CLIMATO-SCEPTICISME : QUEL LIEN ENTRE SCIENCE, DOUTE ET POLITIQUE ? Guillaume LEPERE Décembre Editrice responsable : A. Poutrain – 13, Boulevard de l’Empereur – 1000 Bruxelles 2012 Introduction ............................................................................................ 2 A. Le consensus scientifique à l’épreuve du doute .............................. 2 B. Climato-scepticisme contre réchauffement climatique : le débat médiatique .............................................................................................. 4 C. L’influence de la science dans le débat politique ............................ 6 Conclusion ............................................................................................... 6 1 Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected] Introduction Les premières découvertes scientifiques concernant le réchauffement climatique ont eu lieu au début du 20ème siècle. Puis, la recherche s’est amplifiée à partir des années 1950. La médiatisation du phénomène est plus récente et a seulement démarré à la fin des années 1980. Cette médiatisation a non seulement popularisé les constats des scientifiques du climat mais a aussi mis en avant la contestation des changements climatiques et de leur cause. A intervalle régulier, les climato-sceptiques et les tenants du réchauffement climatique s’affrontent dans les médias, chacun remettant en doute la parole de l’autre à coups d’arguments prétendument scientifiques. Dès lors, il peut sembler fort compliqué pour les citoyens de se faire une opinion sans être spécialistes de la question. Qui croire ? Comment prendre attitude sur un sujet qui nous concerne finalement tous ? Quel est le lien entre la science, le doute et la politique ? Telles sont les questions que nous allons explorer au cours de cette analyse. Cette réflexion s’inspire notamment du livre de Naomi Oreskes et d’Erik M. Conway « Les marchands de doute »1 et du livre d’Edwin Zaccai, François Gemenne et Jean-Michel Decroly, « Controverses climatiques, sciences et politique »2. Elle se base aussi sur le débat « Changement climatique & climato-scepticisme » organisé par l’IEV et l’ULB (IGEAT) le 27 mars 2012. A. Le consensus doute scientifique à l’épreuve du Depuis des années, les scientifiques qui étudient les questions climatiques sont parvenus à un consensus pour dire qu’il y a un réchauffement climatique global et atypique. Ce réchauffement est provoqué par certaines activités humaines et il va se poursuivre. Même si des incertitudes demeurent sur certains aspects3, les recherches menées depuis des années ont renforcé et enrichi ces constats. Pour y parvenir, les climatologues ont entre autres élaboré des méthodes mathématiques et ont modélisé l’évolution du système climatique. Ce travail démontre que la majeure partie du réchauffement climatique des dernières décennies peut être expliquée par l’excès de gaz à effet de serre d’origine humaine sur la terre4. Sans rentrer dans un débat scientifique à proprement parler, les incertitudes qui subsistent ne concernent pas les controverses qui ont pu apparaître dans les médias ces dernières années. Celles-ci ont prétendu tout à la fois que la température ne serait pas en augmentation, que le réchauffement constituerait ORESKES, Naomi, CONWAY, Erik M., Les marchands de doute, Paris, Éditions Le Pommier, 2012. ZACCAI, Edwin et alii (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012. 3 Les questions non résolues concernent par exemple la divergence entre l’évolution de l’épaisseur des anneaux de croissance des arbres et le changement de température lors des dernières décennies. Les scientifiques s’interrogent également quant au rapport précis entre les changements d’ensoleillement et la fréquence des périodes glaciaires 4 MASSON-DELMOTTE, Valérie, « Sciences du climat. Quelles sont les incertitudes qui font débat ? », dans ZACCAI, Edwin et alii (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, pp. 39-40 & 49-50 & 53-54. 