CABINET Traitement intégratif de la dépression D. Hell, H. Böker, T. Marty Introduction Les dépressions figurent parmi les atteintes à la santé les plus fréquentes dans la société moderne. Mais dans les dépressions, il n’y a pas que la santé qui est perturbée. Le dynamisme, de même que certaines fonctions cognitives et biologiques le sont également. Les symptômes majeurs d’une dépression sont la prostration, le manque d’intérêt, la tristesse et l’apathie (tab. 1, critères A). L’analyse plus précise montre en règle générale que dans un état dépressif, il n’y a pas que des fonctions mentales isolées qui sont déficientes, mais que le handicap dépressif provient du fait que le déclenchement ou l’initialisation de toutes sortes de fonctions cognitives, émotionnelles et connatives sont (momentanément) plus difficiles. Ce qui donne le tableau d’une inhibition de fonctions dont la base structurelle elle-même est intacte. La recherche sur la dépression s’intéresse donc surtout actuellement aux fonctions dites «exécutives», et examine leur rôle dans la genèse des problèmes dans les Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 491 sentiments, la pensée et les actes. Elle étudie en outre plus attentivement l’estime de soi du dépressif. La dépression semble résulter d’une part d’une baisse des fonctions exécutives (tab. 2), et d’une attitude fondamentale activée par la dépression (estime de soi négative ou «self inefficacy») d’autre part. La personne non dépressive est à même de maintenir en équilibre (vécu positivement) plus ou moins stable sa faculté d’initialisation et son estime de soi. Chez le dépressif par contre, le trouble biosocial et la mésestime de soi psychologique peuvent prendre le dessus, faisant que la dépression évolue vers le fond en spirale (tab. 3). Le facteur déclenchant d’une dépression est souvent une situation de stress, intérieur ou extérieur, qui, selon la susceptibilité génétique ou biographique, peut déclencher une hypersécrétion de cortisol et une modification de l’activité cérébrale (surtout au niveau du système limbique antérieur). Selon l’estime de soi et la situation sociale, le fond biosocial de la dépression peut être accentué ou entretenu par une défense énergique, mais dysfonctionnelle. Une jeune femme ayant des petits enfants peut ainsi ne pas abandonner son fond biosocial par obligation familiale, ou un homme autocritique ayant une haute éthique professionnelle peut lutter contre une inhibition dépressive encore discrète par conviction profonde. Il ne faut naturellement pas oublier que des facteurs biologiques directs (au niveau surtout du système limbique antérieur, cortex préfrontal y compris) interviennent dans le développement de la dé- Table 1. Critères ICD-10 d’un épisode dépressif Critères de recherche ICD-10 d’un épisode dépressif Les critères d’un épisode dépressifs sont remplis si pendant 2 semaines au moins A. au moins 2 (3 pour une dépression grave) des symptômes suivants sont présents: 1. humeur dépressive, dans une mesure nettement inhabituelle pour la personne, pratiquement toute la journée, chaque jour et sans influence des circonstances 2. désintérêt et absence de plaisir pour des activités auparavant agréables 3. perte d’énergie et plus grande fatigabilité B. et au moins 1 des symptômes suivant, le total des symptômes en fonction de la gravité devant être d’au moins 4 à 8 (voir ci-dessous): 4. perte de confiance en soi ou d’estime de soi 5. reproches non fondés à soi-même ou sentiments de culpabilité très marqués, démesurés 6. idées récidivantes de mort ou de suicide; comportement suicidaire 7. plaintes ou preuve de difficultés à réfléchir ou de concentration, hésitation ou indécision 8. agitation ou inhibition psychomotrice (subjectives ou objectives) 9. insomnies de tout genre 10. augmentation ou diminution de l’appétit avec variation de poids correspondante Correspondance: Prof. Dr Daniel Hell Psychiatrische Universitätsklinik Lenggstr. 