LES STADES DU DÉVELOPPEMENT AFFECTIF SELON PIAGET

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LES STADES
DU DÉVELOPPEMENT AFFECTIF
SELON PIAGET
Collection Psycho-Logiques
dirigée par Philippe Brenot et Alain Brun
Sans exclusives ni frontières, les logiques président au fonctionnement
psychique comme à la vie relationnelle. Toutes les pratiques, toutes les
écoles ont leur place dans Psycho-Logiques.
Dernières parutions
Nathalie FRAISE, L'anorexie mentale et le jeûne mystique du Moyen
Age. Faim, foi et pouvoir, 2000.
Jean BOUISSON et Jean-Claude REINHARDT, Seuils, parcours,
vieillissements, 2000.
Serge NICOLAS, La mémoire humaine, Une perspective fonctionnaliste,
2000.
Jean-Claude REINHARDT et Jean BOUISSON, Vieillissements, rites et
routines,2001.
Marie-Françoise BRUNET-LOURD lN, La vie, le désir et la mort.
Approche psychanalytique du sida, 2001.
Michel LANDRY, Manuel alphabétique du psychiatrisme, 2001.
Eric AURlACOMBE, Les deuils infantiles, 2001.
Viviane KOSTRUBIEC, La mémoire émergente: vers une approche
dynamique de la mémorisation, 2001.
Marie-Line FELONNEAU, Stéphanie BUSQUETS, Tags et graft, 2001.
Constantin XYP AS
LES STADES
DU DÉVELOPPEMENT AFFECTIF
SELON PIAGET
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Ouvrages du même auteur
Éducation et valeurs.
Anthropos, 1996.
Approches
plurielles,
Paris,
Jean Piaget, L'éducation morale à l'école. De l'éducation
du citoyen à l'éducation internationale, Anthropos, 1997.
Piaget et l'éducation, Paris, PUF, Pédagogues
pédagogies, 1997. Ouvrage traduit en portugais.
Un autre Piaget: penseur
L'Harmattan, 2001.
méconnu de l'éducation,
et
Paris,
Je remercie très chaleureusement Roger Texier et Christian
Jamet, mes collègues et amis, de m'avoir prodigué de
judicieux conseils pour la préparation de ce livre.
Je dédie ce livre au Bulletin de Psychologie pour avoir
accompagné la naissance de la psychologie à la Sorbonne et
pour avoir nourri, en publiant les cours des professeurs, des
générations d'étudiants.
@ L'Harmattan, 2001
ISBN: 2-7475-0648-7
La logique est une morale de la pensée, comme la
morale est une logique de l'action.
1. Piaget, Le jugement moral chez l'enfant (1932)
La vie affective, comme la vie intellectuelle, est
adaptation continuelle, et les deux adaptations sont,
non seulement parallèles, mais interdépendantes,
puisque les sentiments expriment les intérêts et les
valeurs des actions dont l'intelligence constitue la
structure.
J. Piaget, La formation du symbole chez l'enfant (1945)
Mais, dira-t-on, en dépit de toute analogie, les
sentiments moraux, pour normatifs qu'ils soient,
demeurent moins universels, moins stables, moins
coercitifs que les règles opératoires. Cette objection
nous paraît sans poids. Si l'on peut trouver en effet
quelque différence entre normes logiques et normes
morales, cette différence serait de degré, non de
nature. Au demeurant, nous la croyons plus faible
qu'on ne l'imagine ordinairement: la pensée
commune s'éloigne au moins autant des normes
opératoires que la conduite commune s'éloigne des
normes de la moralité.
1. Piaget, «Les relations entre l'intelligence et l'affectivité
dans le développement de l'enfant». Cours donné à la
Sorbonne pendant l'année 1953-1954
INTRODUCTION
C'est en 1953-1954, alors professeur à la Sorbonne, que
Piaget entreprit d'instruire ses étudiants sur les relations entre
l'intelligence et l'affectivité. Quel magnifique sujet! La
lecture de ce cours m'a laissé cependant à la fois perplexe et
fasciné. Perplexe, car il est d'une lecture ardue, le cours étant
quelque peu brouillon. Fasciné par son originalité et sa
témérité. Piaget entraîne en effet son auditoire à travers les
stades du développement affectif et moral de l'enfant! Et l'on
assiste à l'apparition des premiers sourires et des premières
émotions du nourrisson. On découvre des formes de plus en
plus différenciées du contentement et de la déception. Puis,
l'on voit se développer les sentiments semi-normatifs de
sympathie et d'antipathie, de valorisation d'autrui et d'autovalorisation, les sentiments de supériorité et d'infériorité qui
en découlent. Enfin, l'on voit apparaître la formation des
sentiments moraux autonomes, la volonté, l'échelle des
valeurs et, pour finir, la formation de la personnalité. Tout y
est: l'intelligence, l'affectivité, la morale.
