Le mot « bureaucratie » est un des termes clefs du vocabulaire des sciences sociales
contemporaines. Autour du problème (ou des problèmes) de la bureaucratie se poursuit depuis
près d'un siècle un débat des plus animés. Mais le terme lui-même - et c'est peut-être ce qui a fait
sa fortune - n'a pas reçu à ce jour une définition scientifique précise.
L'usage ancien, qui est encore consacré par les dictionnaires, correspond à une définition de
science politique : la bureaucratie, c'est le gouvernement par les « bureaux », c'est-à-dire par un
appareil d'État constitué de fonctionnaires nommés et non pas élus, organisés hiérarchiquement et
dépendant d'une autorité souveraine. Le pouvoir bureaucratique, dans ce sens, implique le règne
de l'ordre et de la loi, mais, en même temps, un gouvernement sans la participation des citoyens.
Le problème posé par la bureaucratie ainsi comprise est celui d'un choix politique, celui de
l'adhésion à un certain mode d'exercice de l'autorité publique, ou du refus de celui-ci.
À côté de cet usage traditionnel relativement précis, un autre, beaucoup plus large et au fond
très différent, s'est graduellement imposé. Pour ceux qui l'adoptent, le concept clef est celui de la
bureaucratisation, entendue comme rationalisation de toutes les activités collectives ; elle se
traduit, notamment, par la concentration des unités de production et, en général, de toutes les
organisations, et le développement inéluctable de formes d'organisation des tâches et des
fonctions caractérisées par l'impersonnalité, la hiérarchie et le contrôle. La bureaucratie est alors
conçue comme un type nouveau et plus efficace d'organisation qui tend à s'imposer partout. Le vrai
problème n'est plus celui du choix politique (élection ou nomination), mais celui qui est soulevé par
l'existence des contraintes techniques auxquelles l'homme doit se soumettre dans toutes les
organisations bureaucratiques, qu'elles soient politiques, industrielles, commerciales ou sociales.
Ces deux acceptions du concept sont facilement confondues. La confusion s'accroît par
l'intervention d'une troisième signification : celle du langage populaire. Quel que soit le contexte, le
mot évoque toujours en effet la lenteur, la lourdeur, la routine, la complication des procédures,
l'inadaptation des organisations ou des institutions aux besoins qu'elles devraient satisfaire et les
frustrations qu'éprouvent, de ce fait, leurs membres, leurs clients ou leurs assujettis. La charge
émotionnelle contenue dans l'acception vulgaire du terme n'a jamais pu être éliminée du débat
intellectuel, qui en reste profondément affecté. Aussi une définition vraiment neutre de la
bureaucratie n'a-t-elle encore pu s'imposer. On ne peut pas parler de la croissance des
bureaucraties comme d'une forme particulière d'institutions : on l'entend, toujours
émotionnellement, comme la croissance d'un mal.
De la rencontre et de la confusion de ces trois significations est sorti un des grands cauchemars
du monde moderne. Si l'on admet en effet que la montée des formes bureaucratiques est
inéluctable, qu'elles déterminent le développement d'un mode de gouvernement non
démocratique, qu'elles entraînent un nombre de plus en plus grand d'expériences déshumanisantes
comme celles contre lesquelles le public s'insurge instinctivement dans sa critique des
bureaucrates, on ne peut que prophétiser la fin de l'actuelle civilisation ou l'avènement d'une crise
salvatrice.
Aucun des liens de causalité impliqués dans cet enchaînement trop rigoureux ne peut toutefois
être démontré ; et l'apport des sciences sociales modernes aura consisté essentiellement à
débrouiller la trop sommaire logique qu'a entretenue cette confusion, et à commencer de répondre
à partir de meilleures connaissances empiriques aux questions très distinctes que le grand débat
soulève : la concentration des activités de production et d'administration dans de grandes
organisations est-elle inéluctable ? S'incarne-t-elle dans un seul modèle « bureaucratique », ou
plusieurs modèles différents sont-ils possibles ? Le modèle bureaucratique est-il vraiment le plus
efficace ? Y a-t-il un lien entre ces formes « bureaucratiques » et la « bureaucratie » que dénonce le
citoyen de base ? Y a-t-il un lien - et lequel - entre la concentration des organisations et l'évolution
du mode d'autorité politique ? Quelle est la liberté de l'homme dans le choix des diverses formes
d'organisation possibles ? Comment peut-on envisager l'évolution de ce point de vue ?
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