Convaincre dans l’incertitude. Les publicitaires et les chiffres Alexandre Coutant * Équipe de recherche de Lyon en Sciences de l’information et de la communication (ÉLICO, Université de Lyon II « Louis-Lumière ») Les publicitaires doivent s’acquitter de la difficile tâche de convaincre leurs clients de la pertinence des campagnes qu’ils conçoivent, sans pouvoir s’appuyer sur des méthodes infaillibles de prévision de leur succès. Dans ce contexte reconnu par les intéressés comme par les observateurs, des stratégies visant à convaincre les annonceurs sont mises en place, qui peuvent faire appel à la puissance de conviction des chiffres. Cet article se propose d’établir quelques constats sur l’utilisation argumentative des chiffres par les publicitaires dans les relations de travail qui les unissent aux annonceurs. Il pose la question de l’utilité reconnue aux méthodes par les acteurs du monde de la publicité. Critiquant la valeur et la pertinence des chiffres du point de vue de la connaissance, les publicitaires attribuent aux chiffres une fonction alternative : convaincre et séduire les annonceurs. Le milieu du marketing et de la publicité se révèle un consommateur important d’enquêtes et de tests commandés aux instituts de sondage. Son activité le rend effectivement particulièrement dépendant de la bonne compréhension des consommateurs qu’il choisit pour cible. Pour autant, ces relations ne vont pas sans heurts. Les plaintes récurrentes des responsables marketing et d’agences témoignent de leur insatisfaction face aux études qui leur sont rendues. Un article de CB News du 2 mars 2005 reproduit ainsi plusieurs propos reprochant à ces dernières de leur fournir peu d’informations exploitables (Lavaud, 2005 ; Le Bris, 2005). Pire, de nombreuses voix mettent en doute la possibilité même de fonder une science du consommateur. Les propos d’un formateur en marketing sont ainsi reproduits dans l’ouvrage Au nom du consommateur : « il est inutile de demander aux consommateurs leurs mobiles d’achat. Ils les ignorent, surtout quand il s’agit de produits de consommation courante » (Chatriot, Chessel, Hilton, 2005, p. 331). Si les études de marchés ne sont pas pour * [email protected] MEI, nº 28 (« La communication nombre »), 2008 autant remises en cause aux yeux des marketers et des publicitaires 1, les tests d’efficacité de la publicité semblent en revanche discrédités par les seconds. Cette situation paradoxale soulève pour cet article les questions suivantes : pourquoi, dans un tel contexte, des enquêtes continuent-elles à être commandées ? Remplissent-elles une fonction latente ? Nous nous sommes penchés sur le cas particulier des relations entre agences et annonceurs pour tenter d’y déceler le rôle qu’elles occupent. Notre analyse est fondée sur la vaste littérature éditée par la profession elle-même 2 ainsi que sur les discours de praticiens recueillis en entretiens ou dans la presse spécialisée 3. Nous débuterons par une revue des chiffres retrouvés dans la publicité. Les spécificités de la relation unissant annonceurs et agences seront ensuite abordées avant que le rapport des publicitaires aux chiffres qu’ils emploient soient analysés. Les chiffres utilisés par les publicitaires De nombreux types de chiffres circulent dans le champ professionnel du marketing et de la communication. Nous nous focaliserons ici sur ceux utilisés spécifiquement dans le cadre des relations de travail entre annonceurs et agences. Ceux-ci concernent essentiellement l’évaluation des campagnes en prévision ou après leur déroulement. Une dernière catégorie représente les tests de l’efficacité par les ventes 4. Les pré-tests La première catégorie de tests, effectuée avant le lancement de la campagne, cherche à s’assurer de la pertinence d’un choix créatif ou à 1 Le principe même du marketing fait de la compréhension des attentes d’un marché le préalable à toute activité de l’entreprise (Lendrevie, Lindon, Levy, 2003, p. 1). 2 Le site Web de l’Association des agences-conseil en communication (www.aacc.fr) livre ainsi une bibliographie conseillée aux professionnels, que nous avons complétée par une recherche documentaire. 3 CB News et Stratégies. 4 Ces présentations se fondent essentiellement sur l’étude des deux dernières versions du Publicitor, datant de 2001 puis de 2004. 