Chapitre 1
Dénombrer et sommer
Compter des objets et faire des additions, voilà bien les deux activités les plus élé-
mentaires à la base des mathématiques. Et pourtant à y regarder de plus près, ce n’est
pas si facile. Déjà pour un ensemble fini, la méthode qui consiste à regarder ses éléments
l’un après l’autre et à les compter (donc à les numéroter) n’est applicable que pour de
« petits » ensembles. Le plus souvent on s’en sort en faisant une représentation de l’en-
semble à dénombrer à l’aide d’un autre ensemble plus familier. Cette représentation est
ce que l’on appelle une bijection. Elle est d’ailleurs à la base du processus de comptage
qui consiste simplement à mettre en bijection un ensemble avec un ensemble de nombres
entiers. Cette notion de bijection permet d’étendre en un certain sens le dénombrement
aux ensembles infinis.
L’extension de la notion de somme d’une suite finie de nombres à une suite infinie
conduit naturellement à la notion de série que nous réviserons dans ce chapitre. La
théorie des probabilités utilise implicitement une notion plus générale, celle de famille
sommable. Il s’agit de définir la somme, si elle existe, d’une famille de nombres indexée
par un ensemble infini qui n’est pas forcément Nou N. Nous présentons cette théorie
dans la dernière partie du chapitre.
Dans tout ce qui suit, la notation {1, . . . , n}pour nNdésigne l’ensemble de tous
les entiers compris au sens large entre 1 et n. L’écriture un peu abusive « i= 1, . . . , n »
signifie « i∈ {1, . . . , n}».
1.1 Rappels ensemblistes
1.1.1 Opérations ensemblistes
Soit un ensemble ; Aest un sous-ensemble (ou une partie) de si tout élément
de Aest aussi un élément de (ωA,ω). On note A. On appelle P(Ω)
l’ensemble des parties de , ce que l’on peut noter 1
P(Ω) = {A;A}.
1. Dans toutes les écritures d’ensembles entre accolades, nous utilisons le point virgule au sens de
« tel que ».
1
Chapitre 1. Dénombrer et sommer
Ainsi les écritures Aet AP(Ω) sont deux façons de dire la même chose 2.
Si Aet Bsont deux parties du même ensemble , on dit que Aest incluse dans
B(notation AB) si tout élément de Aest aussi élément de B(ωA,ωB),
autrement dit, si l’appartenance à Aimplique l’appartenance à B:
ABsignifie ω,(ωA)(ωB).
Soit Iun ensemble quelconque d’indices (fini ou infini) et (Ai)iIune famille de
parties de . On définit son intersection
iIAiet sa réunion,
iIAipar :
iIAi:= {ωΩ; iI, ω Ai}et
iIAi={ωΩ; iI, ω Ai}.(1.1)
Remarque 1.1. La réunion et l’intersection d’une famille de parties de sont définies
de façon globale, elles s’obtiennent d’un coup, sans passage à la limite quand Iest infini
et sans qu’un ordre éventuel sur l’ensemble d’indices In’ait d’importance.
Réunion et intersection sont très utiles pour la traduction automatique des quanti-
ficateurs. Si Iest un ensemble quelconque d’indices, (πi)une propriété dépendant de
l’indice iet Ail’ensemble des ωvérifiant (πi),ona:
{ωΩ; iI, ω vérifie (πi)}=
iIAi,
{ωΩ; i=i(ω)I, ω vérifie (πi)}=
iIAi.
Ainsi le quantificateur peut toujours se traduire par une intersection et le quantificateur
par une réunion.
L’intersection et l’union sont distributives l’une par rapport à l’autre, c’est à dire
B
iIAi=
iI(AiB)B
iIAi=
iI(AiB).
Le complémentaire de A(dans ) est l’ensemble Ac:= {ωΩ; ω /A}. L’opération
passage au complémentaire (qui est une bijection de P(Ω) dans lui-même) vérifie (Ac)c=
A,c=,c= Ω et échange réunions et intersections grâce aux très utiles formules :
iIAic=
iIAc
i
iIAic=
iIAc
i.
On définit le produit cartésien de deux ensembles Eet F, noté E×Fpar :
E×F:= {(x, y); xE, y F}.
Attention, dans cette écriture (x, y)ne désigne en aucune façon un ensemble mais un
couple d’éléments (l’ordre d’écriture a une importance). Pour éviter toute confusion,
2. Noter cependant la différence de statut de A: dans la première écriture, Aest considéré comme
un ensemble, dans la deuxième comme un élément d’un ensemble d’un type un peu particulier.
