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La relation médecin-malade
confrontée aux messages paradoxaux
● J.M. Dilhuydy*
L
a communication médecin-malade n’est jamais simple
dans son expression, sa logique. Les messages paradoxaux perturbent particulièrement la qualité de cette
relation, quelle que soient la sensibilisation du soignant à cette
problématique, son écoute, son empathie. Les messages paradoxaux peuvent aboutir à une impasse totale dans la communication au détriment des deux partenaires, avec une remise en
question difficile à accepter, un malaise existentiel, voire un
stress professionnel pour le médecin (1), une culpabilité, une
contestation agressive et même un refus d’examen ou de traitement pour la personne malade (2). Le responsable de la communication paradoxale peut être aussi bien le médecin que le
patient ou ses proches. Connaître ce concept et le maîtriser paraît
essentiel pour éviter toute dyscommunication qui aboutirait à un
échec relationnel, avec toutes ses conséquences.
DÉFINITIONS
Dans la logique de la communication, les messages paradoxaux
ont été bien étudiés par les chercheurs de l’école de Palo Alto
(3, 4). Le paradoxe est une opinion qui va à l’encontre de l’opinion
communément admise. Pour être plus précis, c’est une contradiction à l’intérieur d’une théorie déductive à partir de prémisses
pourtant consistantes.
Parmi les paradoxes, on distingue les paradoxes logico-mathématiques ou antinomies, comme le paradoxe bien connu de
Zénon : Achille ne peut rattraper la tortue qu’il poursuit ; il y
aura toujours un espace entre les deux, même s’il diminue régulièrement pendant la course. Il existe également des définitions
paradoxales ou antinomies sémantiques : la plus célèbre est
l’aphorisme bien connu “je suis menteur, donc je mens, donc je
ne suis pas menteur, etc.”. Les paradoxes pragmatiques concernent plus particulièrement l’inter-relation personnelle. On peut
définir des injonctions paradoxales, des prévisions paradoxales,
des attitudes et des stratégies paradoxales qui ont autant de poids
dans la vie de tous les jours que dans la relation spécifique
médecin-malade.
• L’injonction paradoxale peut être illustrée par l’exemple
d’un ordre du type : “soyez spontané”. Si on demande à
quelqu’un d’adopter un type de comportement, il ne peut être
* Institut Bergonié, service de radiothérapie, Centre régional de lutte contre
le cancer, Bordeaux.
La Lettre du Sénologue - n° 18 - octobre/novembre/décembre 2002
spontané. On impose la règle d’un comportement qui ne peut
être soumis à une règle, avec des conséquences délétères sur
les plans psychique et somatique.
• La prévision paradoxale est une contradiction lourde de
sens entre, par exemple, le message qui se veut rassurant du
médecin : “vous êtes guérie” et l’obligation de suivre une
surveillance serrée qui remet tout en question car elle implique
le risque probable d’une récidive.
• Les attitudes paradoxales devraient être mieux prises en
compte dans la prévention en cancérologie. L’exemple le plus
significatif, c’est le médecin qui fume en toute connaissance
du risque encouru.
• Les stratégies paradoxales peuvent expliquer la problématique des patients qui refusent un traitement efficace pour
suivre une médecine alternative qui n’a pas fait ses preuves, au
risque de perdre un bénéfice en survie et souvent de subir des
effets secondaires nuisibles.
OBSERVATIONS TYPES
Pour étayer le concept de messages paradoxaux, nous présentons
quelques observations types, particulièrement significatives.
• “Ayez le moral, reprenez-vous… Courage… Ne baissez
pas les bras… Battez-vous”.
Les cancérologues les plus jeunes ont souvent tendance à encourager leurs patients en termes “guerriers” : il faut se battre. Le
patient fatigué, déprimé, sait très bien qu’il n’a pas de véritable
choix et que l’évolution de ses symptômes, la fatigue, la dépression ne dépendent ni de sa volonté ni de son courage. Cette
injonction dite de “soutien” ne fait qu’entraîner un sentiment
d’échec et de culpabilité qui majore encore plus le repli sur soi
et la dépression. De la perplexité à la dépressivité, le passage
peut être facile (5).
• “Le traitement est terminé, vous êtes guérie. Je vous
revois dans deux mois puis tous les six mois puis tous les
ans à partir de la deuxième année pendant plusieurs
années.”
Cette information qui se veut rassurante avec un programme de
surveillance bien défini est en contradiction totale avec la notion
de guérison. Il s’agit bien d’une prévision paradoxale dont
l’ambivalence peut être difficile à supporter sans explication
supplémentaire.
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• “Aidez-moi… mais je ne vous laisserai pas m’aider.”
Certains malades, pour des raisons difficiles à définir, ne peuvent
accepter d’amélioration de leur maladie et souhaitent plus ou
moins consciemment que leur médecin soit “coincé” en position
“basse”, c’est-à-dire dans une situation où il ne peut, contrairement à sa mission, les soulager ou les guérir.
Madame Y., 33 ans, présente un cancer du sein opérable. Elle
harcèle son médecin avec une demande renouvelée de médecines
douces alors qu’elle refuse obstinément le traitement standard
nécessaire. Après un an de consultations itératives, malgré les
efforts de persuasion de son cancérologue, elle refuse toujours
le traitement éprouvé nécessaire. La patiente finit par prendre
conscience de l’impasse dans laquelle elle se trouve avec son
médecin : “Vous me faites perdre mon temps, on n’avance pas”
dit-elle. Son médecin l’adresse aussitôt à un autre cancérologue
qui a une position administrative plus élevée, sans compétence
supplémentaire ; la patiente accepte le traitement similaire proposé, sans aucune réserve.
