, la proportion de la population mondiale qui
souffre de la faim.
Ces initiatives sont certes louables quant à leur objectif mais un regard critique
s’impose au sujet du contenu de ces politiques.
Comme annoncé sans équivoque dans le rapport intitulé « La FAO au travail,
2009-2010 », il va falloir « produire davantage pour nourrir 9 milliards
d’individus ». Il « faudra redoubler d’efforts pour trouver de nouveaux moyens,
plus efficaces et intensifs, de produire notre nourriture »10. Or, l’idée qu’il faut
produire plus et intensivement est loin d’être partagée par tout le
monde. Une autre thèse consiste à plaider pour un développement équitable et
7
http://www.fao.org
http://fr.wfp.org/
9
Les 8 OMD sont : (1) réduite l’extrême pauvreté et la faim, (2) assurer l’éducation primaire pour
tous, (3) promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, (4) réduire la mortalité
infantile, (5) améliorer la santé maternelle, (6) combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres
maladies, (7) préserver l’environnement et (8) mettre en place un partenariat mondial pour le
développement.
10
http://www.fao.org/docrep/013/am023f/am023f00.pdf
8
4
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socialement, écologiquement et économiquement rationnel11. En d’autres termes,
il s’agit surtout de produire mieux, sans pour autant faire appel à des techniques
chimiques controversées, pour obtenir de meilleurs résultats. Dans certaines
régions du monde, l’amélioration des techniques d’irrigation pourrait déjà
changer considérablement le résultat des récoltes tout en évitant d’épuiser la
terre. Ce débat fait écho à une réflexion plus globale sur le modèle agricole et
alimentaire que nous désirons et, plus largement, au modèle de développement
que nous voulons défendre à l’échelle de la planète.
C. Structure économique des pays du Sud et
dépendance aux matières premières
Comment en est-on arrivé à cette situation où la faible diversification de
l’économie des pays du Sud les oblige à importer une grande partie des biens
alimentaires qu’ils consomment ?
1. La colonisation
Au cours du 20e siècle, les différentes puissances coloniales ont imposé à leurs
colonies une agriculture orientée vers les besoins de leur métropole. La culture
vivrière existant dans les pays du Sud a donc été remplacée, souvent de force,
par une agriculture orientée vers l’exportation, ignorant totalement les besoins
alimentaires des populations locales. Ces monocultures intensives concernent des
produits tels que le café, le thé, le coton, le sucre, le caoutchouc, la banane, etc.
2. Les années ’40 – ‘50
Suite à la dépression économique des années ’30, après la 2e Guerre mondiale,
les Etats ont décidé d’unir leurs forces pour mettre en place des institutions et
des mécanismes stabilisateurs. C’est dans ce contexte que sont nées les
institutions de Bretton Woods, à savoir la Banque mondiale et le Fonds Monétaire
International. Le FMI a été crée en 1944, pour garantir la stabilité des
monnaies. La Banque mondiale (BM), anciennement BIRD (Banque
Internationale pour la Reconstruction et le Développement), a été créée en 1945
pour permettre à l’Europe et au Japon de se reconstruire après la guerre. Plus
largement, elle a pour mission d’asseoir les puissances industrielles. Les taux
d’intérêt auxquels sont consentis les prêts par ces institutions sont bas, afin de
stimuler les investissements. Ces deux institutions vont jouer, à partir des
années 80, un rôle important dans la vie économique des pays du sud.
3. Les années ’60 – ‘80
Dès la fin des années ’60, les gouvernements et banques privées des pays
occidentaux, dont les coffres sont alors remplis de pétrodollars, arrivent à
convaincre les pays du Sud de contracter massivement des emprunts
(principalement à taux variable, indexé au taux des Etats-Unis), avec comme
11
Voir Rapport sur l’ « Evaluation internationale des connaissances, des sciences et des
technologies agricoles pour le Développement » (IAASTD), adopté en avril 2008. Ce rapport a été
rédigé par des gouvernements et des associations issues de la société civile. Il a également
impliqué 5 agences de l’ONU : FAO, PNUD, PNUE, Unesco et OMS.
5
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principal argument des taux d’intérêt historiquement bas. De plus, à cette
époque, les cours des matières premières sont favorables aux pays du Sud, qui
s’endettent alors massivement.