31 CH-8029 Zürich Classification des dépressions selon la gravité: Dépression légère 2 symptômes des 3 premiers Dépression modérée 2 symptômes des 3 premiers Dépression grave 3 symptômes des 3 premiers Total au moins 4 Total au moins 6 Total au moins 8 CABINET Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 pression (accidents cérébro-vasculaires frontaux, hypothyréose, traitement par stéroïdes ou cytostatiques notamment). Diagnostic différentiel des multiples formes de dépression Alors que les syndromes dépressifs sont relativement faciles à diagnostiquer (tab. 1), la classification nosologique détaillée des états dépressifs peut poser quelques problèmes (tab. 4). Le diagnostic différentiel entre une dépression accompagnée de troubles mnésiques chez le vieillard et une démence à son stade initial représente un véritable défi. Il est recommandé aux médecins praticiens, qui jouent un rôle déterminant dans le dépistage des états dépressifs et la mise en route des mesures appropriées, de faire appel à un spécialiste en psychiatrie et psychothérapie dans les situations délicates, par le fait également que le traitement et la prophylaxie à long terme dépendent du diagnostic nosologique. Chez l’adulte, mais cela n’est pas rare non plus chez l’adolescent, les épisodes dépressifs (récidivants) doivent surtout être différenciés du trouble bipolaire affectif (anciennement trouble maniaco-dépressif). De plus, il faut différencier les dépressions rémanentes, généralement discrètes (ou dysthy- mies, anciennement névroses dépressives) des dépressions épisodiques. Le diagnostic psychiatrique simplifié moderne s’efforce de renoncer aux tentatives de classification basées sur les causes (comme dépressions endogènes ou psychogènes), pour caractériser les états dépressifs sur le mode purement descriptif, en fonction de leur gravité et de leur évolution. La classification ICD-10 de l’Organisation mondiale de la santé distingue par exemple des épisodes dépressifs légers, modérés et graves. Cette classification élémentaire peut être affinée en fonction de la présence ou non de symptômes somatiques (réveil prématuré, perte de l’appétit et de la libido) ou psychotiques (délires et hallucinations). En fonction de leur évolution, il est possible de distinguer les épisodes dépressifs uniques de troubles dépressifs récidivants. Table 4. Troubles affectifs selon l’ICD-10. F30 Episodes maniaques F31 Trouble bipolaire affectif (hypo)maniaque/dépressif avec/sans symptômes somatiques avec/sans symptômes psychotiques F32 Episode dépressif léger/modéré/grave avec/sans symptômes somatiques avec/sans symptômes psychotiques F33 Troubles dépressifs récidivants actuellement léger/modéré/grave avec/sans symptômes somatiques avec/sans symptômes psychotiques F34 Troubles affectifs prolongés cyclothymie dysthymie F38 Autres Table 2. Fond biosocial de la dépression. Inhibition de l’initialisation → Ralentissement des activités mentales (p.ex. réfléchir, se souvenir) → Ralentissement des activités motrices (psychomotricité) Inhibition de fonctions psychobiologiques (sommeil, appétit, digestion, etc.) 492 Table 3. Interaction des facteurs biosociaux et psychologiques dans le déclenchement des dépressions. ▲ Perception des difficultés d’agir ▲ Attitude psychologique (estimation, défense) Fond biosocial (initialisation mentale et motrice) ▲ ▲ Stress, déception CABINET Si des épisodes dépressifs se présentent sur la base d’un trouble dysthymique, évoquant une personnalité subdépressive-inhibée souvent dès la jeunesse, il faut poser deux diagnostics. Et ce dernier exemple montre à quel point les avantages des systèmes de classification modernes présentent des inconvénients non négligeables. Il y a toujours le risque de passer à côté de la spécificité du cas particulier (personnalité, conflits intérieurs, stresses psychosociaux) dans une manière de voir les choses uniquement basée sur les critères «gravité» et «évolution». Rôle capital d’une méthode progressive La planification du traitement au stade aigu est essentiellement fonction de la gravité de la dépression. En phase de convalescence, et après l’effacement de la dépression, les mesures prophylactiques prennent toute leur importance. Elles dépendent du nombre d’épisodes précédents, et de leur gravité. Il faut également tenir compte des problèmes associés à la personnalité du patient (comment a-t-il élaboré sa maladie, comment vit-il avec elle?), de son contexte social du moment (sur quelles ressources psychosociales peut-il compter dans sa famille et son milieu