94 Convaincre dans l’incertitude. Les publicitaires et les chiffres Alexandre Coutant départager différentes idées. Les tests sont alors qualitatifs 1. Une fois la stratégie créative sélectionnée et réalisée, des tests quantitatifs peuvent avoir pour fonction de vérifier la fidélité de la réalisation vis-à-vis du choix originel 2. La profession reconnaît que ces types d’évaluation a priori sont encore très souvent ignorés par les praticiens qui se contentent de tests après campagnes. Comme nous allons le voir, la diversité des méthodes témoigne effectivement d’une préférence pour ces études. Les post-tests Cette catégorie relève exclusivement du domaine des méthodologies quantitatives. Elle peut se scinder en quatre grandes formes : les tests normés, les tests par double mesure, les trackings et les tests probabilistes. Les premiers proposent de comparer les résultats d’une campagne par rapport à une base de données réunissant des informations sur les campagnes d’un secteur de marché. Économiques, ils ne permettent que de mesurer quelques critères sans lien avec une stratégie, qui diffère d’une campagne à une autre. Ces critères sont l’impact 3, l’attribution 4, l’agrément 5 et l’incitation à l’achat 6. Le principe des tests par double mesure consiste à évaluer une marque avant et après la campagne. Le fait de se focaliser sur une seule marque permet d’adapter les critères à évaluer (notoriété, attractivité, image, etc.) selon les objectifs de la campagne. En revanche, les effets dus à l’environnement, comme une campagne concurrente lancée au même moment, se trouvent évacués par le raisonnement “toutes choses étant égales par ailleurs”. 1 Il s’agit en général de focus groups réunissant deux groupes pour chaque cible visée et idée testée. 2 Les tests, interrogeant la mémorisation, la reconnaissance de l’annonceur, la compréhension du message, la séduction ou la persuasion, peuvent être effectués en situation de laboratoire ou en situation se rapprochant au maximum du réel. 3 Souvenir de la publicité. 4 Attribution de l’annonce à la marque. 5 Jugement d’agréabilité de l’annonce. 6 Influence sur l’intention d’achat. 95 MEI, nº 28 (« La communication nombre »), 2008 Les trackings se fondent sur la même logique que les tests par double mesure mais proposent de renouveler hebdomadairement l’évaluation des critères sur les marques d’un secteur concurrentiel. Coûteux, ils sont généralement effectués sur des échantillons réduits. Les analyses sont donc regroupées par ensembles de plusieurs semaines afin d’atteindre un seuil de fiabilité, ce qui a pour effet pervers d’aplanir les résultats. Les tests probabilistes rendent compte du même type de critères que les trackings. En revanche, la comparaison ne porte plus sur les résultats avant et après campagnes mais sur les résultats selon différents niveaux d’exposition. Leur objectif relève donc de l’amélioration spécifique du media planning et non plus de l’appréciation de la qualité de la campagne. L’efficacité par les ventes La troisième catégorie de tests porte sur les résultats en matière de variation des ventes. Elle peut soit mesurer directement l’évolution des ventes 1, soit tenter d’isoler l’effet propre de la publicité. Une modélisation est alors élaborée en se fondant sur les panels distributeurs 2. Une distinction est alors effectuée entre ventes de base, idéal-type représentant le volume de vente qui serait réalisé en dehors de toute action de la part de la marque ou de ses concurrentes, et les ventes incrémentielles, constituant les ventes positives, nulles ou négatives qui pourront être attribuée à toute action de la part des marques. Une alternative à la modélisation consiste à mettre en place des marchés tests. Extrêmement coûteux, ceux-ci sont réservés aux plus gros annonceurs. Ils consistent à comparer deux zones étanches 3. Les activités de la marque sont ainsi parfaitement contrôlées. Dans chaque zone sont alors mis en place un panel distributeur et un panel consommateur 4. 1 Par une simple comparaison des ventes avant / après. 2 Panels mesurant hebdomadairement les ventes des produits vendus en libreservice, en prenant en compte les absences de produits dans les linéaires et les différentes opérations promotionnelles. 3 Deux villes moyennes de province aux caractéristiques équivalentes aux zones de chalandise isolées de celles des agglomérations voisines. 4 Panel suivant les achats de chaque consommateur. Il permet de mesurer la quantité d’achat et la fidélité de chaque consommateur et de la comparer à son profil. 