vie active, vie contemplative et philosophie chez avicenne - FGW-VU

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OLGA LIZZINI
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE
ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE *
L’éthique ne fait pas l’objet d’une analyse systématique chez
Avicenne (Ibn Sı̄nā, m. 1037)1, et ce n’est que dans les fragments de
* Tout en m’assumant la responsabilité des traductions et des interprétations du texte, je tiens à remercier Jules Janssens et Christian Trottmann pour
leurs relectures et suggestions éclairées.
1
La place de l’éthique dans la philosophie d’Avicenne constitue en ellemême un problème d’exégèse. Pour M. Sebti (La distinction entre intellect
pratique et intellect théorique dans la doctrine de l’âme humaine d’Avicenne, dans
Philosophie, 77, 2003, p. 23-44) on ne peut pas repérer un développement spécifique de l’éthique chez Avicenne; voir p. 37 : «Tant qu’il est lié au corps, il [scil.
l’homme] est soumis au cours des événements, contraint d’adapter ses actions
par tâtonnements. Étant dans l’impossibilité de déduire les règles normatives de
l’action à partir de l’intellection des formes intelligibles universelles – puisque la
production du particulier relève ontologiquement d’un ordre à part –, l’homme
est dans l’obligation de se livrer à d’improbables médiations entre les divers
aspects de son savoir pour bien agir. Un recueil consacré à l’éthique s’apparenterait à une casuistique nécessairement limitée, une vaine taxinomie». La seule
œuvre qu’Avicenne aurait explicitement consacrée à la question, al-Birr wa l-itm
¯
(La pitié et le péché), à laquelle il se réfère dans sa Métaphysique du K. al-Šifā}
(voir Ilāh., X, I, p. 439, 7-8), semble être perdue (comme le remarquait
Y. Mahdavi dans sa bibliographie, le titre est signalé dans des manuscrits
d’Istanbul; voir D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian tradition, Leyde – New
York, 1988, p. 94). Avec d’autres textes intéressant l’éthique, un écrit qui se
présente comme un extrait de cette œuvre a été édité par A. Shams al-Dı̄n dans
Al-madhab al-tarbawı̄ {inda Ibn Sı̄nā min hilāl falsafati-hi al-{amaliyya (The
¯
˘
paedagogical
doctrine of Ibn Sı̄nā, on the basis
of his practical philosophy),
al-šarika al-{ālamiyya li-l-kitāb, Beyrouth, 1988 (p. 353-368). On a, en outre, un
petit traité, la R. fı̄ l-ahlāq, qui constitue, avec la R. fı̄ l-{ahd, une sorte de guide
˘ Yahyā Michot en fournit l’édition et la traduction dans
de conduite pour le sage.
˙
Ibn Sı̄nā, Lettre au vizir Abū Sa{d.
Editio princeps d’après le manuscrit de Bursa,
traduction de l’arabe, introduction, notes et lexique, par Y. Michot, Beyrouth,
2000 (quelques remarques dans D. Reisman, A new standard for Arabic studies,
dans Journal for African and Oriental studies, 122, 2002, p. 562-577). La R. fı̄
l-ahlāq avait été présentée par M. Fakhry (Ethical theories in Islam, Leyde, 1991;
˘
second
expanded edition 1994) mais son exposition doit être corrigée et intégrée
à la lumière du travail de Y. Michot. Un petit traité d’éthique (assez scolastique)
a été récemment découvert par B. Karliga, Un nouveau traité d’éthique d’Ibn
Sı̄nā inconnu jusqu’à nos jours, dans J. Janssens et D. De Smet (dir.), Avicenna
and his heritage. Acts of the International Colloquium, Leuven – Louvain–laNeuve, September 8-September 11, 1999, Louvain, 2002, p. 21-36. Enfin, la
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OLGA LIZZINI
son discours philosophique qu’il faut rechercher l’évaluation qu’il
donne des deux genres de vie définis par l’Antiquité : la vie active et la
vie théorétique 2. Dans le but de repérer ces fragments et sans
prétendre à l’exhaustivité, je me concentrerai dans cette étude sur les
deux œuvres ou parties d’œuvre principales d’Avicenne : la Métaphysique (al-Ilāhiyyāt) et le Livre de l’âme (K. al-Nafs) du K. al-Šifā}, le
Livre de la guérison, qui ont été d’ailleurs – comme on le sait – des
sources doctrinales importantes pour les Latins 3. J’essaierai en
partie conclusive de la Métaphysique du K. al-Šifā} (X, 3-5) constitue un développement englobant l’éthique. Selon A. Bertolacci – voir The structure of metaphysical science in the Ilāhiyyāt (divine science) of Avicenna’s Kitāb al-Šifā} (Book
of the cure), dans Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 13, 2002,
p. 25 (pour l’article, voir p. 1-70; on trouvera une version revue du même article
dans Id., The reception of Aristotle’s metaphysics in Avicenna’s Kitāb al-Šifā}. A
milestone of western metaphysical thought, Leyde-Boston 2006, p. 150-211) – elle
correspondrait au traité d’éthique et de politique dont Avicenne annonce la
composition dans le Prologue de son K. al-Šifā} (Madhal, p. 11, 12-13; voir
˘ 54, n. 11). La partie
D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian tradition... cit., p.
conclusive de la Métaphysique est conçue par Bertolacci comme un «appendice»
d’éthique, ce qui laisserait penser à une fondation métaphysique de la philosophie pratique chez Avicenne; voir aussi A. Bertolacci, Il pensiero filosofico di
Avicenna, dans C. D’Ancona (dir.), Storia della filosofia nell’Islam medievale,
Turin, 2004, II, p. 580. Quelques considérations sur l’éthique avicennienne se
trouvent en outre dans Ch. Butterworth, Medieval Islamic Philosophy and the
Virtue of Ethics, dans Arabica, 34, 1987, p. 221-258 qui considère les Ilāhiyyāt du
K. al-Šifā}, la R. fı̄ l-ahlāq, l’Épître sur les puissances humaines et leur perception
˘
(R. fı̄ l-quwā al-insāniyya
wa idrākāti-hā) et les Sources de la sagesse ({Uyūn
al-hikma).
˙ 2 En Eth. Nic., I, 5 Aristote distingue trois genres de vie : la vie de jouissance;
la vie active ou politique; la vie contemplative (la vie de lucre est tout de suite
refusée). La distinction remonte à une image pythagoricienne (voir Iamblicus, De
Vita Pythag. 58 et Arist. The Nicomachean Ethics, with an English translation by
H. Rackham, Cambridge, Ma, – Londres, 19342, réimpr. 1982, p. 14 note a). Sur la
grande influence de l’Éthique à Nicomaque dans la tradition musulmane, voir
R. A. Gauthier, L’Éthique à Nicomaque dans le moyen âge arabe, dans Aristote,
L’Éthique à Nicomaque, intr., trad. et comm. par R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif,
I-III, Louvain-Paris, 1958-1959, I, p. 71-74; sur la tradition des livres VIII-X, voir
A. J. Arberry, The Nicomachean Ethics in Arabic, dans Bulletin of the School of
Oriental and African studies, 17, 1955, p. 1-9 et maintenant surtout l’Introduction
de D. M. Dunlop. à The Arabic Version of the Nicomachean Ethics, ed. by A. A.
Akasoy and A. Fidora, with an Introduction and Translation by D. M. Dunlop,
Leiden-Boston 2005, p. 1-108.
3
On fera référence aux éditions suivantes : Ibn Sı̄nā, al-Shifā}, Al-Ilāhiyyāt
(La Métaphysique), t. I, traités I-V, éd. par G. C. Anawati et S. Zayed, révision et
introduction par I. Madkour; t. II, traités VI-X, texte établi et édité par
M. Y. Mousa, S. Dunya, S. Zayed, revu et précédé d’une introduction par le dr.
I. Madkour, à l’occasion du millénaire d’Avicenne, Le Caire, 1960/1380 h.
(réimpr. Teheran, 1983 et réimpr. successives; ici toujours indiquée par Ilāh.);
Avicenna, Metafisica, Introduzione, traduzione italiana, note e apparati di
O. Lizzini, prefazione, revisione del testo latino e cura editoriale di P. Porro,
Milano 20062 (cette édition reprend le texte arabe avec sa traduction latine);
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premier lieu de présenter la distinction entre théorie (theoria) et
pratique (praxis) dans la psychologie de l’homme, et, en deuxième
lieu, d’examiner la distinction telle qu’elle apparaît dans le monde
céleste. En effet, s’engager dans une enquête autour du rapport entre
vie active et vie contemplative chez Avicenne, et autour des principes
qui l’expliquent, signifie immédiatement se donner deux domaines de
recherche : d’une part, la structure même de l’âme humaine et la
dynamique vitale qui l’intéresse; de l’autre, la structure et la dynamique de la vie du ciel. On doit ce redoublement au rôle fondateur
qu’Avicenne attribue au monde céleste. En étant à la fois à la base et à
l’horizon du monde sublunaire 4, le monde céleste se trouve inclus
dans la dimension psychique, éthique et intellectuelle de l’homme. À
cette raison principale, l’on doit d’ailleurs ajouter celle qui en est
comme le reflet. Avicenne témoigne du lien entre le monde humain et
le monde divin par une comparaison explicite qui empêche de
négliger le ciel et de limiter l’enquête à la dimension humaine : le
monde intellectuel des hommes, qui se distingue en intellect théorique et intellect pratique, a un correspondant dans celui des anges,
distingués en intelligences pures et âmes des sphères 5.
K. al-Nafs, ed. G. C. Anawati / S. Zayed, Le Caire, 1970 (ici cité comme Nafs);
Avicenne, Liber de anima seu sextus de naturalibus, I-II [livres I-III; IV-V],
édition critique de la traduction latine médiévale par S.Van Riet, introduction
doctrinale par G. Verbeke, Louvain-Leyde, 1972, 1968 ; K. al-Išārāt wa
l-Tanbı̄hāt li Abı̄ {Alı̄ ibn Sı̄nā ma{a šarh Nası̄r al-Dı̄n al-Tūsı̄, éd. S. Dunyā, Le
˙ Dunyā];
˙
˙
Caire, 1957, 4 vol. (ici toujours Išārāt, éd.
Avicenne,
Kitāb al-Hudūd. Le
livre des définitions (Kitāb al-Hudūd), éd. par A. M. Goichon, Institut˙ Français
˙
d’Archéologie Orientale, Le Caire,
1963 (ici toujours indiqué par Hudūd). On
˙
trouvera un essai de traduction anglaise de ce dernier texte
dans :
D. Kennedy-Day, Books of Definitions in Islamic philosophy : the limit of words,
Londres, 2003, p. 98-114.
4
Les formes intelligibles, tout comme celles qui vont informer le monde des
êtres sensibles, dépendent d’un flux d’être qui vient de Là-haut; voir Ilāh., IX, 5,
411, 9 et IX, 5, 413,11 où les intelligences donnent les formes (cf. la locution wāhib
al-suwar : dator formarum); en Ilāh., X, 1, p. 439, 11-12 : «le principe de la Nature
˙ de Là-haut».
vient
5
Ilāh., X, 1, 435, 6-8. Ailleurs (Ilāh., IX, 2) Avicenne établit une comparaison entre l’âme du ciel et l’âme humaine qui est tout à fait explicite : l’âme
qui meut le ciel peut être analogue à l’âme animale ou bien – Avicenne va
presque se corriger – à l’intellect pratique (cf. Ilāh., IX, 2, 387, 4-7) : «Quant à
l’âme motrice, – comme il t’a apparu évident – elle est corporelle, changeante et
muable, n’étant pas libre de la matière; ou mieux : son rapport avec la sphère
est le même rapport que l’âme animale qui nous appartient a avec nous, sauf
qu’il lui appartient une sorte d’intellection qui est mêlée à la matière. Bref (bi-lǧumla), les représentations estimatives [de l’âme], ou ce qui leur ressemble, sont
véridiques, ses représentations imaginatives, ou ce qui leur ressemble, sont
vraies, comme l’intellect pratique en nous, et ses perceptions sont en vertu du
corps». Cf. aussi Išārāt, III, 11, p. 137 [p. 568 de l’édition à numérotation
continue].
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OLGA LIZZINI
Intellect pratique et intellect théorique : les principes des deux vies
On peut repérer une première présentation de la distinction
entre intellect théorique et intellect pratique dans le K. al-Hudūd,
Le livre des définitions 6. L’intellect théorique ou spéculatif ˙(al-{aql
al-nazarı̄) y est décrit comme la puissance ou faculté (quwwa) «qui
˙ les quiddités des choses universelles en tant qu’elles sont
reçoit
universelles». L’intellect pratique (al-{aql al-{amalı̄) est défini
comme le principe qui meut (mabda} al-tahrı̄k) la puissance concu˙ a choisies en vue d’un
piscible vers les choses particulières que l’on
but qui fait l’objet d’une opinion ou bien d’une connaissance (ġāya
maznūna aw ma{lūma) 7. Avicenne ne le dit pas de façon explicite,
˙ l’intellect pratique semble être le principe par lequel on
mais
comprend les choses particulières afin d’opérer un choix parmi
elles. La première faculté est donc orientée à la connaissance et à
l’intellection, la deuxième l’étant à l’action (ou à la connaissance en
vue de l’action). La première concerne l’universel et l’immuable, la
deuxième le singulier et la diversité 8. Comme il a été remarqué, la
structure de l’intellect s’articule autour d’une scission tant originelle
que problématique 9.
6
Voir Hudūd, p. 11-13 (p. 13-19 pour la trad. fr. de A-M. Goichon; cf.
˙
K. Kennedy-Day,
Books of Definitions... cit., p. 102-104). Pour la source aristotélicienne de la distinction, voir par exemple Aristote, De an., III, 10, 433 a 14 et s.;
Eth. Nic. VI, 1, 1139 a 12 et s. où Aristote utilise toù eßpisthmoniko¥n : «partie scientifique» et toù logistiko¥n : «partie calculatrice». Pour une présentation de la question, il est encore utile de consulter R. A. Gauthier, La morale d’Aristote, Paris,
1958, p. 25-37 en particulier.
7
Avicenne distingue les buts (les biens) qui sont réels de ceux qui font l’objet
d’une simple opinion, voir Ilāh. IX, 3, p. 395-396.
8
Voir M. Sebti, La distinction... cit., p. 34 note 23. On trouve la distinction
entre intellect pratique et intellect théorique aussi chez al-Fārābı̄, qui dans le
Livre du gouvernement de la cité ou Livre des principes des existants distingue
l’âme rationnelle théorique de l’âme rationnelle pratique; chez l’âme rationnelle
pratique il envisage en outre une faculté qui exécute et une autre qui délibère ou
réfléchit (voir K. al-Siyāsa al-madaniyya, éd. F. Najjar, Beyrouth, 1964, p. 32,4-9).