professionnel?) et des répercussions possibles des processus de chronification (éventuelles suites négatives de maladies récidivantes, nécessité d’une demande AI). Avec la connaissance qu’ils ont de leurs patients et de leur environnement social depuis de nombreuses années, les médecins praticiens sont le mieux à même de faire un choix parmi les méthodes complémentaires somato-, psycho- et sociothérapeutiques existantes, et d’en assurer la liaison [1]. Les points d’impact des différentes techniques thérapeutiques sont donnés par les modèles de dépression intégratifs, circulaires, développés au cours de ces dernières années [2, 3, 4]. Sous l’angle psychologique, la dépression est caractérisée d’une part par une humeur chagrine (ou mieux: «mauvais état d’humeur»), mais encore par un manque d’ouverture affective et d’estime de soi [5]. Les sentiments et le délire de culpabilité sont alors le mode d’expression et le vécu d’une personnalité caractérisée par une conscience morale extrêmement rigide. Dans la manie, cette rigidité (désignée comme surmoi rigide en psychodynamique) n’est levée que passagèrement. Les sentiments de honte et de culpabilité sont souvent le prix élevé payé pour cette tentative de libération vouée à l’échec. Sous l’angle expressivo-moteur, ce drame intérieur d’anxiété, de colère et de sentiment de culpabilité (à ne pas confondre avec la culpabilité réelle!) se manifeste par une mimique et une Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 493 gestuelle rigide. Sous l’angle socio-communicationnel, des cercles vicieux s’installent dans lesquels sont engagés les partenaires des dépressifs, et leur environnement social [3, 4]. Ni le harcèlement impatient ni le ménagement excessif ne contribuent à faire avancer les choses. Les substrats ou corrélants neurophysiologiques et neurochimiques des dépressions graves sont des perturbations de l’axe hypothalamo-hypophyso-cortico-surrénalien (axe HHS) et des rythmes du sommeil. L’hypercortisolémie souvent objectivée, qui va de pair avec des dysrégulations centrales, peut être non seulement le reflet d’une situation de stress chronique, mais aussi la cause. Les insomnies des dépressifs, fréquemment le premier symptôme et très souvent le plus rebelle après amélioration de l’humeur, sont extrêmement importantes dans leur prise en charge thérapeutique. L’avance du sommeil REM et la diminution des stades de sommeil profond sont en rapport avec les perturbations du rythme circadien, et peuvent témoigner d’une désyncronisation du dépressif avec son environnement ou son horloge interne [6]. La cause exacte de ces perturbations est encore loin d’être élucidée. Ce qui est sûr par contre, c’est qu’elles sont en étroite corrélation aux différents niveaux. Dans l’optique circulaire évoquée en introduction, l’hypothèse est que des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux peuvent parfois agir les uns sur les autres par des mécanismes d’amplification négatifs [2, 3, 7]. Les cercles vicieux possibles peuvent s’installer comme suit: – Des dispositions génétiques peuvent notamment influencer les réactions biologiques (axe HHS, végétatif), mais probablement aussi le style de personnalité et la manière de surmonter la situation. – Des circonstances psychosociales défavorables dans la petite enfance (perte parentale non compensée, tension chronique, stimulation insuffisante de l’acquisition de l’autonomie) peuvent contribuer à l’apparition d’une estime de soi négative, accompagnée d’une susceptibilité accrue de réagir sur un mode dépressif aux déceptions et pertes. – Les situations de stress social momentanées (pertes personnelles, perte du rôle social, chômage) sont des facteurs déclenchants prouvés de premiers épisodes dépressifs. – Des processus de chronification sont en relation avec une certaine dynamique de l’organisme, de même qu’avec une perte progressive des ressources psychosociales [8]. L’hypothèse d’une séquence linéaire de prédisposition et de facteurs déclenchants n’est à notre avis pas compatible avec la probléma- CABINET Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 tique des dépressifs. La prise en charge à long terme des dépressifs montre au contraire que tous ces facteurs interagissent entre eux. Les