LES STADES DU DÉVELOPPEMENT AFFECTIF SELON PIAGET Collection Psycho-Logiques dirigée par Philippe Brenot et Alain Brun Sans exclusives ni frontières, les logiques président au fonctionnement psychique comme à la vie relationnelle. Toutes les pratiques, toutes les écoles ont leur place dans Psycho-Logiques. Dernières parutions Nathalie FRAISE, L'anorexie mentale et le jeûne mystique du Moyen Age. Faim, foi et pouvoir, 2000. Jean BOUISSON et Jean-Claude REINHARDT, Seuils, parcours, vieillissements, 2000. Serge NICOLAS, La mémoire humaine, Une perspective fonctionnaliste, 2000. Jean-Claude REINHARDT et Jean BOUISSON, Vieillissements, rites et routines,2001. Marie-Françoise BRUNET-LOURD lN, La vie, le désir et la mort. Approche psychanalytique du sida, 2001. Michel LANDRY, Manuel alphabétique du psychiatrisme, 2001. Eric AURlACOMBE, Les deuils infantiles, 2001. Viviane KOSTRUBIEC, La mémoire émergente: vers une approche dynamique de la mémorisation, 2001. Marie-Line FELONNEAU, Stéphanie BUSQUETS, Tags et graft, 2001. Constantin XYP AS LES STADES DU DÉVELOPPEMENT AFFECTIF SELON PIAGET L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y IK9 L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE Ouvrages du même auteur Éducation et valeurs. Anthropos, 1996. Approches plurielles, Paris, Jean Piaget, L'éducation morale à l'école. De l'éducation du citoyen à l'éducation internationale, Anthropos, 1997. Piaget et l'éducation, Paris, PUF, Pédagogues pédagogies, 1997. Ouvrage traduit en portugais. Un autre Piaget: penseur L'Harmattan, 2001. méconnu de l'éducation, et Paris, Je remercie très chaleureusement Roger Texier et Christian Jamet, mes collègues et amis, de m'avoir prodigué de judicieux conseils pour la préparation de ce livre. Je dédie ce livre au Bulletin de Psychologie pour avoir accompagné la naissance de la psychologie à la Sorbonne et pour avoir nourri, en publiant les cours des professeurs, des générations d'étudiants. @ L'Harmattan, 2001 ISBN: 2-7475-0648-7 La logique est une morale de la pensée, comme la morale est une logique de l'action. 1. Piaget, Le jugement moral chez l'enfant (1932) La vie affective, comme la vie intellectuelle, est adaptation continuelle, et les deux adaptations sont, non seulement parallèles, mais interdépendantes, puisque les sentiments expriment les intérêts et les valeurs des actions dont l'intelligence constitue la structure. J. Piaget, La formation du symbole chez l'enfant (1945) Mais, dira-t-on, en dépit de toute analogie, les sentiments moraux, pour normatifs qu'ils soient, demeurent moins universels, moins stables, moins coercitifs que les règles opératoires. Cette objection nous paraît sans poids. Si l'on peut trouver en effet quelque différence entre normes logiques et normes morales, cette différence serait de degré, non de nature. Au demeurant, nous la croyons plus faible qu'on ne l'imagine ordinairement: la pensée commune s'éloigne au moins autant des normes opératoires que la conduite commune s'éloigne des normes de la moralité. 1. Piaget, «Les relations entre l'intelligence et l'affectivité dans le développement de l'enfant». Cours donné à la Sorbonne pendant l'année 1953-1954 INTRODUCTION C'est en 1953-1954, alors professeur à la Sorbonne, que Piaget entreprit d'instruire ses étudiants sur les relations entre l'intelligence et l'affectivité. Quel magnifique sujet! La lecture de ce cours m'a laissé cependant à la fois perplexe et fasciné. Perplexe, car il est d'une lecture ardue, le cours étant quelque peu brouillon. Fasciné par son originalité et sa témérité. Piaget entraîne en effet son auditoire à travers les stades du développement affectif et moral de l'enfant! Et l'on assiste à l'apparition des premiers sourires et des premières émotions du nourrisson. On découvre des formes de plus en plus différenciées du contentement et de la déception. Puis, l'on voit se développer les sentiments semi-normatifs de sympathie et d'antipathie, de valorisation d'autrui et d'autovalorisation, les