Aux Etats-Unis, le début des années ’80 est une période charnière marquée par
une balance commerciale déficitaire. La Banque centrale américaine décide alors
d’augmenter son taux directeur, ce qui entraîne une hausse des taux d’intérêts à
travers le monde. Cette période marque aussi, pour les pays du Sud, les
premières difficultés à rembourser leurs prêts, libellés en dollar et indexés en
fonction du marché des taux d’intérêts américains (Wall Street) et britanniques
(la City).
La reconstruction de l’Europe accomplie, la raison d’être des institutions de
Bretton Woods avait peu à peu disparu. Elles reçurent donc, au début des
années ’80, la mission de prêter de l’argent aux pays en crise. La motivation
première était de sauver le système financier et monétaire international en
maximisant la capacité des Etats en difficulté de rembourser leurs dettes.
Mais, à ce moment, le marché des matières premières est marqué par une offre
importante, alimenté par les monocultures des pays du Sud. Or, qui dit offre
importante et supérieure à la demande, dit baisse des prix. La chute du prix des
matières premières est une véritable catastrophe pour les économies tournées
vers l’exportation, qui n’arrivent plus à se financer. Les pays du Sud voient donc
leurs revenus en devises étrangères baisser, et rencontrent de plus en plus de
difficultés à rembourser leur dette. Cette spirale négative les oblige à contracter
de nouveaux emprunts pour honorer leurs anciennes dettes mais, cette fois, à
des taux plus élevés. Le système est au bord de la crise et les principales
banques décident de bloquer les crédits. En 1982, le Mexique est le premier pays
à déclarer publiquement être incapable de rembourser ses dettes, c’est ce qu’on
appellera alors la crise de la dette.
Dès lors, les nouveaux prêts consentis aux pays du Sud ont été conditionnés, dès
le début des années ‘80, à la mise en œuvre de Programmes d’Ajustement
Structurels (PAS). Ces politiques étaient sous-tendues par ce qu’on appelle le
Consensus de Washington, dont la préoccupation centrale, bien que peu
affichée, était de donner priorité dans les budgets nationaux au remboursement
des dettes extérieures. Ce consensus prône alors une politique d’austérité, qui
tient en 10 points : austérité budgétaire, réforme de la fiscalité, politique
monétaire orthodoxe, taux de change compétitifs, libéralisation économique et
financière, compétitivité et attraction des investissements directs étrangers
(IDE), privatisation des entreprises publiques, réduction des subventions et des
dépenses, dérégulation, droits de propriété rigides. Dans les faits, les secteurs
les plus touchés par ces mesures restrictives ont été la santé et l’éducation.
Mais l’agriculture n’était pas en reste, car les pays endettés se sont vus imposer
la libéralisation des échanges ainsi qu’une radicalisation du « tout à
l’exportation » destiné à faire rentrer des devises étrangères dans ces pays,
indispensables pour rembourser les prêts. C’est ainsi que les pays du Sud ont,
une fois de plus, été poussés à se spécialiser, chacun, dans un, voire deux
produits agricoles destinés à l’exportation, rendant ainsi la structure économique
de ces pays encore plus vulnérable puisqu’à la merci de la fluctuation de prix
d’une denrée.
6
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Les PAS sous-tendent un modèle néolibéral de développement permettant de
dégager des fonds à court terme mais ont causé un important appauvrissement
des populations, couplé à une augmentation criante des inégalités. Dans un
premier temps, les Etats ont dû se spécialiser dans la production de matières
premières intéressant avant tout les pays du Nord (cuivre, cobalt, sucre, cacao,
coton, etc.). Dans un deuxième temps, ces pays ont dû augmenter leur volume
d’exportations vers le Nord.
Le schéma mondial de production a rendu les pays du Sud dépendants de
l’évolution du cours des matières premières. En effet, obligés de se spécialiser
dans l’une ou l’autre filière, les Etats, pour répondre aux besoins alimentaires de
leurs populations, importaient par ailleurs une grande partie de leur
consommation nationale. Si l’on prend l’exemple d’un pays comme le Sénégal,
qui importe près de 80% du riz que sa population consomme, on comprend
mieux les effets dévastateurs qu’une augmentation du prix de cette céréale peut
avoir sur l’économie d’un Etat et de ses foyers.
4. Des années ’90 à aujourd’hui
Les années ’90 sont marquées par l’entrée en jeu des entreprises
agroalimentaires, qui réclament la baisse des prix alimentaires pour préserver
leurs marges.