2Ch. Suquet,Cours I.P.E. 2005-2006
1.1. Rappels ensemblistes
on utilise des accolades pour la description des ensembles et des parenthèses pour les
couples d’éléments.
On définit de manière analogue le produit cartésien d’une suite finie d’ensembles
E1, . . . , Enpar
E1× ··· × En:= (x1, . . . , xn); i= 1, . . . , n, xiEi.
L’ensemble E2:= E×E={(x1, x2); x1E, x2E}peut être utilisé pour
représenter l’ensemble de toutes les applications de {1,2}dans E, le couple (x1, x2)
correspondant à l’application f:{1,2} → Edéfinie par f(1) = x1et f(2) = x2. Il
pourrait de la même façon, représenter les applications d’un ensemble à deux éléments
dans E(remplacer les chiffres 1 et 2 par n’importe quelle paire de symboles distincts :
0 et 1, aet b, etc.).
Plus généralement, pour n2,Enest l’ensemble des n-uplets ou listes de longueur
nd’éléments de E. Dans un n-uplet (x1, . . . , xn), il peut y avoir des répétitions. On peut
aussi utiliser Enpour représenter toutes les applications de l’ensemble {1, . . . , n}(ou de
n’importe quel ensemble à néléments) dans E.
Soit Iun ensemble quelconque, fini ou infini. Par analogie avec ce qui précède, l’en-
semble de toutes les applications f:IEsera noté EI. Par exemple avec E={0,1}
et I=N, on obtient l’ensemble {0,1}Nde toutes les suites de chiffres binaires indexées
par N:{0,1}N={u= (ui)iN;ui= 0 ou 1}. Avec E=Ret I= [0,1], on obtient
l’ensemble R[0,1] des fonctions définies sur l’intervalle [0,1] et à valeurs dans R.
1.1.2 Bijections
Définition 1.2 (injection).Une application f:EFest dite injective si deux élé-
ments distincts de Eont toujours des images distinctes dans F:
xE, x0E, (x6=x0)(f(x)6=f(x0)).
Une formulation équivalente est :
xE, x0E, (f(x) = f(x0)) (x=x0).
Une application injective f:EFest appelée injection de Edans F.
Définition 1.3 (surjection).Une application f:EFest dite surjective si tout
élément de l’ensemble d’arrivée a au moins un antécédent par f:
yF, xE, f(x) = y.
Une application surjective f:EFest appelée surjection de Esur F.
Définition 1.4 (bijection).Une application f:EFest dite bijective si elle est à la
fois injective et surjective, autrement dit si tout élément de l’ensemble d’arrivée Fa un
unique antécédent par fdans l’ensemble de départ E:
yF, !xE, f(x) = y.
Une application bijective f:EFest appelée bijection de Esur F.
Ch. Suquet,Cours I.P.E. 2005-2006 3
Chapitre 1. Dénombrer et sommer
Remarque 1.5. Si f:EFest une injection, en restreignant son ensemble d’arrivée
àf(E) := {yF;xE;f(x) = y}la nouvelle application f:Ef(E)est une
bijection. En effet cette opération préserve clairement l’injectivité et rend fsurjective.
Définition 1.6 (application réciproque).Soit f:EFune bijection. Tout yF
admet un unique antécédent xpar fdans E. En posant f1(y) := x, on définit une
application f1:FEappelée application réciproque de fou inverse de f. Cette
application f1est bijective.
Justification. Pour vérifier l’injectivité de f1, soient yet y0deux éléments de Ftels que
f1(y) = f1(y0). Cela signifie qu’ils ont le même antécédent xpar f, donc que y=f(x)
et y0=f(x), d’où y=y0.
Pour la surjectivité, soit xEquelconque. Posons y=f(x). Alors xest antécédent
de ypar f, donc f1(y) = xet ainsi yest antécédent de xpar f1. Tout élément de E
a donc un antécédent dans Fpar f1. Autrement dit, f1est surjective.
Remarque 1.7. Ainsi l’existence d’une bijection EFéquivaut à celle d’une bijection
FE. On dira que E« est en bijection avec » Fs’il existe une bijection EF(ou
FE).
Proposition 1.8. Soient f:EFet g:FGdeux bijections. Alors gfest une
bijection de Esur G. De plus (gf)1=f1g1.