Sur les aspects épistémologiques de la distinction farabienne, voir M. Mahdi,
Science, philosophy and religion in al-Fārābı̄}s Enumeration of the sciences, in
J. E. Murdoch et E. Sylla (dir.), The cultural context of medieval learning, Dordrecht-Boston, 1975, p. 113-147 et M. Schramm, Theoretische und praktische Disziplin bei al-Fārābı̄, dans Zeitschrift für Geschichte der arabisch-islamischen
Wissenschaften, 3, 1986, p. 1-55.
9
M. Sebti, La distinction... cit., p. 35. Pour d’autres définitions, voir {Uyūn
al-Hikma, éd. Abdarrahman Badawi, Institut français d’archéologie orientale, Le
˙ 1954, p. 42, 10-17 : l’intellect pratique est orienté à l’action et aux choses
Caire,
particulières; Livre de science, II (Science naturelle, Mathématiques), trad. par
M. Achena et H. Massé, Paris, 1958 [Pour le 1er vol. (Logique, Métaphysique) 1955;
2e éd. revue et corrigée 1986], p. 65); Išārāt, éd. Dunyā, II, p. 387-388 et
p. 388-392. D’autres références dans Sebti, La distinction...., p. 24-25 et 35. Pour
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
211
Parmi les passages peu nombreux qu’Avicenne consacre à la
question, le plus éloquent pour comprendre la structuration de l’âme
à laquelle il se réfère est sans doute Livre de l’âme, I, 5 où, après avoir
présenté les puissances des âmes végétative et animale, Avicenne
introduit les deux facultés ou puissances de l’âme rationnelle
humaine, deux facultés qu’il appelle ‘intellect’ par équivocité ou
analogie (bi-ištirāki al-ismi aw tašābuhi-hi)10. La puissance pratique –
qu’Avicenne présente ici avant d’aborder la puissance théorique – est
définie encore une fois comme le principe qui meut le corps de
l’homme (badan al-insān) en vue des actions particulières. Elle peut
être envisagée de trois façons différentes, selon qu’elle est considérée
1) par rapport à la puissance animale concupiscible (al-quwwa
al-nuzū{iyya); 2) par rapport à la puissance animale imaginative (alquwwa al-mutahayyila) et estimative (al-quwwa al-mutawahhima);
3) ou enfin par˘ rapport à elle-même (ilā nafsi-hā). De la première
considération dépendent les émotions et leurs manifestations
physiques (la pudeur, la honte, le ris, le pleur, etc.) que l’on peut
définir comme des dispositions par lesquelles l’âme humaine est
prête à agir ou bien à subir l’action du monde externe avec une rapidité plus ou moins perceptible11. De la deuxième considération
dépendent le rapport avec le monde externe et la production des arts.
La troisième relève de l’éthique : elle explique une connaissance qui,
universelle mais aussi vague, concerne le comportement de
l’homme; une connaissance qui montre, d’ailleurs, une certaine
coopération entre les deux intellects : c’est grâce au rapport entre
l’intellect pratique et l’intellect spéculatif que naissent les opinions
diffuses et bien acceptées sur la morale comme celle qui affirme que
la mensonge est détestable ou aussi que l’est l’injustice12.
À la triplicité des rapports ou relations (qiyās) et des considérations (i{tibār) de l’intellect pratique qui doit dominer les puissances
animales – c’est là un point sur lequel on devra d’ailleurs insister – ne
Aristote (voir à ce propos Eth. Nic., VI, 1, 1139 a 12 et s. et l’analogie avec la corde
de l’arc en 1138 b 21 et s.) : avec l’une des deux parties de l’âme nous considérons
«la classe des êtres dont les principes ne peuvent pas être autrement qu’ils ne
sont», tandis qu’avec l’autre «nous considérons ceux qui le peuvent» (trad.
R.-A. Gauthier; voir Aristote, L’éthique à Nicomaque... cit., p. 160). Le rapport
entre les deux «parties» de l’âme est donc analogue à la question éthique du
rapport entre les lois et l’agir (voir le bon choix dans l’art de la médecine ou dans
celle de la navigation en Eth. Nic., II, 2, 1104 a 1-10).
10
Nafs, I, 5, p. 37, 8. Dans Hudūd (p. 13) Avicenne précise que le nom
d’‘intellect’ ({aql) est un nom dont ˙participent en commun plusieurs sens.
11
Cf. Aristote, Eth. Nic., II, 7, 1108 a 30 et s.
12
On a ici comme des prémisses (muqaddimāt) évidentes en dehors de toute
démonstration et qu’il faut donc distinguer des prémisses intellectuelles; cf. Arist.
Eth. Nic., I, 1, 1094 b 12 et s. et VI, 11, 1143 a 35 et s.
212
OLGA LIZZINI
correspond dans la puissance ou l’intellect théorique que l’articulation du perfectionnement qui dépend du rapport (nisba) avec les
formes intelligibles13 et qui – comme Avicenne le précise dans le
cinquième traité du même Livre de l’âme – donne lieu à des échelons
qui définissent d’ailleurs le perfectionnement de l’intellect en tant que
tel et qui intéressent donc aussi l’intellect pratique14. D’une foncière
simplicité, l’intellect théorétique est donc la puissance par laquelle
l’âme intellige15 les choses universelles; une puissance que l’âme
possède en vue de son rapport avec le monde céleste, et cela de façon
à ce qu’elle en puisse subir l’action, et en acquérir et recevoir les
formes16.
L’orientation de l’âme : les deux faces
C’est en effet dans la définition spatiale ou directionnelle de
l’âme que les deux facultés ou puissances trouvent la raison de leurs
différents domaines et propriétés. Les mœurs (ahlāq) – dit Avicenne
– dépendent de la puissance pratique parce que˘ :
l’âme humaine [...] est une substance une qui a un rapport (nisba), une
relation (qiyās) avec deux côtés (ilā ǧanbatayn). Un côté (ǧanba) est
au-dessous d’elle (tahta-hu) et un côté est au-dessus d’elle (fawqa-hu).
˙
En fonction de chacun
des deux côtés l’âme possède une puissance
(quwwa) en vertu de laquelle s’ordonne (tantazimu) la relation (ou le
lien : {alāqa) entre elle et chacun des deux ˙côtés. Cette puissance
pratique (ou opérationnelle : al-quwwa al-{amaliyya) est la puissance
qui lui appartient en vertu de sa relation (ou son lien : {alāqa) au côté
inférieur, c’est-à-dire le corps (al-badan) et son gouvernement (siyāsa);
la puissance théorique, par contre, est la [puissance] qui lui appartient
en vertu de sa relation ({alāqa) au côté qui est au-dessus d’elle, afin
qu’elle en pâtisse l’action, qu’elle acquière [ou en tire profit] et qu’elle
en reçoive [les formes]. C’est donc comme si l’âme qui nous appartient
avait deux faces (waǧhayn) : une face (waǧh) [tournée] vers le corps et
13
Nafs, I, 5, p. 39, 5-6 : «cette puissance théorique a différents rapports
(nisab muhtalifa) avec ces formes». La puissance théorique est dite nazariyya
˙
comme ici˘ ou bien ālima (V. Nafs, p. 38, 7).
14
Nafs, V,1, p. 186, 9-14 où Avicenne précise que l’état de pure préparation
(isti{dād sirf) appartient aux deux puissances tout comme l’état de la perfection
(kamāl). ˙On donne au premier le nom d’intellect matériel ({aql hayūlānı̄) – qu’il
s’agisse de l’intellect théorique ou de l’intellect pratique – et au dernier, qui
correspond à la possession de la perfection, celui d’intellect in habitu ({aql bi-lmalaka).
15
Pour l’utilisation du terme «intelliger», qui fait désormais partie du
lexique philosophique, voir par exemple C. Bonmariage, L’intellection comme
identification. Mulla Sadra vs. Avicenne, dans J. Janssens et D. De Smet (dir.),
Avicenna and his heritage... cit., p. 99 dans la note (pour l’article, voir p. 99-112).
16
Nafs, I, 5, p. 37, 7-38,17. Tout le passage se retrouve bien sûr presque littéralement dans le K. al-Naǧāt; voir éd. M. Fakhry, Beyrouth, 1985, p. 202-203.
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
213
il est nécessaire que cette face ne reçoive absolument aucun des effets
qui suivent nécessairement la nature du corps; et une face [tournée]
vers les Principes élevés; et il est nécessaire que cette face soit continuellement réceptive de ce qu’il y a Là-haut, en en recevant l’influx. À
partir de la direction (ǧiha) inférieure, ce sont les mœurs qui naissent,
tandis qu’à partir de la direction (ǧiha) [39,1] supérieure, naissent les
connaissances (al-{ulūm)17.
L’âme humaine est décrite comme si elle était douée de deux
faces, l’une orientée vers le haut, l’autre tournée vers le bas. Si, dans
un contexte qui concerne déjà la pratique et la morale, on reconnaît
l’image des «deux faces de l’âme» qui sera chère à la tradition franciscaine18, c’est que cette partition ou orientation différente sert à
Avicenne, non seulement pour définir les deux facultés de l’intellect
et en expliquer les rôles, mais aussi pour repérer la place que l’âme
en tant que telle a dans le monde. Émanée à partir de la dixième
intelligence en correspondance avec un corps qui lui est relié, l’âme
humaine est en effet une substance une qui se trouve avoir nécessairement un rapport (nisba), une relation (qiyās) voire un lien
({alāqa), d’une part, avec ce qui lui est inférieur (le corps et ses
attaches, et en général la matière et le monde sensible19), et d’autre
part, avec ce qui lui est supérieur (le monde céleste qui lui est préordonné dans la hiérarchie de l’émanation, et la dixième intelligence, en particulier) 20. La puissance pratique relie l’âme au monde
17
Nafs, I, 5, p. 38, 12-39, 1; trad. fr. légèrement modifiée de M. Sebti, La
distinction..., p. 24 et voir aussi ivi, p. 34. Sur la question, cf. infra, p. 223-225 et
note 80.
18
La doctrine des «deux faces», tout en se réclamant d’un contexte différent,
est déjà chez Plotin; voir M. Sebti, Avicenne. L’âme humaine, Paris, 2000, p. 87
et s. Une interprétation ismaélienne comme source possible de la distinction
chez Avicenne est suggérée par D. De Smet, La doctrine avicennienne des deux
faces de l’âme et ses racines ismaéliennes, dans Studia islamica, 93, 2001, p. 77-89.
Sur la distinction dans la tradition occidentale, voir J. Rohmer, Sur la doctrine
franciscaine des deux faces de l’âme, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire
du Moyen Âge, 2, 1927, p. 73-77.
19
Voir Nafs, V, 2 et 4; à voir aussi l’Épître d’Avicenne sur le lien ou l’attachement de l’âme et du corps : (al-Risāla fı̄ ta{alluq al-nafs bi-l-badan) éd. et trad. par
M. Sebti, Une épître inédite d’Avicenne, Ta{alluq al-nafs bi-l-badan (De l’attachement de l’âme et du corps) : édition critique, traduction et annotation, dans Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 15, 2004, p. 141-200. La matière,
le corps et le monde sensible sont inférieurs à l’âme dans la hiérarchie de l’émanation et – au moins dans le cas du corps – peuvent être conçus en tant que ses
effets. Voir déjà, A. M. Goichon, Selon Avicenne, l’âme humaine est-elle créatrice
de son corps?, dans L’Homme et son destin d’après les penseurs du Moyen Âge.
Actes du Premier Congrès international de philosophie médiévale, LouvainBruxelles, 28 août – 4 septembre 1958, Louvain-Paris, 1960, p. 267-276.
20
Sur l’émanation de l’âme en correspondance du corps, voir par exemple
Nafs, V, 3, p. 199; pour l’âme qui n’est pas imprimée dans le corps qu’elle vivifie,
voir Nafs, V, 2 et 4.
214
OLGA LIZZINI
sensible qui est aussi le monde des singuliers, des individus, des
choix, des actions, des délibérations. La puissance théorique ou
spéculative l’allie au monde céleste, le monde des formes universelles de la réalité et donc de la vérité et de la science 21. L’intellect
pratique est ordonné au corps et à son gouvernement (la direction
inférieure). L’intellect théorique est ordonné à la connaissance; ce
qui, dans la doctrine néoplatonicienne d’Avicenne, signifie – et le
passage du Livre de l’âme que l’on vient de lire le déclare de façon
évidente – la réception (des formes) et la passion par rapport à
l’action de l’intelligence agente ou active (la direction supérieure).
La première puissance doit donc dominer (les passions, le corps) et
être (dans les limites du possible) «active»; la deuxième doit
accueillir et subir l’action de l’intelligence agente et être «passive».
Le contexte dans lequel la doctrine des puissances de l’âme est
dressée est donc entièrement dépendant de la doctrine émanative.
L’intellect théorique et sa vie
On ne rappellera ici qu’en général les traits fondamentaux de la
vie théorétique. Avicenne en organise les étapes dans son Livre de
l’âme (I, 5; V, 6) 22 où il distingue les différents degrés de l’intellect
spéculatif (ou, comme lui-même le dit, les différents «intellects
spéculatifs» : al-{uqūl al-nazariyya) 23, à partir du degré zéro de la
˙
puissance absolue ou matérielle
jusqu’à la définition de l’intellect
acquis (al-{aql al-mustafād). Il envisage précisément : le degré zéro
de la puissance absolue (al-quwwa al-mutlaqa) ou matérielle (al˙ première : c’est en ce
hayūlāniyya), la même qui définit la matière
sens que l’intellect théorique est «matériel» (al-{aql al-hayūlānı̄); le
21
Cf. Nafs, V, 1, p. 185, 6-16. Mais tout le passage (p. 184, 9-186,14) est à
comparer avec Nafs, I, 5 : Avicenne définit le domaine des actions, toujours particulières, comme celui de l’intellect pratique, auquel il appartient de juger des
choses possibles et futures qui sont les actions, en distinguant ce qui est bien de
ce qui est mal (ou encore ce qui est horrible, de ce qui est beau ou licite : mubāh).
˙
En présentant la distinction des deux intellects, Avicenne insiste en outre sur
l’unité et la substantialité de l’âme et sur le rapport différent que les deux puissances ont avec le corps : là où l’intellect pratique a toujours besoin du corps,
l’intellect théorique peut s’en passer : il en a un besoin (hāǧatun mā) qui n’est ni
˘
permanent ni sous tous les points de vue.
