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294 Sylvain Auroux
nes qui concernent essentiellement le devenir des traditions, que
s'expliquent à la fois la situation française et le flou de la défini-
tion de Hoijer: l'existence d'une tradition en effet, ne préjuge
en rien d'une cohérence conceptuelle.
2. Le temps des voyageurs et des missionnaires
L'une des faiblesses fondamentales de l'histoire de la lin-
guistique, est que l'on n'a jamais vraiment songé àdépouiller les
récits des voyageurs (P. Martyr qui voyageait avec Colomb, et
Pigafetta qui voyageait avec Magellan sont pour la linguistique
des initiateurs) et les archives des missionnaires. Ce sont pour-
tant les premières sources, tant pour l'étude d'un grand nombre
de langues que pour l'anthropologie. Les récits de voyage
(qu'on prenne par exemple la collection réunie par le président
de Brosses en 1757, sous le titre Histoire des navigations aux
Terres Australes) comportant
à
peu près toujours des remarques
sur les langues et des vocabulaires. Bien entendu, leurs auteurs
ne sont ni des linguistes, ni des anthropologues professionnels,
mais la situation n'est pas du tout la même, pour les deux disci-
plines. Aux XVIe et XVIIe siècles, l'anthropologie n'existait pas ou
du moins ne se distinguait pas des textes que nous étudions.
Voyageurs et missionnaires ont toujours été considérés comme
des sources d'information sur les différents peuples du monde.
Les études sur le langage, par contre existaient (il s'agit sans
doute, avec les mathématiques de l'une des plus anciennes tradi-
tions scientifiques de l'Occident). Mais elles avaient vocation
pédagogique, possédaient une solide tradition théorique, et
étaient limitées par l'étude des langues classiques (latin, grec,
hébreu, arabe) ou celle des langues européennes modernes.
Fondamentalement elles concernaient les langues de l'écriture,
voire de l'Ecriture Sainte (dont l'étude a fortement contribué à
la naissance de la philologie; cf. R. Simon, 1698). Au XVIe
comme au XVIIe siècles, les
«
linguistes» sont des professeurs et/
ou des littérateurs. Le premier ouvrage théorique moderne sur
le langage, la Grammaire Générale de Port-Royal (1600) a été
rédigé sans aucune référence
à
des langues non classiques, avec
des présupposés universalistes et des visées d'abord pédagogi-
ques. Le premier travail important rédigé en français sur une
langue amérindienne, l'œuvre du P.R. Breton (Dictionnaire
295
Linguistique et anthropologie en France (1600-1900)
caraïbe-français, 1665; Dictionnaire français-caraïbe, 1666;
Grammaire caraïbe, 1667) est contemporain de l'œuvre des Mes-
sieurs; bien qu'il s'agisse d'une source souvent citée par les spé-
cialistes, elle ne sera intégrée
à
des travaux plus généraux qu'à la
fin du XVIIIe siècle.
La fermeture du composant sociologique de la tradition que
nous décrivons est assez claire. Celle du composant pratique
l'est également: vocabulaires et grammaires sont des instru-
ments de commerce et de pouvoir (en 1757, De Brosses sera
extrèmement clair dans sa préface), comme de propagande reli-
gieuse. L'information linguistique et anthropologique est une
richesse (en 1665, Breton s'excuse auprès de ses collègues de
divulguer un matériau qui pourra servir
à
d'autres) qui s'accu-
mule dans les missions, et que les autorités romaines, par exem-
ple, thésaurisent aux Archives de la Propagande de la Foi. Reste
à montrer que ce type d'information linguistique concerne bien
l'anthropologie linguistique, et la spécificité de son composant
théorique.
Revenons à l'exemple des Caraïbes. En 1647, le P. Breton
a rédigé un rapport intitulé:
«
Relation de l'Isle de la Guade-
loupe faite par les missionnaires dominicains à leur Général» ; il
est conservé à Rome aux Archives de la Propagande de la Foi,
et on en trouve une version à la Bibliothèque nationale de Paris
(msf. 24974). Le texte est divisé en trois parties; la première est
une description physique de la Guadeloupe; la seconde est une
description de la population indigène, intitulée
«
De l'origine,
mœurs, religion, etc. des Caraïbes
»;
la troisième est une his-
toire de la colonisation. On dispose là d'un cadre canonique",
dont l'ordre et la permanence chez de nombreux auteurs font
fonction de questionnaires dont l'élaboration systématique
débutera dès la fin du XVIIIe siècle. L'information linguistique
est interne à la documentation anthropologique (chez Breton
elle est répartie en deux chapitres: II, 1, De l'origine et humeur
des sauvages;
n,2,
De leur langue); et elle figure à peu près
dans tous les ouvrages de même type, qu'ils aient pour titre His-
toire naturelle et morale, Voyage, Mœurs, Relation, etc. Le lan-
gage est d'emblée relié aux mœurs, c'est une dimension obligée
de l'approche des cultures étrangères. Cela explique sans doute
la relative fermeture théorique de cette tradition. Un régent de