96 Convaincre dans l’incertitude. Les publicitaires et les chiffres Alexandre Coutant Des chiffres interrogés La présentation de ces méthodes au sein des ouvrages à destination des professionnels donne systématiquement lieu à leur remise en question. Les auteurs s’interrogent sur la standardisation des méthodologies, sur les critères interrogés et, bien sûr, sur l’impact sur les ventes. La circulation de la publicité est reconnue, de l’aveu même des praticiens, comme un phénomène bien trop complexe pour être évalué par un seul critère, comme l’impact ou la persuasion 1. La question de l’évaluation par les ventes demeure un autre point sensible aux yeux de tous les acteurs du secteur du marketing et de la communication : bien que chacun s’accorde sur la difficulté de réduire les avantages apportés par un investissement publicitaire aux effets sur les ventes, ce critère demeure le plus recherché par l’annonceur qui, faute d’instruments de mesure précis pour évaluer les autres effets bénéfiques pouvant être tirés d’une campagne, s’en tient aux domaines où des chiffres s’avèrent plus facilement accessibles. La préservation et l’accroissement des parts de marché conservent ainsi une importance primordiale dans l’évaluation alors même que d’autres fonctions sont reconnues à l’activité publicitaire. Les spécificités de la relation agence / annonceur Les agences subissent deux contraintes spécifiques qui peuvent aider à éclairer l’utilisation qu’ils font des chiffres dans leurs relations de travail avec l’annonceur. Les agences, premièrement, s’adressent à deux publics : les consommateurs et les annonceurs en accordant leur préférence aux annonceurs. Deuxièmement, les agences doivent composer avec l’incertitude inhérente aux campagnes publicitaires. Un double public La première particularité du travail des publicitaires réside dans le fait que ceux-ci cherchent à séduire avec le même produit un double public aux caractéristiques différentes : les consommateurs et les annonceurs. Les campagnes, réalisées pour une cible marketing prédéfinie, doivent tout d’abord séduire l’annonceur, qui n’interprétera pas nécessairement un projet selon les mêmes cadres que les consommateurs visés. Or, en 1 C’est notamment les conclusions tirées par la grande association interprofessionnelle américaine Advertising Research Foundation d’une vaste étude menée tout au long des années 1980 aux États-Unis. 97 MEI, nº 28 (« La communication nombre »), 2008 tant que source financière, il est unanimement reconnu par les publicitaires comme le premier à convaincre. Le récit d’une campagne proposé par le Publicitor ne laisse pas de doute sur cette préférence (Brochand, Lendrevie, 2001, pp. 399-418), de même que la place prépondérante accordée à l’annonceur sous l’entrée « Client » du lexique de la publicité publié par François Bernheim (2004). Citons aussi Chantal Duchet, universitaire et conceptrice-rédactrice : « Pour nous concepteurs, peu importent les cibles potentielles, nous n’en avons qu’une : l’annonceur. C’est lui que nous devons séduire en appliquant le postulat de Boileau qui est toujours de vigueur : “la grande règle de toutes les règles pour communiquer est de plaire”. » (Duchet, 2003) Un flou irréductible À cette première ambivalence s’ajoute une deuxième particularité du milieu publicitaire : un irréductible flou concernant la réussite et l’échec des campagnes proposées. Il n’existe effectivement pas d’outil indiscutable permettant d’évaluer les chances de réussite d’une campagne. Le quotidien de la publicité fournit de nombreux exemples d’échecs qui, s’ils peuvent parfois s’expliquer a posteriori, n’en demeuraient pas moins imprévisibles lors de la conception de la campagne. Même en cas de réussite, il demeure extrêmement difficile de distinguer clairement quels investissements ont été inutiles. L’une des citations les plus retrouvées dans les ouvrages à destination des professionnels, attribuée à un industriel américain de la fin du XXe siècle, affirme ainsi « je sais qu’un dollar de publicité sur deux ne sert à rien, mais je ne sais pas quel est ce dollar ». Ces deux contraintes aboutissent à ce que le publicitaire puisse se retrouver dans la situation délicate d’avoir à convaincre un public qui ne comprend pas le projet et n’est pas convaincu de sa pertinence. La nécessité de mettre en place un cadre commun se fait alors ressentir pour tenter d’emporter l’adhésion. Or, la présentation de données chiffrées constitue un moyen efficace de convaincre et nous allons à présent examiner comment les chiffres participent de ces stratégies rhétoriques. Le chiffre comme outil de production de la croyance Les chiffres ne jouissent pas d’une crédibilité auprès des annonceurs qui les encouragerait à les utiliser pour leur fonction initiale. Dans ce contexte, nous assistons à un détournement de leur utilité pour servir à emporter la conviction de l’annonceur dans la présentation des campagnes. 