Les « Programmes d’Ajustement Structurels » ont été rebaptisés « Documents
Stratégiques de Réduction de la Pauvreté » (DSRP) en 1999. La diminution des
dépenses dans l’éducation et la santé reste d’actualité mais elle doit désormais
se faire dans le respect de la « bonne gouvernance ». En 2002, le Consensus de
Monterrey12, regroupant les représentants d’une soixantaine de pays et associant
des organisations internationales (ONU, FMI, etc.), a tenté de rectifier le tir en
revalorisant le rôle de l’Etat et en promouvant la mise en place de nouveaux
partenariats pour le développement.
En 2000, l’ONU a lancé l’initiative des Objectifs du Millénaire pour le
développement. L’état d’avancement vers ces objectifs a été évalué à New York
du 20 au 22 septembre 2010 dans le cadre de la Réunion plénière de haut niveau
de l’Assemblée générale. De nombreux Chefs d’Etat et de gouvernements ont
soutenu, à cette occasion, l’émergence de financements alternatifs du
développement. Mais où en est-on actuellement, sachant que ces objectifs
devraient être atteints en 2015 ? D’abord, de nombreuses voix s’élèvent pour
dire que la majorité de ces objectifs ne sera pas atteinte d’ici à 2015. Certains
secteurs ont vu des progrès en termes de quantité, mais pas forcément de
qualité. Ainsi, au niveau de l’enseignement, on constate que davantage d’enfants
ont accès à l’enseignement primaire, mais que celui-ci est d’une qualité moindre,
ou reste inaccessible aux parents qui ne contribuent pas au salaire de
l’enseignant par exemple. Ensuite, la crise de 2008 n’aura en tout cas pas aidé à
atteindre ces objectifs, notamment en diminuant les contributions financières
censées les soutenir.
12
http://www.un.org/french/ffd/pressrel/22apress.htm
7
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L’enchaînement des flambées de prix des matières premières alimentaires, qui
ont engendré les émeutes de la faim en 2007 (Egypte, Maroc, Indonésie, Haïti,
Philippines, Nigéria, Cameroun, Sénégal, etc.), et de la crise financière qui a
éclaté en 2008 a, encore aujourd’hui, des conséquences catastrophiques sur les
populations pauvres.
Un des fers de lance de la théorie néolibérale de la spécialisation massive dans
un nombre très réduit de produits d’exportation, est celle dite des « avantages
comparatifs » de Ricardo. Cette théorie s’illustre traditionnellement par l’exemple
des échanges commerciaux entre la Grande-Bretagne, qui produisait des tissus,
et le Portugal, qui produisait du porto. Dans ce cadre, la Grande-Bretagne
n’aurait eu aucun avantage comparatif à s’engager dans la production de porto
puisque son expérience et d’autres facteurs historiques et géographiques lui
permettaient de produire le tissu comparativement plus efficacement. De plus,
elle obtiendrait plus de porto en allant le chercher au Portugal en échange de son
tissu, qu’en le produisant elle-même. C’est sur la base de ce raisonnement
simple (voire simpliste ?) que les pays du Sud ont été poussés vers une
spécialisation dans le thé, le cacao ou le café par exemple.
Toutefois, les hypothèses simplificatrices rendent le modèle quasiment
inapplicable à la réalité, voire dangereux. Une des conditions quasiment
impossible à remplir est un rapport de prix constant entre le tissu et le porto. Or,
dans la réalité du monde d’aujourd’hui, il n’est pas rare que du jour au
lendemain, il soit demandé quatre fois plus de tissu pour la même bouteille de
porto, ce qui sera le cas lorsque « les marchés » « décideront » que le prix du
porto est multiplié par quatre, ou que le prix du tissu est divisé par quatre.
C’est cette réalité du fonctionnement des marchés qui a fragilisé les économies
du Sud depuis des décennies : dans un pays qui n’a eu d’autre choix que de
cultiver du café ou du coton, que fait le gouvernement le jour où il n’a pas les
moyens d’acheter les denrées alimentaires de base pour répondre aux besoins de
sa population ?
Ajoutons que ce phénomène de baisse du cours des produits d’exportation est
d’autant plus probable lorsque plusieurs pays dans le monde sont poussés en
même temps à se spécialiser dans le même produit d’exportation, ce qui en
augmente l’offre sans que la demande ne change (ce qui, selon la loi de l’offre et
de la demande, ne peut que faire baisser le prix ou le rapport avec les matières
d’échanges).