22
Nafs, I, 5 p. 39,1-40, 19; cf. le passage du Livre des définitions sur les sens
du nom ‘intellect’ : Hudūd, p. 11-13 texte arabe (cf. p. 13-19 pour la trad. fr. de
A.-M. Goichon; et K.˙ Kennedy-Day, Books of Definitions... cit., p. 102-104). Dans
Nafs, V, 6, p. 212-220 Avicenne décrit plus analytiquement les étapes de l’intellection dans ses rapports avec l’imagination, d’un côté, et l’intelligence agente, de
l’autre.
23
Nafs, I, 5 p. 40, 17.
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
215
degré de la puissance possible (al-quwwa al-mumkina) qui rend
l’intellect en acte (al-{aql bi-l-fi{l) par rapport à la première puissance
– il saisit en acte les premiers intelligibles – mais que l’on peut
appeler aussi «intellect in habitu» (al-{aql bi-l-malaka), le degré de
l’habitus étant, comme la lettre le suggère, la possession d’une capacité; et, finalement, celui de la puissance perfective (al-quwwa
al-kamāliyya) qui, tout en étant encore une puissance (voire une
possibilité), laisse entrevoir une véritable actualisation : lorsqu’il
rejoint son état d’«intellect en acte» (al-{aql bi-l-fi{l), l’homme entend
ou intellige chaque fois qu’il le veut. Dans un contexte où – comme
on l’a dit – l’intellection n’est qu’une réception, l’intellect humain est
en soi cependant toujours en puissance et sa véritable actualisation
n’est qu’une acquisition. En ce sens, le dernier degré d’actualisation
– l’acte au sens absolu – de l’intellect humain est celui de l’intellect
acquis (al-{aql al-mustafād) qui n’est que la même forme dont on a
intellection. Un rôle spécial est en outre consacré à une modalité
«sainte» de l’intellect. Dans la sixième section du cinquième traité
du Livre de l’âme (Nafs, V, 6), à propos de l’intellection du prophète
(mais théoriquement de chaque homme), Avicenne parle – c’est un
point très souvent souligné par les études – d’intellect saint ({aql
qudsı̄), un état de l’intellect matériel qui dans le cas des prophètes
semble comme se substituer à l’intellect in habitu (à part le fait que
la puissance imaginative aussi est impliquée dans la prophétie) 24.
La critique a déjà signalé l’importance que l’intellection et donc
la réception des formes intelligibles (voire du flux divin) joue dans
l’anthropologie avicennienne. Les aspects en jeu sont nombreux. Si
un des thèmes fondamentaux concerne la conjonction (ittisāl) avec
l’intelligence agente 25, un des points les plus intéressants et˙ contro-
24
Nafs, V, 6, p. 219, 8-220, 13 et 219, 2-3 en particulier; cf. Liber de anima...
cit., V, 6, p. 151, 14-153. Dans cet état l’homme n’a pas besoin de beaucoup de
choses pour sa conjonction avec l’intelligence agente, il n’a besoin d’aucun
passage graduel, d’aucun enseignement : c’est comme s’il connaissait ou comme
s’il était capable de conjonction, par lui-même. Avicenne parle d’«intellect saint»
et de «puissance sainte».
25
Sur la conjonction (ittisāl) avec l’intelligence agente, voir Nafs, V, 6; à ce
propos, voir par exemple M.˙Fakhry, The contemplative ideal in Islamic philosophy : Aristotle and Avicenna, dans M. Fakhry Philosophy, dogma, and the impact
of Greek thought in Islam, Aldershot, Hampshire (Variorum), 1994 [qui reprend
un article déjà paru dans Journal of the history of philosophy, 14, 1976, p. 137-145
et en tant qu’Appendice A dans Ethical theories in Islam.... cit.] où l’a. relève des
analogies entre Avicenne et Plotin Enn. VI. Selon Fakhry, Avicenne essaierait de
concilier l’idéal contemplatif d’Aristote avec la gnoséologie mystique et unitive de
Plotin; la conciliation resterait toutefois sur le plan du langage, même si la différence majeure par rapport à Plotin concernerait l’objet de la conjonction, identifié chez Avicenne dans la Xe intelligence. M. Sebti (La distinction... cit.,
p. 24-33) insiste sur le double refus d’Avicenne : d’une part on ne peut pas consi-
216
OLGA LIZZINI
versés est celui de l’abstraction : selon certains interprètes elle
devrait être entendue comme une simple «façon de parler»; pour
d’autres, elle a un sens réel 26. Sans vouloir entrer dans les détails de
la question, on rappellera ici que la théorie de l’abstraction d’Avicenne fait partie de sa théorie générale de la préparation (isti{dād)
de la matière. Si le sujet dans le sens littéral du substrat matériel de
la réception n’a aucune fonction qui ne soit réceptive, le degré qu’il
rejoint avec la préparation, et qui est le résultat d’une dynamique
complexe, joue, d’un certain point de vue, le rôle de principe de
détermination 27.
Quelle que soit la fonction qu’il attribue à l’abstraction, ce qu’il
faut ici souligner c’est que, en suivant Aristote (Eth. à Nic. X, 6-9),
Avicenne conçoit la vie de l’intellect théorique comme le genre de vie
le plus élevé pour l’homme 28. Lorsqu’il décrit la perfection et le
plaisir de l’âme humaine, il le fait dans les termes de l’intellectualité
(en soi absolument incomparable aux états du monde sensible) 29.
dérer la connaissance ou réception de la forme en tant que mutation ontologique,
d’autre part on ne peut pas considérer la conjonction avec l’Intelligence agente
comme une véritable union ontologique. Il s’agit d’une union épistémique qui
sauvegarde l’autonomie du sujet humain.
26
Voir dans R. Wisnovsky (dir.), Aspects of Avicenna, Princeton, 2001 les
articles de D. N. Hasse (Avicenna on abstraction, p. 39-72) et de D. Gutas (Intuition and thinking : the evolving structure of Avicenna’s epistemology, p. 1-38). Pour
l’abstraction en tant que «façon de parler», voir F. Rahman, Prophecy in Islam :
philosophy and orthodoxy, Londres, 1958, p. 15; L. Gardet, La pensée religieuse
d’Avicenne, Paris, 1951, p. 151; H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna, Averroes on
intellect. Their cosmologies, theories of the active intellect, and theories of human
intellect, New York-Oxford, 1992, p. 94 (et sur l’intellect acquis, voir p. 86;
d’autres références, notamment aux études de J. A. Weisheipl et D. Black dans
Hasse).
27
Voir par exemple K. al-Ta{lı̄qāt, éd. A. Badawi, al-Hay}a al-misriyya
al-{āmma li-l-kitāb, al-Qāhira [Le Caire] 1973, p. 84, 9-10; p. 166, 10-12 ˙et cf.
J. Janssens, The notions of wāhib al-suwar (giver of forms) and wahib al-{aql
(bestower of intelligence) in Ibn Sı̄nā, in˙ Intellect et imagination dans la philosophie
médiévale, Actes du Congrès international de Philosophie médiévale de la Société
internationale pour l’étude de la pensée médiévale, Porto, 26-31 août 2002, éd. par
M. C. Pacheco-J. Meirinhos, Turnhout 2006, I, p. 556 note 31 (pour l’article,
p. 551-562).
28
Pour Aristote, voir Eth. Nic. X, 6-9 et X, 7, 1177 a 12 et s. en particulier;
mais voir aussi les prémisses de son discours en Eth. Nic. I, 6-7. Aristote parle
d’une activité théorétique (eßne¥rgeia uewrhtikh¥) et d’une vie (bı¥ov) et d’une félicité
(eyß daimonı¥ a), la tractation originelle étant celle du Protréeptique (voir le
commentaire de R. A. Gauthier dans Aristote, L’éthique à Nicomaque... cit.).
29
En dépit de l’impossibilité déclarée de comparer les états du monde
sensible avec ceux de la réalité divine et intellectuelle, c’est très souvent à partir
du monde sensible qu’Avicenne évoque le monde céleste. Pour la Métaphysique
du K. al-Šifā}, voir Ilāh., IX, 7, p. 424, 12-13; 425, 1-2; 427, 2-3 et cf. Ilāh., IX, 7,
p. 426, 4-14 où la perfection et le plaisir intellectuels de l’âme sont présentés
comme incomparables aux perfections et aux plaisirs sensibles; ils le sont du
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
217
L’âme humaine parfaite est un «monde intellectuel» ou «intelligible», voire un miroir «spirituel» où les formes du réel sont représentées dans leurs liens causals essentiels. L’horizon de l’âme et son
ultime perfection sont donc à repérer dans le côté supérieur; ils
résident dans le déploiement de la puissance théorique qui, tout en
étant foncièrement passive dans l’homme, accueille en soi les formes
du monde jusqu’à en devenir un dessin complet, au point qu’ellemême est définissable comme un monde intelligible ou intellectuel
(ou spirituel) 30. Le but de la vie théorétique humaine est donc l’assimilation à la vie théorétique divine : cependant, si celle-ci consiste
dans le dessin actif des formes du tout, la pensée humaine n’arrive
(tout comme la nature) qu’à un dessin passif des choses, connues
par degrés et niveaux différents 31. L’assimilation à la vie divine se
joue dans la condition foncièrement passive du monde sublunaire.
La supériorité du côté spéculatif de l’homme, et de la vie théorétique qu’il détermine, a son reflet dans le destin de l’homme dans
l’au-delà. En distinguant un retour des philosophes et un retour des
hommes communs – et même en affirmant l’existence d’un au-delà
point de vue de l’excellence, de la complétude, de l’abondance, de la durée, de
l’intensité; pour Aristote, voir Eth. Nic., X.
30
Avicenne ne spécifie pas clairement si cette perfection intellectuelle est à
rejoindre pendant cette vie ou dans le monde de l’au-delà. D’un côté, il en parle
comme la perfection de l’âme humaine en tant que telle (l’âme humaine peut
accueillir la quiddité du tout et devenir un monde, voir par exemple Ilāh., IX, 7,
p. 428, 9-11; Ilāh., IX, 7, p. 425, 15-426, 4; VIII, 7, p. 370, 6-7); de l’autre côté, il
présente une somme de représentations comme nécessaire pour que l’âme
dépasse la limite de l’ignorance et puisse ainsi entrevoir sa propre perfection et la
désirer (voir Ilāh., IX, 7, p. 429, 4 et s. là où la perfection et le plaisir qui la suit ne
sont complets que dans l’au-delà). L’âme arrive à percevoir sa perfection non en
vertu de sa nature première, mais en vertu du raisonnement, du syllogisme et de
la science (voir Ilāh., IX, 7, p. 428, 9 et s.). Selon D. Gutas (Intuition and thinking... cit., p. 31) on trouve ici une sorte de confirmation du rôle actif de
l’abstraction. Pour M. Sebti (Avicenne. L’âme humaine... cit. p. 87-91) l’âme est ce
qu’elle décide d’être. Le thème de l’âme humaine parfaite qui devient un “monde”
se trouve dans d’autres œuvres d’Avicenne; voir les remarques de Y. Michot dans
La destinée de l’homme selon Avicenne. Le retour à Dieu (ma{ād) et l’imagination,
Louvain, 1986, p. 96-101 (où l’a. analyse les sources de l’image et ses occurrences
dans les œuvres d’Avicenne) ; voir aussi L. Gardet, La pensée religieuse
d’Avicenne... cit., p. 99 et, pour quelques exemples, K. al-Hidāya, éd. M. {Abduh
cit., p. 301 : «un monde spirituel» ({ālam rūhānı̄); pour l’Épître sur le retour, voir
˙
Avicenna, Epistola sulla vita futura (al-Risāla
al-adhawiyya fı̄ l-ma{ād), éd;
˙ ˙ e note, Padoue, 1969,
F. Lucchetta. Testo arabo, traduzione, introduzione
p. 197-199 pour le texte arabe; p. 196-198 pour la traduction italienne; et p. LIILIII pour le commentaire); cf. en outre Épître sur l’engagement (pour laquelle voir
l’Appendice II dans Ibn Sı̄nā, Lettre au vizir Abū Sa{d... cit., p. 119); Divisions des
sciences intellectuelles (R. fı̄ aqsām al-{ulūm al-{aqliyya) dans Tis{ Rasā}il fı̄
l-hikma wa l-tabı̄{iyyāt, [Le Caire], 1326h / 1908) p. 104, 13-105, 3. Pour la vie théo˙
˙ que vie divine, voir Aristote, Eth. Nic., X, 7).
rétique
en tant
31
Ilāh. IX, 7, 410, 15-16.
218
OLGA LIZZINI
expliqué par la philosophie, par l’intellect et le syllogisme démonstratif (al-{aql wa l-qiyās al-burhānı̄) et d’un au-delà transmis par la
religion 32 –, Avicenne attribue clairement aux hommes de contemplation, un rang supérieur à celui des hommes communs. Tous ceux
qui ont rejoint, ou peut-être entrevu, la perfection intellectuelle de
l’âme, les «philosophes» ou «sages divins» (al-hukamā} al-ilāhiyyūn) 33
qui ont eu un regard sur le monde sont d’un˙ rang supérieur à celui
des hommes qui ont vécu simplement leur vie dans le monde. Leurs
âmes sont des «âmes saintes» (al-unfus al-muqaddasa) 34, tout
comme saint (al-{aql al-qudsı̄) est l’intellect humain qui se conjoint
au monde céleste. Les âmes des hommes communs sont par contre
appelées «les âmes viles» ou «simples» (al-hası̄sa; al-sādiǧa) 35.
˘ perfections¯ et les
La différence de rang (martaba) qui organise les
plaisirs est d’ailleurs un principe (asl) de l’eschatologie avicennienne
˙
et la primauté du plaisir intellectuel
fait en ce sens partie d’une
doctrine précise et organisée 36 : le plaisir intellectuel est non seulement celui qui est supérieur dans une hiérarchie donnée; il est aussi
le plus intense et le plus caché. Le plaisir intellectuel est incomparablement plus intense que le plaisir sensible mais, en étant dans le
monde sublunaire – le monde d’ici-bas (al-dunyā) – l’âme est comme
le malade qui n’apprécie pas le doux qui, pourtant, lui est convenable 37. Des traces, comme des parfums qui permettent à peine
d’évoquer un bon goût, sont perceptibles ici-bas; elles le sont, par
exemple, quand on repère la solution d’un problème difficile ou
quand on se voit préférer une souffrance sensible pour en fuir une
psychique ou spirituelle 38. Quant à ceux qui, n’ayant eu d’autre principe que les lois religieuses, ont cru aux primes et aux punitions que
celles-ci promettaient, ils n’auront d’autre plaisir (ou d’autre souffrance) que celui (ou celle) qu’ils avaient imaginé(e). Ce qui réalise
leur plaisir (ou leur souffrance), grâce au lien avec une partie (šay})
du corps céleste, est l’imagination, la même puissance qui avait été
sollicitée – durant la vie sublunaire – par les menaces et les
promesses des lois et des paroles de la religion. N’ayant aucune
intention (ma{nā) capable de les attirer vers le côté ou la direction
qui leur est supérieur(e) (al-ǧiha allatı̄ fawqa-hum), ces «âmes viles»
ou «basses» ou «simples» ne réalisent pas leur perfection, mais,
Ilāh. IX, 7, 423, 3-12.
