L`absence d`antisémitisme ne suffit nullement

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Derrida : l'absence d'antisémitisme ne suffit pas
Évoquer, invoquer Derrida !
Je vais donc m'efforcer de suivre la suggestion de Carlos Lobo et de Safaa Fathy, faire écho à quelques
bribes avec lesquelles, péniblement, depuis dix ans, depuis bien plus que dix ans, comme je peux, je "sur la descente à reculons..."
Comme toujours, comme chaque fois, où que ce soit, quoi qu'il en soit, du cadre, du contexte, il s'agit il ne s'agit à nouveau que de cela - de passer de l'anecdote d'un point - de départ - l'inchoatif, "les
démons du hasard" pour séjourner un instant encore auprès d'Apollinaire - à peut-être, peut-être,
(deux fois peut-être, comme il aimait à le formuler), une nécessité. Pas une nécessité inscrite dans son
œuvre, qu'un historien voudrait ou saurait extraire et désigner, non, mais la vie - ma vie, comme elle va,
comme elle le peut, depuis son "il était une fois", dans les bribes ou les effluves qui lui arrivent, que j'ai
ici mentionnés, au hasard donc, presque au hasard, ou cités - comme on récite.
Comme on récite : quelques mots arrachés à cet immense corpus, et dont il faudrait dire encore,
anecdote sertie dans l'anecdote, comment ils me sont arrivés, comment ils donnent (peut-être, peutêtre) à pressentir, à penser - wirklichkeitwund, Wirklichkeitsuchend dit Celan - une nécessité.
Le premier de ces mots (mais y a-t-il un ordre ? Oui, sans doute, bien sûr, il y en a un) le premier, donc,
le dernier pourtant chronologiquement, qui me va au cœur : "entre moi et moi, entre Levinas en moi et Levinas
hors de moi" Levinas en moi, hors de moi, n'est-ce pas là tout ce que je pense, ce que je voudrais penser,
tout ce dont je suis capable, bien plus que ce dont je suis capable, un plus inscrit dans le moins, dans le
moi - mais c'est lui, lui Derrida, qui me le dit et me le donne, depuis le début, et finalement dans cet
entretien qu'il m'accorde en 2003 dans le numéro du Magazine littéraire sur Levinas.
Le deuxième mot de lui, reçu par Levinas - j'ai mis très longtemps à l'entendre, à entendre surtout que
je ne l'avais pas entendu - du reste, qu'est-ce que l'entendre, qu'est-ce que cela peut vouloir dire, qui
pourrait l'entendre - l'exergue de la Voix et le phénomène, le maître-livre, merveilleux, qui trace, selon
Levinas, à nouveau pour la philosophie une ligne comparable à celle que lui dessina Kant : "et
maintenant, maintenant, je suis mort"
Le troisième mot, enfin, qui me fut personnellement et directement adressé, les premières lignes d'une
préface généreusement consentie pour le seul livre que j'aie jamais écrit et que je lui avais
envoyé
comme ça, à lui, Derrida, et comme cela que j'osais vouloir reproduire de lui : "soit par exemple une
dénégation, je ne fais surtout pas ça, je ne veux surtout pas dire ça, je ne suis surtout pas cela, par exemple je ne suis pas
raciste ou antisémite".
"Par exemple", "par exemple", deux fois de nouveau : exemple, exemple d'exemple, exemple quant à la
forme, - dénégation - exemple quant au contenu - des exemples partout, à tous les étages, c'est-à-dire le
contraire d'une nécessité, la dénégation si on veut, mais alors aussi bien pourquoi pas, why not,
l'affirmation ; et
le racisme, le racisme surtout pas, ni l'antisémitisme, mais si on veut également
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seulement : ou bien non, ou bien l'inverse, ou bien pas. Va savoir, va savoir même de quoi on parle. Si
on parle de quelque chose, si on a parlé. Le racisme, l'antisémitisme, par exemple. Zum Beispiel. Mais
Beispiel : was sich beiher spielt, propose Hegel, ce qui se joue à côté. Le racisme, l'antisémitisme, lesquels
donc se jouent à côté. De quoi parle-t-on quand on en parle ? La philosophie en a-t-elle du reste jamais
parlé ? À moins qu'elle n'ait jamais fait que cela, en parler : illustration, s'il en est, de l'indécidable.
Anecdote donc de ces mots dispersés qui m'arrivent de côté et à côté ; anecdote, tout de même que le
nom même de celui auprès de qui je les recueille et qui après dix ans s'appose à moi dans le sourire
offert avec les derniers mots, d'après : maintenant, maintenant je suis mort. Et, en résonance avec tout
cela, encore pour moi certains des événements de cette année au cours de laquelle racisme et
antisémitisme se sont entrecroisés, s'entrecroisent, épars eux également, tels une rumeur insistante et
vague, pour même échouer aux rives de la philosophie avec cette publication des Cahiers noirs, dont le
monde de la philosophie, incertain de ce qu'il voit, est aussi embarrassé qu'un poisson d'une pomme.