98 Convaincre dans l’incertitude. Les publicitaires et les chiffres Alexandre Coutant Des chiffres peu crédibles aux yeux des publicitaires L’analyse laisse apparaître que les chiffres utilisés par les publicitaires ne bénéficient pas d’une forte crédibilité à leurs propres yeux. L’ouverture du chapitre consacré à la mesure de l’efficacité publicitaire dans le Publicitor discrédite ainsi presque explicitement le principe de ces mesures : après avoir cité le publicitaire renommé Bill Bernbach qui soutenait « Don’t measure opinion, make it ! », Lendrevie et Brochand concluent « l’efficacité de la publicité peut être réelle mais non mesurable. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas, dans certains cas, mesurer précisément son effet que la publicité n’en a pas » (2001, p. 241) 1. D’autres ouvrages de référence abordant de manière exhaustive l’activité des publicitaires ne consacrent même pas un chapitre à ces mesures (Marcenac, Milon, Saint Michel, 2002). La différence de représentation à l’égard des chiffres entre les publicitaires et les annonceurs apparaît clairement lorsque l’on compare le Publicitor au Mercator, où les différentes méthodes de productions de données occupent la première partie de l’ouvrage et s’étendent sur plus de deux cents pages. Une reconnaissance tout à fait naturelle pour un corps de métier dont la formation repose essentiellement sur l’exploitation des chiffres à travers les études de marché. Les profils mis en exergue par l’enquête « Emploi » de l’INSÉÉ entérinent d’ailleurs la grande rupture entre les publicitaires et les annonceurs en affichant des provenances extrêmement diverses en matière de formation pour les premiers, dont de nombreuses délaissant totalement l’économie et les statistiques, tandis que les membres des services marketing s’avèrent majoritairement issus du commerce et de la vente (Coutant, 2007, pp. 65-70). La représentation négative à l’égard des tests publicitaires est confortée par la recherche, qui livre un commentaire extrêmement critique des méthodes aboutissant à ces chiffres. Claude Chabrol se livre ainsi à un 1 Ce discrédit est plus nuancé dans la dernière édition datant de 2004, mais l’auteur du chapitre est justement issu du monde des études et non des agences. Son opinion ne reflète donc pas précisément celle des publicitaires, même si l’ouverture des pages du Publicitor aux hommes d’études laisse imaginer une évolution des représentations. On notera que, malgré tout, dans les deux éditions, le chapitre ne dépasse pas les vingt pages. Par ailleurs, le chapitre consacré aux pré-tests comme méthode d’évaluation des idées créatives s’avère dans les deux éditions introduit par un court texte satirique nommé « Mille et une façons de tuer la créativité », où les auteurs discréditent les commentaires des services marketing de l’annonceur tout comme les résultats des tests. 99 MEI, nº 28 (« La communication nombre »), 2008 réquisitoire contre les tests de campagne (1994). Il souligne que ces tests conviennent uniquement si nous acceptons l’idée qu’il suffit d’être exposé pour adhérer, postulat qu’il réfute clairement. C’est pourquoi il compare ces tests à un « sacrifice » : ils sont destinés à rassurer l’annonceur, à défaut de preuve plus formelle. Dans un second article écrit avec Catherine Baudru, il détaille ces tests. L’occasion pour lui de railler l’exploit consistant à réussir à vérifier que les gens ont perçu ce qu’on voulait leur faire comprendre, dans un bref délai et sans outillage méthodologique, puis à recenser ce qui a été associé par eux grâce à une analyse de contenu des réponses qui cherchera à tirer des milliers de phrases que cela représente une dizaine de « propositions prototypiques de référence » (Baudru, Chabrol, 1994) 1. L’évaluation des campagnes publicitaires, surtout en situation de pré-test, n’est que difficilement acceptée par les publicitaires eux-mêmes. Elle est vécue, au mieux, par les planners ou les commerciaux, comme un mal nécessaire. Ces derniers ajoutent d’ailleurs régulièrement en entretien que leur connaissance du métier, le « nez » ou le « feeling » selon leurs mots, leur donne déjà les informations mises à jour par ces chiffres. Un planner stratégique soutient ainsi en entretien que les conclusions qu’il peut tirer de son observation des