Ilāh., IX, 7, p. 423, 10.
34
Ilāh., IX, 7, p. 432, 14; cf. 427, 6 à propos de l’homme qui est karı̄m al-nafs.
35
Ilāh., IX, 7, p. 427, 10; 428, 13; 432, 13.
36
Ilāh., IX, 7, p. 423, 13-424, 7.
37
Ilāh., IX, 7, p. 425, 3-9 et en général p. 424, 8-425, 14 où Avicenne prend
l’exemple de l’impuissant, du sourd et du malade en général (voir déjà Aristote,
Eth. Nic., X, 5, 1176 a 9 et s. et cf. Ilāh., IX, 7, p. 426, 14-427, 4).
38
Ilāh., IX, 7, p. 427, 1-9.
32
33
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
219
n’ayant même pas vécu le désir de leur perfection intellectuelle, elles
vivent un plaisir ou une béatitude de l’imagination 39. En ce sens les
prescriptions de la loi révélée (šarı̄{a), tout comme les traditions
rassemblées à partir de la vie du prophète (hadı̄t), constituent des
¯
˙ pour
normes externes fiables qui sont suffisantes
que l’homme
domine ses passions et puisse donc rejoindre – si non la béatitude
réelle – une béatitude que l’on peut dire «céleste» 40.
L’intellect pratique et sa vie
Le thème de la domination des passions nous introduit au
deuxième aspect qui nous intéresse, celui du côté pratique de l’âme
et de la vie dont il est le principe. En effet, si chez Avicenne l’intellect
pratique est la faculté qui pense en vue de l’action 41, en étant le principe de la vie active, il est aussi la faculté par laquelle l’âme acquiert
la disposition à la domination des passions sensibles ou animales
qui est à l’origine des vertus 42. C’est d’ailleurs en ce sens aussi, qu’elle
est une faculté motrice 43. En effet, c’est finalement la totalité des
rapports que l’âme soutient avec le corps qui se révèle gérée par
l’intellect pratique 44 : les différents rapports de l’âme avec le corps
Ilāh., IX, 7, p. 431, 12 – 432, 17.
Pour les lois religieuses, voir Ilāh., X, 3-4-5.
41
Cf. les références données supra, p. 204-205 et n. 9.
42
Ilāh., IX, 7, p. 429, 16-431, 11 où Avicenne parle de la partie pratique (voir
429, 16 : al-ǧuz} al-{amalı̄) de l’âme mais où il insiste aussi génériquement sur le
rôle de l’âme rationnelle et sur son inclination à gérer le corps. On sait d’ailleurs
que la partie de l’âme qui se soucie du corps est la partie inférieure, la partie
pratique qui correspond à l’intellect pratique; voir Išārāt, éd. Dunyā, II,
p. 387-388 et cf. encore M. Sebti, La distinction..., p. 24-33. Pour l’âme qui
domine le corps chez Avicenne, voir aussi Epître sur l’engagement (R. fı̄ l-{ahd),
dans A. Badawi, Aristū {inda al-{Arab... cit., p. 247; tr. fr. dans l’Appendice II dans
Ibn Sı̄nā, Lettre au vizir Abū Sa{d... cit., p. 120-121; Traités mystiques d’Abou Ali
al-Hosain b. Abdallah b. Sina ou d’Avicenne, éd. M. A. F. Mehren, IIIe fasc., Leyde,
1894 (Traité sur la nature de la Prière), p. 30-31; p. 17 pour la trad. fr. Pour l’origine grecque du thème, voir Platon, Phaed., 80 a; Aristote, Protr. fr. 6 W (33). Pol.,
I, 5, 1254 a 34-35.
43
Dans le K. al-Insāf, éd. A. Badawi, p. 69 Avicenne associe l’intellect
˙
pratique aux sens internes
et externes (voir aussi De Smet, La doctrine avicennienne des deux faces ... cit. p. 86 dans la note); dans le Livre de la genèse et du
retour, il définit la puissance de «motrice et pratique» (voir le passage cité par
Y. Michot, La destinée de l’homme selon Avicenne... cit., p. 124 note 86). L’arrièreplan est encore Aristote pour lequel la pensée qui meut est «la pensée qui fixe les
moyens d’obtenir une action, c’est-à-dire la pensée pratique» (Eth. Nic., VI, 2,
1139 a 35 s. trad. de R. A. Gauthier; voir Aristote, L’éthique à Nicomaque... cit., I,
p. 161).
44
Voir déjà, J. Rohmer, Sur la doctrine franciscaine... cit., p. 76. Reste toutefois la grande question de la connaissance sensible dont celle de l’intellect théorique dépend. En outre, comme on l’a vu (voir supra n. 21) dans le Livre de l’âme
39
40
220
OLGA LIZZINI
expliquent les différents rôles attribués à la partie pratique de l’âme
rationnelle qui – comme on pourrait le dire – correspond à la dimension physique du vivre humain, alors que l’intellect théorique
explique sa dimension incorporelle et céleste 45.
On peut essayer d’énumérer les différentes fonctions de la
faculté pratique de l’âme. En premier lieu, la faculté pratique
«calcule» ou délibère autour d’une action chaque fois singulière, en
administrant le corps qui est l’instrument de l’action (en ce sens, elle
est le principe d’une connaissance où – comme on le verra – l’imagination a un rôle fondamental). En vertu de cette même fonction, elle
explique, en deuxième lieu, les rapports sociaux des hommes et les
cultes de la religion. Dans cette dernière distinction, le premier
point est traditionnel. La faculté pratique concerne les rapports
sociaux, parce que – comme pour Aristote et pour la tradition dont
Aristote dépend lui-même – pour Avicenne aussi la vie humaine est
ancrée dans la société – et c’est d’ailleurs exactement cet ancrage qui
fait du côté matériel, animal, sensible de l’homme, un aspect de sa
vie humaine 46. Le deuxième point – la faculté pratique concerne
aussi les cultes de la religion – est spécifiquement avicennien et il ne
renvoie pas totalement au contexte islamique qu’il arrive, toutefois,
à expliquer. La doctrine avicennienne de la vie pratique intègre en
effet la religiosité, et cela d’une façon que l’on doit d’ailleurs distinguer, d’une part, de celle d’Aristote, de l’autre part, au moins en
partie, de celle de la tradition de la philosophie morale et politique
en terre d’Islam 47. Si l’ancrage de l’homme dans la société demande
obligatoirement une fondation, pour Avicenne c’est la même fondation ou institution de la société qui exige à son tour un fondement
céleste, une révélation et donc un prophète qui, par la Loi révélée,
puisse ériger la société et la conduire dans le bon chemin (al-
(Nafs, V, 1, p. 185, 17-19) Avicenne distingue l’intellect pratique de l’intellect théorique par rapport au besoin qu’ils ont du corps.
45
Les deux puissances restent de toute façon au moins dans les intentions
d’Avicenne des puissances que l’on doit distinguer de l’âme en tant que telle, voir
Nafs, V, 1, p. 185-186.
46
Voir aussi, Ilāh., X, 2, p. 441, 3-442, 1 : le vivre est humain en tant qu’il est
organisé dans la société.
47
Avicenne nomme la cité ou la société juste et la cité ou la société vertueuse
mais – comme on le verra – il décrit une situation différente de celle décrite par
al-Fārābı̄; voir M. Mahdi, Avicenna. Practical Science, dans Encyclopaedia
Iranica, éd. par E. Yarshater, III, Londres et New York, 1989, p. 84-88. M. Mahdi
analyse essentiellement l’Épître sur la division des sciences intellectuelles, mais ses
réflexions confirment – il me semble – l’interprétation ici tracée. A. Bertolacci,
The reception... cit., p. 205 souligne l’influence des Mabādi} d}al-Fārābı̄ en ce qui
concerne le lien entre la métaphysique (ontologie-théologie) et la philosophie
pratique.
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
221
sunna) 48. L’Islām ou plus précisément la religion en tant que telle est
ainsi intégrée dans la perspective philosophique d’Avicenne 49 où la
révélation apparaît un instrument du dessein métaphysique : la
première fonction de la prophétie est de fonder la société humaine
selon les lois qui permettent la permanence de l’espèce. Le rôle de
l’intellect pratique – ou du côté pratique de l’âme – doit donc être
envisagé dans ce nouveau contexte aussi.
Avant d’aborder le sujet de l’intellect pratique – et de la vie active
– dans cette perspective, il semble toutefois nécessaire de s’arrêter
brièvement sur son statut épistémique, qui se révèle, en effet, équi-
48
Ilāh. X, 2, p. 441, 3-443, 12. Comme on l’a déjà précisé (voir n. 1, p. 201) les
dernières parties de la Métaphysique (Ilāhiyyāt, X, 3-5) d’Avicenne contiennent un
traitement des domaines éthique et politique. Quelques remarques dans Ch. Butterworth, The political teaching of Avicenna... cit., p. 35-44; Id., Die politischen
Lehren von Avicenna und Averroes, dans I. Fetscher et H. Munkler (dir.), Pipers
Handbuch der politischen Ideen, II, 1993, p. 141-171; d’un point de vue plus général,
Id., The Greek tradition in Ethics and its encouter with moral wisdom in Islam, in
B. Bazan, E. Andujar, L. Sbrocchi (dir.), Les philosophies morales et politiques au
Moyen Âge (Actes du IXe Congrès international de philosophie médiévale, Ottawa,
17-22 août 1992), New York-Ottawa, 1995, I, p. 125-135. Pour quelques références
bibliographiques sur le rôle du prophète, voir W. Morris, The philosopher-prophet
in Avicenna’s political philosophy, dans Ch. Butterworth, The political aspects of
Islamic philosophy : essays in honor of M. S. Mahdi, Cambridge Ma., 1992, p. 152198; à voir aussi : I. Ahmad, Ibn Sı̄nā and the philosophy of law and the state, dans
Jernal Undang-Undang, 7, 1980, p. 175-199; A. Meshkat al-Dini, The shaping of religious sovereignty in Ibn Sı̄nā}s philosophy, dans Mejmu}a Maqalat wa sukhanrani
hazara-i Ibn-i-Sina (Collections of the discourses and elocutions of Ibn Sı̄nā}s Millenary celebration), Téhéran, 1981, p. 83-104 (en persan).
49
On a parlé généralement de conciliation entre philosophie et Islam (voir
par exemple A. F. Mehren, Les rapports de la philosophie d’Avicenne avec l’Islam
considéré comme religion révélée et sa doctrine sur le développement théorique et
pratique de l’âme, dans Le Muséon, 2, 1883, p. 561-574 – où l’on trouve un résumé
de l’Épître sur les divisions des sciences intellectuelles et des dernières sections de
la Métaphysique de la Guérison – et G. C. Anawati, Aristote et Avicenne. La conception avicennienne de la cité, dans Th. Zarcone [dir.], Individu et société.
L’influence d’Aristote dans le monde méditerranéen (Actes du Coll. d’Istanbul,
1986), Istanbul-Paris-Rome-Trieste, 1988, p. 143-157; voir p. 157) ou bien de
subordination de la politique à la prophétie et donc à la religion (Ch. Butterworth, Medieval Islamic philosophy and the virtue of ethics... cit., p. 238). Il existe
toutefois – il me semble – un niveau d’explication plus profond : plutôt que de
concilier la philosophie avec l’Islam, Avicenne intègre l’Islam (et la religion en
général) dans la philosophie. Des remarques en ce sens, aussi dans A. Bertolacci,
The reception... cit., p. 467-468. Pour d’autres références sur la question, voir
S. En-Nahy, Ibn Sı̄nā}s ideas on the philosophy of religion and legislation, dans
Uluslurasi Ibni Sina Sempozyumu Bildrileri (17-20 Agustos 1983 : Milli Kituphane
Ankara [Proceedings International Symposium on Ibn Sînā. August 17-20, 1983]),
National Library Ankara. Kültür ve Turizm Bak. Milli Kut. Yay. Topl. Bild. Dizisi,
1), Ankara, 1984, p. 179-182 [en turc; p. 183 pour le résumé en anglais]; et sur
l’éthique, voir dans ce même recueil (Uluslurasi Ibni Sina Sempozyumu... cit.),
M. Aydin, Ibn Sina}s Ethics, p. 117-128.
222
OLGA LIZZINI
voque. Meryem Sebti l’a déjà souligné récemment. D’un côté,
Avicenne semble introduire une séparation et même une discontinuité entre puissance (et pensée) théorique et puissance (et pensée)
pratique, chaque faculté ayant son propre domaine et sa propre
vertu; de l’autre côté, il implique l’intellect théorique dans le bon
agir, puisque – comme il apparaît dans quelques textes – il lui confère
la tâche de transmettre à l’intellect pratique les normes de l’action.
En effet, c’est à l’intellect pratique qu’il appartient de gérer les décisions autour de ce qui doit nécessairement être accompli afin
d’atteindre les buts choisis, mais cela «avec le concours de l’intellect
théorique» (et le but d’une action – comme on l’a vu dans le K.
al-Hudūd – fait aussi l’objet d’une connaissance) 50. Ajoutons que le
˙
singulier
et contingent qui – comme Aristote l’avait remarqué (Eth.
Nic., VI, 1-2) – caractérise le choix, semble être dans la philosophie
d’Avicenne en soi insaisissable. D’un côté, il devrait faire l’objet d’une
perception corporelle, et non d’une faculté de l’âme rationnelle (et
l’objection était déjà de al-Rāzı̄) 51; d’un autre côté, il fait partie du
royaume confus de l’opinion (à ce propos, une remarque serait due à
al-Tūsı̄). Bref, la seule autonomie épistémique de la faculté pratique
˙
semble
résider dans l’imagination qu’elle gouverne, et qui – une fois
de plus – ressort des rapports avec la corporéité 52. D’ailleurs, une des
fonctions gnoséologiques fondamentales de la faculté pratique
concerne l’aspect singulier et imaginatif de la prophétie : l’intellect
pratique est le réceptacle des songes et des révélations données par
50
Pour le «concours de l’intellect théorique», voir Išārāt, éd. Dunyā, II,
p. 388; pour Hudūd, voir p. 11-13; voir en outre Nafs, I, 5, p. 38, 1-2. Pour tout
˙
cela, voir M. Sebti,
La distinction... cit., p. 35-39 et les autres textes qui y sont
cités, dont Notes au De anima III, 10, 433 a 12 éd. A. Badawi, Aristū {inda
al-{Arab, p. 112. Le concours de l’intellect théorique ne concerne que ˙le statut
épistémique; la morale est une autre question : voir Ilāh., p. 455, 3 et sv.