Incertitude de l'anecdote. (Incertitude ô mes délices/ Vous et moi nous nous en allons/ Comme s'en
vont les écrevisses /Sur la descente à reculons) : l'indécidable - derechef.
Je me rappelle cependant un contexte où l'anecdote fut élevée à la nécessité : selon la particularité du
volontarisme inhérent à la soutenance de thèse, c'est-à-dire selon la prétention, au sens aussi de la
Meinung - le vouloir-dire - de prêter à la contingence la nécessité de l'universel : geste récurrent de l'autoaffirmation de l'université, très comparable au pari pascalien. Trois noms furent prononcés, à l'abri
desquels Derrida plaça ce jour-là son propre travail, le projetant dans la dimension pariée de l'œuvre :
Heidegger, Blanchot, Levinas.
J'ai mis du temps à entendre que chacun de ces trois noms jouaient sa partie, qui n'était pas la même
pour chacun. Certes de tous les trois on pouvait dire "en moi, hors de moi" : Heidegger Blanchot,
Levinas, chacun, et tous, en moi, hors de moi : mais pas de la même manière, pas avec la même tonalité
du "en" et du "hors". Car Heidegger, Blanchot, Levinas ? Qu'ont-ils à faire ensemble ? Blanchot et
Levinas ont lu Heidegger, qui ne les a pas lus, ont fait davantage que le lire, ils ont écrit sur lui, par
rapport à lui, n'ont même écrit que par cela que Heidegger rendait possible pour eux : ou plutôt n'ont
écrit que sur le fond de ce que Heidegger avait rendu pour eux impossible, avait désigné de l'impossible,
et c'est, j'en suis à présent convaincu, ce sentiment de l'impossible qui a conduit Derrida, le jour où,
sacrifiant à la convention du cérémonial de la thèse il parie sur la nécessité des noms, à mentionner,
dans un même souffle, ces trois-là. En le disant trop vaguement, trop vite, Blanchot est celui qui a écrit
sur la littérature, pour qui penser est penser le livre, penser à partir du livre. Et Levinas est celui qui
posant une question à Heidegger évoque également le livre, dans sa sainteté :
" osons, écrit-il dans L’humanisme de l’autre homme, enfin poser des questions à propos de Heidegger (...) Les
versets bibliques (...) n'ont-ils pas un droit à la citation au moins égal à celui dont bénéficient Hölderlin et Trakl ? La
question a une portée plus générale. Les Écritures saintes lues et commentées en Occident ont-elles incliné l'écriture grecque
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des philosophes ou ne se sont-elles unies à elle que tératologiquement ? Philosopher, est-ce déchiffrer dans un palimpseste
une écriture enfouie ?"
Penser à partir du livre, penser le livre : Levinas dit encore "plus intime que l'intimité c'est un livre".
Serait-ce pour la pensée l'indice - l'Anzeichen - d'un judaïsme inaperçu de la philosophie ? L'impossible
même pour la philosophie ? Pour laquelle cette nécessité se joue à côté et n'est que hasard ou anecdote.
Les anecdotes, le hasard sont multiples : insistant quant aux trois noms que je sollicite à présent, je
mentionnerai à nouveau les Cahiers noirs : parce que l'affaire est de toute évidence, pour la communauté
philosophique au moins - mais qu'est-ce que Derrida en aurait dit ? - d'importance, les limites pourtant
étant posées par cette communauté même à l'extérieur d'elle-même : car ou bien ce qui est arrivé ne
touche pas à la philosophie, ou bien c'est Heidegger qu'il faut placer en-dehors de la philosophie. Dans
l'un et l'autre cas la philosophie, qui ne connaît ni Juifs ni Grecs, faisant de tous les Juifs des Grecs, n'a
affaire ni au judaïsme ni à l'antisémitisme.
Je tiens, sans pouvoir ici m'engager dans un plus long développement, et au risque de révolter certains
d'entre vous - mais si c’était le cas je me permettrais seulement de les renvoyer à la lecture minutieuse
des passages concernés - que Heidegger, à travers les quelques expressions d'un antisémitisme auquel il
a toutes les peines du monde à se référer et qu'on peut lire dans les Cahiers noirs (tome 96 de la
Gesamtausgabe, p. 46, 56, 243, 262) n'entretient de rapport ni avec l'antisémitisme ni avec le judaïsme. Pas
plus ni moins, dirais-je, que la philosophie elle-même. Me vient alors, sollicitant à nouveau, sur ce sujet
même, les deux autres noms propres que j'ai évoqués comme ceux-là même auxquels Derrida confie
l'impossible à penser, cette phrase (le titre que j’ai proposé pour mon intervention d’aujourd’hui et dans
plusieurs autres que j’ai faites cette année) extraite d'une lettre de 1969 de Blanchot à Levinas,
"l'absence d'antisémitisme ne suffit nullement".
