Michal Kozlowski – Les contre-pouvoirs de Foucault
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choses ne serait qu’une transformation superficielle1 »
Comment sortir de l’alternative ? La tradition en connaît plusieurs variantes. Comme celle
d’Aristote qui nous encourage à éviter les extrêmes pour chercher la voie dorée de la
modération. Mais l’alternative abolit la possibilité même de modération : les options ne se
négocient pas. Il existe la solution de Kant : mettre de coté les antinomies de la raison
pour ouvrir la voie de la rationalité pratique au-delà des antinomies. Mais comment peut-
on le faire s’il s’agit des antinomies pratiques elles-mêmes. La réponse de Kant semble
être insuffisante (voir chapitre 1). Il existe finalement la tentative de Hegel. L’alternative
transformée dans une contradiction dynamique est censée se dépasser elle-même dans le
mouvement d’Aufhebung. La réponse dialectique, vraie ou fausse, a un défaut principal -
elle ne nous libère pas de l’alternative. Nous sommes toujours obligés de choisir c’est
l’alternative qui s’annule d’elle-même. Il n’y donc pas de stratégie autonome de la
subjectivité mais plutôt c‘est la subjectivité qui est prise au piège de l’alternative.
Foucault doit beaucoup à ces démarches mais il n’en suit aucune. Il est vrai que le pouvoir
nous limite et nous contraint et pourtant c’est sa capacité à nous rendre libre devant le
choix qui semble être la plus maléfique. C’est là où se manifeste le lien étroit entre le
pouvoir et le discours. Le discours est loin d’être une structure close ou statique et
pourtant (ou justement pour cela) il exerce le pouvoir de la manière la plus efficace. Les
dichotomies du discours, ses oppositions internes constitutives, ses ruptures et ses lacunes
ne font pas qu’il soit privé d’efficacité et d’un certain degré d’intégrité. Voilà un lien
essentiel entre la conception du discours et la stratégie d’émancipation. Le pouvoir analysé
en abstraction de sa nature discursive limite le champ de la réflexion. A une telle analyse
échappe le caractère pluriel, multiple et ambigu du pouvoir. Et à la fois ce type d’analyse
tend à voir la paix et le consensus là où règne la guerre et la domination.
Pour autant le discours n’est pas un « signifiant vide » pour reprendre le terme clef
d’Ernesto Laclau. Il n’est pas constitué comme adversaire dans l’acte de la revendication
collective de la liberté, il précède chaque telle revendication, même s’il est impossible de
la penser dans un détachement des subjectivités qui y participent. Les choix qu’il impose
sont donc des choix réels. Pour les éviter il faut se placer dans le réel, il ne suffit pas de
les dénoncer comme faux. L’analyse du discours signifie précisément l’analyse de cette
capacité du pouvoir à nous investir des choix qui sont les siens. Bien que réelles, les
oppositions figées par le discours ne sont pas données une fois pour toute et surtout elles
ne sont pas satisfaisantes d’un point de vue politique. Il en suit que la bonne politique de
libération c’est celle qui est consciente du discours. Il est donc possible de lire Foucault à
travers ce projet de refus d’alternative imposée.
Foucault s’arrache à plusieurs « alternatives » qui clôturent au lieu d’ouvrir la voie de la
liberté. Certaines sont d’ordre strictement politique, d’autres sont théoriques et
philosophiques. En même temps, la distinction entre les premières et les deuxièmes n’est
jamais claire et nette. Servons-nous de quelques exemples les plus éminents : l’opposition
entre la révolution sexuelle et la pudeur victorienne, l’opposition entre le châtiment et le
système de peines humanitaires, l’opposition entre exclusion et assimilation, etc. Nous
pourrions creuser plusieurs oppositions de ce genre et nous allons le faire dans la présente
dissertation sans prétendre que notre liste soit exhaustive. A chaque fois il s’agit d’un
clivage réel et historique non d’un mensonge idéologique. La stratégie de dénonciation
n’implique pas la démonstration de la fausseté. Elle implique en revanche un jeu entre la
continuité et discontinuité qui renverse la perspective dans laquelle on a l’habitude de
1 « Est-il donc important de penser ? » (entretien avec Didier Eribon), Libération, n.15, 30-31 mai 1981, p.21, DEII
pp. 999-1000. Les citations de Dits et Ecrits de Michel Foucault renvoient à l’édition en deux volumes : Michel
Foucault, Dits et Ercits, Quarto Gallimard, 2001.