interventions thérapeutiques sont données par l’interrelation circulaire de chacun de ces facteurs, et seront présentées ci-dessous compte tenu des différents stades de cette affection. Pour en faciliter la compréhension, chaque étape thérapeutique sera présentée systématiquement selon un modèle circulaire de dépression (tab. 5, étapes A–D). A) Attitude thérapeutique au début du traitement Une base fondamentale du traitement de la dépression est l’attitude thérapeutique du soignant, permettant au dépressif de s’accepter avec sa maladie. La possibilité de communication et de rencontrer une résonance chez l’interlocuteur est une première expérience capitale et bénéfique pour le dépressif, vu qu’il s’est 494 souvent retiré depuis longtemps déjà par honte, et qu’il a fui ses proches. Les problèmes doivent être envisagés de la manière la plus ouverte et objective possible. Il peut être très important de discuter des éventuelles tendances suicidaires. En relativisant les problèmes, et avec de fausses promesses («ce n’est pas si grave», «cela va bientôt aller mieux»), les médecins peuvent sans le vouloir contribuer à accentuer les tendances des dépressifs à exiger trop d’euxmêmes et/ou à se considérer comme des ratés. Lors des interventions, il faut savoir qu’une compréhension empathique des dépressifs est rendue difficile par le fait qu’ils sont moins capables de résonance affective et semblent souvent dysphoriques, voulant que le médecin puisse être capable d’empathie certes, mais aussi de défense. Il s’agit là d’un phénomène typique d’interaction avec un dépressif, pouvant par la suite provoquer le retrait, ou même le nihilisme thérapeutique. Il est conseillé au départ de noter sans commentaires les problèmes et les plaintes, sans les interpréter ni surtout les Table 5. Modèle intégratif de dépression Perception des difficultés d’agir Symptômes physiques (p.ex. insomnie, dévitalisation) C Estime de soi négative, remise en question de soi Psychothérapie: cognitive, interpersonnelle, psychanalytique D Pharmacothérapies (et autres traitements physiques) Modifications physio(patho)logiques: p.ex. cortisol, changement végétatif Surmenage compensatoire Traitements médicaux: décharger le dépressif, explication du diagnostic, évt arrêt de travail, hospitalisation dans certaines circonstances A Détresse (suite à déception) Implication des proches: thérapie de couple ou familiale, sociale B La dépression, sur la base de la détresse vécue, est représentée par un processus circulaire de facteurs biologiques (à gauche) et psychologiques (à droite). Les possibilités d’action thérapeutique sont marquées de A à D. du: Hell, Schweizerische Rundschau für Medizin 84, 659–666, 1995 CABINET relativiser. L’acceptation de la dépression aide les patients à vivre leur situation, contre laquelle ils luttent impuissants, de manière différente qu’acceptée par les autres, sans avoir à réagir avec de nouveaux sentiments de culpabilité. A ce stade, la discussion diagnostique est déjà le début du traitement. Il vaut la peine de commencer avec les symptômes physiques (insomnie, perte d’appétit et de poids, manque d’énergie, difficultés de concentration et de mémoire, passage à vide matinal et rythme de la journée) et de n’aborder que progressivement le vécu interne, difficile à exprimer par des mots (peur de l’échec et de l’avenir, reproches à soi-même, délire de culpabilité). Il faut tenir compte du fait que le vécu temporel des dépressifs est ralenti. Si le temps nécessaire fait défaut lors de la première consultation, il faut prévoir la prochaine consultation assez rapidement. Il est important d’évaluer le risque suicidaire avant de poursuivre le traitement en ambulatoire. Le fait de donner le diagnostic, avec d’autres informations à ce sujet, soulage souvent les patients, car ils savent alors qu’ils souffrent d’un problème médical connu, dont le pronostic est favorable. Et précisément pour les premiers épisodes dépressifs, l’expérience encore jamais faite d’une fragilité psychique est souvent bouleversante. Un éventuel arrêt de travail peut mettre un terme au surmenage compensatoire des dépressifs. L’hospitalisation sera très rarement nécessaire (surtout si le risque suicidaire est important et pour les épisodes dépressifs