Or, unifier les divers domaines de la psychologie est un
projet aussi vieux que la discipline elle-même, mais qui, au vu
de la multiplicité des théories et la fragmentation des savoirs,
semble une gageure. Certes, les manuels de psychologie
décrivent le développement de l'enfant à la fois sous l'angle
de l'intelligence et sous celui de l'affectivité, mais il s'agit, à
vrai dire, d'une présentation parallèle, d'une juxtaposition plus
que d'une synthèse.
Plus heureuses, car plus circonscrites, furent les quelques
tentatives de comparer les thèses de Freud et de Piaget, de
confronter leurs apports respectifs, d'en montrer les
7
complémentarités et les divergences 1. Certes, Piaget et Freud
ne résument pas à eux seuls, loin s'en faut, toute la
psychologie, mais, par l'ampleur de leur œuvre et l'étendue de
leur notoriété personnelle, ils en constituent tout de même les
figures emblématiques. Tous deux ont contribué, de manière
complémentaire, à déchiffrer les mystères les plus intimes de
l'homme. De façon complémentaire, certes, mais, croit-on, en
se tournant le dos, comme les figures de proue et de poupe
d'un vaisseau amiral. Et tandis que l'un, penché, sonde les
profondeurs abyssales de l'affectivité, l'autre, dit-on, la tête
levée, observe comment la pensée, d'abord toumoyante sur
elle-même comme un goéland autour du navire, prend
progressivement son envol, s'élève de plus en plus haut et vole
de plus en plus loin, pour embrasser l'univers entier.
Piaget auteur sur l'affectivité
Or voici que l'image nette et claire du partage des champs
tout d'un coup se brouille. Et l'on voit le fondateur de la
psychologie génétique étudier l'affectivité. Quelle en est sa
légitimité? Quelle est sa compétence en la matière?
Avant de devenir le grand psychologue de l'intelligence
que nous connaissons, Piaget s'est initié à la psychanalyse. Il
suivit des cours d'Oskar Pfister et d'Eugen Bleule~ ; il lut les
textes de Freud et la revue Imago (en allemand!); il
commença une analyse didactique avec une disciple directe de
Freud et analysa lui-même ses propres patients; en 1919, il fut
l'un des premiers à faire connaître la psychanalyse en France;
1 Voir notamment Tran- Tong, Stades et concept de stade de développement
de l'enfant dans la psychologie contemporaine, Paris, 1. Vrin, 1967, 1980.
M. Sanner, Du concept au fantasme, PUF, 1983. 1.-M. Dolle, Au-delà de
Freud et de Piaget: jalons pour de nouvelles perspectives en psychologie,
Privat, 1987. C. Xypas et 1.-Y. Robin, Sigmund Freud et Jean Piaget, in C.
Xypas, Éducation et valeurs, Anthropos, 1996, pp. 132-181.
2 Oskar Pfister (1873-1956). Eugen Bleuler (1857-1939). Pour de plus
amples renseignements concernant les principaux auteurs cités dans ce livre,
se référer au Repères biographiques situé en fin du présent ouvrage.
8
en 1922, il fit une conférence en présence de Freud3; enfin, il
resta membre de la société suisse de psychanalyse de 1920 à
1965.
Piaget a peu écrit sur l'affectivité, mais son intérêt s'inscrit
dans la durée: il s'étend de 1919, lorsqu'à 23 ans il fait sa
première conférence sur la psychanalyse en séance plénière de
la Société Alfred Binet, à 1971, lorsqu'à 75 ans il prononce sa
dernière conférence sur ce sujet, devant la Société américaine
de psychanalyse. Nous avons trouvé huit textes traitant de
l'affectivité:
d'une part, quatre conférences sur la
psychanalyse (1919, 1923, 1933, 1971); de l'autre, quatre
textes portant sur le développement de l'affectivité (1940,
1953-1954, 1955 et 1966).
