Uq COLLECTION D'ÉPISTÉMOLOGIE dirigée par Angèle .. PARAlN-VIAL KREMER-MARIETII (J.), Philosophie des sciences de la nature. Tendances nouvelles, 1983, 320 p. (A.), Le Concept de science positive. Ses tenants et ses aboutissants dans les structures anthropologiques du Positivisme, 1983,202 p. KREMER-MAIuETIl Histoires de l'anthropologie pologie aujourd'hui» rHISTOIRES DE L'ANTHROPOLOGIE (XVIe-XIXe siècles) (XVI-XIX' siècles). Colloque « La pratique de l'anthro(Sèvres, 1981) sous la direction B. Rupp-EISENREICH, 1'»14 CoUoque LA PRATIQUE DE L'ANTHROPOLOGIE AUJOURD'HUI 19-21 novembre 1981, Sèvres PRÉSENTÉ PAR Britta RUPP-EISENREICH Publié avec le concours du Centre National des Lettres PARIS KLINCKSIECK 1984 "1 LINGUISTIQUE.ET ANTHROPOLOGIE EN FRANCE (1600-1900) par Sylvain Auroux (C.N.R.S. et Université Paris VII) 1. Développement scientifique et tradition. On a tendance à définir une discipline scientifique par un corps de doctrine, produisant des assertions plus ou moins vérifiables, et dont la sémantique constitue l'objet de la science. L'historien des sciences a tout intérêt à utiliser une définition plus large fondée sur l'idée qu'une discipline scientifique possède trois composants: l'un théorique (données, concept, problèmes), l'autre pratique (intérêts et buts poursuivis), l'autre sociologique (institutions, circulation de l'information; formation, profession et carrière des chercheurs). Il se peut que reproduction ou production d'une discipline demeurent fermées ou partiellement fermées 1 pour tous ses composants ou seulement certains; nous avons alors affaire à ce que nous nommons une tradition, par définition, plus ou moins indépendante. On n'insistera jamais assez sur le fait essentiel que la science est une institution, c'est-à-dire quelque chose qui se reproduit seulement par tradition. Un groupe (ou une génération) de chercheurs travaille à partir d'éléments qui lui sont transmis et sur la base d'une formation déterminée. Il est tout à fait correct de considérer que le développement des connaissances n'est pas une simple croissance monotone en fonction du temps et l'historien peut souvent mettre en lumière des discontinuités plus ou moins intéressantes (cela dépend du point de vue choisi). Il n'en demeure pas moins que la science, pareillement au capital, rie s'explique que par une structure cumulative 2. Il faut du temps, du personnel, des concepts, des informations, pour développer les connaissances. Pas plus qu'on n'explique la naissance du capitalisme industriel 292 Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) par sa structure (mais par la concentration de la main-d' agricole, la disponibilité du capital marchand et financier, etc. on n'expliquera le développement de la science par des res incomparables. Il est tout à fait clair, aux yeux d'un mologue rigoureux, que nous ne disposons pas de modèle faisant pour expliquer le changement scientifique. Cette tion impose que nous nous efforcions de considérer avec tion quelques cas concrets, en accordant le minimum de pl aux préjugés les plus connus concernant la forme de ce changes ment. Ces remarques rapides ont pour but d'introduire à un blème historique et épistémologique, qu'une conception ment discontinuiste nous paraît incapable de traiter. Il ('nn,..Arn ce qu'on peut appeler « anthropologie linguistique », remarques liminaires peuvent permettre de le cerner: ••• l 1) Le terme d'anthropologie linguistique est peu utilisé en France. Nous le trouvons employé par les spécialistes des langues africaines (M. Houis), ou remplacé par «ethnolinguistiques» chez les américanistes (B. Pottier). Le mot lui-même évoque le recherches menées sur les Indiens d'Amérique de Nord par Boas, Sapir et Whorf. L'expression « anthropologicallinguistics » est à \ l'inverse d'un usage assez courant outre-atlantique, où les chaires.l de linguistique générale sont souvent dépendantes de départements intitulés « Anthropology and Linguistics »3. En France les chaires de linguistique ou les départements de linguistique sont plutôt des excroissances des départements de « Langue et Littérature », voués initialement à l'enseignement d'une langue ou d'un groupe de langues". 