sentiments de supériorité et d'infériorité qui en découlent. Enfin, l'on voit apparaître la formation des sentiments moraux autonomes, la volonté, l'échelle des valeurs et, pour finir, la formation de la personnalité. Tout y est: l'intelligence, l'affectivité, la morale. Or, unifier les divers domaines de la psychologie est un projet aussi vieux que la discipline elle-même, mais qui, au vu de la multiplicité des théories et la fragmentation des savoirs, semble une gageure. Certes, les manuels de psychologie décrivent le développement de l'enfant à la fois sous l'angle de l'intelligence et sous celui de l'affectivité, mais il s'agit, à vrai dire, d'une présentation parallèle, d'une juxtaposition plus que d'une synthèse. Plus heureuses, car plus circonscrites, furent les quelques tentatives de comparer les thèses de Freud et de Piaget, de confronter leurs apports respectifs, d'en montrer les 7 complémentarités et les divergences 1. Certes, Piaget et Freud ne résument pas à eux seuls, loin s'en faut, toute la psychologie, mais, par l'ampleur de leur œuvre et l'étendue de leur notoriété personnelle, ils en constituent tout de même les figures emblématiques. Tous deux ont contribué, de manière complémentaire, à déchiffrer les mystères les plus intimes de l'homme. De façon complémentaire, certes, mais, croit-on, en se tournant le dos, comme les figures de proue et de poupe d'un vaisseau amiral. Et tandis que l'un, penché, sonde les profondeurs abyssales de l'affectivité, l'autre, dit-on, la tête levée, observe comment la pensée, d'abord toumoyante sur elle-même comme un goéland autour du navire, prend progressivement son envol, s'élève de plus en plus haut et vole de plus en plus loin, pour embrasser l'univers entier. Piaget auteur sur l'affectivité Or voici que l'image nette et claire du partage des champs tout d'un coup se brouille. Et l'on voit le fondateur de la psychologie génétique étudier l'affectivité. Quelle en est sa légitimité? Quelle est sa compétence en la matière? Avant de devenir le grand psychologue de l'intelligence que nous connaissons, Piaget s'est initié à la psychanalyse. Il suivit des cours d'Oskar Pfister et d'Eugen Bleule~ ; il lut les textes de Freud et la revue Imago (en allemand!); il commença une analyse didactique avec une disciple directe de Freud et analysa lui-même ses propres patients; en 1919, il fut l'un des premiers à faire connaître la psychanalyse en France; 1 Voir notamment Tran- Tong, Stades et concept de stade de développement de l'enfant dans la psychologie contemporaine, Paris, 1. Vrin, 1967, 1980. M. Sanner, Du concept au fantasme, PUF, 1983. 1.-M. Dolle, Au-delà de Freud et de Piaget: jalons pour de nouvelles perspectives en psychologie, Privat, 1987. C. Xypas et 1.-Y. Robin, Sigmund Freud et Jean Piaget, in C. Xypas, Éducation et valeurs, Anthropos, 1996, pp. 132-181. 2 Oskar Pfister (1873-1956). Eugen Bleuler (1857-1939). Pour de plus amples renseignements concernant les principaux auteurs cités dans ce livre, se référer au Repères biographiques situé en fin du présent ouvrage. 8 en 1922, il fit une conférence en présence de Freud3; enfin, il resta membre de la société suisse de psychanalyse de 1920 à 1965. Piaget a peu écrit sur l'affectivité, mais son intérêt s'inscrit dans la durée: il s'étend de 1919, lorsqu'à 23 ans il fait sa première conférence sur la psychanalyse en séance plénière de la Société Alfred Binet, à 1971, lorsqu'à 75 ans il prononce sa dernière conférence sur ce sujet, devant la Société américaine de psychanalyse. Nous avons trouvé huit textes traitant de l'affectivité: d'une part, quatre conférences sur la psychanalyse (1919, 1923, 1933, 1971); de l'autre, quatre textes portant sur le développement de l'affectivité (1940, 1953-1954, 1955 et 1966). Les écrits 1919. «La psychanalyse dans ses rapports avec la psychologie de l'enfant» est une conférence donnée à Paris, le 15 décembre 1919, à la demande du docteur Simon, alors président de la Société Alfred Binet. Le jeune naturaliste suisse se montre fin connaisseur de l'état de la psychanalyse, mais il annonce déjà à la fois ses réserves théoriques et son intérêt pour la « pédagogie morale ». 