1 2 2 Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected] un cycle naturel de la terre, que la hausse de température serait provoquée par le soleil, ou encore qu’il s’agirait uniquement d’une machination de scientifiques catastrophistes cherchant à justifier leurs propres recherches, comme le suggèrerait une série d’e-mails dévoilés fin 20095. Ces incertitudes ne remettent pas non plus en cause le changement climatique et son origine humaine. Cela met toutefois en évidence que les climatologues n’ont pas clôturé leur réflexion en la matière et qu’ils restent ouverts à la critique scientifique. Le débat scientifique reste d’ailleurs intense. Ainsi, « ISI Web of Science [1ère plateforme de recherche sur internet en termes de sciences et de sciences sociales] enregistre en 2010 plus de 16.300 publications référencées avec le mot-clé « climat », soit environ deux fois plus qu’en 2005 (8.500 articles) et cinq fois plus qu’en 2000 (5.300 articles)6 ». Ce consensus scientifique transparaît également à travers les travaux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) mis en place en 1988 par l’Organisation météorologique mondiale et le Programme des Nations Unies pour l’environnement. Le GIEC contribue à la réalisation de la Conventioncadre des Nations Unies sur les changements climatiques. A intervalles réguliers, il dresse la synthèse des connaissances scientifiques sur le sujet. Il n’effectue pas de recherche par lui-même mais établit un socle de connaissance commun. Le GIEC respecte les méthodes classiques d’élaboration du savoir scientifique via la relecture critique des textes par la communauté scientifique (ce qu’on appelle le « peer-review » ou la vérification par les pairs)7. Comme on l’a déjà évoqué, le consensus scientifique général n’a néanmoins pas empêché le développement du scepticisme climatique. Au préalable, il faut préciser que ce terme unique recouvre différentes formes. Il peut s’agir soit de remettre en cause le réchauffement climatique en lui-même, soit de nier la responsabilité humaine en la matière, soit de minimiser la gravité des conséquences du réchauffement. Par facilité, nous utiliserons le terme climatoscepticisme de façon indifférenciée. Ce phénomène multiforme a pris de l’ampleur et interfère avec le discours scientifique. Vu que la recherche scientifique est basée sur le doute et que la connaissance peut toujours contenir une part d’incertitude, les climatosceptiques utilisent cette incertitude pour remettre en cause la totalité des résultats scientifiques – bien que ceux-ci restent fiables. Les climato-sceptiques se servent en fait des codes du discours scientifique (le doute et le questionnement) pour donner l’apparence de la science à leur message et décrédibiliser les résultats scientifiques8. La technique consiste en fait à lancer des controverses pour maintenir la confusion autour des études climatiques et ainsi délégitimer leurs conclusions. Cette stratégie a déjà été utilisée par le passé, en particulier aux États-Unis, Voir notamment à ce propos le site http://www.skepticalscience.com qui liste et démonte ces diverses fausses affirmations. 6 MASSON-DELMOTTE, Valérie, op. cit., p. 41. 7 Intergovernmental Panel on Climate Change, http://www.ipcc.ch/index.htm 8 HENRY, Claude, TUBIANA, Laurence, « Préface », dans ZACCAI, Edwin et alii (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, pp. 18-19. 5 3 Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected] comme l’ont démontré Naomi Oreskes et Erik Conway dans leur ouvrage. Que cela concerne le tabac, l’amiante, les pluies acides, le trou dans la couche d’ozone ou le réchauffement climatique, il s’agit à chaque fois de fabriquer du doute pour ébranler les résultats de la science. Par exemple, concernant le tabac, même si les scientifiques ne savent pas expliquer précisément pourquoi certains fumeurs de longue durée vont développer un cancer des poumons et d’autres pas, cela ne remet pas en question le constat selon lequel le tabagisme provoque des cancers. L’industrie du tabac s’y est pourtant employée avec succès pendant des décennies9. Cette réussite s’explique parce que les entreprises du tabac ont non seulement donné la forme du discours scientifique à leur contestation, mais en plus celle-ci était appuyée par des scientifiques. Aux États-Unis, deux physiciens de renom ont ainsi cherché à discréditer les études qui démontraient les effets du tabac sur la santé, sans avoir de connaissance particulière en médecine. Des années après, ce sont ces mêmes physiciens qui notamment contestent la réalité du réchauffement climatique, sans être plus experts en climatologie. Bien qu’ils n’aient pas travaillé sur le sujet, leur renommée apporte une caution au scepticisme10. B. Climato-scepticisme contre réchauffement climatique : le débat médiatique Ceux qui remettent en cause le réchauffement climatique utilisent diverses techniques médiatiques pour diffuser leur message de la façon la plus large et la plus efficace possible. « Selon une étude, publiée le vendredi 5 octobre par l'Institute of Physics (IOP) [de Londres] dans sa publication « Environmental Research Letters », les médias jouent un rôle important dans la diffusion du doute sur le réchauffement climatique »11. Cela se vérifie principalement aux États-Unis et au Royaume-Uni. Dans le reste de l’Europe, ces points de vue divergents restent davantage