2) Les définitions de l'anthropologie linguistique sont tout à fait confuses. En 1961, H. Hoijer (élève de Sapir et héritier de ses papiers) définissait ainsi sa discipline: « Anthropological linguistics may briefly be defined as an are a of linguistics resarch which is devoted in the main to studies, synchronie and diachronie, of the language of people who have no writing» (<< Anthropological linguistics », Trends in European and American Linguistics 1930-1960, Ch. Mohrmann ed., pp. 110-127). Plus loin, il précise que ce type d'étude est celui qui s'occupe des « exotic languages»; qu'il ne diffère en rien de ce que l'on entend ordinairement par linguistique quant à la méthode, sinon 293 quant aux techniques de recensement des données. Plus loin encore, il précise les buts essentiels de ce type de recherches: a) classification des langues (l.c., 112); b) préhistoire (glottochronologie; ibid., 118, sq.) ; c) constitution conceptuelle (problème d'élaboration des catégories"). On sent bien qu'une telle définition correspond effectivement à quelque chose, mais le moins que l'on puisse dire est qu'elle ne brille guère par sa cohérence conceptuelle. Il est clair que l'étude renvoie à des langues non indo-européennes; beaucoup effectivement ne disposent pas d'un système d'écriture, mais historiquement le chinois, et encore aujourd'hui le malais, qui sont des langues de « civilisation », ont posé ou posent des problèmes de catégorisation. A l'inverse les « patois» chez les peuples «civilisés» ont nécessité une réflexion sur les techniques de recensement et ont été souvent soumis aux mêmes types de questionnaire que les langues des peuples sans écriture, cf. Pop, S. - La dialectologie, aperçu historique et méthodes d'enquêtes linguistiques, Louvain, Duculot, 1950. Il est évident que les problèmes de classification ne concernent pas seulement les langues exotiques ou simplement non indo-européennes. Il paraît étrange d'affirmer la particularité de l'anthropologie linguistique en même temps que son identité de méthode avec la linguistique générale. Enfin la spécificité des méthodes de datation sans recours aux données historiques externes pose de sérieux problèmes (on sait que le principal contreexemple à la loi de Swadesh est donné par les langues romanes, pour lesquelles nous disposons de datations extrinsèques"). Il est évident que devant ces remarques, à première vue totalement indépendantes, on pourrait s'en tenir au constat de l'absence en France de tout ce qui pourrait s'attacher à l'anthropologie linguistique, et de l'inconsistance théorique de Hoijer. On suivrait ainsi les principales histoires de la linguistique qui ne se sont guère intéressées à la question, si ce n'est pour mentionner l'existence d'un courant « humboldtien », au reste marginal, en Allemagne au XIXe siècle 7. Nous choisirons une hypothèse de travail exactement inverse. En mettant à jour des matériaux historiographiques négligés", nous montrerons l'existence, du XVIIe à la fin du XIXe siècle, de travaux français concernant à la fois la linguistique et l'anthropologie. Par le suivi des thèmes et la reproduction de l'information, nous montrerons que ce que nous nommerons «anthropologie linguistique» (certainement par abus de langage, mais cela n'a pas grande importance pour notre propos), est avant tout une tradition. C'est à partir de phénomè- 294 Sylvain Auroux nes qui concernent essentiellement le devenir des traditions, que s'expliquent à la fois la situation française et le flou de la définition de Hoijer: l'existence d'une tradition en effet, ne préjuge en rien d'une cohérence conceptuelle. 2. Le temps des voyageurs et des missionnaires L'une des faiblesses fondamentales de l'histoire de la linguistique, est que l'on n'a jamais vraiment songé à dépouiller les récits des voyageurs (P. Martyr qui voyageait avec Colomb, et Pigafetta qui voyageait avec Magellan sont pour la linguistique des initiateurs) et les archives des missionnaires. Ce sont pourtant les premières sources, tant pour l'étude d'un grand nombre de langues que pour l'anthropologie. Les récits de voyage (qu'on prenne par exemple la collection réunie par le président de Brosses en 1757, sous le titre Histoire des navigations aux Terres Australes) comportant à peu près toujours des remarques sur les langues et des vocabulaires. Bien entendu, leurs auteurs ne sont ni des linguistes, ni des anthropologues professionnels, mais la situation n'est pas du tout la même, pour les deux disciplines. Aux XVIe et XVIIe siècles, l'anthropologie n'existait pas ou du moins ne se distinguait pas des textes que nous étudions. Voyageurs et missionnaires ont toujours été considérés comme des sources d'information sur les différents