1923. «La pensée symbolique et la pensée de l'enfant », communication présentée au VIle congrès international de psychanalyse, tenu à Berlin en septembre 1922, en présence de Freud. 1933. «La psychanalyse et le développement intellectuel », rapport prononcé à Paris, le 18 décembre 1933, à la VIlle Conférence des psychanalystes de langue française. Il ne s'agit hélas! que d'un résumé, mais qui garde un certain intérêt, car Piaget exprime, en présence de psychanalystes, les points d'accord mais aussi les divergences entre sa théorie et celle de Freud. 3 Pour plus d'informations voir C. Xypas, Un autre Piaget: penseur méconnu de l'éducation, 2001. 9 1945. La formation du symbole chez l'enfant où Piaget critique et corrige Freud et présente sa version intégrative du développement humain. Il n'y a pas, selon lui, deux psychologies, l'une de l'affectivité, l'autre de l' intelligence, mais une seule, capable d'expliquer tout comportement. 1953-1954. Dans le cadre de ses cours à la Sorbonne, Piaget consacre l'année académique à l'étude des «Relations entre l'intelligence et l'affectivité dans le développement mental de l'enfant ». C'est dans ce texte qu'il pousse le plus loin sa réflexion sur l'affectivité, la socialisation, la volonté et la morale. Ce cours devant nous servir de fil conducteur, nous le présenterons séparément. 1955. De la logique de l'enfant à la logique de l'adolescent, écrit avec Barbel Inhelder, le chapitre conclusif « La pensée de l'adolescent », (pp. 297-312), est consacré, non plus à l'aspect intellectuel, mais aux dimensions affectives, sociales et morales spécifiques à l'adolescence. 1 966. La psychologie de l'enfant, un «Que sais-je? » écrit également avec B. Inhelder; les auteurs consacrent quatre chapitres à l'étude du développement affectif et moral: «L'aspect affectif des réactions sensori-motrices », (pp. 2025); «Les interactions sociales et affectives» pp. 89-95 et « Sentiments et jugements moraux» (pp. 96-100) à propos de la pensée concrète; «Les transformations affectives» (pp. 118-120), concernant la pré-adolescence et l'adolescence. 1971. « Inconscient affectif et inconscient cognitif» est une conférence prononcée devant la Société américaine de psychanalyse. Elle fut rééditée dans Problèmes de psychologie génétique, Paris, Denoël/Gontier, 1972, (pp. 36-53). Le présent ouvrage Les stades du développement affectif selon Piaget n'est pas un livre de plus sur les stades piagétiens. Il est original à plus d'un titre. D'abord, il s'appuie sur un matériel méconnu, des notes du cours que le maître dispensa à la Sorbonne en 19531954. Ensuite, il expose - pour la première fois - la théorie complète de Jean Piaget sur l'affectivité. Enfin, il essaie de 10 dégager l'apport personnel de Piaget du legs de ces prédécesseurs: Sigmund Freud, Alfred Binet et Wolfgang Kohler, bien sûr, mais aussi Édouard Claparède, William James, Pierre Janet et Kurt Lewin. Il ne se contente pas de présenter le développement génétique de l'affectivité et de la morale en parallèle avec les stades du développement de l'intelligence. Il répond aussi et c'est son principal intérêt - à la question de la genèse psychologique de la morale. Comment l'enfant qui, à la naissance, est muni d'un simple système instinctuel construitil progressivement des sentiments moraux, une échelle de valeurs et des idéaux? Piaget y apporte une réponse originale, radicalement différente de celle de Freud. Le plan du livre est le suivant. Le premier chapitre présente le fameux cours de 1953-1954 dont il est question dans ce livre. Le deuxième définit les principaux concepts et résume la relation entre l'intelligence et l'affectivité. Le troisième expose les stades du développement affectif (et moral) de l'enfant, en parallèle avec son développement intellectuel. Les chapitres 4 à 