à la marge, même s’ils peuvent prendre de l’ampleur notamment lors des périodes de grande médiatisation. C’est ce qui s’est produit par exemple à l’approche de la conférence des Nations-Unies qui s’est tenue à Copenhague en décembre 2009. Cette particularité européenne peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit de personnalités qui s’expriment plutôt que de groupes bien structurés et disposant de moyens importants, comme aux États-Unis. Ces individus sont donc davantage isolés pour convaincre. Leur message s’adresse également essentiellement à des audiences plus éduquées et pas toujours à un large public. Enfin, les défenseurs de la cause climatique – notamment des journalistes spécialisés – restent particulièrement attentifs à contrecarrer les contestations 9 ORESKES, Naomi, CONWAY, Erik M., Les marchands de doute, Paris, Éditions Le Pommier, 2012, pp. 9-22 & pp. 32-36. 10 Ibid., pp. 9-22. 11 Le Monde, « Les climato-sceptiques anglais et américains ont bonne presse » par Rémi Barroux, 5 octobre 2012, http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/10/05/les-climato-sceptiques-anglais-et-americains-ontbonne-presse_1770945_3244.html?xtmc=climato_scepticisme&xtcr=3. 4 Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected] climatiques dans les médias12. On peut supposer que les médias américains sont davantage friands d’afficher des points de vue contradictoires. Il n’empêche que l’Europe n’est pas à l’abri de l’évolution américaine et que la controverse existe dans les médias. Dans ce contexte, les scientifiques du climat connaissent des difficultés pour transmettre leur message. Ils produisent en effet de la connaissance souvent peu compréhensible et attractive pour les non-initiés. Les scientifiques considèrent en outre souvent que ce n’est pas leur rôle de communiquer le résultat de leurs recherches au grand public. Enfin, en prenant part à des débats médiatiquement controversés, les scientifiques peuvent craindre de compromettre leur « objectivité »13. La diffusion de message est d’autant plus compliquée que les règles médiatiques veulent que souvent les journalistes opposent deux opinions sur un pied d’égalité (surtout s’il ne s’agit pas de journalistes scientifiques). Cette construction du débat est censée donner l’impression de l’impartialité. Le lecteur ou le spectateur non expert pourra considérer que les deux opinions sont équivalentes, comme dans un débat politique (même si une opinion pourra le convaincre plus que l’autre). L’essor d’Internet qui permet à n’importe qui d’émettre une opinion et de la diffuser à large échelle – sans devoir justifier d’une quelconque maîtrise du sujet – amplifie encore la confusion. Le rythme de travail des médias explique également la difficulté pour les journalistes d’analyser les opinions de façon approfondie et de les déconstruire éventuellement14. L’opposition « équilibrée » entre sceptiques et tenants du réchauffement climatique ne reflète toutefois pas la quasi unanimité des scientifiques à confirmer ce réchauffement et la responsabilité de l’homme tandis que les climato-sceptiques, soit ne sont pas scientifiques, soit n’ont pas mené d’études scientifiquement approuvées. Cette méthode journalistique n’explique pas non plus que la science n’est pas une opinion parmi d’autres. Il ne s’agit pas d’un simple avis. Les résultats scientifiques, pour être valides, sont au contraire produits et vérifiés sur base d’une méthode codifiée qui en fait de la science. L’évaluation critique par les pairs en est un des éléments essentiels. Une proposition n’est dès lors pas scientifiquement valable juste parce qu’elle est formulée par un scientifique – aussi réputé soit-il. Il faut que la communauté de chercheurs examine les éléments de justification et valide leur pertinence15. COMBY, Jean-Baptiste, « Les médias face aux controverses climatiques en Europe. Un consensus fragilisé mais toujours structurant », dans ZACCAI, Edwin et alii (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, pp. 162-165. 13 ORESKES, Naomi, CONWAY, Erik M., op. cit., pp. 428-432. 14 Ibid., pp. 391-397. 15 HENRY, Claude, TUBIANA, Laurence, op. cit., pp. 19-20 ; ORESKES, Naomi, CONWAY, Erik M., op. cit., pp. 59-60. 