Convaincre dans l’incertitude.
Les publicitaires et les chiffres
Alexandre Coutant *
Équipe de recherche de Lyon en Sciences de l’information et de la communication
(ÉLICO, Université de Lyon II « Louis-Lumière »)
Les publicitaires doivent s’acquitter de la difficile tâche de convaincre leurs clients
de la pertinence des campagnes qu’ils conçoivent, sans pouvoir s’appuyer sur des
méthodes infaillibles de prévision de leur succès. Dans ce contexte reconnu par les
intéressés comme par les observateurs, des stratégies visant à convaincre les annon-
ceurs sont mises en place, qui peuvent faire appel à la puissance de conviction des
chiffres. Cet article se propose d’établir quelques constats sur l’utilisation argu-
mentative des chiffres par les publicitaires dans les relations de travail qui les
unissent aux annonceurs. Il pose la question de l’utilité reconnue aux méthodes
par les acteurs du monde de la publicité. Critiquant la valeur et la pertinence des
chiffres du point de vue de la connaissance, les publicitaires attribuent aux chiffres
une fonction alternative : convaincre et séduire les annonceurs.
Le milieu du marketing et de la publicité se révèle un consommateur
important d’enquêtes et de tests commandés aux instituts de sondage.
Son activité le rend effectivement particulièrement dépendant de la
bonne compréhension des consommateurs qu’il choisit pour cible. Pour
autant, ces relations ne vont pas sans heurts. Les plaintes récurrentes des
responsables marketing et d’agences moignent de leur insatisfaction face
aux études qui leur sont rendues. Un article de CB News du 2 mars 2005
reproduit ainsi plusieurs propos reprochant à ces dernières de leur fournir
peu d’informations exploitables (Lavaud, 2005 ; Le Bris, 2005). Pire, de
nombreuses voix mettent en doute la possibili me de fonder une
science du consommateur. Les propos d’un formateur en marketing sont
ainsi reproduits dans l’ouvrage Au nom du consommateur : « il est inutile
de demander aux consommateurs leurs mobiles d’achat. Ils les ignorent, sur-
tout quand il s’agit de produits de consommation courante » (Chatriot,
Chessel, Hilton, 2005, p. 331). Si les études de marchés ne sont pas pour
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autant remises en cause aux yeux des marketers et des publicitaires 1, les
tests d’efficacité de la publici semblent en revanche discrédités par les
seconds.
Cette situation paradoxale soulève pour cet article les questions sui-
vantes : pourquoi, dans un tel contexte, des enquêtes continuent-elles à
être commandées ? Remplissent-elles une fonction latente ? Nous nous
sommes penchés sur le cas particulier des relations entre agences et
annonceurs pour tenter d’yceler le rôle qu’elles occupent.
Notre analyse est fondée sur la vaste littérature éditée par la profession
elle-même 2 ainsi que sur les discours de praticiens recueillis en entretiens
ou dans la presse spécialisée 3. Nous buterons par une revue des chiffres
retrouvés dans la publicité. Les spécificités de la relation unissant annon-
ceurs et agences seront ensuite abordées avant que le rapport des publi-
citaires aux chiffres qu’ils emploient soient analysés.
Les chiffres utilisés par les publicitaires
De nombreux types de chiffres circulent dans le champ professionnel du
marketing et de la communication. Nous nous focaliserons ici sur ceux
utilisés spécifiquement dans le cadre des relations de travail entre annon-
ceurs et agences. Ceux-ci concernent essentiellement l’évaluation des
campagnes en pvision ou après leur déroulement. Une dernière catégo-
rie représente les tests de l’efficacité par les ventes 4.
Les pré-tests
La première catégorie de tests, effectuée avant le lancement de la cam-
pagne, cherche à s’assurer de la pertinence d’un choix créatif ou à
1 Le principe même du marketing fait de la compréhension des attentes d’un
marcle préalable à toute activité de l’entreprise (Lendrevie, Lindon, Levy,
2003, p. 1).
2 Le site Web de l’Association des agences-conseil en communication
(www.aacc.fr) livre ainsi une bibliographie conseillée aux professionnels,
que nous avons complétée par une recherche documentaire.
3 CB News et Stratégies.
4 Ces présentations se fondent essentiellement sur l’étude des deux dernières
versions du Publicitor, datant de 2001 puis de 2004.
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départager différentes idées. Les tests sont alors qualitatifs 1. Une fois la
stratégie créative sélectionnée et réalisée, des tests quantitatifs peuvent
avoir pour fonction de vérifier la fidélité de la alisation vis-à-vis du
choix originel 2. La profession reconnaît que ces types d’évaluation
a priori sont encore très souvent ignorés par les praticiens qui se conten-
tent de tests après campagnes. Comme nous allons le voir, la diversides
méthodes témoigne effectivement d’une préférence pour ces études.
Les post-tests
Cette catégorie relève exclusivement du domaine des méthodologies
quantitatives. Elle peut se scinder en quatre grandes formes : les tests
normés, les tests par double mesure, les trackings et les tests probabilistes.
Les premiers proposent de comparer les résultats d’une campagne par
rapport à une base de données unissant des informations sur les cam-
pagnes d’un secteur de marché. Économiques, ils ne permettent que de
mesurer quelques critères sans lien avec une stratégie, qui diffère d’une
campagne à une autre. Ces critères sont l’impact 3, l’attribution 4, l’agré-
ment 5 et l’incitation à l’achat 6.