9 suivent le développement de l'enfant, stade après stade. Afin d'expliquer l'originalité de ses positions, Piaget résume, complète, voire critique, les théories de ses devanciers. Le chapitre 10 tient lieu de conclusion du cours, alors que les deux derniers chapitres en sont les prolongements. Le Il revisite le mythe du sujet épistémique, alors que le 12 trace l'évolution des stades dans l'œuvre du Maître. Enfin, le présent ouvrage est enrichi par des Repères biographiques présentant les principaux auteurs cités par Piaget. Il CHAPITRE 1 Le cours de Sorbonne (1953-1954) 1. PRESENTATION DU CONTEXTE Le cours sur les «Relations entre l'intelligence et l'affectivité dans le développement de l'enfant» est unique à plus d'un titre: unique au sens où il fut enseigné une seule année sans avoir de suite; unique aussi parce que Piaget présente autant les théories qu'il combat que celles dont il s'inspire; unique enfin par son enjeu... affectif. En effet, pour la première fois de sa vie, l'année précédente, Piaget avait été contesté par ses étudiants. « Le thème de ce cours a été suggéré par les discussions de l'année dernière. Certains, en effet, reprochaient à l'étude du développement intellectuel de verser dans l'intellectualisme ». C'est par ces mots que Piaget commence son cours annuel le 12 novembre 1953, devant les étudiants parisiens. D'entrée de jeu, il reconnaît donc avec franchise vouloir répondre à un reproche. Or, le reproche d'intellectualisme ne date pas vraiment de l'année précédente et, jusqu'alors, Piaget ne semblait pas lui accorder une grande importance. Pourquoi s'en émouvoir alors, au point de le reconnaître publiquement et vouloir lui consacrer le cours entier d'une année universitaire? Sous des dehors de débats académiques, la contestation était scientifique et idéologique, donc à la fois fondamentale et 13 pemicieuse4. La surprise de Piaget fut grande, d'autant plus qu'il fut toujours populaire auprès de ses étudiants suisses, à Neuchâtel, à Genève comme à Lausanne. Les étudiants appréciaient chez lui la vivacité d'esprit, la simplicité chaleureuse et 1'humour débonnaire; ils admiraient l'étendue de son savoir, l'originalité de sa démarche, l'aspect fondamental de ses découvertes, en un mot, son génie. Faisant l'admiration du vaste monde, Piaget était un peu leur héros, celui par qui la paisible petite Suisse existait sur le plan scientifique international. Dans sa longue carrière d'universitaire, il avait déjà enseigné diverses matières à la satisfaction générale: 1'histoire de la pensée scientifique et la philosophie des sciences pendant quatorze ans, la sociologie aux sociologues et aux économistes pendant quatorze années également, et, bien entendu, la psychologie expérimentale aux psychologues et la psychologie de l'enfant aux futurs maîtres d'école à l'Institut des sciences de l'éducation de Genève. Ses collègues ont parfois eu à se plaindre de lui, mais pas les étudiants auprès de qui sa popularité fut constante. Aussi son étonnement fut-il grand lorsqu'en 1952-1953 les Sorbonnards montrèrent de l'hostilité pendant qu'il leur enseignait «Le développement de l'intelligence chez l'enfant et chez l'adolescent », c'est-à-dire ce qui le rendit mondialement célèbre. Piaget à la Sorbonne En 1952, Piaget succède à Merleau-Ponty, nommé au Collège de France, comme professeur à la Faculté des lettres et des sciences humaines de la Sorbonne. Il y enseignera la psychologie de l'enfant, pendant onze ans, jusqu'à sa retraite, en 1963. 4 Piaget sera contesté à nouveau, à Genève même, dans les turbulences qui suivirent mai 68. Mais en 1953, il était à cent lieues de penser que pareille chose fût possible. En 1968, quelques étudiants excités avaient contesté son statut de patron et avaient voulu bravé l'institution qu'il représentait. Mais, à cette époque, quel grand patron de la Faculté ne fut-il pas contesté? 