Et dans un appendice de Zeitbewusstsein : « De temps à autre, après de longs efforts, la clarté
tant désirée nous fait signe, nous croyons les résultats les plus magnifiques si proches de nous
que nous n’aurions plus qu’à tendre la main. Toutes les apories semblent se résoudre, le sens
critique tranche les contradictions par le calcul, et il ne reste plus dès lors qu’un dernier pas à
accomplir. Nous faisons le total ; nous commençons avec un « donc » très conscient : et alors
nous découvrons tout à coup un point obscur, qui ne cesse de s’accroître. Il se développe en
énormité effrayante, qui engloutit tous nos arguments et anime d’une vie nouvelle les
contradictions que l’on venait de trancher. Les cadavres revivent et se dressent en ricanant. Le
travail et le combat reprennent au point de départ. »
Mitunter winkt uns nach langen Mühen die ersehnte Klarheit, wir glauben die herrlichsten Resultate uns so
nahe, dass wir nur danach zu greifen brauchten. Alle Aporien scheinen sich zu lösen, die kritische Sense mäht
die Widersprüche reihenweise nieder, und nun bleibt noch ein letzter Schritt : wir ziehen die Summe, wir
beginnen mit einem selbstbewussten « Also : und nun entdecken wir mit einemmal einen dunklen Punkt, der
sich immer vergrössert ; er wächst empor zu einem greulichen Ungeheuer, das alle unsere Argumente verschlingt
und die so eben niedergemähten Widersprüche mit neuem Leben beseelt. Die Leichname werden wieder lebendig
und grinsen uns hohnlächelnd an. Die Arbeit und der Kampf beginnt von vorn. »
Les spectres sont là, précisément, dans cet entrelacs, ils parlent, nous ne les entendons qu’à
peine ; ils parlent de cette voix qui se confond avec le bruit ambiant, voix caverneuse et
silhouettes improbables défilant sur le mur, au fond de la caverne ; bruissement du silence, qui
déchire l’horizon : hören Sie denn nicht diese entsetzliche Stimme, die um den ganzen Horizont schreit, und
die man gewöhnlich die Stille heisst ? » (Büchner, Lenz) ; silence, voix, « le silence fuyant du cri
innombrable » (Blanchot, L’Ecriture du désastre) ; spectres et voix, dès le début, chez Derrida :
La voix et le phénomène, la citation de Poe en exergue : « et maintenant – maintenant – je suis mort »,
avec l’entrelacs, la Verflechtung, relevé dès le coup d’envoi de la phénoménologie, de l’indice et
de l’expression (Anzeichen, Ausdruck). C’est tout, mais ce n’est pas tout, ce n’est jamais tout,
justement : au-delà d’une œuvre océanique, quarante ans plus tard, quand se referme la
dernière page, quand « l’air immense ouvre et referme le livre », ces paroles de la fin, d’après la
fin, au cimetière :
« Mes amis ! Je vous remercie d’être venus. Je vous remercie pour la chance de votre amitié. Ne pleurez pas.
Souriez comme je vous aurais souri. Je vous bénis. Je vous souris, où que je sois. »
Sont-ce les paroles qui ont été prononcées sur la tombe ? Présent, je les ai peut-être entendues,
ou à peine, murmurées devant la foule des amis venus de partout, par l’un des fils de Derrida,
puis reçues, le lendemain de la cérémonie, dans un mail. Sont-elles de lui, de Derrida ?