Le principe des tests par double mesure consiste à évaluer une marque
avant et après la campagne. Le fait de se focaliser sur une seule marque
permet d’adapter les crires à évaluer (notoriété, attractivité, image, etc.)
selon les objectifs de la campagne. En revanche, les effets dus à l’environ-
nement, comme une campagne concurrente lancée au même moment, se
trouvent évacués par le raisonnement “toutes choses étant égales par
ailleurs”.
1 Il s’agit en général de focus groups réunissant deux groupes pour chaque cible
visée et idée testée.
2 Les tests, interrogeant la mémorisation, la reconnaissance de l’annonceur, la
compréhension du message, la séduction ou la persuasion, peuvent être effec-
tués en situation de laboratoire ou en situation se rapprochant au maximum
du réel.
3 Souvenir de la publicité.
4 Attribution de l’annonce à la marque.
5 Jugement d’agréabilité de l’annonce.
6 Influence sur l’intention d’achat.
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Les trackings se fondent sur la me logique que les tests par double
mesure mais proposent de renouveler hebdomadairement l’évaluation des
critères sur les marques d’un secteur concurrentiel. Coûteux, ils sont
généralement effectués sur des échantillons réduits. Les analyses sont
donc regroupées par ensembles de plusieurs semaines afin d’atteindre un
seuil de fiabili, ce qui a pour effet pervers d’aplanir les résultats.
Les tests probabilistes rendent compte du me type de critères que les
trackings. En revanche, la comparaison ne porte plus sur les résultats
avant et après campagnes mais sur les sultats selon différents niveaux
d’exposition. Leur objectif relève donc de l’amélioration spécifique du
media planning et non plus de l’appréciation de la qualité de la
campagne.
L’efficacité par les ventes
La troisième catégorie de tests porte sur les résultats en matière de varia-
tion des ventes. Elle peut soit mesurer directement l’évolution des ven-
tes 1, soit tenter d’isoler l’effet propre de la publicité. Une modélisation
est alors élaborée en se fondant sur les panels distributeurs 2. Une distinc-
tion est alors effectuée entre ventes de base, idéal-type représentant le
volume de vente qui serait alien dehors de toute action de la part de
la marque ou de ses concurrentes, et les ventes incrémentielles, consti-
tuant les ventes positives, nulles ou négatives qui pourront être attribuée
à toute action de la part des marques.
Une alternative à la modélisation consiste à mettre en place des marchés
tests. Extrêmement coûteux, ceux-ci sont réservés aux plus gros annon-
ceurs. Ils consistent à comparer deux zones étanches 3. Les activités de la
marque sont ainsi parfaitement contrôlées. Dans chaque zone sont alors
mis en place un panel distributeur et un panel consommateur 4.
1 Par une simple comparaison des ventes avant / après.
2 Panels mesurant hebdomadairement les ventes des produits vendus en libre-
service, en prenant en compte les absences de produits dans les linéaires et les
différentes opérations promotionnelles.
3 Deux villes moyennes de province aux caractéristiques équivalentes aux zones
de chalandise isolées de celles des agglomérations voisines.
4 Panel suivant les achats de chaque consommateur. Il permet de mesurer la
quantid’achat et la fidélide chaque consommateur et de la comparer à
son profil.
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Des chiffres interrogés
La présentation de ces méthodes au sein des ouvrages à destination des
professionnels donne systématiquement lieu à leur remise en question.
Les auteurs s’interrogent sur la standardisation des méthodologies, sur les
critères interros et, bien sûr, sur l’impact sur les ventes. La circulation
de la publici est reconnue, de l’aveu me des praticiens, comme un
phénomène bien trop complexe pour être évalué par un seul critère,
comme l’impact ou la persuasion 1. La question de l’évaluation par les
ventes demeure un autre point sensible aux yeux de tous les acteurs du
secteur du marketing et de la communication : bien que chacun s’accorde
sur la difficulté de réduire les avantages apportés par un investissement
publicitaire aux effets sur les ventes, ce critère demeure le plus recherc
par l’annonceur qui, faute d’instruments de mesure précis pour évaluer
les autres effets bénéfiques pouvant être tirés d’une campagne, s’en tient
aux domaines où des chiffres s’avèrent plus facilement accessibles. La
préservation et l’accroissement des parts de marché conservent ainsi une
importance primordiale dans l’évaluation alors me que d’autres fonc-
tions sont reconnues à l’activité publicitaire.
Les spécificités de la relation agence / annonceur
Les agences subissent deux contraintes spécifiques qui peuvent aider à
éclairer l’utilisation qu’ils font des chiffres dans leurs relations de travail
avec l’annonceur. Les agences, premièrement, s’adressent à deux publics :
les consommateurs et les annonceurs en accordant leur préférence aux
annonceurs. Deuxièmement, les agences doivent composer avec
l’incertitude inhérente aux campagnes publicitaires.
Un double public
La première particularité du travail des publicitaires side dans le fait
que ceux-ci cherchent à séduire avec le me produit un double public
aux caractéristiques différentes : les consommateurs et les annonceurs.
Les campagnes, réalisées pour une cible marketing pdéfinie, doivent
tout d’abord séduire l’annonceur, qui n’interprétera pas nécessairement
un projet selon les mes cadres que les consommateurs visés. Or, en
1 C’est notamment les conclusions tirées par la grande association interprofes-
sionnelle aricaine Advertising Research Foundation d’une vaste étude
menée tout au long des années 1980 aux États-Unis.
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