Cet exemple illustre bien à quel point le libéralisme et la théorie des avantages
comparatifs ont atteint leurs limites. Pour pouvoir répondre aux défis de la
sécurité et de la souveraineté alimentaires, il est aujourd’hui fondamental
d’encourager les Etats du Sud à diversifier leur économie, sans les étouffer ni
court-circuiter leur politique alimentaire de l’extérieur.
8
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5. Illustration des déséquilibres alimentaires dans le
monde
Le commerce mondial des produits agricoles peut être étudié sous l’angle intrarégional ou interrégional. On constate par exemple que la consommation
alimentaire de l’Europe s’appuie, beaucoup plus que l’Afrique, sur ce qui est
produit dans la région13.
13
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/cartotheque/commerce-mondial-produits-agricoles2004.shtml
9
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Les schémas repris ci-dessous sont issus du site anglo-américain
« Worldmapper »14 dont l’objectif est de modifier, de manière schématique, la
représentation cartographique des pays du monde en fonction de leur poids
relatif à différentes variables (les chiffres sur lesquels se basent ces
représentations sont ceux relayés par les différentes agences de l’ONU). Le
monde est généralement représenté comme il suit, c’est-à-dire en fonction de la
taille de son territoire :
Nous avons repris ici quatre cartes pertinentes pour illustrer les inégalités à
l’échelle mondiale en termes d’alimentation et de commerce agricole.
14
http://www.worldmapper.org
10
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En fonction du poids démographique :
Explication : Les pays d’Asie, particulièrement les pays émergents (Chine
et Inde par exemple), connaissent une importante croissance
démographique, ce qui a un impact sur la demande mondiale en matières
premières alimentaires.
En fonction du nombre de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour :
Explication : Les personnes vivant sous le seuil de pauvreté se situent
principalement en Asie et en Afrique.
11
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En fonction des pays exportateurs de céréales (en dollars de recettes) :
Explication : Les pays qui peuvent compter sur d’importantes rentrées
financières liées à l’exportation de céréales sont principalement les pays
d’Amérique du Nord et d’Europe. L’Afrique retire très peu d’argent de ses
exportations.
En fonction des pays importateurs de céréales (en dollars de dépenses) :
Explication : Les pays pour qui importer des céréales a un coût important
sont surtout localisés en Afrique, en Amérique latine/centrale et en Asie,
soit les zones qui comptent le plus de personnes souffrant de la faim.
Ces cartes permettent notamment d’illustrer, en fonction de leur structure
économique, la dépendance de certains pays aux importations ou aux
exportations des matières premières alimentaires, et donc leur vulnérabilité à
l’égard de la variation des prix, phénomène dans lequel la spéculation joue un
rôle non négligeable.
12
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D. Prix des matières premières et spéculation
Quelle a été l’évolution des prix des matières premières alimentaires depuis les
années ’70 et quel rôle la spéculation a-t-elle joué dans ce contexte ?
1. Les
prix
des
d’aujourd’hui
matières
premières
d’hier
et
Les prix des matières premières ont fluctué d’une décennie à une autre. Nous ne
rentrerons pas ici dans les détails. On peut retenir que les années ’70 ont été
marquées par une augmentation des cours. Les années ’80, période de
l’instauration des PAS, ont vu les cours chuter vertigineusement, amputant
massivement les pays du Sud de leurs principaux revenus. Les années ’90 ont
été marquées par davantage de stabilité, la tendance restant globalement à la
baisse.
Enfin, plus récemment, tout le monde se souvient des émeutes de la fin qui ont
ébranlé les pays du Sud en 2007 et 2008. Ces révoltes, causées par une
explosion des prix, s’expliquent en grande partie par l’arrivée massive, sur le
marché des matières premières, de spéculateurs à la recherche de nouveaux
profits. Il faut aussi souligner qu’à ce moment, les stocks alimentaires sont à un
niveau très bas.
13
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Aujourd’hui, selon la FAO, les prix des aliments (riz, blé, maïs) ont diminué par
rapport à leurs niveaux record de 2008, mais restent plus élevés qu’avant la
crise dans bon nombre de pays du Sud.