51
Voir M. Sebti, La distinction... cit., p. 34 n. 23. La critique est efficace :
une fois déclaré – comme Avicenne le fait plusieurs fois – que la perception du
singulier n’est possible que par le corps, comment peut-on expliquer la présence
d’une faculté de l’âme – l’intellect pratique – capable d’atteindre les singuliers?
Avicenne – semble-t-il – hérite d’un outil aristotélicien qui s’intègre mal dans son
épistémologie. Pour une analyse du thème, voir A. Bäck, Ibn Sı̄nā on the individuation of perceptible substances, dans Proceedings P.M.R. conference, 14, 1989,
p. 23-42. Le rapport de la perception avec l’image, d’une part, et la nature
commune, de l’autre, est analysé par M. Sebti dans Le statut ontologique de
l’image dans la doctrine avicennienne de la perception, dans Arabic sciences and
philosophy, 15, 2005, p. 109-140. En ce qui concerne le rapport avec la connaissance divine (et donc le problème de la connaissance divine des particuliers), voir
H. Zghal, La connaissance des singuliers chez Avicenne, dans R. Morélon et
A. Hasnawi, De Zénon d’Elée à Poincaré. Recueil d’Études en l’honneur de
R. Rashed, Louvain-Paris, 2004, p. 685-718.
52
Pour la critique de al-Tūsı̄, voir M. Sebti, La distinction... cit., p. 37; et
pour l’imagination, p. 38-39. ˙
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
223
les âmes célestes 53 (et l’analogie déjà évoquée qui comparait la vie
intellectuelle de l’homme aux substances angéliques est ainsi
confirmée d’un autre point de vue).
Pour en revenir au rôle pour ainsi dire «moral» et «social» de
l’intellect pratique, on tracera en premier lieu la doctrine des vertus
telle qu’elle est exhibée dans le neuvième traité de la Métaphysique
du K. al-Šifā}. Les vertus sont conçues par le šayh al-ra}ı̄s – qui est en
˘
cela entièrement aristotélicien – comme des dispositions
ou habitus
(des possessions : e™jiv – malaka) de l’âme, des dispositions par
lesquelles l’âme détermine son propre agir sans réflexion (rawiyya) 54.
Exactement comme les mœurs (ahlāq) qui produisent les actions, les
˘ Aristote le voulait – des disposivertus sont – et cela encore comme
tions du ‘juste milieu’ qui écartent l’excès et le défaut (littéralement
l’excès dans le plus ou dans le moins) à partir desquels les vices vont
se produire 55. Ce n’est qu’après avoir défini la vertu dans les termes
du juste milieu, dont le but ou rôle est exactement celui de libérer
l’âme de toute docilité par rapport au corps 56, qu’Avicenne amorce –
on est dans le dixième et dernier livre de sa Métaphysique – le rôle
social de la faculté pratique.
Celui qui établit les lois de la cité, le prophète, doit prendre soin
des coutumes des habitants et leur donner une loi qui consiste dans
le juste milieu (al-wisāta) 57. Pour que la loi perdure et ne soit pas
˙
53
Voir Y. Michot, La destinée de l’homme... cit., p. 118-125. Dans un
commentaire à Cor. LXXXVII, attribué à Avicenne (cf. H. {As ı̄, Al-Tafsı̄r
˙
al-Qur}ānı̄ w {l-luġa {l-sūfiyya fı̄ falsafati Ibn Sı̄nā – Qur}anic Exegesis and
Mystical
˙
Language in Ibn Sı̄nā}s Philosophy, Beyrouth, 1983, p. 96-103 et voir en particulier, p. 97, ll. 17-102) on lit que le prophète est parfait dans les puissances théorétiques comme dans les puissances pratiques de son âme; la perfection de la
puissance théorétique est appelée «âme sainte» au lieu de «intellect saint»; voir
J. Janssens, Avicenna and the Qur{ān. A survey of his Qur}ānic commentaries,
dans Mélanges de l’Institut Dominicain d’Études Orientales, 25-26, 2004, p. 186
(pour l’article, p. 177-192) et cf. M. Abdul Haq, Ibn Sı̄nā}s interpretation of the
Qur}ān, dans Islamic Quarterly, 32, 1988, p. 46-56.
54
Le concours de l’intellect théorique appartient au domaine du choix;
l’homme vertueux (qui domine ses passions grâce au côté pratique de l’âme)
n’agit pas par choix mais en suivant justement la disposition qui lui est devenue
«naturelle», tout en étant acquise par la loi ou la discipline. À ce propos voir
aussi Âme rationnelle, (cf. D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian tradition.. cit.,
ch. 1, T 14, p. 75-76).
55
Ilāh. IX, 7, p. 429, 16-430, 10 où Avicenne parle en réalité des coutumes ou
mœurs (ahlāq). Pour Aristote, voir Eth. Nic., I, 13; II, 1-2; 5-8. Les coutumes tout
˘ actions qu’elles produisent peuvent être des maux : voir Ilāh. IX, 6,
comme les
p. 419, 4-5. Une introduction à la notion et à la doctrine des ahlāq dans R. Walzer
et H. A. R. Gibb, Akhlāk, dans E.I., I, 1960, p. 335-337 et ˘R. Walzer, Éthique
˙
philosophique, p. 337-339.
56
Ilāh., IX, 7, p. 429, 17-, 431,6 et v. aussi Hidāya, p. 222-223.
57
Ilāh., X, 5, p. 454, 14 -15. Dans la médiocrité on reconnaît d’ailleurs un
élément typique de la loi islamique (voir par exemple Cor. II, 143 et à ce propos
224
OLGA LIZZINI
oubliée, un successeur (ou calife) sera nommé 58 et des cultes religieux seront instaurés, leur rôle étant celui de rappeler les lois et les
coutumes qui autrement iraient se perdre avec la succession des
générations. Le juste milieu – comme Avicenne le spécifie – est à
rechercher en deux sens 59 : soit – comme il l’a déjà expliqué et
comme on l’a vu à propos du retour de l’âme – en dominant les
passions corporelles, ce qui signifie purifier l’âme et déployer sa
faculté pratique; soit en utilisant les puissances mêmes du corps,
dans l’intérêt du monde (et du vivre social). Une double nécessité –
et on le verra à propos du double statut de l’âme (et de la vertu) –
semble ici évoquée : l’âme doit rechercher le juste milieu dans les
passions afin de se purifier, mais elle est obligée de le poursuivre
aussi dans le but du bien vivre de l’espèce et de la société. Avicenne
fait dériver de l’utilisation des puissances du corps la médiété dans
le plaisir sexuel, qui relève de la tempérance : en permettant le
mariage, celle-ci est à l’origine de la permanence de l’espèce
humaine 60. De façon analogue, la vertu du courage est utile à la
permanence de la société 61. Et encore de façon analogue, les vices –
qu’Avicenne a déjà présentés, comme Aristote, en tant qu’excès dans
le moins ou dans le plus –, sont à refuser du point de vue social à
cause des dommages qu’ils produisent, soit aux hommes en tant que
tels soit à la cité. Dans ce contexte trois vertus sont élevées : la
sagesse (al-hikma al-fadı̄liyya), – dans laquelle on reconnaît claire˙
ment la fro˙¥ nhsiv de l’Éthique
à Nicomaque 62 – la tempérance (al-
M. Borrmans, Un principe d’éthique aristotélicien in medio stat virtus, à travers les
traditions musulmane et chrétienne, dans Th. Zarcone (dir.), Individu et société...
cit., p. 83-97.
58
Il sera nommé par le texte c’est-à-dire, selon une interprétation possible,
«textuellement» selon une désignation personnelle; ce qui a fait penser – avec
d’autres détails – à une inclination sciite d’Avicenne; voir M. Fakhry, Ethical theories in Islam... cit., p. 88 n. 37; M. Marmura, Avicenna. Healing-Metaphysics X...
cit., p. 107 (et voir aussi sa traduction anglaise des Ilāhiyyāt, The Metaphysics of
the healing, Provoh, Utah, 2005, p. 374).
59
Ilāh., X, 5, p. 454, 15 : en deux sens et donc en deux modes (voir Avicenna,
Metafisica... cit., p. 1045).
60
Voir aussi Ilāh., X, 4, p. 448, 14-451, 8. Et encore, pour le K. al-ahlāq, voir
˘ discute
Fakhry, Ethical theories in Islam... cit., p. 87. Dans un autre texte Avicenne
la possibilité que la permanence de l’espèce soit garantie même en dehors de
l’union sexuelle (il s’agit de la théorie de la génération ex propagatione); voir
B. Nardi, Pietro Pomponazzi e la teoria di Avicenna intorno alla generazione spontanea nell’uomo, dans Studi su Pietro Pomponazzi, Florence, 1965, p. 305-319 (déjà
paru dans Miscellanea in onore e memoria di Ubaldo Formentini, Memorie della
Accademia Lunigianese di Scienze G. Cappellini, XXXII, n.s. X, La Spezia, 1961,
p. 185-199); traces de cette doctrine dans le De Animalibus d’Avicenne, XV, 1.
61
Pour le courage (aßndreı¥a) chez Aristote, voir Eth. Nic., II, 7, 1107 a 29-1107
b 5; III, 6-9.
62
Pour la sagesse chez Aristote, voir Eth. Nic., VI, 5 – 12. La sagesse, qui est
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
225
{iffa : swfrosy¥nh) 63 et le courage (al-šaǧā{a : aßndreı¥a). Dans leur
ensemble la vertu de la sagesse ou prudence 64 (vertu intellectuelle ou
dianoétique selon la division aristotélicienne), la tempérance et le
courage (éthiques selon la division aristotélicienne) 65 constituent la
justice (al-{adāla) 66. Celle-ci s’oppose à la vertu théorique, qui lui est
externe, mais contribue à la véritable vie heureuse : certainement
heureux sera l’homme qui à la vertu de la justice (et donc à la
sagesse, au courage et à la tempérance) pourra ajouter celle de la
spéculation. Ainsi, celui qui aux vertus déjà citées, ajoutera la
une vertu dianoétique ou intellectuelle (selon la traduction de Gauthier), est une
connaissance toute humaine et pratique qui consiste dans la capacité de bien
délibérer; elle n’est ni la science (laquelle concerne l’universel), ni la technique
(qui produit quelque chose).
63
Pour la tempérance (swfrosy¥nh) chez Aristote, voir Eth. Nic., II, 7, 1107 b
5; III, 10-12.
64
Ilāh., X, 5, p. 455, 9-16. Avicenne associe à la fin du texte les trois vertus
respectivement aux impulsions concupiscibles et irascibles et à celles qui
concernent les affaires pratiques et qui relèvent de la puissance pratique. Si le
mot tadbı̄riyya est référé aux affaires pratiques, la puissance prudentielle (ou
sagesse ou prudence) correspond à l’intellect pratique qui gouverne le corps (la
locution tadbı̄r que l’on trouve aussi dans le titre de la Politique d’Aristote en
arabe, peut également indiquer le gouvernement que l’âme exerce sur le corps :
voir par exemple l’Épître sur les divisions des sciences intellectuelles, où les âmes
sont dites mudabbira). Le texte latin a «in practicis»; également M. Marmura,
Avicenna. Healing-Metaphysics X... cit., p. 110 traduit : «moderation in practical
matters»; Ch. Butterworth, Medieval Islamic philosophy and the virtue of Ethics...
cit., p. 241 traduit : «the moderate use of practical wisdom in administrative
affairs».
65
Si on se réfère à la table des vertus qu’Aristote dresse en Eth. Nic., II, 7,
plusieurs vertus sont absentes chez Avicenne, au moins dans la Métaphysique : la
libéralité (eßleyuerio¥thv), la magnificence (megalopre¥peia); la magnanimité
(megalocyxı¥ a); la placidité (prao¥ thv); la véracité (aß lh¥ ueia); l’enjouement
(eyßtrapelı¥a); l’amitié (filı¥a); l’indignation (ne¥mesiv). Avicenne semble en effet
rassembler toutes les vertus dans les trois qu’il nomme ici. Dans d’autres lieux, il
est pourtant plus analytique, voir B. Karliga, Un nouveau traité... cit.; Ibn Sı̄nā.
Lettre au vizir Abū Sa{d... cit. Dans le K. al-Išārāt, c’est la magnanimité qui
semble jouir d’un rôle tout spécial, puisqu’elle est, comme R. A. Gauthier l’a
montré, la vertu du philosophe; voir Aristote, L’éthique à Nicomaque... cit.., II, 1re
partie, p. 272 et s et p. 290-292 où l’on trouve cité Le Livre des directives et des
remarques, (Kitāb al-ishārât wa }l-tanbı̄hāt). Traduction avec introduction et
notes par A. M. Goichon, Paris 1951 [réimpr. Paris, 1999], p. 499-500 (cf. Išārāt,
éd. Dunyā, IV, p. 104-106) où Avicenne s’inspire de ce qu’Aristote dit de la magnanimité; voir Eth. Nic., IV, 3 (7).
66
Ilāh., X, 5, p. 455,13. Pour la justice (dikaiosy¥nh) chez Aristote, voir Eth.
Nic., voir Avicenne pourrait se référer ici à ce qu’Aristote affirme de la justice en
tant que vertu parfaite dans laquelle, selon le proverbe, «toute vertu se trouve
résumée» (Eth. Nic., V, I, 1130 a 1). Avicenne ne semble pas déployer – au moins
dans ces quelques lignes – le trait caractéristique de la justice (et de l’équité –
eßpieı¥keia voir Eth. Nic., V, 10) qui consiste dans le rapport avec les autres.
Courage et tempérance sont des vertus encore immédiatement liées au rapport
avec le plaisir et la douleur de l’individu.
226
OLGA LIZZINI
prophétie sera un dominateur du monde, presque un Seigneur
humain (rabb insānı̄) 67. Le système des vertus ainsi dressé – on est à
la vraie fin du texte de la Métaphysique – a son contexte dans une
société (madı̄na) composée par des individus actifs 68. À l’exception
des gardiens (où l’on a pu reconnaître les gardiens-philosophes de la
République) aucun ne doit rester inactif (mu{attil). Selon une pers˙˙
pective clairement néoplatonicienne, dans le vivre
humain chaque
individu a son rôle et sa place (maqām). La notion de rôle et celle de
place et donc de rang vont ici même coïncider : le sens de l’organisation sociale (tartı̄b al-madı̄na) a son principe dans l’organisation et
l’arrangement cosmiques et la politique se révèle en ce sens aussi
comme un prolongement de la métaphysique.