Peu importe ici le contexte de cette lettre, où Blanchot évoquait sa rupture avec le gauchisme, à propos
d'Israël, ou (que faudrait-il dire, ce n'est clair ni pour Blanchot ni pour Levinas qui évoque cette lettre?)
du judaïsme. On sait, je le rappelle pour faire bon poids, que Blanchot ajoute - il avait tenu, dans un
échange que j'avais eu avec lui à propos de Céline, à me communiquer la référence de ce propos, sans
doute pour lui récurrent, adressé en l'occurrence à Raymond Bellour - "l'antisémitisme est la faute
capitale". On sait encore que répondant à Blanchot et à Derrida, il avait tenu à mettre en exergue d'un
texte offert à Beaufret, soupçonnant l'antisémitisme de ce dernier, une dédicace pour Levinas : "à
Emmanuel Levinas, en rapport d'invisibilité avec le judaïsme". Ce rapport d'invisibilité, cette
phénoménologie de l'inapparent, est à juxtaposer à la formule adressée à Levinas, "l'absence
d'antisémitisme ne suffit nullement".
On entend, on devine les protestations : l'antisémitisme partout, alors ! (C'est le titre d'un petit recueil
de Badiou et Hazan). De celui qui n'est pas antisémite, qui ne se veut pas tel, faudrait-il prétendre qu'il
l'est, objectivement ? Procédé, procès, stalinien ! À quoi s'appose pourtant la dénégation citée, de
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Derrida : "je ne fais surtout pas ça, je ne veux surtout pas dire ça, je ne suis surtout pas cela, par exemple je ne suis pas
raciste ou antisémite." Autrement dit jusqu'à quel point ? Le cas de la pensée heideggérienne fait réfléchir.
J'y reviens, donc, avec ce que je présenterai maintenant, faute de pouvoir m’y arrêter, comme une
hypothèse : en admettant également pour Heidegger, pour sa pensée, le "je ne fais surtout pas ça, je ne
suis pas antisémite" de la philosophie. Ça ne suffit nullement, dit Blanchot. Mais que veut dire suffire ?
Heidegger avait, on le sait, posé la question, sous la forme d'une question adressée à la raison suffisante,
pour citant Angelius Silesius - die Rose ist ohne warum, sie blühet, weil sie blühet - et Goethe - halte dich ans
weil, und frage nicht warum - récuser le warum de la raison suffisante, autrement dit, dans le vocabulaire des
Cahiers noirs l'hybris de la Machenschaft. La raison suffisante suffit, et en cela même ne suffit pas. Mais le
weil, qui ignore l'antisémitisme, suffit-il davantage ? Le weil est celui de la durée, selon quoi se
temporalise le temps, le temps originaire qui selon Heidegger récuse le warum. Verweile doch, dit Goethe
dans un passage célèbre du premier Faust, que ne cite pas Heidegger, du bist so schön. Il ne le cite pas
parce que c'est ce que ne dira jamais Faust. Certes, libérée de l'hypothèque du warum la rose s'épanouit
dans son weilen, elle est la rose, elle west, du fait même de son weilen, ne requérant nul warum, ne
requérant rien, et par là même en un tout autre sens que celui du principe, se suffisant, à elle-même. Et
cependant, en un tout autre sens encore le suspens, l'épochè du warum ne s'ouvre-t-il pas sur sa propre
caricature, ne laisse-t-il pas surgir, et seulement, que sa caricature. On se souvient du "hier ist kein warum"
du kapo de Primo Levi. Le camp ne laisse nulle place au weilen ou au verweilen. Faut-il aller jusque là, à
cette évocation du camp d'extermination, la où il n'était question que de la rose - si l'on veut la rose de
la raison dans la croix du présent. Mais ici même Gil Anidjar en appelle à l'holocauste - à moins qu'il ne
fasse appel de l'holocauste. Agamben fait du camp d'extermination et non de la rose, le paradigme de ce
qui est à penser et que nous ne pensons pas encore. Et surtout Lacoue-Labarthe prenant acte de la
manière dont Heidegger place, dans la conférence die Gefahr,
au bout du parcours de la raison
suffisante les camps de la mort a posé cette question, peut-être la plus nette et la plus forte de celles qui
aient été posées, à Heidegger. La formulation de Heidegger est insuffisante, "scandaleusement
insuffisante" dit-il (La fiction du politique p. 58). "Elle n'est pas insuffisante, ajoute-t-il, parce qu'elle
rapporte à la technique l'extermination de masse. Elle est insuffisante parce qu'elle omet de signaler que
pour l'essentiel (...) l'extermination de masse fut celle des Juifs." Et un peu plus loin : " dans l'apocalypse
d'Auschwitz ce n'est ni plus ni moins que l'Occident en son essence qui s'est révélé - et qui ne cesse
depuis de se révéler. Et c'est à la pensée de cet événement que Heidegger a manqué" (p.59).