14 Lorsqu'il commence son enseignement, pendant l'année 1952-1953, Piaget est, à cinquante-six ans, au faîte de la reconnaissance scientifique. Il a à son actif une vingtaine de livres traduits dans plusieurs langues et plus de 120 articles. Il a déjà reçu deux doctorats honoris causa, l'un décerné en 1936 par Harvard, l'une des universités les plus prestigieuses au monde, l'autre en 1946, par la Sorbonne elle-même. Il est à ce moment, en matière de psychologie de l'intelligence, la référence obligée. Même les intellectuels parisiens si difficiles, si exigeants - l'avaient gratifié d'un honneur insigne en l'invitant - en 1942, en pleine occupation, - à donner une série de leçons au vénérable Collège de France. Ces leçons furent publiées depuis sous le titre La psychologie de l'intelligence (1947). Qui donc, en 1952-1953, a pu contester le maître incontestable de la psychologie de l'enfant? L'on aurait pu penser que les étudiants parisiens seraient, sinon admiratifs, du moins bien disposés à l'égard d'un psychologue d'une renommée scientifique mondiale... Tel ne fut pas exactement le cas, comme en témoigne le récit que Piaget lui-même nous fit, dans Sagesse et illusion de la philosophie, (1965) : «Ce fut, à part la joie que me causait cet honneur, un des plus grands étonnements de ma vie. Je ne parle pas de l'accueil charmant des étudiants dont quelques-uns se demandaient si ce Suisse saurait le français, ni de mes premières corrections de copies d'examen, car certains candidats, n'ayant pas remarqué que le professeur avait changé, expliquaient que Piaget n'a rien compris à rien, «comme l'a prouvé M. Merleau-Ponty» ; (j'ai, en effet, majoré ces notes-là). Je parle des raisons de cette nomination, car je n'ai jamais su si elles reposaient ou non sur un malentendu: j'ai, en effet, été reçu de la manière la plus amicale, et la plus émouvante pour moi, par mes nouveaux collègues de la section de Philosophie, comme si j'étais le type du psychologue-philosophe! » (p. 37). Ne nous laissons pas berner par l'emploi d'euphémismes et la légèreté du style; l'amusement n'est qu'apparent; il s'agit bien d'un «des plus grands étonnements de [sa] vie»! 15 L'accueil des étudiants, sinon hostile du moins circonspect, contrastait fort avec celui de ses collègues, qu'il qualifie d'amical et d'émouvant. Le contraste est si puissant que Piaget en vient à douter des raisons mêmes de son élection. À tort, bien sûr, car son élection ne reposait sur aucun malentendu; les respectables professeurs de la section de Philosophie savaient parfaitement qui il était. La contestation - car il s'agit bien de contestation - vint des étudiants qui n'ont pas admis qu'un psychologue, Piaget, succède à un philosophe, Merleau-Ponty; qu'un constructiviste remplace un existentialiste ; et, sur le plan politique, qu'un libéral prenne la suite d'un« compagnon de route ». Mais souvenons-nous surtout du climat intellectuel de l'après-guerre à Paris, dominé par l'existentialisme et la phénoménologie, la psychanalyse et le marxisme. . . Une succession difficile Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) n'était pas psychologue de vocation et, s'il choisit le terrain de la psychologie, ce n'est que pour mieux engager le débat phénoménologique. On lui doit notamment La structure du comportement, sa première thèse (1942), où il s'attaque aux fondements physiques et physiologiques du comportement humain, et La phénoménologie de la perception, sa seconde thèse (1945), où il critique les concepts classiques de la psychologie, à savoir sensation, association, mémoire, jugement, et évidemment, perception. Dans ses cours, Merleau-Ponty, excellent orateur et professeur très apprécié des étudiants, s'élevait contre «l' objectivisme chosiste et physicaliste» de la pensée scientifique naïve, et tout étudiant connaissait sa fameuse phrase: « la phénoménologie, c'est d'abord le désaveu de la science ». Piaget n'était certainement pas un « objectiviste chosiste et physicaliste », comme en témoignent ses principaux écrits où il combine une méthodologie psychologique rigoureuse avec une problématique