Comme on l’a vu – Avicenne le précise en Ilāh., IX, 7 – lorsque
les livres d’Éthique déclarent qu’il faut agir selon la médiété ou le
juste milieu, ils n’entendent pas par cela que l’on doit agir en vertu
d’une réflexion, parce que cela voudrait dire que l’on n’a pas réalisé
le juste milieu. Ce qu’ils entendent c’est au contraire exactement
qu’il faut obtenir l’habitus du juste milieu (malakat al-tawassut) 69.
˙
L’habitus est une disposition que l’âme acquiert par elle-même, mais
à partir du corps. D’ailleurs, si le corps n’était pas impliqué, l’âme
n’aurait que la réflexion pour «agir». Au contraire, puisque le corps
et ses passions y sont engagés, elle agit sans réfléchir. C’est précisément en ce sens que la coutume morale (hulq ou huluq pl. ahlāq)
˘ en tant˘que principe
˘ de
n’est pas un comportement, mais justement,
l’action, un caractère, un habitus, une orientation de la nature de
l’âme et donc de l’homme 70. Or, dans les replis d’un discours qui est
foncièrement aristotélicien, l’on peut repérer ici un point spécifiquement avicennien. Il convient de suivre le discours d’Avicenne de
près : le juste milieu ne concerne pas seulement l’âme rationnelle :
«c’est comme s’il appartenait, en même temps, – dit Avicenne – à la
puissance rationnelle et aux puissances animales» 71. Les puissances
67
Voir Ilāh., X, 5, p. 455, 15-16; et cf la locution un altro Iddio incarnato dans
Dante Alighieri (Convivio IV, XXI, 10).
68
En général, sur la conception sociale d’Avicenne, voir G. C. Anawati, Aristote et Avicenne. La conception avicennienne de la cité... cit., p. 143-157; pour
Anawati, l’influence aristotélicienne sur la pensée politique d’Avicenne est minimale; voir aussi Ch. Butterworth, The political teaching of Avicenna... cit.,
p. 35-44. Pour la conception réaliste qu’Avicenne a de la société, voir M. Galston,
Realism and idealism in Avicenna’s political philosophy, dans Review of politics,
41, 1979, p. 561-577 qui souligne la distance d’Avicenne par rapport à al-Fārābı̄.
69
Ilāh. IX, 7, p. 430, 1-10.
70
On peut ainsi expliquer l’oscillation terminologique d’Avicenne qui parle
des coutumes (ahlāq) ou des dispositions (ha}yāt) ou des vertus (fadā}il); voir
˙
aussi Nafs, I, 5, ˘p. 38, 7-15; Ch. Butterworth insiste sur cette oscillation
dans
Medieval Islamic philosophy and the virtue of Ethics... cit., p. 241.
71
Ilāh., IX, 7, p. 430, 1-2.
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
227
animales doivent en effet obtenir la disposition à la soumission et à
la passion, tout comme la puissance rationnelle doit, au contraire,
obtenir la disposition à la domination (et à l’action). En quelques
lignes, Avicenne précise là un élément essentiel pour les relations
entre l’âme et le corps : le perfectionnement de l’âme est un travail
(de l’âme) qui concerne les puissances animales aussi bien que la
puissance rationnelle pratique et qui, en impliquant non simplement l’orientation de l’âme, mais aussi la situation de ses puissances
inférieures, relève du rapport entre l’âme et son corps. Le rapport
entre l’âme rationnelle et les puissances animales est donc ici un
rapport au sens réel, une relation dans laquelle les deux éléments
sont impliqués 72. La même dynamique (puissance rationnelle / puissances animales) est d’ailleurs en jeu en ce qui concerne les habitus
qui ne conduisent pas à la perfection et au bonheur de l’âme, mais
au contraire à son déclin et à sa souffrance, en un mot, les vices. Le
jeu est renversé – dans le cas des vices, les puissances animales
dominent tandis que la puissance rationnelle est dominée – mais en
tant que tel, le rapport se trouve confirmé. Le principe du rapport
est, en effet, dans l’âme humaine et précisément dans la dualité que
la position de ses «deux faces» y révèle 73.
Le double statut de l’âme : l’intellect pratique au service de l’intellect
théorique
L’âme humaine a en effet chez Avicenne un double statut. D’un
côté, elle est une substance en soi indépendante, de l’autre, elle est
une perfection; d’un côté, elle est une nature, une réalité en soi
définissable, de l’autre côté, elle est attachée à un corps avec lequel
elle vient à l’être et auquel elle est liée en en faisant dériver en
72
Sur le rapport de l’âme avec le corps : M. Sebti, Avicenne. L’âme
humaine... cit.; Ead., Une épître inédite... cit., Th. A. Druart, The human soul’s
individuation and its survival after the body’s death : Avicenna on the causal relation between body and soul, dans Arabic sciences and philosophy, 10, 2000,
p. 259-274. Pour la relation en général, voir M. Marmura, Avicenna’s chapter «On
the Relative», in the Metaphysics of the Shifā’, dans G. F. Hourani (dir.), Essais on
Islamic philosophy and science, Albany 1975, p. 83-99; J. Decorte, Avicenna’s
ontology of relation : a source of inspiration to Henry of Ghent, dans J. Janssens et
D. De Smet, Avicenna and his heritage... cit., p. 171-196; H. Zghal, La relation chez
Avicenne, dans Arabic sciences and philosophy, 16, 2006, p. 237-286. La relation
entre l’âme et le corps ne peut pas être réelle dans le sens où elle n’est pas une
corrélation : en tant que substance l’âme est indépendante du corps.
73
Une trace de cette dualité est déjà chez Aristote qui envisage deux
éléments dans la morale : le désir et l’intellect; voir Eth. Nic., VI, 1, 1139 b 4-5 :
«Ainsi la décision [hΩ proa¥iresiv] est-elle ou intellect désirant [oßrektiko¥v noỹv] ou
désir réfléchi [o¶rejiv dianohtikh¥], et ce principe complexe, c’est l’homme» (trad.
de R. A. Gauthier, voir Aristote, L’éthique à Nicomaque... cit., p. 161).
228
OLGA LIZZINI
partie son propre perfectionnement 74 ; d’un côté, elle est un principe
de vie du corps, de l’autre côté, elle trouve irréalisables certaines
de ses actions en dehors de la corporéité. Cette dualité requiert
une solution. Même si l’on ne considère pas les difficultés qu’une
telle psychologie doit aborder sur le plan philosophique, on reste
face au fait qu’elle réclame un moment de simplification ou de
résolution 75. À son horizon, la substance de l’âme a en soi d’être
(voire d’arriver finalement à être) une substance intellectuelle qui,
en tant que telle, puisse jouir d’une vie autonome : une vie qui ne
dépende que d’elle-même et qui lui appartienne d’une façon
complète 76. En tant que substance, l’âme a comme horizon de
perfection – on l’a vu – de devenir un monde intellectuel, voire un
intellect, et de jouir d’une vie de contemplation 77. Pourtant, bien
que le rapport entre l’âme et son corps soit destiné à s’achever – ou
plus exactement peut-être, puisqu’il est destiné à s’achever et à
cesser – c’est en premier lieu en vertu du rapport qu’elle institue
avec son corps qu’elle peut devenir une substance intellectuelle. En
Ilāh. IX, 7, en entamant le sujet du retour de l’âme à Dieu et donc
74
Elle est par exemple aidée par le corps (badan) sur le plan de la connaissance dans l’obtention des principes de la représentation et du jugement; Nafs, V,
3, p. 197, 18 et en général le développement de V, 3 et V, 4.
75
Pour les enjeux du double statut (opérationnel et ontologique) de l’âme,
voir les études de M. Sebti déjà citées (Avicenne. L’âme humaine... cit.; La distinction entre intellect pratique et intellect théorique ... cit.). En insistant sur l’ambiguïté du double statut de l’âme, M. Sebti a souligné, d’une part, l’existence
d’activités solidaires de l’âme eu égard du corps et, de l’autre, le caractère
d’horizon, de cible, de résultat que la vie purement intellectuelle a pour l’âme
humaine (voir par exemple Sebti, Avicenne. L’âme humaine... cit., p. 15 et p. 27 et
s.). En résumant, on pourrait distinguer au moins deux domaines pour la solidarité âme/corps : la gnoséologie (la connaissance purement intellectuelle présuppose selon Avicenne – comme c’est déjà le cas dans la tradition aristotélicienne –
la connaissance sensible), et l’éthique qui, en tant que telle, n’est qu’une question
de rapports entre l’âme et son corps. Si la gnoséologie a son lieu d’élection dans
les sens et dans l’intellect théorique, l’éthique doit être réduite à la dimension de
l’intellect pratique et des passions qu’il doit dominer. On rejoint ainsi la même
distinction entre les «deux faces» de l’âme que l’on vient de rappeler. M. Sebti
(Avicenne. L’âme humaine... cit., p. 92 et s.) parle d’un «ordre ontologique à part»
dont les difficultés se résolvent dans la conscience de soi. Il ne me semble pas,
toutefois, que cela puisse complètement résoudre les problèmes.
76
Voir le célèbre argument de «l’homme volant» dans Nafs., I, 1, p. 13, 4-20;
V, 7, p. 225, 7-227, 4 (cf. Avic. Lat., Liber de anima ... cit., I, 1, p. 36-37; V, 7,
p. 162-163); Išārāt éd. Dunyā, II, p. 343-349 (Directives, p. 303-308); pour les
Mubāhatāt, III voir Y. Michot, La réponse à Bahmanyār et al-Kirmanı̄. Présenta˙ ¯
tion, traduction
critique et lexique arabe-français de la Mubāhata III, dans Le
˙ ¯ p. 140-144. Cf.
Muséon, 110, 1997, p. 168-173; Epistola sulla vita futura... cit.,
M. Sebti, Avicenne. L’âme humaine... cit., p. 117-118.
77
Voir supra, les références données à la note 30, p. 211.
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
229
de son perfectionnement (le retour parfait étant celui qui est intellectuel), juste après avoir avoué que l’on ne peut évaluer qu’avec
approximation la quantité d’intellections nécessaires à la vie intellectuelle heureuse, voire à la réalisation de l’intellectualité de l’âme,
Avicenne spécifie le rôle du côté pratique par rapport au perfectionnement de l’âme : la «félicité réelle» (al-sa{āda al-haqı̄qiyya) qui
en dépend, qui est la félicité intellectuelle ne saurait˙ être atteinte
«si la partie pratique de l’âme (al-ǧuz} al-{amalı̄ min al-nafs) n’a pas
été réformée (islāh)» 78. Assez paradoxalement pour une puissance
˙ concernée
˙
qui justement est
par le rapport avec le corps, le premier
rôle de l’intellect pratique et de la vertu qui en dépend est donc
celui de purifier l’âme et de la libérer de son lien et de ses attaches
corporels. Voilà donc que, si c’est seulement en tant que nature liée
au corps que l’âme doit gérer ses rapports avec la corporéité, c’est
en tant que nature libre (et intellectuelle) qu’elle doit les avoir bien
gérés, en dominant les passions 79. Dans le premier traité du Livre de
l’âme (le K. al-nafs) on lit que la puissance pratique doit dominer
sur les autres puissances du corps (yaǧib an tatasallata {alā sā}iri
˙ rapport à
quwā al-badan), et cela de façon à ne pas être passive par
l’action des puissances corporelles (hattā lā tanfa{ila {an-hā). Ce
˙
sont au contraire les puissances corporelles
qui doivent être
passives (tanfa{ilu) par rapport à elle et qui doivent être domptées,
soumises à elle-même (maqmū{a dūna-hā). Tout cela dans le but de
ne pas laisser se produire dans la puissance pratique des dispositions à la soumission qui, venant du corps, seraient acquises à
partir des affaires naturelles (hayāt inqiyyadiyya mustafāda min
al-umūr al-tabı̄{iyya); ces dispositions sont d’ailleurs précisément ce
˙
que l’on appelle
les mœurs vicieuses (ahlāq radı̄liyya). Il faut plutôt
˘
¯
78
Voir Ilāh., IX, 7, p. 429, 16 et voir aussi la prémisse, p. 429,16-431,11. Dans
l’Épître sur l’engagement (R. fı̄ l-{ahd), les vertus pratiques qui dépendent de
l’intellect pratique (qui n’est toutefois jamais cité en tant que tel) sont présentées
comme utiles pour protéger l’état de perfectionnement intellectuel, plutôt que
pour le rejoindre; voir en particulier, Lettre au vizir Abū Sa{d... cit., p. 120-121.
Aristote attribue à l’activité de la contemplation la plus grande possibilité
d’ayßta¥rkeia (voir Eth. Nic., X, 7, 1177 a 28 ca.; I, 7, 1097 b 6-21); il lui associe
toutefois des conditions, comme la santé ou les biens extérieurs; voir à ce propos,
A. Kenny, The Nicomachean conception of happiness, dans J. Annas (dir.), Oxford
studies in ancient philosophy, Supplementary volume. Aristotle and the later tradition, Oxford, 1991, p. 67-80. Pour Aristote (Eth. Nic., VI, 13, 1145 a 5 et s.), la
sagesse ne domine pas la philosophie (sofı¥a) ni la partie meilleure de l’âme (toỹ
beltı¥onov morı¥oy); elle domine en vue de la philosophie sans dominer la philosophie.
79
L’âme doit bien gérer le corps pour la félicité intellectuelle, mais aussi
pour la félicité imaginative; voir le discours à propos des âmes innocentes, Ilāh.,
IX, 7, p. 431,7-432,17.