Faudrait-il entendre avec ces mots le postulat d'un insupportable judéo-centrisme ? D'un privilège de
cet holocauste des Juifs selon le mot que choisit de retenir Gil Anidjar, sur tous les autres ? Il est arrivé
à Derrida, peut-être par scrupule polémique - ainsi face à Lyotard en 80 - de poser la question en ces
termes ou en des termes voisins. Il n'y a pas qu'Auschwitz, et la métonymie ou la voie négative selon
quoi on évoque les victimes ne sont pas acceptables. Ce serait donc l'antisémitisme, son implication
dans le génocide qui ne suffirait pas pour penser celui-ci. Heidegger qui ne fait pas référence au
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judaïsme des victimes serait donc, en dépit de Lacoue-Labarthe, partiellement justifié – c’est le texte cité
par Gil Anidjar : "qu'on cesse de diagnostiquer les prétendus silences, de faire avouer les 'résistances',
ou les 'impensés' de tous les autres à la cantonade."
Il faudrait beaucoup de temps et sans doute de talent pour faire valoir que Lacoue-Labarthe ne donne
pas dans un judéo-centrisme naïf, et que Derrida ne fait pas qu'entrer dans le cercle infernal de la
concurrence des victimes. Disposant de trop peu de temps, de talent, je tenterai seulement pour
terminer mon intervention d'esquiver l'argumentation et les risques de la via negativa, en mentionnant
des faits, les faits les plus brutaux (qui n’ont pourtant pas, me semble-t-il, encore attiré l’attention des
philosophes), un autre génocide - mais est-ce un autre, jusqu'à quel point : combien y a-t-il de génocides
? - Je pense aux Tutsi du Rwanda. C'est-à-dire à un peu plus d'un million de morts en ces trois mois qui
vont d'avril à juin 1994, un rythme, me fait remarquer Patrick de Saint-Exupéry, quatre fois plus rapide
qu'à Treblinka (900000 morts en 11 mois, de juillet 42 à septembre 43, date de la destruction du camp),
s'il faut ici persister à parler des génocides, au pluriel, donc comparer. Et la technique dans ce cas n'y est
pour rien. Du moins pas comme on l'entend avec le Gestell. Il y a eu cependant une technique, celle
introduite entre 90 et 94 par quelques militaires français, celle de la guerre révolutionnaire : un
quadrillage sophistiqué, une utilisation de l'information, les hiérarchies parallèles, la terreur
institutionnelle, la souffrance comme finalité, la mise à disposition sans limite des corps. Ce n'est donc
pas Heidegger qu'il faut évoquer ni la finitude du Dasein mais Foucault, le bio-pouvoir, et, j'ajoute ici
un mot que je voudrais derridien, la question de ce qui n'est pas "à la mort", de l'animal, si on veut
persister à l'appeler ainsi. Mourir - faire mourir et laisser vivre - n'est plus la question, la mort n'est
pas la limite. Des historiens, comme Marcel Kabanda et Jean-Pierre Chrétien, ont rapproché la situation
des Tutsi de celle des Juifs : la comparaison a traversé et inspiré les mythes raciaux du XIXème siècle et
marqué la colonisation. Elle demeure dans un
négationnisme puissant postérieur à 1994,
négationnisme qui n'est pas que le fait des tenants du Hutu power en exil, il existe, très installé, en
France même en particulier, dans les sphères de l'Etat, dans la presse la plus honorable et même chez
certains universitaires. Les Tutsi, le régime de Kagamé servent dit-on l'américano-sionisme, lequel
d'ailleurs a instrumentalisé, voire inventé le génocide. Tout cela existe. Mais la véritable comparaison à
mener est à mon sens ailleurs : dans cette situation du génocide pour laquelle la mort n'est plus la
question et qui inscrit l'illimité en politique. Et qui conduit donc à imaginer un registre de la limite par
rapport auquel l'impossible formule "et maintenant, maintenant, je suis mort" fasse sens. Ce qui chez
Blanchot et chez Levinas, pour quoi - je l'entends ainsi - les sollicite Derrida, veut dire tout ensemble
le livre et le judaïsme.
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