Preuve. Rappelons que (gf)(x) := g(f(x)) pour tout xE. Pour vérifier l’injectivité,
soient xet x0dans Etels que (gf)(x) = (gf)(x0). Cette égalité réécrite g(f(x)) =
g(f(x0)) implique par injectivité de gl’égalité f(x) = f(x0), laquelle implique x=x0par
injectivité de f. Pour la surjectivité de gf, soit zGquelconque. Par surjectivité
de g,za au moins un antécédent ydans Favec g(y) = z. À son tour yFa un
antécédent xEpar la surjection f. Finalement y=f(x)et z=g(y), d’où z=
g(f(x)) = (gf)(x), ce qui montre que za pour antécédent xpar gf. Comme z
était quelconque, la surjectivité de gfest établie. Ainsi gfest une bijection de E
sur G. En conservant les notations on a (gf)1(z) = x. D’autre part x=f1(y)et
y=g1(z), d’où x=f1(g1(z)) = (f1g1)(z). On a donc pour zquelconque dans
Gl’égalité (gf)1(z) = x= (f1g1)(z), d’où (gf)1=f1g1.
1.2 Ensembles finis et dénombrement
Définition 1.9. Un ensemble Eest dit fini s’il est vide ou s’il est en bijection avec un
ensemble {1, . . . , n}pour un certain entier n1. Un tel nest alors unique et est appelé
cardinal de E (notation card E). Par convention le cardinal de l’ensemble vide est 0.
La cohérence de la définition 1.9 repose sur le lemme suivant (pourquoi ?).
Lemme 1.10. Si net msont deux entiers distincts, il n’existe pas de bijection entre
{1, . . . , n}et {1, . . . , m}.
4Ch. Suquet,Cours I.P.E. 2005-2006
1.2. Ensembles finis et dénombrement
Preuve. On peut toujours supposer sans perte de généralité que 0n < m. Dans le
cas où n= 0, l’ensemble {1, . . . , n}est l’ensemble des entiers jtels que 1j0, c’est
donc l’ensemble vide. On prouve le résultat par récurrence sur nen adoptant comme
hypothèse de récurrence :
(Hn)m > n, il n’existe pas de bijection {1, . . . , n}→{1, . . . , m}.
Initialisation. (H0)est clairement vraie, car on ne peut définir aucune application sur
l’ensemble vide donc a fortiori aucune bijection.
Induction. Supposant (Hn)vérifiée pour un certain n, déduisons en qu’(Hn+1)l’est
aussi. Sinon il existerait un entier m > n + 1 et une bijection f:{1, . . . , n + 1} →
{1, . . . , m}. Notons j=f(n+1). Si j6=m, considérons la transposition τ:{1, . . . , m} →
{1, . . . , m}qui échange jet met laisse les autres éléments inchangés. C’est une bijection
et l’application composée g=τfest une bijection {1, . . . , n + 1} → {1, . . . , m}. Si
j=f(n+ 1), on prend g=f. Dans les deux cas, gest une bijection {1, . . . , n + 1} →
{1, . . . , m}vérifiant g(n+1) = m. La restriction ˜gde gà{1, . . . , n}est alors une bijection
de cet ensemble sur {1, . . . , m 1}et comme m > n + 1, on a bien m1> n, ce qui
contredit (Hn). Nous venons d’établir l’implication (Hn)(Hn+1), ce qui achève la
récurrence.
Remarque 1.11. Si l’ensemble Fest en bijection avec un ensemble fini E, alors Fest
fini et a même cardinal que E. En effet en notant n= card E, il existe une bijection
f:{1, . . . , n} → Eet une bijection g:EF. La composée gfréalise alors une
bijection de {1, . . . , n}sur F.
Proposition 1.12. Soient Eet Fdeux ensembles finis.
Si EF=,card(EF) = card E+ card F. (1.2)
Preuve. Dans le cas où l’un des deux ensembles est vide, (1.2) est triviale. On suppose
désormais que card E=n1et card F=m1. Il existe alors des bijections
f:{1, . . . , n} → E, g :{1, . . . , m} → F.
On prouve (1.2) en construisant une bijection hde {1, . . . , n +m}sur EF. La trans-
lation
t:{n+ 1, . . . , n +m}→{1, . . . , m}, i 7→ in
est une bijection et l’application gtréalise une bijection de {n+ 1, . . . , n +m}sur F.
Définissons alors hpar
h(i) := (f(i)si i∈ {1, . . . , n},
(gt)(i)si i∈ {n+ 1, . . . , n +m}.
Pour vérifier la surjectivité de h, soit zun élément quelconque de EF. Si zE,
alors il a un antécédent idans {1, . . . , n}par la surjection fet comme h(i) = f(i) = z,
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