autres clients lorsqu’il fait ses courses lui apprend autant que les enquêtes sociologiques. Les hommes d’agence reconnaissent néanmoins la pertinence d’une évaluation dans d’autres domaines, comme la promotion des ventes ou le marketing direct, mais pas dans la publicité. Au pire, ces chiffres sont ressentis par les créatifs comme une perte de temps humiliante. Ils estiment en effet que ces testeurs ne comprennent rien à leur travail. François Bernheim sous-entend même dans son guide de la publicité et de la communication que les études ne servent qu’à « faire plaisir » aux hommes d’études. Une attitude que beaucoup de publicitaires résument en empruntant un jeu de mot de Jacques Séguéla, « un peu moins de tests et un peu plus de testicules », lorsqu’on leur demande leur avis sur ces chiffres. Un outil de production de la croyance Les pré-tests et post-tests, bien que peu probants selon la grille d’évaluation des publicitaires, vont alors être utilisés comme outil rhétorique lorsqu’il s’agit d’emporter l’adhésion de l’annonceur. Ainsi, dans la mise en 1 Voir aussi la critique des professionnels de la production de données, qualifiés de « tendanceurs » par Jean-Claude Kaufmann dans les premières pages de son ouvrage méthodologique sur l’entretien compréhensif (2006, pp. 9-14). 100 Convaincre dans l’incertitude. Les publicitaires et les chiffres Alexandre Coutant scène du déroulement type d’une création de campagne par le Publicitor, ce rapport argumentationnel aux chiffres est clairement assumé : dans une section nommée « en publicité, il y a souvent peu de différences entre pré-test et prétexte », les membres de l’agence avouent en coulisse ne pas croire aux tests. Ils les voient comme une confirmation de ce qu’ils savent déjà et les résultats ne permettent pas de départager les deux campagnes en concurrence mais fournissent plutôt des éléments supplémentaires pour appuyer des arguments préexistants (Brochand, Lendrevie, 2001, p. 415) 1. Cette attitude se révèle effectivement représentative puisqu’elle a été retrouvée systématiquement dans les entretiens, où l’idée fréquemment soulevée de « faire plaisir au client » rappelle le commentaire de Chabrol évoqué précédemment. À travers ces témoignages, une nouvelle fonction se dessine pour ces chiffres. Nous l’avons évoqué, les acteurs du monde de la publicité ne disposent pas d’outils indiscutables pour convaincre de leur expertise. Or, comme le précise Romain Laufer, « la légitimité du savoir des spécialistes repose donc sur la croyance dont ils sont investis » (in Kapferer, Thoenig, 1994, p. 370). Sommés de prouver la pertinence de leurs choix créatifs par l’usage de données quantifiables, les publicitaires en viennent par conséquent à user de la puissance de conviction véhiculée par l’utilisation du chiffre. Ce dernier constitue un outil de conviction puissant dès lors qu’il est brandi comme une icône. Celle-ci dispose effectivement d’un pouvoir de persuasion hérité de sa factualité : elle représente un témoignage de l’existant qui passe facilement pour indiscutable. L’utilisation des données chiffrées sous la forme d’icônes s’avère d’ailleurs un phénomène qui préoccupe les sociologues au point que tout ouvrage de méthodologie réserve une place importante à la mise en garde à l’égard du pouvoir hypnotique que peut revêtir le « chiffre discriminant » (Singly, 2001). Ils critiquent les méthodes et regroupements discutables qui sont utilisés pour aboutir à de tels chiffres. L’utilisation des sondages et de nombreux gros titres de magazines y sont épinglés pour la représentation du monde difficilement interrogeable qu’ils construisent ainsi. Produit de manière discutable et pour évaluer les campagnes selon des critères qu’ils ne reconnaissent pas comme légitimes, le chiffre publicitaire est par conséquent détourné par les agences pour appuyer un argu- 1 Le roman critique de Frédéric Beigbeder, 99 francs, inspiré de son expérience de concepteur-rédacteur dans une grande agence parisienne, dépeint sous un angle ironique le même type de situation. 