Les écrits
1919. «La psychanalyse dans ses rapports avec la
psychologie de l'enfant» est une conférence donnée à Paris, le
15 décembre 1919, à la demande du docteur Simon, alors
président de la Société Alfred Binet. Le jeune naturaliste
suisse se montre fin connaisseur de l'état de la psychanalyse,
mais il annonce déjà à la fois ses réserves théoriques et son
intérêt pour la « pédagogie morale ».
1923. «La pensée symbolique et la pensée de l'enfant »,
communication présentée au VIle congrès international de
psychanalyse, tenu à Berlin en septembre 1922, en présence de
Freud.
1933. «La psychanalyse et le développement intellectuel »,
rapport prononcé à Paris, le 18 décembre 1933, à la VIlle
Conférence des psychanalystes de langue française. Il ne s'agit
hélas! que d'un résumé, mais qui garde un certain intérêt, car
Piaget exprime, en présence de psychanalystes, les points
d'accord mais aussi les divergences entre sa théorie et celle de
Freud.
3 Pour plus d'informations voir C. Xypas, Un autre Piaget: penseur
méconnu de l'éducation, 2001.
9
1945. La formation du symbole chez l'enfant où Piaget
critique et corrige Freud et présente sa version intégrative du
développement humain. Il n'y a pas, selon lui, deux
psychologies, l'une de l'affectivité, l'autre de l' intelligence,
mais une seule, capable d'expliquer tout comportement.
1953-1954. Dans le cadre de ses cours à la Sorbonne,
Piaget consacre l'année académique à l'étude des «Relations
entre l'intelligence et l'affectivité dans le développement
mental de l'enfant ». C'est dans ce texte qu'il pousse le plus
loin sa réflexion sur l'affectivité, la socialisation, la volonté et
la morale. Ce cours devant nous servir de fil conducteur, nous
le présenterons séparément.
1955. De la logique de l'enfant à la logique de
l'adolescent, écrit avec Barbel Inhelder, le chapitre conclusif
« La pensée de l'adolescent », (pp. 297-312), est consacré, non
plus à l'aspect intellectuel, mais aux dimensions affectives,
sociales et morales spécifiques à l'adolescence.
1 966. La psychologie de l'enfant, un «Que sais-je? » écrit
également avec B. Inhelder; les auteurs consacrent quatre
chapitres à l'étude du développement affectif et moral:
«L'aspect affectif des réactions sensori-motrices », (pp. 2025); «Les interactions sociales et affectives» pp. 89-95 et
« Sentiments et jugements moraux» (pp. 96-100) à propos de
la pensée concrète; «Les transformations affectives» (pp.
118-120), concernant la pré-adolescence et l'adolescence.
1971. « Inconscient affectif et inconscient cognitif» est une
conférence prononcée devant la Société américaine de
psychanalyse. Elle fut rééditée dans Problèmes de psychologie
génétique, Paris, Denoël/Gontier, 1972, (pp. 36-53).
Le présent ouvrage
Les stades du développement affectif selon Piaget n'est pas
un livre de plus sur les stades piagétiens. Il est original à plus
d'un titre. D'abord, il s'appuie sur un matériel méconnu, des
notes du cours que le maître dispensa à la Sorbonne en 19531954. Ensuite, il expose - pour la première fois - la théorie
complète de Jean Piaget sur l'affectivité. Enfin, il essaie de
10
dégager l'apport personnel de Piaget du legs de ces
prédécesseurs: Sigmund Freud, Alfred Binet et Wolfgang
Kohler, bien sûr, mais aussi Édouard Claparède, William
James, Pierre Janet et Kurt Lewin.
Il ne se contente pas de présenter le développement
génétique de l'affectivité et de la morale en parallèle avec les
stades du développement de l'intelligence. Il répond aussi et c'est son principal intérêt - à la question de la genèse
psychologique de la morale. Comment l'enfant qui, à la
naissance, est muni d'un simple système instinctuel construitil progressivement des sentiments moraux, une échelle de
valeurs et des idéaux? Piaget y apporte une réponse originale,
radicalement différente de celle de Freud.