graves). Dans ce cas, l’effet thérapeutique d’allégement peut parfois être amélioré par l’éloignement du dépressif de son environnement et de ses obligations familiales et/ou professionnelles. Mais les longues vacances ou cures ne sont pas à conseiller, car les dépressifs les ressentent généralement comme un stress supplémentaire, avec tout ce que l’on attend encore d’eux. En principe, l’allégement est une mesure importante en phase aiguë. En ambulatoire, il s’agit d’une recherche commune d’une bonne mesure (d’allégement), dans laquelle les proches devraient être impliqués. L’abandon des activités et obligations sociales peut devenir un stress pour les dépressifs, s’ils vivent cette mesure comme une confirmation de leur échec (subjectif), s’ils commencent à avoir peur d’une stigmatisation, etc. B) Implication des proches Si les proches semblent réagir impuissants, s’ils se sentent responsables, s’ils ont une attitude impatiente-exigeante ou critique-refusante, il faut entendre le partenaire, avec l’accord du dépressif, et l’orienter sur son diagnostic. La patience est parfois plus facile à obtenir de toutes les parties concernées si nous pouvons leur Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 495 donner un espoir réaliste, du fait du pronostic favorable de la dépression. Si les relations sont tendues, prémorbides, il peut être très utile de soutenir le partenaire seul, et plus tard, après amélioration de la dépression, proposer des entretiens de couple ou de famille. C) Psychopharmacothérapie et autres techniques physiques Dans les dépressions modérées à graves, il y a au départ une dynamique dépressive rendant l’entrée en matière difficile et exigeant un traitement psychopharmacothérapeutique. Parmi ces médicaments (tab. 6), les antidépresseurs classiques (et surtout les tricycliques) ont plus d’effets indésirables, surtout de nature végétative et cardio-vasculaire, que les inhibiteurs sélectifs de la recapture de sérotonine (ISRS), les inhibiteurs sélectifs de la MAO-A (ISMA) et les inhibiteurs sélectifs de la recapture de sérotonine et de noradrénaline (ISRSN). A l’heure actuelle, tous les antidépresseurs se différencient moins par leur efficacité que par leurs effets secondaires et indésirables [9]. Les antidépresseurs de deuxième et troisième génération ont moins d’effets indésirables cliniquement significatifs que les antidépresseurs tricycliques, tétracycliques et atypiques, et sont donc mieux indiqués pour le traitement ambulatoire, en présence d’une comorbidité et chez le vieillard. En pratique courante, et même en ambulatoire, il n’est pas possible de renoncer en toute sécurité à ces antidépresseurs tricycliques, tétracycliques et atypiques; dans les dépressions graves par exemple, il faut également recourir aux antidépresseurs tricycliques. Le principe de base est que toute tentative de traitement doit pouvoir se faire à doses suffisamment élevées et assez longtemps, avec une tolérance acceptable. La proportion de réussite avec le premier traitement thymoleptique est d’environ 65% dans les dépressions légères, et 50% dans les dépressions graves. Il est important que le patient connaisse cet état de fait, de manière à prévenir une réaction dépressive-résignée d’une première tentative de traitement pouvant échouer. Le but du traitement aigu est de trouver le plus rapidement possible un médicament efficace, permettant d’obtenir une amélioration et finalement la disparition des symptômes. Au cours des quelque six mois de la phase de stabilisation, la dose doit rester pratiquement la même, compte tenu toujours de l’évolution individuelle. Ensuite de quoi la diminution de la dose doit se faire très prudemment, à petits pas (p.ex. 25 mg d’imipramine/14 jours). Pour tout traitement médicamenteux en principe, il faut bien apprécier le risque suicidaire et la possibilité d’appeler à l’aide en cas de CABINET 496 Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 crise. En cas de doute, il faut renoncer aux médicaments ayant de faibles marges thérapeutiques ou une toxicité élevée en cas d’intoxication (p.ex. lithium, tricycliques, etc.) pour le traitement aigu, ou trouver une modalité de distribution appropriée. Les recommandations suivantes peuvent être utiles dans le choix d’un antidépresseur: 1. Si les patients ont déjà bien répondu à un antidépresseur, il est recommandé de faire une nouvelle tentative avec ce même médicament (exception: nouvelles contre-indications, notamment arythmies, etc.). 