230
OLGA LIZZINI
que la puissance pratique ne subisse absolument pas l’action des
puissances corporelles et qu’elle n’en soit pas conditionnée. Elle
doit être dominante (mutasallit a), et avoir ainsi des mœurs
˙
vertueuses (ahlāq fadı̄liyya). Les mœurs
peuvent bien se rapporter
˘
˙
aux puissances corporelles, mais en étant prédominantes (ġāliba)
par leur disposition active, cet intellect pratique aura une disposition passive 80. Dominer les passions signifie donc pour l’intellect
pratique être actif et préparer l’âme à son perfectionnement, et cela
selon ce que l’intellect théorique juge et connaît 81. Dominer les
passions (et donc les orienter vers un juste milieu qui puisse
permettre à l’âme de rejoindre sa source ou sa propre nature intellectuelle 82) est le signe de la bonne gestion de la face inférieure de
l’âme; la passivité, c’est-à-dire le fait d’être dominée, en étant le
80
Voir Nafs, I, 5, p. 38, 1-7. Dans le fait qu’il est nécessaire que cette puissance ne reçoive absolument aucun des effets qui suit nécessairement la nature
du corps, M. Sebti (La distinction... cit., p. 43) repère (comme en R. adhawiya fı̄
˙
amr al-ma{ād, éd. S. Dunyā, Le Caire, 1949, p. 96) la preuve qu’Avicenne
rejette
l’idée que l’âme puisse être «affectée par son association avec le corps». Le
passage a pour moi une signification tout autre : c’est justement en vue du
«salut» et de l’intégrité de son côté spirituel que l’âme doit nécessairement s’éloigner des effets ou des traces (ātār) du corps. C’est en cela que réside la fonction
éthique de l’intellect pratique. ¯Mais ici c’est toute l’interprétation de l’influx ou
impression (ta}tı̄r) en général et de la possibilité d’une influence du corps sur
l’âme qui est ¯impliquée. Dominer les puissances corporelles est – comme
M. Sebti le souligne – une disposition innée de l’âme, mais cela n’implique pas
que l’âme ne risque aucune contamination due à son association avec le corps. La
passivité dans le sens de la soumission peut appartenir au côté pratique de l’âme
aussi, justement en tant qu’elle n’en réalise pas la perfection. L’âme peut donc
bien subir l’influence du côté corporel et être passive (au passage cité de K. alNafs, I, 5, p. 38 on peut ajouter les lignes de Ilāh. IX, 7, 430, 1-3 ou X, 3, p. 446,
1-2 où Avicenne précise qu’en se rappelant de Dieu et des anges, l’âme qui
pratique le culte acquiert une aversion par rapport au corps et à son influx
(ta}tı̄rāt au pluriel); une aversion qui lui permette de ne pas en subir l’action :
fa-lā¯ tanfa{ila {an-hu). De toute façon la vie de contemplation s’oppose à celle de
l’action sous un double point de vue. La vie opérationnelle est «active» non seulement parce qu’elle concerne l’action ou l’opération ({amal), mais aussi parce
qu’elle se résout ou doit se résoudre – c’est le cas de la vie vertueuse – en une activité (fi{l) de domination (des passions). D’une façon tout à fait parallèle, non
seulement la vie de contemplation ne concerne pas l’agir de l’existence (elle ne
concerne ni les actions ni les productions : elle n’est ni prãjiv, ni poı¥hsiv), mais
en outre elle se résout pour l’âme rationnelle humaine en une soumission, une
passivité (infi{āl), voire une réception de l’intellect, par rapport aux formes intelligibles.
81
Voir Nafs, I, 5, p. 38, 1-2 à propos des jugements de l’autre puissance, celle
dont Avicenne doit encore traiter : la puissance théorique dont il commence à
décrire les fonctions et les étapes quelques lignes après, voir I, 5, p. 38, 16-40, 19.
82
Voir Ilāh., X, 3, p. 445, 15 où Avicenne utilise le terme ma{din qui a soit le
sens de «source» (voir Avicenna, Metafisica... cit., p. 1025 «sorgente») soit celui
de nature ou véritable substance (voir M. Marmura, qui traduit «its true substance» et «its true element» voir Avicenna. Healing-Metaphysics X, in R. Lerner
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
231
signe contraire (la dialectique des puissances dominantes –
ra}ı̄siyya – et servantes – h ādima – est ici l’arrière-plan du
˘
pour Avicenne dans le fait de
discours 83 ). La vertu consiste
conserver toujours à l’âme sa disposition (innée) à dominer les
puissances corporelles 84, là où non seulement la perfection de
l’homme, mais aussi tout son vivre social et religieux dépend de
son rapport avec ses besoins et ses passions corporels.
Exactement comme pour l’intellect théorique auquel il correspond, le rôle de l’intellect pratique ne semble toutefois être que celui
de la préparation. Le même mécanisme par lequel Avicenne
explique le perfectionnement graduel de la connaissance, et qui est
d’ailleurs analogue à celui qui explique la nature, est évoqué pour
l’opération pratique de l’intellect. On l’a déjà observé : l’intellect
pratique passe, tout comme l’intellect théorique, de l’état de la puissance matérielle à celle de la possession ou habitus 85. Ce que l’on
n’avait pas encore remarqué c’est que, tout en étant une puissance
dominante et active, la puissance pratique trouve elle aussi sa
perfection dans une acquisition voire une réception. Les actions et
les activités du monde sublunaire n’ont que le rôle de préparations
par rapport au flux divin (fayd) dont la source active, la véritable
˙ le monde céleste. Si les différentes
raison ou cause (sabab; {illa) est
phases de l’intellect théorique ne sont que différents degrés du
perfectionnement de la puissance, l’acte dépendant totalement de la
conjonction avec l’intellect agent, les actions réalisées par l’intellect
pratique ne font que préparer à un habitus (malaka) dont la source
ultime est la conjonction avec le monde céleste et le flux divin que
celle-ci permet d’accueillir. Dans le neuvième traité de sa Métaphysique du K. al-Šifā}, dans un contexte qui concerne le ciel et ses
âmes motrices, un passage apparemment marginal déclare le statut
préparatoire de l’action par rapport à la vertu :
[...] la raison (sabab) de l’habitus vertueux que l’on réalise avec
l’action n’est pas l’action : c’est plutôt que l’action, en en empêchant le
contraire, dispose à l’habitus, tandis que celui-ci se produit à partir de
la substance qui mène à la perfection les âmes des êtres humains,
c’est-à-dire, l’intelligence agente (al{-aql al-fa{{āl); ou à partir d’une
autre substance, [une substance] qui ressemble à celle-ci» 86.
and M. Mahdi (dir.) Medieval political philosophy : a sourcebook, Canada, 1963,
p. 103 et The metaphysics of the healing, Provoh, Utah, 2005, p. 369.
83
Voir par exemple Nafs, I, 5, p. 40, 20-41,18. J’ai donné quelques références
à la question dans Utility and gratuitousness of Metaphysics in Avicenna
(Ilāhiyyāt, I, 3), dans Quaestio, 5, 2005, p. 325-334 (pour l’article, p. 307-344).
84
Ilāh., IX, 7, 430, 8-10.
85
Voir supra, p. 217-220 à propos de Nafs, V,1, p. 186, 9-14.
86
Ilāh., IX, 2, p. 388, 15-389,1 à comparer avec K. al-Ta {lı̄qāt, éd. A. Badawi,
al-Hay}a al-misriyya al-{āmma li-l-kitāb, al-Qāhira [Le Caire] 1973, p. 37, 22-24
˙
232
OLGA LIZZINI
Les vertus et leur sens pour le perfectionnement de l’homme
Or, comme on le voit, comprendre les rapports entre vie active
et vie théorétique signifie s’interroger aussi sur la participation de
l’intellect pratique – et de la vie pratique – au processus qui conduit
l’homme à son perfectionnement (et à la béatitude suprême). La
position des intellects pratique et théorétique, expression du double
statut de l’âme, déclenche une dynamique qui ne peut pas être paritaire. Le premier degré du perfectionnement de l’homme concerne
la puissance pratique. Dans certains textes Avicenne semble égaliser
perfection pratique et perfection théorique 87. Les passages consacrés
à la division des sciences affirment en général que la perfection
humaine est pratique et théorétique à la fois. Cependant, si la
perfection théorétique implique la pratique, celle qui est pratique,
tout en étant un symbole de la vérité, n’implique pas, en tant que
premier degré de perfection possible, la perfection de la faculté
théorétique 88. Pour l’homme qui peut devenir pire que les bêtes ou
bien s’élever au rang des anges, la gestion de l’intellect pratique est –
pas moins que pour le côté théorétique – un processus de retour. Les
deux intellects représentent l’ascension de l’homme dans l’échelle de
la conscience du réel à partir de la réalité la plus basse, jusqu’à la
réalité supérieure. D’ailleurs, dans un système néoplatonicien tel
que celui d’Avicenne, les concepts de perfectionnement et de perfec-
(et voir Janssens, The notions of wāhib al-suwar... cit., p. 557). La question de la
˙ à celle du rôle de la volonté dans l’acvie active chez Avicenne doit être rattachée
tion et donc au rapport entre action volontaire de l’homme et volonté divine, qui
est d’ailleurs un des problèmes classiques de la pensée musulmane. C’est aussi en
ce sens que la référence à l’intelligence agente doit être comprise. Pour la question en général, voir D. Gimaret, Théories de l’acte humain en théologie musulmane, Paris, 1980. Pour la question de l’action chez Avicenne, à signaler aussi
S. Al-Badur, Ibn Sı̄nā}s theory on action, dans Dirāsāt, 15, 1988, p. 61-73 [en
arabe]; p. 61 [abstract en anglais].
87
Dans l’Epître concernant le discours sur l’âme rationnelle (R. fı̄ l-kalām {alā
l-nafs al-nātiqa), par exemple, au perfectionnement théorique de la connaissance
˙
de Dieu, Avicenne
semble joindre expressément celui qui concerne l’activité pour
Dieu : voir M. Sebti, La distinction... cit., p. 40.
88
Ch. Butterworth, Medieval Islamic philosophy and the virtue of Ethics...cit.,
p. 221-258 remarque que les vertus pratiques (tempérance, courage et sagesse
pratique ou prudentielle) sont à acquérir indépendamment de la connaissance
théorétique qui pourtant leur est supérieure. Comme on l’a vu, la pratique
n’engage qu’en partie l’intellect théorique par son ‘concours’ avec un certain
degré de perfectionnement. Pour les perfections humaines évoquées dans les
passages sur les divisions des sciences, voir par exemple Ilāh. I, 1, 4, p. 4-6 (où le
perfectionnement spéculatif est présenté comme le premier) et Divisions des
sciences intellectuelles... cit., p. 105, 5-13.
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
233
tion ne seraient même pas déterminables en dehors d’une référence
au procès qui mène de Dieu au monde et du monde à Dieu 89.
D’un côté donc – on l’a vu dans l’eschatologie – l’intellect
pratique procure le destin de l’homme simple : la maîtrise des
passions corporelles, qui est le but de l’intellect pratique auquel les
lois religieuses fournissent un guide – garantit un équilibre digne
d’une béatitude dans l’au-delà qui, tout en étant imaginative et inférieure à celle qui est intellectuelle, est néanmoins l’expression d’une
réalité 90. De l’autre côté, l’intellect pratique pourvoit à la réussite de
l’intellect théorique, celui-là même auquel il est comme opposé.
C’est en effet la maîtrise des impulsions corporelles qui permet à
l’homme de ne pas être distrait par ses passions et d’accueillir ainsi
les formes intellectuelles voire de se faire réceptacle pur du flux
divin qui constitue son véritable bien. Dans l’Épître sur la quiddité de
la prière (R. fı̄ māhiyyat al-salāt), Avicenne explique que l’homme
˙ ˙ est préparé à la réception du flux
dont l’âme est pure et intellectuelle
divin (fayd), là où celui qui est submergé par les préoccupations qui
˙ du corps n’arrive pas à le recevoir : dès qu’un peu de
lui viennent
flux (qalı̄l faydin) s’interrompt, il est prêt à se précipiter dans un
˙
grand mal (šarr
katı̄r), en devenant inférieur aux bêtes 91. Dans
¯
l’homme il y a quelque
chose (šay}) qui appartient au monde d’icibas (al-{ālam al-asfal) et quelque chose (šay}) qui est du monde
céleste (al-{ālam al-a{lā) 92, mais les deux choses ou parties ne sont
pas indépendantes : lorsqu’elle n’est pas bien dirigée, l’activité de
l’un empêche celle de l’autre 93. L’image des deux faces doit être bien
comprise : elle n’indique pas la scission de deux éléments indépen-
À ce propos voir aussi D. De Smet, Perfectio prima – perfectio secunda ou
les vicissitudes d’une notion : de St. Thomas aux Ismaéliens tayyibites du Yemen,
dans Recherches de théologie et de philosophie médiévales, 66, 1999, p. 254-288.
90
Le rang de cette béatitude, imaginale et encore dépendante du corps, est
bien sûr inférieur au rang de la béatitude céleste, tout comme l’intellect pratique
est subordonné à l’intellect théorique au perfectionnement duquel, toutefois, il
contribue. À propos de la réalité du monde imaginal, qui tout en n’étant pas la
réalité par excellence (qui est celle de Dieu : al-Haqq) n’est pas moindre par
˙ l’homme... cit.
rapport aux sensibles, voir Y. Michot, La destinée de
91
Voir Traités mystiques d’Aboû Alî al-Hosain b. Abdallâh b. Sînâ ou d’Avicenne, Texte arabe publié d’après les manuscrits [...], avec l’explication en français par M. A. F. Mehren, fasc. I-IV., Leyde, 1889-1899, IIIe fasc., 1894, p. 41, 3
(pour le texte entier voir p. 28-43; trad, fr. p. 16-24); Ğāmi{ al-badā{ı̄, Le Caire,
1335h – 1917, p. 13; cfr. A. J. Arberry, Avicenna on theology, Londres, 1951, p. 61.
Pour l’image des deux faces, v. éd. Mehren, p. 40, 4-5, Arberry, Avicenna on Theology, p. 60.
92
Voir Traités mystiques... cit., IIIe fasc., p. 40, 4-5.
93
Nafs, I, 5, p. 38 et V, 2, p. 195-196; cf. M. Sebti, Avicenne. L’âme humaine...
cit., p. 87 et s.
89
234
OLGA LIZZINI
dants, mais l’orientation différente ou l’articulation d’une même
substance. Si un regard vers le bas nous empêche de regarder vers le
haut, tout comme lever les yeux nous permet de négliger les petites
choses de ce bas monde, c’est que pour pouvoir lever les yeux il faut
bien avoir regardé en bas.
C’est donc l’intellect pratique qui en purifiant l’âme, prépare le
polissage du miroir de l’intellect humain lui permettant de devenir
un dessin du monde des formes. L’intellect pratique est en ce sens
une sorte de condition, sinon pour le perfectionnement de l’intellect
théorique, du moins pour la «félicité réelle» (al-sa{āda al-haqı̄qiyya)
˙
qui en dépend, laquelle – on l’a vu – «ne saurait s’accomplir
si la
partie pratique de l’âme (al-ǧuz} al-{amalı̄ min al-nafs) n’est pas
réformée (islāh)». La réforme, voire la santé de la vie pratique
˙ ˙ comme la prémisse existentielle fondamentale pour
constitue donc
la réussite du plaisir de la contemplation 94. Dans cette perspective,
d’ailleurs, le sens de la supériorité que l’on doit attribuer à la vie
théorétique par rapport à la vie pratique va se préciser. La hiérarchie des vies, que l’on voit clairement affirmée dans le contexte
eschatologique et dans le monde céleste, acquiert chez l’homme le
sens concret du parcours, de la voie que l’on doit (parfois péniblement) suivre pour arriver au but.