Le plan du livre est le suivant. Le premier chapitre présente
le fameux cours de 1953-1954 dont il est question dans ce
livre. Le deuxième définit les principaux concepts et résume la
relation entre l'intelligence et l'affectivité. Le troisième
expose les stades du développement affectif (et moral) de
l'enfant, en parallèle avec son développement intellectuel. Les
chapitres 4 à 9 suivent le développement de l'enfant, stade
après stade. Afin d'expliquer l'originalité de ses positions,
Piaget résume, complète, voire critique, les théories de ses
devanciers. Le chapitre 10 tient lieu de conclusion du cours,
alors que les deux derniers chapitres en sont les
prolongements. Le Il revisite le mythe du sujet épistémique,
alors que le 12 trace l'évolution des stades dans l'œuvre du
Maître. Enfin, le présent ouvrage est enrichi par des Repères
biographiques présentant les principaux auteurs cités par
Piaget.
Il
CHAPITRE
1
Le cours de Sorbonne (1953-1954)
1. PRESENTATION DU CONTEXTE
Le cours sur les «Relations entre l'intelligence et
l'affectivité dans le développement de l'enfant» est unique à
plus d'un titre: unique au sens où il fut enseigné une seule
année sans avoir de suite; unique aussi parce que Piaget
présente autant les théories qu'il combat que celles dont il
s'inspire; unique enfin par son enjeu... affectif. En effet, pour
la première fois de sa vie, l'année précédente, Piaget avait été
contesté par ses étudiants.
« Le thème de ce cours a été suggéré par les discussions de
l'année dernière. Certains, en effet, reprochaient à l'étude du
développement intellectuel de verser dans l'intellectualisme ».
C'est par ces mots que Piaget commence son cours annuel le
12 novembre 1953, devant les étudiants parisiens. D'entrée de
jeu, il reconnaît donc avec franchise vouloir répondre à un
reproche. Or, le reproche d'intellectualisme ne date pas
vraiment de l'année précédente et, jusqu'alors, Piaget ne
semblait pas lui accorder une grande importance. Pourquoi
s'en émouvoir alors, au point de le reconnaître publiquement
et vouloir lui consacrer le cours entier d'une année
universitaire?
Sous des dehors de débats académiques, la contestation
était scientifique et idéologique, donc à la fois fondamentale et
13
pemicieuse4. La surprise de Piaget fut grande, d'autant plus
qu'il fut toujours populaire auprès de ses étudiants suisses, à
Neuchâtel, à Genève comme à Lausanne. Les étudiants
appréciaient chez lui la vivacité d'esprit, la simplicité
chaleureuse et 1'humour débonnaire; ils admiraient l'étendue
de son savoir, l'originalité de sa démarche, l'aspect
fondamental de ses découvertes, en un mot, son génie. Faisant
l'admiration du vaste monde, Piaget était un peu leur héros,
celui par qui la paisible petite Suisse existait sur le plan
scientifique international. Dans sa longue carrière d'universitaire, il avait déjà enseigné diverses matières à la
satisfaction générale: 1'histoire de la pensée scientifique et la
philosophie des sciences pendant quatorze ans, la sociologie
aux sociologues et aux économistes pendant quatorze années
également, et, bien entendu, la psychologie expérimentale aux
psychologues et la psychologie de l'enfant aux futurs maîtres
d'école à l'Institut des sciences de l'éducation de Genève. Ses
collègues ont parfois eu à se plaindre de lui, mais pas les
étudiants auprès de qui sa popularité fut constante. Aussi son
étonnement fut-il grand lorsqu'en 1952-1953 les Sorbonnards
montrèrent de l'hostilité pendant qu'il leur enseignait «Le
développement de l'intelligence chez l'enfant et chez
l'adolescent », c'est-à-dire ce qui le rendit mondialement
célèbre.
Piaget à la Sorbonne
En 1952, Piaget succède à Merleau-Ponty, nommé au
Collège de France, comme professeur à la Faculté des lettres et
des sciences humaines de la Sorbonne. Il y enseignera la
psychologie de l'enfant, pendant onze ans, jusqu'à sa retraite,
en 1963.
4 Piaget sera contesté à nouveau, à Genève même, dans les turbulences qui
suivirent mai 68. Mais en 1953, il était à cent lieues de penser que pareille
chose fût possible. En 1968, quelques étudiants excités avaient contesté son
statut de patron et avaient voulu bravé l'institution qu'il représentait. Mais, à
cette époque, quel grand patron de la Faculté ne fut-il pas contesté?