2. Si l’insomnie est très marquée, il est possible de donner un antidépresseur sédatif (en dose unique si possible p.ex. miansérine) le soir. Si malgré cela l’insomnie perdure, une benzodiazépine à longue durée d’action (p.ex. flunitrazépam) le soir peut être utile. En cas d’anxiété ou de risque suicidaire importants, une benzodiazépine à demi-vie prolongée (p.ex diazépam) est conseillée pour la journée. Et des antidépresseurs moins sédatifs (p.ex. paroxétine, citalopram, moclobémide) peuvent être associés à des sédatifs. Si le risque suicidaire aigu persiste, il faut alors envisager le lithium et/ou d’autres prophylactiques de phase (carbamazépine). 3. En pratique, il est utile de choisir les antidépresseurs en fonction de leurs profils d’action également. En ambulatoire, les antidépresseurs des dernières générations sont généralement mieux tolérés du fait de leur absence d’effets indésirables anticholinergiques, et sont les médicaments de choix, surtout en matière de compliance (p.ex. conduite automobile) et pour des patients âgés. Les patients souffrant de dysfonctions cardiaques, d’hypertrophie prostatique, de glaucome à angle fermé et présentant d’autres contre-indications à un médica- Table 6. Indications des antidépresseurs (sélection d’après Haas, 1999) Antidépresseurs tricycliques (ATC) AD tétracycliques et atypiques ISRS Modulateurdurécepteur 5-HAT ISRSN NASSA Inhibiteurs de la MAO-A Episodes dépressifs graves ++ + + + + + + Dépression modérée à légère ++ ++ ++ ++ ++ ++ + Dysthymies (+) + ++ ++ + + Dépressions récidivantes à intervalles rapprochés 0 + ++ Dépressions délirantes* (en association à d’autres psychotropes (neuroleptiques, benzodiazépines et dérivés ou lithium) ++ + Trimipramin + Dépressions atypiques (+) Traitement de la dépression du vieillard + avec un profil d’effets indésirables minime Dépression de la grossesse* (pas au premier trimestre) et des suites de couches (pas de mères nourricières) + Dépressions postpsychotiques* + ++ ++ + 0 + + ++ (+) + Troubles anxieux* ++ + + Troubles obsessionnels ++ + ++ Troubles phobiques* ++ 0 en combinaison avec d’autres médicaments psychotropes nettement plus efficaces sûrement plus efficaces préférables sous réserve non indiqués, ou à utiliser en 2e intention absolument contre-indiqués + ++ Troubles paniques * ++ + (+) 0 – + + + ++ + 0 ++ + + + + 0 ++ CABINET ment ayant des effets anticholinergiques ne doivent pas être traités par tricycliques ni par maprotiline sans monitoring rapproché. 4. Les patients souffrant de grave dépression, et surtout d’un délire dépressif (délire nihiliste de paupérisme, de culpabilité), ont généralement besoin d’un traitement combiné antidépresseur et neuroleptique. 5. Les dépressifs souffrant d’obsessions ou d’une boulimie répondent particulièrement bien à la clomipramine et aux ISRS. Il faut savoir qu’il n’y a pas de spectre d’action spécifique précis et définitif pour les antidépresseurs, car les médicaments des dernières générations précisément montrent qu’ils agissent non seulement sur les différents sous-types de symptômes dépressifs, mais aussi sur les troubles anxieux, paniques, phobiques et sur d’autres maladies psychiques (p.ex. comorbidité dans les troubles somatiques) [9]. D’autres méthodes biologiques sont utilisées lorsque les patients s’avèrent résistants au traitement par un ou deux antidépresseurs à doses adéquates pendant plus de quatre semaines: privation de sommeil, photothérapie, traitement par antidépresseurs en perfusion, lithium, stimulants, thyroxine en plus des antidépresseurs, et dans de rares situations (dépression résistant à tout traitement), électroconvulsivothérapie. Le traitement d’une dépression grave, surtout si elle s’accompagne d’un risque suicidaire et de problèmes personnels et sociaux considérables, impose le recours au spécialiste. Il ne faut pas oublier de préciser que l’utilisation des nouveaux antidépresseurs, mieux tolérés, est compliquée par des interactions lors de l’administration concomitante d’autres médicaments. Les