Le tableau ci-dessus illustre bien la progression des prix des matières premières
sur ces trois dernières années. L’augmentation des prix est visible sur l’année
2007, le pic au niveau des prix se situant très clairement entre février 2007 et
mai 2008. Il confirme également que le prix des matières premières suit une
tendance à la baisse, ce qui pénalise directement les pays du Sud exportateurs
nets de matières premières alimentaires. Les pays les plus durement touchés par
ces fluctuations sont les Pays les Moins Avancés15 (PMA) et les pays en
développement importateurs nets de produits alimentaires.
2. La spéculation et son impact sur le prix des matières
premières
« Spéculer » signifie, selon Le Petit Larousse, « faire des opérations financières
ou commerciales sur des choses négociables afin de tirer profit des variations de
leurs cours », ce qui revient à « parier » sur le prix d’un bien et son évolution
future.
Alors que ce n’était pas le cas avant le début des années 2000, le marché des
biens et produits alimentaires a vu arriver de nouveaux acteurs sur les marchés
des matières premières alimentaires, à savoir d’importants investisseurs tels que
15
49 Pays les Moins Avancés (PMA) : Angola, Bangladesh, Bénin, Burkina Faso, Burundi,
Cambodge, Djibouti, Rép. Dominicaine, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Haïti, Iles Salomon,
Lesotho, Lettonie, Madagascar, Malawi, Maldives, Mali, Mauritanie, Mozambique, Myanmar, Népal,
Niger, Ouganda, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Rwanda, Sénégal,
Sierra Leone, Tanzanie, Tchad , Togo et Zambie.
14
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les hedge funds, les fonds de pension et banques d’investissements, pourtant
peu impliqués jusque là sur ce type de marché. Ceux-ci ont mené à la
constitution d’une bulle spéculative, c’est-à-dire le gonflement excessif du prix
d’échange d’un bien par rapport à sa valeur intrinsèque, traduite par une
nouvelle volatilité des prix des matières premières alimentaires (c’est-à-dire une
forte variation sur une période de temps déterminée).
Le facteur qui a permis une telle spéculation n’est rien d’autre qu’une importante
dérégulation de ces marchés. Les spéculateurs se sont tournés vers ces produits
dans une dynamique de recherche de nouvelles « choses négociables », dont
l’achat et la vente sont susceptibles de générer toujours plus de profit. La
spéculation engendre un puissant effet amplificateur de la volatilité des prix des
matières premières alimentaires. La crise financière a accentué la tendance en
encourageant les fonds d’investissement à placer leurs capitaux spéculatifs sur
des « marchés refuges » des matières premières agricoles.
Il existe sur les marchés belges des produits de placement dont le rendement est
lié à l’évolution d’un panier de matières premières agricoles (telles que le cacao,
le café, le sucre, le blé, le maïs et le soja). En pratique, plus le prix des matières
comprises dans ce panier augmente, plus l’investissement est rentable.
Autrement dit, ce système crée du profit sur le dos du Sud de la planète.
Une question éthique se pose alors : les matières premières alimentaires
peuvent-elles être considérées comme une chose négociable ou un bien
marchandable ? C’est à ce niveau qu’intervient la souveraineté alimentaire des
Etats, à qui il revient de réguler et de limiter l’activité liée à ces produits dérivés.
Tout comme la crise des subprimes, qui a éclaté dans le secteur immobilier aux
Etats-Unis, la spéculation sur le prix des matières premières alimentaires a
connu un pic pendant la période 2007-2008, et continue à produire ses effets :
Nombre de personnes sous-alimentées dans le monde16
Même si la tendance est à la baisse, le nombre de personnes souffrant de la faim
à travers le monde reste extrêmement préoccupant.
16
http://www.fao.org/publications/sofi/fr/
15
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E. Conclusions
Eradiquer la faim dans le monde est un combat qui reste encore largement à
mener. Comme développé dans cette analyse, les Pays les Moins Avancés (PMA),
principalement touchés par la faim, sont tributaires d’un système hérité du
passé, imposé par des tiers et légitimé par les instances internationales. Ce
système continue à peser sur leur capacité à relever le défi alimentaire.
Les pays du Sud peuvent subir un double effet pervers causé par la volatilité des
prix. En effet, les Etats peuvent difficilement prévoir d’une année à l’autre la
situation à laquelle ils devront faire face en termes de dépenses et de recettes. Si
le prix de la matière première dominant les exportations d’un pays donné
augmente sur les marchés, l’impact sera positif en matière de rentrées pour
l’Etat et pour certains cultivateurs. Mais s’alimenter coûtera plus cher à la
population, qui n’aura en majorité que très peu profité des recettes générées (vu
la faiblesse voire l’absence des mécanismes de redistribution dans ces pays). En
cas de diminution des prix sur les marchés, les Etats pourront compter sur moins
de revenus mais la population devra concéder à moins de sacrifices pour
s’alimenter. Face à ce constat, l’effet amplificateur sur la volatilité des prix des
spéculateurs relève d’une responsabilité presque criminelle.