14
Lorsqu'il commence son enseignement, pendant l'année
1952-1953, Piaget est, à cinquante-six ans, au faîte de la
reconnaissance scientifique. Il a à son actif une vingtaine de
livres traduits dans plusieurs langues et plus de 120 articles. Il
a déjà reçu deux doctorats honoris causa, l'un décerné en 1936
par Harvard, l'une des universités les plus prestigieuses au
monde, l'autre en 1946, par la Sorbonne elle-même. Il est à ce
moment, en matière de psychologie de l'intelligence, la
référence obligée. Même les intellectuels parisiens si
difficiles, si exigeants - l'avaient gratifié d'un honneur
insigne en l'invitant - en 1942, en pleine occupation, - à
donner une série de leçons au vénérable Collège de France.
Ces leçons furent publiées depuis sous le titre La psychologie
de l'intelligence (1947).
Qui donc, en 1952-1953, a pu contester le maître
incontestable de la psychologie de l'enfant? L'on aurait pu
penser que les étudiants parisiens seraient, sinon admiratifs, du
moins bien disposés à l'égard d'un psychologue d'une
renommée scientifique mondiale... Tel ne fut pas exactement
le cas, comme en témoigne le récit que Piaget lui-même nous
fit, dans Sagesse et illusion de la philosophie, (1965) : «Ce
fut, à part la joie que me causait cet honneur, un des plus
grands étonnements de ma vie. Je ne parle pas de l'accueil
charmant des étudiants dont quelques-uns se demandaient si ce
Suisse saurait le français, ni de mes premières corrections de
copies d'examen, car certains candidats, n'ayant pas remarqué
que le professeur avait changé, expliquaient que Piaget n'a
rien compris à rien, «comme l'a prouvé M. Merleau-Ponty» ;
(j'ai, en effet, majoré ces notes-là). Je parle des raisons de
cette nomination, car je n'ai jamais su si elles reposaient ou
non sur un malentendu: j'ai, en effet, été reçu de la manière la
plus amicale, et la plus émouvante pour moi, par mes
nouveaux collègues de la section de Philosophie, comme si
j'étais le type du psychologue-philosophe! » (p. 37).
Ne nous laissons pas berner par l'emploi d'euphémismes et
la légèreté du style; l'amusement n'est qu'apparent; il s'agit
bien d'un «des plus grands étonnements de [sa] vie»!
15
L'accueil des étudiants, sinon hostile du moins circonspect,
contrastait fort avec celui de ses collègues, qu'il qualifie
d'amical et d'émouvant. Le contraste est si puissant que Piaget
en vient à douter des raisons mêmes de son élection. À tort,
bien sûr, car son élection ne reposait sur aucun malentendu;
les respectables professeurs de la section de Philosophie
savaient parfaitement qui il était. La contestation - car il
s'agit bien de contestation - vint des étudiants qui n'ont pas
admis qu'un psychologue, Piaget, succède à un philosophe,
Merleau-Ponty; qu'un constructiviste remplace un existentialiste ; et, sur le plan politique, qu'un libéral prenne la suite
d'un« compagnon de route ».
Mais souvenons-nous surtout du climat intellectuel de
l'après-guerre à Paris, dominé par l'existentialisme et la
phénoménologie, la psychanalyse et le marxisme. . .
Une succession difficile
Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) n'était pas psychologue de vocation et, s'il choisit le terrain de la psychologie, ce
n'est que pour mieux engager le débat phénoménologique. On
lui doit notamment La structure du comportement, sa première
thèse (1942), où il s'attaque aux fondements physiques et
physiologiques du comportement humain, et La phénoménologie de la perception, sa seconde thèse (1945), où il critique
les concepts classiques de la psychologie, à savoir sensation,
association, mémoire, jugement, et évidemment, perception.
Dans ses cours, Merleau-Ponty, excellent orateur et professeur
très apprécié des étudiants, s'élevait contre «l' objectivisme
chosiste et physicaliste» de la pensée scientifique naïve, et
tout étudiant connaissait sa fameuse phrase:
« la
phénoménologie, c'est d'abord le désaveu de la science ».