Le rôle de l’intellect pratique sur le plan du perfectionnement
de l’âme et de l’eschatologie qui en découle est donc essentiel. On
doit déployer la puissance pratique de l’âme pour que la puissance
spéculative (qui lui est supérieure) puisse rejoindre sa propre béatitude, et cela même si – sur le plan épistémique – l’intellect théorique pourrait être complètement autonome 95. Observées à partir de
Dans un tel contexte, la signification philosophique de la distinction des
«deux faces de l’âme» se révèle profonde. Par cette distinction Avicenne écrit ou
réécrit tout le rapport avec la corporéité à laquelle il attribue une dignité et une
fonction que nul être qui soit lié au corps ne peut négliger. Le rapport avec la corporéité est essentiel par exemple dans le monde angélique, là où la perfection des
âmes angéliques implique le mouvement du corps céleste. En outre, la doctrine
des deux faces démontre une cohérence parfaite avec l’idée d’une création qui est
une descente (mais non pas une chute : la création étant une manifestation du
bien et non du mal) dont chaque élément est destiné à retourner au Principe (à sa
façon). La perfection de l’homme implique une sanatio (islāh) de la vie pratique
˙ ˙ L’opinion de D. De
parce qu’elle est une ascension, et en ce sens une purification.
Smet, qui prétend que la doctrine avicennienne des deux faces est «sans signification philosophique réelle» ne nous semble donc pas à partager; voir D. De
Smet, La doctrine avicennienne des deux faces... cit., p. 88.
95
Reste la question de la connaissance sensible qui conditionne le perfectionnement humain. Un autre élément est en outre l’intuition, voir D. Gutas,
Avicenna and the Aristotelian tradition... cit.; Id., Intuition and thinking. The evolving structure of Avicenna’s epistemology, dans R. Wisnovsky, Aspects of Avicenna,
Princeton, 2001, p. 1-38.
94
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
235
la perspective du perfectionnement spéculatif de l’âme, la fonction
de l’intellect pratique et sa subordination à l’intellect théorique
trouvent – semble-t-il – leur véritable sens. Cela ne signifie pas
qu’un autre niveau – celui du bien vivre humain dans le monde –
n’existe également. Les différentes fonctions de la partie pratique de
l’âme (imagination prophétique; domination des passions; direction
de l’agir) trouvent une première fondation (plus superficielle) dans
la perspective sociale et politique, mais c’est dans la perspective du
perfectionnement psychique – dont le dernier stade est l’état que
l’âme rejoint lors du retour à Dieu (ma{ād) – que tous les rôles
qu’Avicenne attribue à l’intellect pratique trouvent leur explication
finale cohérente 96 : le gouvernement (tadbı̄r; siyāsa) du corps et de
ses passions; la motion, voire l’activité; le rôle social qui est en
même temps religieux, et finalement, le rôle gnoséologique fondamental de l’intellect pratique qui concerne l’imagination. En ce
sens, on peut peut-être affirmer que le fondement de l’éthique
avicennienne est (apparemment) double : d’une part (ou dans un
certain sens : bi-waǧhinmā), il est dans le rapport avec les autres et
donc dans le vivre social (la politique), mais d’autre part (ou dans la
réalité : bi-l-haqı̄qa) 97, il est dans le but ultime de l’homme, voire
˙ et dans l’eschatologie. La dimension métaphysique
dans le retour
constitue en ce sens le véritable fondement de la morale et de la
politique avicenniennes. La recherche des vertus est subordonnée à
la recherche de la félicité, mais la félicité n’a d’autre sens que celui
d’être à la fois le reflet et le présage du retour. Si à un premier
niveau les bonnes coutumes de l’homme servent au vivre social, à
un niveau supérieur et plus réel, la recherche des vertus est une
partie du parcours que l’homme doit suivre en vue d’obtenir la position la meilleure possible dans la remontée vers le Principe, c’est-àdire en vue de s’approcher de Dieu 98. Seul le philosophe, qui pour96
Pour le réalisme dont Avicenne fait preuve dans son analyse politique, en
ce qui concerne le premier niveau, le plus superficiel, voir M. Galston, Realism
and idealism in Avicenna’s political philosophy... cit.
97
La distinction entre ce qui est dit «dans un certain sens» et ce qui est dit
«réellement» ou «d’une façon absolue» est soulignée par Y. Michot, voir La
destinée de l’homme... cit.
98
Aristote distingue les vertus qui concernent les autres et les vertus qui ne
relèvent pas du rapport avec les autres. Le but de l’éthique est la félicité, mais
celui de la politique réside dans la félicité de tous les hommes; non seulement
donc la politique comprend en soi l’éthique, mais elle est aussi dans un certain
sens la véritable éthique. Dans la perspective avicennienne, au contraire, la
recherche des vertus est subordonnée à la recherche de la félicité. La politique
qui assure la félicité de tous les hommes semble être alors subordonnée à
l’éthique, laquelle est à son tour subordonnée au perfectionnement dans le sens
de l’ascension, de l’obtention du bon rang dans la remontée vers le Principe ou,
en un mot, de l’eschatologie.
236
OLGA LIZZINI
suit la vie contemplative, en ayant bien géré le côté actif de la vie,
est conscient du véritable sens de cette duplication des niveaux, qui
renvoie d’ailleurs à une duplication des langages (si les hommes se
distinguent par rapport à leur possibilité d’arriver à la perfection
théorique, le discours par lequel on les approche se distingue aussi :
la sagesse divine ou philosophie procède par des démonstrations, là
où le prophète dans son discours fait usage de symboles et
d’images) 99.
Vie pratique, vie théorétique et philosophie
L’analyse des rapports entre intellect théorique et intellect
pratique relève ainsi des principes fondamentaux de la philosophie
avicennienne. L’âme ne peut être heureuse et parfaite sur le plan
intellectuel, si elle n’est pas en même temps capable d’une vie
pratique saine ou morale. La préparation pour la félicité dans l’audelà n’est pas à rechercher seulement dans la spéculation, mais
aussi dans la discipline de l’intellect pratique et dans la domination
des passions. Ainsi, si la perfection ultime et l’ultime plaisir de l’âme
résident dans le fait de devenir un «monde intellectuel» qui n’ait
plus rien de corporel (les attaches de l’âme avec le corps étant dépassées)100, la réalisation d’un tel état «spirituel» ne peut s’accomplir –
la vie sublunaire durant – que grâce au corps. L’implication (la pertinence) du corps dans l’éthique avicennienne s’explique d’ailleurs
aisément si on se réfère à la doctrine émanative dans laquelle elle est
insérée. L’origine de l’âme est dans l’émanation, la pro¥odov du Principe; son destin trouve son sens dans le retour à Dieu (eßpistrofh¥).
La vie de l’âme humaine est donc comprise dans cette polarité, et sa
tension entre les deux pôles est comme exprimée par les deux côtés
ou directions de ses «deux faces». Le moment de l’origine a son
reflet dans le côté inférieur, le corps, qui, naissant avec l’âme, en
À ce propos l’on doit au moins rappeler le rôle de la Rhétorique. Dans la
tradition islamique elle avait deux finalités : inspirer des actions morales et
communiquer des vérités qui autrement n’auraient pas été atteintes par les
hommes sans capacités philosophiques, cette seconde finalité étant subordonnée
à la première. À ce propos, voir Averroès, Commentaire moyen à la Rhétorique
d’Aristote, Introduction générale, édition critique du texte arabe, traduction française, commentaire et tables par M. Aouad, III vol., Paris, 2002, I, p. 63-64. Sur la
Rhétorique, voir aussi Ch. E. Butterworth, Rhetoric and Islamic political philosophy, dans International Journal of Middle East Studies, 3, 1972, p. 187-198; Id.,
The rhetorician and his relationship to the community. Three accounts of Aristotle’s
Rhetoric, dans M. Marmura (dir.), Islamic theology and philosophy. Studies in
honor of G. F. Hourani, Albany, NY, 1984, p. 111-136.
100
Voir encore l’Épître sur l’engagement dans Ibn Sînā. Lettre au vizir Abū
Sa‘d... cit.; et. Ilāh. IX, 7, p. 430.
99
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
237
signifie l’émanation; le moment de son destin a sa réverbération
dans le côté supérieur, où tout le monde intellectuel céleste est
compris101. En ce sens, la vie pratique est le point de départ obligé de
l’ascension de l’âme : à partir du côté inférieur (passions, corps,
matière) l’âme peut passer au côté supérieur et remonter jusqu’au
monde céleste qui en représente la réussite (là où le côté inférieur
est de cette même réussite la condition ou le point de départ)102.
Si donc le sens de la dualité des vies et des perfections réside
dans le double statut de l’âme humaine, la véritable signification de
leurs rapports – et la solution de la dualité qu’elle permet – est à
rechercher dans la doctrine de l’émanation et du retour qui en
dépend. En ce sens, si la dualité de l’âme se retrouve dans la description de la vie et du perfectionnement de l’âme qui inclut toujours –
comme on l’a vu – ses deux côtés, la définition de son horizon intellectuel se reconnaît au contraire dans la séparation et la hiérarchisation entre vie pratique et vie théorétique. La hiérarchie
eschatologique – on l’a vu – place clairement l’intellectualité
au-dessus de la pratique et de la vie active. Le destin de l’homme
dans l’au-delà attribue aux hommes de contemplation un rang supérieur à celui des hommes qui ont organisé leur vie selon la loi
révélée. Encore plus clairement, dans le monde céleste, les anges qui
personnifient l’intellect spéculatif – les intelligences pures – sont
supérieures aux âmes qui meuvent les sphères et qu’Avicenne
compare à l’intellect pratique. Au début du dixième traité de sa
Métaphysique, après avoir affirmé que l’existence ne cesse de
descendre à partir du Premier, Avicenne précise que le premier
degré de l’existence est celui :
des anges spirituels libres [de la matière] (al-malā}ika al-rūhāniyya
˙
al-muǧarrada) qui s’appellent «intelligences» ({uqūl); ensuite
(tumma) il y a les rangs des anges spirituels qui s’appellent «âmes»
¯
(nufūs)
– et ils sont les anges qui ont une opération pratique (almalā}ika al-{amala) [...]103.
L’image des deux faces semble se retrouver dans le Récit de Hayy ibn
˙ anges
Yaqzān où Avicenne explique les données traditionnelles et coraniques des
˙
gardiens
et scribes, voir H. Corbin, Avicenne et le récit visionnaire. Étude sur le
cycle des récits avicenniens, Paris, 1979, p. 162-163 (éd. anglaise, Avicenna and the
visionary Recital, New York, 1960, p. 148).
102
À ce propos, voir D. De Smet, La doctrine avicennienne des deux faces...
cit.,p. 78 qui rappelle un passage du K. al-Insāf, éd. A. Badawi p. 41 : «La voie
suivie par l’âme consiste à faire du corps et˙ des organes corporels des instruments permettant d’acquérir la perfection qui ne revient qu’à elle» (trad. D. De
Smet). L’âme utilise le corps dont elle est la perfection pour arriver à la perfection qui lui est propre. La corporéité est d’ailleurs un trait dominant de la religiosité (et de la religiosité islamique surtout) qu’Avicenne intègre dans son
développement (voir Ilāh., X, 3).
103
Ilāh., X, 1, 435, 6-8. À comparer avec R. fı̄ l-Malā}ika éditée par H. {Āsı̄
˙
101
238
OLGA LIZZINI
Les premières substances ont une affinité claire avec le Principe
(intellectuel ou «plus qu’intellectuel»); les secondes, qui marquent
plus décisivement la descente et donc la distance du Principe,
instaurent un rapport avec la corporéité qui est déjà presque substantiel : les âmes célestes, qui personnifient l’intellect pratique, sont
aussi, même si dans un sens qu’il faut bien moduler, les «formes»
des corps des sphères.
La dualité des deux puissances et des deux genres de vie se
trouve donc résolue dans le monde céleste. Vie pratique et vie théorétique ou intellectuelle (comme l’intellect pratique et l’intellect
théorique) sont présentes dans le ciel, mais – disjointes dans deux
sujets différents – elles ne donnent plus lieu à aucune ambiguïté. Sur
le plan eschatologique, les âmes des élus, les «âmes saintes» n’ont
qu’une vie théorétique tout comme les «âmes viles» ou «simples»
ont une vie qui est purement imaginative et «pratique». Sur le plan
divin ou céleste, les intelligences pures ont une vie théorétique, là où
les intelligences qui ont un rapport avec le corps (les âmes des
sphères) ont une vie pratique. Les premières sont comme l’intellect
théorique en nous; les secondes rappellent l’intellect pratique; les
premières ont un but qui est au-dessus d’elles; les secondes agissent
en mouvant un corps. La vie céleste ne contient aucune ambiguïté et
elle n’indique aucun parcours. Dans le ciel, ce qui est subordonné
n’est pas une condition pour rejoindre ce qui est supérieur : la
hiérarchie céleste est stable, permanente; elle n’indique pas une voie
dont le sens est le retour à Dieu auquel on tend, mais un arrangement dont le sens est la position stable et définitive de chaque
composant.
Avicenne hérite donc de la part d’Aristote la distinction entre
intellect théorique et intellect pratique, qui est à la base de la distinction des deux genres de vie, mais il l’implante sur un terrain néoplatonicien et en amplifie le domaine pour y comprendre le monde
céleste dans les deux modes qui l’expliquent : l’eschatologie et
l’angélologie. L’horizon aristotélicien se trouve ainsi transformé et
même altéré chez Avicenne : la distinction des deux intellects sert à
Avicenne, comme à Aristote, pour fournir une articulation de la vie
dans Al-Tafsı̄r al-Qur}ānı̄ wa {l-luġa {l-sūfiyya fı̄ falsafati Ibn Sı̄nā, p. 292 (pour
˙
l’Épître, p. 289-294) : le rang des chérubins
– les anges libres et proches de
Dieu – est suivi par celui des anges actifs qui ont une opération pratique (en
lisant : al-malā}ika al-{āmilūna au lieu de al-malā}ika al-{ālimūna qui est dans
le texte).
VIE ACTIVE, VIE CONTEMPLATIVE ET PHILOSOPHIE CHEZ AVICENNE
239
psychique de l’homme; elle est – et cela encore comme chez Aristote
– hiérarchisée, la vie pratique se trouvant rangée au-dessous de la
vie théorétique; mais, et on remarque ici une différence par rapport
au Stagirite, elle trouve son sens ultime dans l’horizon eschatologique et encore plus profondément dans la théorie émanative et
métaphysique qui le soutient.
Olga LIZZINI
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