épistémologique. Deux ans plus tôt, en 1950, n'avait-il pas publié une monumentale Introduction à l'épistémologie génétique, en trois tomes, où, en plus de mille 16 pages, il étudiait la pensée mathématique, physique, biologique, psychologique et sociologique? Non, décidément Piaget n'était pas un scientifique naïf. Voilà pour ses collègues de la Faculté, Gaston Bachelard en tête, dont on peut présumer qu'ils l'avaient élu en parfaite connaissance de cause. Mais les étudiants le savaient-ils? On peut se le demander, d'autant plus que la philosophie de Merleau-Ponty ne se situait pas seulement dans l'héritage d'Edmund Husserl, mais aussi dans celui de Martin Heidegger: avec Sartre, Merleau-Ponty était le principal représentant du courant existentialiste. Avec Simone de Beauvoir et Sartre5, il avait fondé la revue Les Temps modernes en 1945, qu'il quitta en 1951. À l'égard du Parti communiste, il avait adopté une attitude de « compréhension sans adhésion », jusqu'à sa rupture discrète en 1951. Une incompatibilité de valeurs Voilà le climat intellectuel: phénoménologique, existentialiste et marxiste, dans lequel baignaient les étudiants parisiens, avec, comme maîtres à penser, des hommes aussi séduisants et stimulants que Merleau-Ponty et Sartre... On peut donc croire Piaget, lorsqu'il les présente méfiants à son égard et les fait se demander «si ce Suisse saurait le français». Non seulement «ce Suisse» ne s'inscrivait pas dans la continuité de son prédécesseur, mais il représentait son antithèse et sa négation. Dans Sagesse et illusion de la philosophie (1965), il exprime certes son respect pour Husserl dont il appréciait le savoir mathématique, mais il se montre aussi très critique à l'égard de ses disciples. Concernant l'existentialisme, courant alors très populaire auprès des étudiants en philosophie, il va même jusqu'à écrire ceci: « J'éprouve personnellement une aversion de tout mon être à l'égard de l'existentialisme, qui brouille toutes les valeurs et 5 Edmund Husserl (1859-1938), Martin Heidegger (1889-4976), Jean-Paul Sartre (1905-1980), Simone de Beauvoir (1908-1986). 17 rabaisse l'homme en réduisant la liberté à l'arbitraire et la pensée à l'affirmation de soi» (p. 291). Une incompréhension due à la logistique Voilà pour l'amère-plan des valeurs. Qu'en était-il sur l'autre plan, celui de la recherche scientifique? Là aussi la position de Piaget était, auprès des étudiants, quelque peu fragilisée par son intérêt grandissant pour la logique moderne, notamment par deux ouvrages qui déconcertèrent plus d'un lecteur: - en 1949 son Traité de logique. Essai de logistique opératoire, ouvrage profondément innovant mais dont le titre, imposé par l'éditeur, ne correspondait aucunement au contenu, et qui lui valut de nombreuses critiques; - en 1952, son Essai sur les transformations des opérations logiques. Les 256 opérations ternaires de la logique bivalente des propositions. Ces ouvrages austères et techniques de logique mathématique déconcertèrent les psychologues, sans lui attirer l'adhésion des philosophes. Certes, le cercle de Vienne avec Rudolf Carnap et la première philosophie de Ludwig Wittgenstein, ainsi que la philosophie analytique anglaise, notamment avec Bertrand Russell et Alfred Whitehead6, se sont proposé d'unifier le savoir scientifique par la constitution d'un langage rigoureux, fondé sur la logique formelle, afin d'éliminer les concepts et les problèmes vides de sens. Mais il s'agissait là d'un courant spécifique aux cultures germanique et anglo-saxonne qui resta marginal en France. De plus, Piaget ne rentrait pas vraiment dans ce cadre-là: il se référait à la psychologie de l'intelligence, pas à la philosophie. 6 Sur Bertrand Russel (1872-1970), Alfred Whitehead (1881-1947), Rudolf Carnap (1881-1970), Ludwig Wittgenstein (1889-1951) et le cercle de Vienne voir les Repères biographiques en fin de volume. 