Piaget n'était certainement pas un « objectiviste chosiste et
physicaliste », comme en témoignent ses principaux écrits où
il combine une méthodologie psychologique rigoureuse avec
une problématique épistémologique. Deux ans plus tôt, en
1950, n'avait-il pas publié une monumentale Introduction à
l'épistémologie génétique, en trois tomes, où, en plus de mille
16
pages, il étudiait la pensée mathématique, physique,
biologique, psychologique et sociologique? Non, décidément
Piaget n'était pas un scientifique naïf. Voilà pour ses collègues
de la Faculté, Gaston Bachelard en tête, dont on peut présumer
qu'ils l'avaient élu en parfaite connaissance de cause.
Mais les étudiants le savaient-ils? On peut se le demander,
d'autant plus que la philosophie de Merleau-Ponty ne se situait
pas seulement dans l'héritage d'Edmund Husserl, mais aussi
dans celui de Martin Heidegger: avec Sartre, Merleau-Ponty
était le principal représentant du courant existentialiste. Avec
Simone de Beauvoir et Sartre5, il avait fondé la revue Les
Temps modernes en 1945, qu'il quitta en 1951. À l'égard du
Parti communiste, il avait adopté une attitude de
« compréhension sans adhésion », jusqu'à sa rupture discrète
en 1951.
Une incompatibilité de valeurs
Voilà le climat intellectuel: phénoménologique, existentialiste et marxiste, dans lequel baignaient les étudiants
parisiens, avec, comme maîtres à penser, des hommes aussi
séduisants et stimulants que Merleau-Ponty et Sartre... On
peut donc croire Piaget, lorsqu'il les présente méfiants à son
égard et les fait se demander «si ce Suisse saurait le
français». Non seulement «ce Suisse» ne s'inscrivait pas
dans la continuité de son prédécesseur, mais il représentait son
antithèse et sa négation. Dans Sagesse et illusion de la
philosophie (1965), il exprime certes son respect pour Husserl
dont il appréciait le savoir mathématique, mais il se montre
aussi très critique à l'égard de ses disciples. Concernant
l'existentialisme, courant alors très populaire auprès des
étudiants en philosophie, il va même jusqu'à écrire ceci:
« J'éprouve personnellement une aversion de tout mon être à
l'égard de l'existentialisme, qui brouille toutes les valeurs et
5 Edmund Husserl (1859-1938), Martin Heidegger (1889-4976), Jean-Paul
Sartre (1905-1980), Simone de Beauvoir (1908-1986).
17
rabaisse l'homme en réduisant la liberté à l'arbitraire et la
pensée à l'affirmation de soi» (p. 291).
Une incompréhension due à la logistique
Voilà pour l'amère-plan des valeurs. Qu'en était-il sur
l'autre plan, celui de la recherche scientifique? Là aussi la
position de Piaget était, auprès des étudiants, quelque peu
fragilisée par son intérêt grandissant pour la logique moderne,
notamment par deux ouvrages qui déconcertèrent plus d'un
lecteur:
- en 1949 son Traité de logique. Essai de logistique
opératoire, ouvrage profondément innovant mais dont le
titre, imposé par l'éditeur, ne correspondait aucunement au
contenu, et qui lui valut de nombreuses critiques;
- en 1952, son Essai sur les transformations des opérations
logiques. Les 256 opérations ternaires de la logique
bivalente des propositions.
Ces ouvrages austères et techniques de logique mathématique déconcertèrent les psychologues, sans lui attirer
l'adhésion des philosophes. Certes, le cercle de Vienne avec
Rudolf Carnap et la première philosophie de Ludwig
Wittgenstein, ainsi que la philosophie analytique anglaise,
notamment avec Bertrand Russell et Alfred Whitehead6, se
sont proposé d'unifier le savoir scientifique par la constitution
d'un langage rigoureux, fondé sur la logique formelle, afin
d'éliminer les concepts et les problèmes vides de sens. Mais il
s'agissait là d'un courant spécifique aux cultures germanique
et anglo-saxonne qui resta marginal en France. De plus, Piaget
ne rentrait pas vraiment dans ce cadre-là: il se référait à la
psychologie de l'intelligence, pas à la philosophie.
6 Sur Bertrand Russel (1872-1970), Alfred Whitehead (1881-1947), Rudolf
Carnap (1881-1970), Ludwig Wittgenstein (1889-1951) et le cercle de
Vienne voir les Repères biographiques en fin de volume.