peuples du monde. Les études sur le langage, par contre existaient (il s'agit sans doute, avec les mathématiques de l'une des plus anciennes traditions scientifiques de l'Occident). Mais elles avaient vocation pédagogique, possédaient une solide tradition théorique, et étaient limitées par l'étude des langues classiques (latin, grec, hébreu, arabe) ou celle des langues européennes modernes. Fondamentalement elles concernaient les langues de l'écriture, voire de l'Ecriture Sainte (dont l'étude a fortement contribué à la naissance de la philologie; cf. R. Simon, 1698). Au XVIe comme au XVIIe siècles, les « linguistes» sont des professeurs et/ ou des littérateurs. Le premier ouvrage théorique moderne sur le langage, la Grammaire Générale de Port-Royal (1600) a été rédigé sans aucune référence à des langues non classiques, avec des présupposés universalistes et des visées d'abord pédagogiques. Le premier travail important rédigé en français sur une langue amérindienne, l'œuvre du P.R. Breton (Dictionnaire Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) 295 caraïbe-français, 1665; Dictionnaire français-caraïbe, 1666; Grammaire caraïbe, 1667) est contemporain de l'œuvre des Messieurs; bien qu'il s'agisse d'une source souvent citée par les spécialistes, elle ne sera intégrée à des travaux plus généraux qu'à la fin du XVIIIe siècle. La fermeture du composant sociologique de la tradition que nous décrivons est assez claire. Celle du composant pratique l'est également: vocabulaires et grammaires sont des instruments de commerce et de pouvoir (en 1757, De Brosses sera extrèmement clair dans sa préface), comme de propagande religieuse. L'information linguistique et anthropologique est une richesse (en 1665, Breton s'excuse auprès de ses collègues de divulguer un matériau qui pourra servir à d'autres) qui s'accumule dans les missions, et que les autorités romaines, par exemple, thésaurisent aux Archives de la Propagande de la Foi. Reste à montrer que ce type d'information linguistique concerne bien l'anthropologie linguistique, et la spécificité de son composant théorique. Revenons à l'exemple des Caraïbes. En 1647, le P. Breton a rédigé un rapport intitulé: « Relation de l'Isle de la Guadeloupe faite par les missionnaires dominicains à leur Général» ; il est conservé à Rome aux Archives de la Propagande de la Foi, et on en trouve une version à la Bibliothèque nationale de Paris (msf. 24974). Le texte est divisé en trois parties; la première est une description physique de la Guadeloupe; la seconde est une description de la population indigène, intitulée « De l'origine, mœurs, religion, etc. des Caraïbes »; la troisième est une histoire de la colonisation. On dispose là d'un cadre canonique", dont l'ordre et la permanence chez de nombreux auteurs font fonction de questionnaires dont l'élaboration systématique débutera dès la fin du XVIIIe siècle. L'information linguistique est interne à la documentation anthropologique (chez Breton elle est répartie en deux chapitres: II, 1, De l'origine et humeur des sauvages; n,2, De leur langue); et elle figure à peu près dans tous les ouvrages de même type, qu'ils aient pour titre Histoire naturelle et morale, Voyage, Mœurs, Relation, etc. Le langage est d'emblée relié aux mœurs, c'est une dimension obligée de l'approche des cultures étrangères. Cela explique sans doute la relative fermeture théorique de cette tradition. Un régent de 296 Sylvain Auroux collège, préoccupé de découvrir la nouvelle méthode infaillible pour l'apprentissage du latin n'ira pas chercher des informations linguistiques dans l'ouvrage du P. Lafitau intitulé Mœurs des sauvages amériquains comparés aux mœurs des premiers tems (1724), lequel comporte pourtant un long et intéressant chapitre sur la langue (t. II, pp. 458-49810). Deux traits relevés par Hoijer sont immédiatement présents : les problèmes de classification (ou si l'on veut, de géographie linguistique), et ceux de l'origine de l'humanité. Pour la tradition anthropologique le langage est un moyen de recherche historique (à la demande de ses supérieurs Breton a introduit des remarques historiques dans son Dictionnaire de 1665), dont témoigne la longue discussion sur l'origine du peuplement américain, commencée avec Grotius (1642), et marquée en France au siècle suivant, par l'ouvrage de l'interpète du Roi, employé aux Affaires Etrangères, J.B. Scherer (1777, Recherches historiques et géographiques sur le Nouveau Monde), auquel