18 Des controverses théoriques À ces incompréhensions dues à des facteurs idéologiques, il convient d'ajouter, sur un plan strictement psychologique, les critiques formulées par des psychologues bien connus. En cette même année 1952, Philippe Malrieu, ancien élève de Normale Supérieure, brillant agrégé de philosophie, publia, chez Vrin, sa thèse Les émotions et la personnalité de l'enfant, où il critiquait la position de Piaget concernant la relation entre la vie affective et le progrès intellectuel, l'accusant d'intellectualisme. On pense bien que les étudiants étaient au courant des controverses et des critiques, d'autant que le grand manuel de psychologie d'alors, référence de base pendant vingt ans et qui forma des générations d'étudiants, le Nouveau Traité de psychologie de Georges Dumas, critiquait, dès 1939, la théorie piagétienne sur le jugement moral chez l'enfant. On y lit, en effet, sous la plume du sociologue Georges Davy, auteur de plusieurs écrits sur la morale et le droit et Recteur de l'Académie de Rennes, un sous-chapitre intitulé: «Ce qu'il y a à rejeter et à retenir de la théorie de Piaget» (t. VI, pp. 229231) 7 ! Une autre source de contestation venait de la théorie concurrente d'Henri Wallon (1879-1962), principal psychologue généticien en France, fondateur du Groupe français d'Éducation nouvelle, président de la commission de réforme de l'enseignement qui, en 1945, aboutit au célèbre projet Langevin-Wallon. La contestation ne venait pas de Wallon lui-même, que des liens d'estime, voire d'amitié, unissaient à Piaget, mais de certains milieux très politisés, qui situaient le débat idéologique au-dessus de la recherche scientifique. Piaget et Wallon ont certes de nombreux points communs, notamment leur intérêt pour l'Éducation nouvelle et l'approche génétique en psychologie de l'enfant, mais ils se séparent au niveau du militantisme: Piaget voulait changer la 7 Sur Philippe Malrieu (1913-), Georges Dumas (1866-1946) et Georges Davy (1885-1976), voir Repères biographiques. 19 société en encourageant les États à changer leur École: il milita pendant trois décennies comme directeur du Bureau international de l'Éducation, puis comme sous-directeur général de l'Unesco (cf. C. Xypas, 1997). Wallon aussi voulait changer le monde, mais il choisit une voie différente: il voulut changer de société. Aussi adhéra-t-il à la SFIOen 1931, au parti communiste en 1942, et fut élu député communiste de 1945 à 1946. Piaget prônait le changement par des réformes successives, le changement dans la continuité; Wallon préconisait le changement révolutionnaire, la réforme brusque. Cette divergence idéologique se retrouve - faut-il s'en étonner - dans leurs conceptions des stades de l'évolution de l'enfant: le directeur du BlE souligne leur continuité et le processus d'équilibration, alors que le député français insiste sur le remaniement brusque, la discontinuité et le conflit. Mais, sur l'essentiel, les deux grands psychologues de l'enfance sont d'accord et Maurice ReucWin, dans son Histoire de la psychologie, conclut que c'est la prise de position de Wallon pour le matérialisme dialectique qui le sépare fondamentalement de Piaget (pup, 1957, pp. 96-97). C'est à une conclusion comparable qu'arrive Tran-Tong au terme d'une longue et minutieuse comparaison: il établit la parenté entre Hegel et Piaget, par l'intermédiaire de Baldwin, qu'il oppose à la parenté de Wallon avec Marx (p. 366)8. Ce type de considérations qui ennuie profondément l'étudiant d'aujourd'hui passionnait, ô combien, les étudiants très politisés d'alors. Le contentieux avec la psychanalyse, en revanche, est d'un tout autre ordre. Piaget avait une culture psychanalytique réelle et consistante: il fut initié pendant l'hiver 1918-1919 à Zurich par Oskar Pfister, où il lut des textes de Freud et la revue Imago en allemand; il avait commencé une analyse 8 Voir le chapitre sur les «Théories de l'explication dans l'élaboration des stades », pp. 337-367, in Tran-Tong, Stades et concept de stade de développement de l'enfant dans la psychologie contemporaine, (1967, 1980). 20