12 5 Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected] C. L’influence politique de la science dans le débat Dans ce cadre, nous pouvons poser l’hypothèse que les climato-sceptiques ne sont pas dans une démarche scientifique mais utilisent l’apparence de la science pour atteindre des visées politiques. C’est-à-dire qu’ils chercheraient à influencer la gestion des affaires publiques par leur prise de position. Ils se prévalent du nécessaire esprit critique qui est fort valorisé dans notre société et les scientifiques sont alors prisonniers de leur propre logique puisqu’eux aussi insistent sur les vertus du doute. Il est dès lors difficile dans ces conditions de clore un débat scientifique, car quiconque contestera les résultats avec l’apparence de sérieux nécessaire pourra toujours passer pour un scientifique plus précautionneux que les autres16. Par leur démarche, les climato-sceptiques cherchent à élargir le doute parmi les citoyens et à susciter des réactions négatives. Si les citoyens à travers le monde contestent le réchauffement climatique, leurs représentants – c’est-à-dire les femmes et les hommes politiques – auront du mal à justifier de mesures pour lutter contre ce même réchauffement. La pression exercée sur les États pour agir sera ainsi réduite17. Ce sera d’autant plus vrai que les décisions proposées sont coûteuses et douloureuses pour les citoyens. Sans compter que les hommes politiques peuvent être eux-mêmes convaincus par les thèses climatosceptiques. Comme on a déjà pu le souligner, la situation aux États-Unis doit être distinguée de ce qui se passe en Europe. Depuis la fin de la décennie 1990, le réchauffement climatique est remis en question avec virulence aux États-Unis. En Europe, la plupart des élites politiques, économiques ou médiatiques suivent les positions du GIEC et ils sont très peu à contester la responsabilité humaine des changements climatiques18. Cette situation n’est néanmoins pas immuable, notamment lorsqu’on voit l’ampleur qu’a pu prendre la contestation climatique de Claude Allègre. Il faut aussi se rappeler qu’au début des années 1990, tant les démocrates que les républicains américains adhéraient globalement à l’idée du réchauffement climatique, alors que la dernière campagne présidentielle a montré que cette question est désormais devenue le sujet d’une vive opposition entre les deux camps19. Conclusion Cet affrontement risque toutefois de mener à l’inaction – ce que recherchent finalement les climato-sceptiques. Essayer de séparer politique et science ne règlera toutefois pas le débat alors même que les climato-sceptiques demandent 16 LATOUR, Bruno, « Que la bataille se livre au moins à armes égales », dans ZACCAI, Edwin et alii (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, pp. 245-246. 17 HAMILTON, Clive, « Nous sommes tous des climato-sceptiques », dans ZACCAI, Edwin et alii (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, p. 225. 18 COMBY, Jean-Baptiste, op. cit., pp. 160-161. 19 LATOUR, Bruno, op. cit., p. 247. 6 Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected] justement à s’en tenir aux seuls faits « objectifs ». Par ailleurs, les scientifiques en établissant un lien entre le réchauffement climatique et l’action humaine ont eux-mêmes abordé la question des rapports humains. Ils se sont dès lors inscrits dans la vie publique et dans la politique au sens large20. Une issue pourrait être cherchée en demandant tant aux climato-sceptiques qu’aux tenants du réchauffement qu’ils expliquent dans quel monde ils veulent vivre et quels sont les intérêts qu’ils défendent ou les appuis dont ils jouissent. Les scientifiques quels qu’ils soient ne pourraient plus se retrancher derrière l’argument selon lequel ils font de la science et non de la politique. Cela permettrait aux citoyens et à leurs représentants politiques de décider en connaissance de cause. Le débat pourrait être plus transparent en posant les bases de façon claire21. On ne pourra toutefois pas faire l’économie de faire confiance aux scientifiques dans leur domaine respectif. C’est en effet leur rôle et leur responsabilité d’apporter l’expertise. Cela nécessitera toutefois de connaître leurs recherches passées, le contexte de leur publication et leurs sources de financement. Les pouvoirs publics peuvent d’ailleurs jouer un rôle en la matière. Ils pourraient par exemple imposer des règles aux scientifiques lorsqu’ils bénéficient de financement public (accompagner leur publication de la liste des financements – en rapport avec l’objet de la publication – dont ils ont bénéficié les 5 années précédentes,…). Cela nécessitera aussi d’accepter que les décisions politiques prises sur cette base « sont sans doute imparfaites et [qu’elles] devront peut-être être revues et révisées à la lumière d’une information nouvelle »22. Institut Emile Vandervelde Bd de l’Empereur, 13 B-1000 Bruxelles Téléphone : +32 (0)2 548 32 11 Fax : + 32 (02) 513 20 19 [email protected] www.iev.be 20 LATOUR, Bruno, op. cit., pp. 249-250. Ibid., pp. 249-250. 22 ORESKES, Naomi, CONWAY, Erik M., op. cit., p. 444. 21 7 Institut Emile Vandervelde – www.iev.be - [email protected]