101 MEI, nº 28 (« La communication nombre »), 2008 mentaire préexistant tout en protégeant celui-ci d’une remise en question grâce à sa valeur factuelle. Au demeurant, en braconnant la fonction première de ces chiffres, les publicitaires ne font qu’appliquer aux annonceurs l’un des principes de leur profession : « Il n’y a pas de miracle en publicité, il n’y a que le respect de deux règles de base pour une bonne communication : […] la séduction et l’argumentation ; […] les deux sont aussi importants l’un que l’autre » (Bonnange, Thomas, 1991, p. 183) Il s’agit donc d’un cas exemplaire de ce que Certeau (1990) a défini comme le braconnage : contraints par une norme dont ils ne partagent pas la logique, ils ont trouvé le moyen de détourner une imposition en lui inventant une fonction alternative. Un champ de réflexion riche Il apparaît donc que la forte consommation d’enquête dépasse le seul besoin d’informations des publicitaires et qu’elle vient contribuer à une stratégie plus vaste de légitimation de leur activité. Ce constat encourage à prolonger l’étude des chiffres dans le milieu de la publicité. Il invite à interroger les praticiens afin de mettre à jour ce qui, selon eux, constituerait une évaluation pertinente de leurs productions. Ainsi il rejoint une réflexion plus globale sur les manières de mesurer la valeur de l’immatériel à l’heure où son importance dans les économies développées se trouve reconnue (Lévy, Jouyet, 2006) 1. Plus largement, le fait que les annonceurs eux-mêmes, tout en demeurant convaincus de la nécessité de leur existence, se plaignent régulièrement de l’inutilité des études qui leur sont proposées, encourage à développer l’analyse du rôle et des caractéristiques de ces dernières dans le secteur du marketing et de la communication. L’enjeu paraît d’autant plus important que le développement du Web 2.0 s’accompagne chez les professionnels de nombreux espoirs dans les possibilités de recueil exhaustif de données qualitatives concernant les consommateurs. 1 Le développement des méthodes d’évaluation du poids économique des marques prenant en compte leurs dimensions immatérielles constitue un autre phénomène propre au secteur du marketing et de la communication qui va dans le sens de ces réflexions. 102 Convaincre dans l’incertitude. Les publicitaires et les chiffres Alexandre Coutant Bibliographie Baudru, Catherine, Chabrol Claude, 1994 : 101-107. « Qu’est ce qu’un bilan de campagne publicitaire ». Mscope, nº 8. Blondiaux, Loïc, 1998. La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages. Paris : Seuil, 601 pages. Bourdieu, Pierre, 1977 : 3-43. La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques. Actes de la recherche en sciences sociales, nº 13. Paris : Seuil. Certeau, Michel de, 1990. L’invention du quotidien, tome 1 : arts de faire. Paris : Gallimard, 350 pages. Chabrol, Claude, 1994 : 97-100. « Le bilan : un rituel de sacrifice efficace ? ». Mscope, nº 8. Chatriot, Alain, Chessel, Marie-Emmanuelle, Hilton, Matthew, 2005. Au nom du consommateur : Consommation et politique en Europe et aux États-Unis au XXe siècle. Paris : La découverte, 424 pages. Coutant, Alexandre, 2007. Les marques identitaires à l’épreuve de leur consommation. Consommateur identitaire, transculturalité. Thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication. Lyon : Université de Lyon III (« Jean-Moulin »), 533 pages. Duchet, Chantal, 2003. « La publicité en quête de sens ? » In : Colloque CIFSIC, Bucarest. Consultable sur : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/ sic_00000735 Goffman, Erving, 1991. Les cadres de l’expérience. Paris : Minuit, 573 pages. Kaufmann, Jean-Claude, 2006. L’enquête et ses méthodes. L’entretien compréhensif. Paris : Armand Colin, 126 pages. Kapferer, Jean-Noël, Thoenig, Jean-Claude, 1994. La marque. Moteur de la compétitivité des entreprises et de la croissance de l’économie. Paris : Édiscience International, 376 pages. Lévy, Maurice, Jouyet, Jean-Pierre, 2006. L’économie de l’immatériel. Rapport au ministre de l’Économie et des Finances, Paris, 168 pages. Singly, François de, 2001. L’enquête et ses méthodes. Le questionnaire. Paris : Armand Colin, 128 pages. Ressources à destination des professionnels Bernheim, François, 2004. Guide de la publicité et de la communication. Paris : Larousse, 336 pages. Bonnange, Claude, Thomas, Chantal, 1991. Don Juan ou Pavlov. Paris : Seuil, 190 pages. 103 MEI, nº 28 (« La communication nombre »), 2008 Brochand, Bernard, Lendrevie, Jacques, 2001. Le Publicitor. Paris : Dalloz, 651 pages. Lavaud, Anne, 2005 : 26-28. « Faut il éradiquer l’insight consommateur ? ». CB News, nº 824. Le Bris, Véronique, 2005 : 28-29. « Médias : du quali, peu de quanti ». CB News, nº 824. Lendrevie, Jacques, Lindon, Denis, Levy, Julien, 2003. Mercator. Paris : Dalloz, 1168 pages. Marcenac, Luc, Milon, Alain, Saint Michel, Serge-Henry, 2002. Stratégies publicitaires. De l’étude marketing au choix des médias. Rosny-sous-Bois : Bréal, 474 pages. 104