18
Des controverses théoriques
À ces incompréhensions dues à des facteurs idéologiques,
il convient d'ajouter, sur un plan strictement psychologique,
les critiques formulées par des psychologues bien connus. En
cette même année 1952, Philippe Malrieu, ancien élève de
Normale Supérieure, brillant agrégé de philosophie, publia,
chez Vrin, sa thèse Les émotions et la personnalité de l'enfant,
où il critiquait la position de Piaget concernant la relation entre
la vie affective et le progrès intellectuel, l'accusant
d'intellectualisme.
On pense bien que les étudiants étaient au courant des
controverses et des critiques, d'autant que le grand manuel de
psychologie d'alors, référence de base pendant vingt ans et qui
forma des générations d'étudiants, le Nouveau Traité de
psychologie de Georges Dumas, critiquait, dès 1939, la théorie
piagétienne sur le jugement moral chez l'enfant. On y lit, en
effet, sous la plume du sociologue Georges Davy, auteur de
plusieurs écrits sur la morale et le droit et Recteur de
l'Académie de Rennes, un sous-chapitre intitulé: «Ce qu'il y
a à rejeter et à retenir de la théorie de Piaget» (t. VI, pp. 229231) 7 !
Une autre source de contestation venait de la théorie
concurrente
d'Henri
Wallon
(1879-1962),
principal
psychologue généticien en France, fondateur du Groupe
français d'Éducation nouvelle, président de la commission de
réforme de l'enseignement qui, en 1945, aboutit au célèbre
projet Langevin-Wallon. La contestation ne venait pas de
Wallon lui-même, que des liens d'estime, voire d'amitié,
unissaient à Piaget, mais de certains milieux très politisés, qui
situaient le débat idéologique au-dessus de la recherche
scientifique. Piaget et Wallon ont certes de nombreux points
communs, notamment leur intérêt pour l'Éducation nouvelle et
l'approche génétique en psychologie de l'enfant, mais ils se
séparent au niveau du militantisme: Piaget voulait changer la
7 Sur Philippe Malrieu (1913-), Georges Dumas (1866-1946) et Georges
Davy (1885-1976), voir Repères biographiques.
19
société en encourageant les États à changer leur École: il
milita pendant trois décennies comme directeur du Bureau
international de l'Éducation, puis comme sous-directeur
général de l'Unesco (cf. C. Xypas, 1997). Wallon aussi voulait
changer le monde, mais il choisit une voie différente: il voulut
changer de société. Aussi adhéra-t-il à la SFIOen 1931, au parti
communiste en 1942, et fut élu député communiste de 1945 à
1946. Piaget prônait le changement par des réformes
successives, le changement dans la continuité; Wallon
préconisait le changement révolutionnaire, la réforme brusque.
Cette divergence idéologique se retrouve - faut-il s'en
étonner - dans leurs conceptions des stades de l'évolution de
l'enfant: le directeur du BlE souligne leur continuité et le
processus d'équilibration, alors que le député français insiste
sur le remaniement brusque, la discontinuité et le conflit.
Mais, sur l'essentiel, les deux grands psychologues de
l'enfance sont d'accord et Maurice ReucWin, dans son
Histoire de la psychologie, conclut que c'est la prise de
position de Wallon pour le matérialisme dialectique qui le
sépare fondamentalement de Piaget (pup, 1957, pp. 96-97).
C'est à une conclusion comparable qu'arrive Tran-Tong au
terme d'une longue et minutieuse comparaison: il établit la
parenté entre Hegel et Piaget, par l'intermédiaire de Baldwin,
qu'il oppose à la parenté de Wallon avec Marx (p. 366)8. Ce
type de considérations qui ennuie profondément l'étudiant
d'aujourd'hui passionnait, ô combien, les étudiants très
politisés d'alors.
Le contentieux avec la psychanalyse, en revanche, est d'un
tout autre ordre. Piaget avait une culture psychanalytique
réelle et consistante: il fut initié pendant l'hiver 1918-1919 à
Zurich par Oskar Pfister, où il lut des textes de Freud et la
revue Imago en allemand; il avait commencé une analyse
8 Voir le chapitre sur les «Théories de l'explication dans l'élaboration des
stades », pp. 337-367, in Tran-Tong, Stades et concept de stade de
développement de l'enfant dans la psychologie contemporaine, (1967,
1980).
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