A côté de la spéculation sur le prix des matières premières, il est important de
noter que d’autres paramètres influencent directement ou indirectement le prix
des biens alimentaires.
Le prix des hydrocarbures peut avoir plusieurs implications : d’une part il
augmente le coût du transport du bien, d’autre part il encourage les
consommateurs à se tourner davantage vers des agrocarburants (éthanol,
biodiesel, etc.). Ainsi, la production d’agrocarburants a pour effet d’augmenter la
pression sur les terres fertiles, dont les récoltes sont alors réservées à la
production de carburant plutôt qu’à la production de bien alimentaire
consommable.
Les changements climatiques influencent également le prix des biens
alimentaires : les sécheresses ou les inondations ont un effet non négligeable sur
les récoltes à travers le monde.
Outre la spéculation sur le prix des matières premières, la spéculation et
l’accaparement de terres arables (notamment pour produire des
agrocarburants) constituent une réelle menace pour la sécurité alimentaire
mondiale.
Sur une plus grande échelle de temps, il faut prendre en compte l’augmentation
de la demande/consommation de la part des pays émergents (Brésil, Inde,
Chine, etc.).
Enfin, les conflits et le coût des intrants (semences, engrais, outils, etc.) sont
autant de facteurs qui influencent également le prix des biens et produits
alimentaires.
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Face à ces facteurs influençant le prix des matières premières alimentaires,
diverses réponses peuvent être apportées, en voici quelques unes :
Interdire la spéculation sur les matières premières alimentaires et les
terres arables et favoriser une stabilisation des prix de tout ce qui répond
aux besoins vitaux primaires de l’être humain;
Reconnaître le rôle incontournable de l’Etat dans la régulation de la
production et de la distribution des biens alimentaires ;
Veiller à ce que les accords économiques mondiaux ne portent pas
préjudice à la souveraineté alimentaire et prennent en compte la réalité
des petits cultivateurs ;
Autoriser les pays du Sud, notamment par le recours à des mesures
protectionnistes transitoires, à diversifier leurs secteurs d’activité pour leur
permettre, à terme, de garantir leurs revenus à l’exportation ;
Relancer les investissements dans l’agriculture en privilégiant les
techniques ayant fait leurs preuves dans de nombreux pays sur le long
terme, tels que l’irrigation ou des outils et infrastructures modernes
(physiques et non chimiques) ;
Supprimer progressivement les subsides européens aux exportations
agricoles afin de lutter contre les distorsions de concurrence défavorables
aux productions agricoles des pays du Sud, et particulièrement celles des
Pays les Moins Avancés ;
Faciliter l’accès à la terre et aux intrants et permettre une rémunération
équitable pour les petits cultivateurs ;
Annuler la dette des pays du Sud pour leur permettre d’investir dans une
agriculture pouvant répondre aux besoins de leur population ;
Encourager les Etats à constituer des stocks et à assumer leur
responsabilité en termes de souveraineté alimentaire, sans pour autant
porter atteinte à l’équilibre alimentaire local/régional/continental/mondial ;
Développer des moyens de déplacement non tributaires des fluctuations
du prix du pétrole afin d’éviter que ces hausses de prix du transport ne se
répercutent sur le prix des biens alimentaires ;
Soumettre les politiques de développement des agrocarburants à
l’impératif de la souveraineté alimentaire ;
Encourager l’ONU à renforcer l’exigibilité du droit à l’alimentation et
encourager la reconnaissance du droit à la souveraineté alimentaire ;
Lutter contre les changements climatiques en aidant les pays du Sud,
principales victimes de ces changements, à s’adapter à leur
environnement changeant (sécheresses, inondations, etc.), tout en
encourageant les pays industrialisés à vivre à un rythme causant moins de
désagréments à leurs voisins du Sud.
Institut Emile Vandervelde
Bd de l’Empereur, 13
B-1000 Bruxelles
Téléphone : +32 (0)2 548 32 11
Fax : + 32 (02) 513 20 19
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