associations moclobémide (Aurorix) et clomipramine (Anafranil), ISRS et précurseurs de la sérotonine (L-tryptophane et L-5-hydroxytryptophane) sont particulièrement dangereuses (risque de syndrome sérotoninergique avec notamment agitation, myoclonies, obnubilation et épilepsie). D) Traitements psychothérapeutiques Alors qu’une psychothérapie de soutien compréhensive doit accompagner n’importe quel traitement antidépresseur, il est possible de recourir à d’autres techniques psychothérapeutiques spécifiques dès que les dépressions graves se sont améliorées, ou d’emblée dans les dépressions légères à modérées. Toutes les psychothérapies spécifiques ayant démontré de bons résultats dans des études contrôlées visent d’une manière ou d’une autre le même Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 497 point: la tendance des dépressifs à se remettre en question et à se sentir impuissants. Le but du traitement psychothérapeutique des dépressions pourrait se résumer à briser les cercles vicieux intrapsychiques et sociaux de la dépression. Il est plus facile de détruire la conception de soi négative des dépressifs en partant des blocages dépressifs du moment, de les travailler lors des entretiens, ce que le patient peut encore faire malgré ses limites (p.ex. activation progressive dans la thérapie comportementale). La vision négative de la personne elle-même, de son environnement et de son avenir est abordée en psychothérapie cognitive [7], qui vise à développer les ressources personnelles. La psychothérapie interpersonnelle de la dépression vise à soutenir le patient en lui apprenant à relier ses sentiments actuels à son réseau de relations. Les plus importantes sont alors les éventuelles réactions de tristesse pathologique après pertes personnelles (ou de rôles sociaux), et la meilleure maîtrise des conflits interpersonnels. Les éléments psychoéducatifs, comme l’information sur la dépression et son traitement, contribuent à soulager les dépressifs. La psychothérapie interpersonnelle est conçue pour être un traitement bref, mais elle peut devenir un traitement d’entretien à basse fréquence en cas de troubles dépressifs récidivants. La psychothérapie psychodynamique, ou psychanalytique de la dépression tente de travailler les exigences de soi excessives (idéal du moi élevé), le doute sur l’estime de soi et les sentiments de culpabilité (surmoi rigide), en faisant intervenir plus fortement le fond biographique, les relations intériorisées à d’autres personnes importantes, et les conflits inconscients. Compte tenu de la constellation transfert et contre-transfert, le dialogue entre le patient et son thérapeute permet de nouvelles expériences, contribuant à abolir les barrières défensives et les mécanismes de lutte jusqu’ici négatifs et générateurs de souffrance [5, 10]. Ces thérapies spécifiques exigent une formation spéciale. Les principes présentés peuvent cependant s’infiltrer dans un traitement de soutien des médecins praticiens à leurs patients dépressifs. Mais quoi qu’il en soit, un traitement médicamenteux doit être accompagné d’entretiens réguliers dans toute la mesure du possible, car le facteur thérapeutique qu’est la relation médecin–malade a une importance à ne pas sous-estimer. Prophylaxie en phase de convalescence Même après l’effacement de la symptomatologie aiguë, le médecin traitant doit bien informer CABINET spécifiquement ses patients. Il est important que les dépressifs sachent quelles mesures leur sont proposées à titre thérapeutique, lesquelles visent la prévention des récidives, quelles sont les possibilités thérapeutiques de développement personnel et de surmonter les éléments dépressogènes dans leur manière de vivre. Il faut surtout ne pas oublier que les patients qui présentent un risque certain de récidive sont ceux qui tentent de rattraper ce qu’ils pensent avoir perdu aux prix de grands efforts, ont un sens des obligations excessif et doutent d’euxmêmes. Une psychothérapie de longue durée n’est pas indiquée à chaque fois. Mais si des conflits personnels ont contribué au déclenchement de l’épisode dépressif, une thérapie psychodynamique à long terme est indiquée même après la guérison de la dépression. En présence de conflits interpersonnels ou familiaux