• “Je demande un avis complémentaire… Je vous fais confiance
mais je refuse les examens qui découlent de cet avis.”
Madame V. a subi des mammographies pour une tuméfaction
mammaire. Les différentes interprétations ne permettent pas de
conclure ; les avis sont contradictoires. La dernière mammographie date de 3 mois. La patiente nous est adressée pour avis complémentaire. L’examen clinique montre la persistance de la
tuméfaction incriminée. On propose un nouveau bilan sénologique avec échographie complémentaire et éventuelle biopsie.
La patiente refuse tous les examens malgré la suspicion d’une
tumeur maligne. Plus les explications sont précises sur le risque
encouru, plus la patiente s’entête dans son refus. Elle est adressée
à un autre sénologue de l’institution.
• “J’accepte la radiothérapie et le choix des rendez-vous
proposés par le manipulateur de radiothérapie… mais les
rendez-vous proposés sont impossibles, j’impose le mien et
je porte plainte.”
Madame B. doit subir une radiothérapie mammaire. C’est une
femme de 50 ans recommandée, mondaine et sportive. Les
manipulateurs, malgré un planning très chargé, lui proposent
avec l’attention habituelle plusieurs horaires afin qu’elle puisse
poursuivre son golf. Elle répond que son traitement ne pourra se
faire qu’à 10 h 20 ou… à 10 h 20. Elle dit à son cancérologue,
qu’elle trouve trop débordé, qu’il travaille trop et qu’il devrait
se distraire et faire du golf comme elle. En fin de traitement, son
mari adresse au directeur de l’établissement une plainte pour
accueil insuffisant alors qu’elle a toujours été très entourée. La
patiente et son mari n’ont pas supporté leur “dépendance”,
malgré un désir de soins et de guérison bien légitimes.
COMMENTAIRES
Dans la communication paradoxale, quel que soit le responsable,
le patient ou le médecin, il existe toujours un affrontement nar14
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cissique du type “tu me tiens… je te tiens” qui peut être d’autant
plus explosif que le patient se trouve en situation de sidération
en raison d’un diagnostic ou d’un traitement proposé difficiles à
accepter. En miroir, l’annonceur de mauvaises nouvelles, le
médecin dont la mission est d’aider le patient, se sent rejeté dans
une situation incompréhensible, injustifiée et qui lui échappe
totalement.
Les messages paradoxaux aboutissent à un blocage relationnel,
à une impasse dont les conséquences peuvent être graves.
Aucun changement spontané ne peut se faire à l’intérieur du
cadre soignant-soigné.
Le médecin ne doit surtout pas chercher obstinément, seul, trop
certain de son expertise, une solution possible. Il est préférable
qu’il “passe la main”, qu’il fasse appel à un tiers, à un autre
médecin, à un psychologue, qui sauront dénouer, souvent très
facilement, l’imbroglio psychologique dans lequel les deux
partenaires se sont piégés.
La communication paradoxale n’a pas l’exclusivité du colloque
singulier médecin-malade. Elle existe aussi au sein de l’équipe
soignante, avec les infirmières, les manipulateurs, etc. Pour
désamorcer ce piège, l’information donnée au patient, ses réactions psychologiques doivent être partagées au sein de l’équipe
afin d’éviter toute information contradictoire qui conforterait
encore plus la dyscommunication.
CONCLUSION
Reconnaître les messages paradoxaux, tenter de les intégrer dans
leur “réalité”, permet d’éviter de s’enferrer dans une impasse
relationnelle qui enchaîne aussi bien les soignants que les soignés.
Quelle solution proposer ? Le changement d’interlocuteur ne
peut être que bénéfique, et c’est bien là le domaine du “psy” (4).
Les enjeux de la communication (6), en particulier en sénologie
et en cancérologie (7), sont tels qu’elle mérite une approche spécifique.
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1. Delvaux N, Razavi D, Farvaques C. Cancer care – A stress for health professionals. Soc Sci Med 1988 ; 27 : 159-66.
2. Dilhuydy JM, Dilhuydy MH, Taris M et al. Réactions psychologiques des
patientes à l’annonce du plan de traitement d’un cancer du sein. J Gynecol Obstet
Biol Reprod 1989 ; 18 : 1017-23.
3. Watzlawick P, Beavin JH, Jackson DD. Une logique de la communication.
Paris : Éditions du Seuil, 1972, 286 p.
4. Watzlawick P, Weaklan J, Fish R. Changements : paradoxes et psychothérapie.
Paris : Éditions du Seuil, 1975, 181 p.
5. Fresco R. Textes et prétextes : les groupes de paroles. Communication sur
les formations relationnelles en psycho-oncologie. XIXes Journées de la Société
française de psycho-oncologie, Avignon, 19-20 septembre 2002.
6. Picard D. De la communication à l’interaction : l’évolution des modèles.
Communication et langage, 1992 ; 93 : 69-83.
7. Libert Y, Conradt S, Reynaert C et al. Améliorer les stratégies de communication des médecins en oncologie : état des lieux et perspectives futures. Bull
Cancer 2001 ; 88 : 1167-76.
La Lettre du Sénologue - n° 18 - octobre/novembre/décembre 2002
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