a priori sans issue, une thérapie de couple ou familiale peut être utile. L’indication à chacune des formes de traitement dépend dans une très large mesure de la Quintessence Les dépressions sont souvent de longue épisodiques ou durée, ou des troubles bipolaires. Le premier recours pour les dépressions est généralement le médecin de famille. Le fait de surmonter le blocage dépressif entretient souvent la dépression comme syndrome de stress et entraîne une sorte de «dépression sur la dépression». Le traitement ambulatoire est rendu plus facile par un modèle circulaire de maladie. Les recommandations thérapeutiques varient en fonction du degré, de la durée et de l’évolution de la dépression. Les conditions personnelles et psychosociales du patient, de même que les répercussions de sa maladie sur sa vie courante, doivent être prises en compte. Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 498 souffrance actuelle, de la motivation et de la capacité d’introspection des patients. Il faut en outre tenir compte de l’évolution de la maladie et des facteurs de personnalité. Un traitement thymoleptique une fois mis en route doit être poursuivi à dose thérapeutique pendant quelque six mois encore, avant d’être progressivement interrompu. Chez les patients souffrant d’épisodes dépressifs récidivants avec intervalles libres de moins de trois ans, de même que chez ceux qui ont une anamnèse de récidives dépressives fréquentes, la prévention médicamenteuse doit être poursuivie plus longtemps encore à la même dose que la dose aiguë. Lors d’une prophylaxie antidépressive à long terme, un check-up somatique (avec ECG) est recommandé chaque année, surtout chez les personnes âgées. Une alternative au traitement à long terme par antidépresseurs est la prophylaxie au lithium, indiquée dans les épisodes dépressifs récidivants, les troubles bipolaires affectifs accompagnés de tendances (hypo)maniaques et les psychoses schizoaffectives. Les antiépileptiques carbamazépine et valproate ont également fait leurs preuves dans la diminution de la fréquence des récidives; la lamotrigine est utilisée depuis peu dans cette indication. Résumé Les techniques thérapeutiques des dépressions importantes en pratique sont présentées sur la base d’un modèle circulaire de la maladie, englobant les facteurs biosociaux et psychologiques. Les recommandations thérapeutiques sont proposées en fonction de la gravité, de la durée et du stade de la dépression. Les circonstances personnelles et psychosociales doivent également intervenir dans chaque traitement, de même que les répercussions de la maladie sur la vie courante. Cet article de revue a pour but de faciliter le choix le plus judicieux possible parmi les différentes possibilités de traitement, après avoir mieux compris le trouble dépressif. CABINET Forum Med Suisse No 19 9 mai 2001 499 Références 1 Böker H. Psychotherapeutische und soziotherapeutische Aspekte bei schweren Depressionen. Schweiz Arch Neurol Psychiatr 1998;149:218. 2 Aldenhoff J. Überlegungen zur Neurobiologie der Depression. Nervenarzt 1997;68:379-89. 3 Hell D (Hrsg.). Ethologie der Depression. Stuttgart, Jena: Gustav Fischer; 1993. 4 Hell D. Welchen Sinn macht Depression? Hamburg: Rowohlt; 1994. 5 Mentzos S. Depression und Manie – Psychodynamik und Psychotherapie affektiver Störungen. Göttingen, Zürich: Vandenhoeck und Ruprecht; 1995. 6 Holsboer-Trachsler E. Neurobiologische und psychopathologische Verlaufsmessungen bei der Depressionstherapie. Basel: Karger; 1994. 7 Hautzinger M. Perspektiven für ein psychologisches Konzept der Depression. In: Mundt CP, Fiedler H, Lang A. (Hrsg.). Depressionskonzepte heute. Berlin, Heidelberg, New York: Springer; 1991. 8 Kröber H-L, Adam R, Scheidt R. Einflüsse auf die Rückfälligkeit bipolar Manisch-Depressiver. Nervenarzt 1998;69:46-52. 9 Haas S. Klinische Auswahlkriterien beim Einsatz von Antidepressiva. In: Hartwig D, Haas S, Maurer K, Pflug B (Hrsg.). Affektive Erkrankungen und Lebensalter. Verlag Wissenschaft und Praxis 1999. S. 87-112. 10 Böker H, Lempa G. Psychoanalytische Therapie der Psychosen. In: Senf W, Boda M (Hrsg.). Praxis der Psychotherapie: Ein integratives Lehrbuch für Psychoanalyse und Verhaltenstherapie. Stuttgart, New York: Thieme; 1996. S. 340-4.