collabore Court de Gébelin. Le composant théorique principal de cette tradition correspond parfaitement à l'un des traits décrits par Hoijer: le problème des catégories. Qu'on ait affaire à des cultures sans écriture, et donc sans tradition grammaticale paraît alors essentiel: tout est à composer, et les difficultés n'en paraissent que mieux. Les grammaires latines, puis la grammaire générale, fournissent un lot de catégories qui s'adaptent mal à des langues non indoeuropéennes, d'autant qu'elles ne disposent d'aucun métalangages morphologique clair. Qu'on parcourt ces travaux, on rencontre partout la même litanie et le même type de problème: on ne « trouve » pas les catégories françaises et latines dans les langues étudiées. Breton (1667), par exemple, note que les Caraïbes n'ont pas d'article (cela ne l'empêche pas de rédiger un chapitre de sa grammaire sur la question). En 1664, l'auteur d'un Voyage de la France Equinoxiale en l'Isle de Cayenne, le P.A. Biet commence ainsi son analyse du galibi : « La première remarque est que de toutes les huits parties d'oraison, avec lesquelles nous composons un discours, il n'yen a que deux dans cette langue, à sçavoir le nom, qui sert à nommer les choses, et le verbe, pour représenter les actions et les passions ( ... ). Les noms n'ont que le singulier, soit substantif, quoyqu'il soit propre Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) 297 ou appellatif, non plus que l'adjectif » (p. 395). De là l'existence dans cette tradition de problèmes spécifiques, comme par exemple, le statut du verbe en iroquois, inauguré par le traité du P. Bruyas, rédigé au Canada en 1666 (Radiees verborum iroquorum neo-eboraci types, ed. 1863). Lafitau reprend la question (1, oc. cit., p. 486). Sa solution est marquée par la grammaire générale, seule théorie cohérente dont il dispose: « Il faut qu'il y ait un équivalent, qui puisse fournir autant de signes qu'il est nécessaire, pour suppléer au défaut de ces parties d'oraison, lesquelles se trouvant dans une langue, ne se trouverait point dans une autre, qui serait certainement défectueuse et inutile, si elle n'avait dans son fonds de quoi remplir la fin et le but de toute langue» (ibid.). Proche du problème des catégories, on rencontre celui des rapports du langage et de la pensée. Il s'agit d'une question que les missionnaires ont dû affronter concrètement lors de l'élaboration des catéchismes. Un texte du P. Biard, sur le Canada (Relation de la nouvelle France, 1616, chap. 16, 149 sq.) montre l'enjeu de la question: les missionnaires ne parviennent pas à traduire et faire comprendre les termes abstraits les plus essentiels à leur mission auprès des indigènes (vice, vertu, péché, prière, etc.). Au lieu de relier la compréhension linguistique à la pratique sociale (attitude qui peut servir aujourd'hui à définir l'orientation théorique de l'anthropologie linguistique), les missionnaires de l'âge classique ont tendance à adopter une solution universaliste, qui range les civilisations selon une échelle d'évolution linéaire, et permet d'interpréter l'absence de correspondance par l'existence de «trous» sémantiques aux échelons inférieurs. La tradition d'anthropologie linguistique n'est pas à ce point autonome qu'elle ne soit fille de son temps. 3. Des compilateurs aux linguistes: le signe de l'homme Les compilateurs et les tableaux comparatifs, qui ont pour source les travaux que l'on vient d'évoquer apparaissent dès le XVIe siècle (v. par exemple la Cosmographie, d'A. Thevet, 1575). Toutefois c'est au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que ce genre d'ouvrages se généralise rapidement en Europe: on connaît les travaux de Court de Gébelin (Monde primitif, 9 vol. 298 Sylvain Auroux in 4°, 1773-178211), de l'anglais Monboddo (On the Origin and Progress of Language, 6 vol., 1773-1792), de l'espagnol L. Hervas y Panduro (Catalogo delle lingue conosciute ... , 1 vol., in 40, 1784 ; Catâlogo de las lenguas de las naciones conocidas, 6 vol. in 4°, 1800-1805), du voyageur au service de la Russie P.S. Pallas (Linguarum totius orbis vocabularia comparativa, 1787-1789), des Allemands J.C. Adelung et J.S. Vater (Mithridates oder allgemeine Sprachenkunde, 4 vol., 1806-1817), et du géographe d'origine vénitienne, A. Balbi (Atlas Ethnograhique du globe, ou classification des peuples anciens et modernes d'après leur langue, 1 vol. in fol. + 1 vol. in 8°, 1826). L'essor de la linguistique a largement dépendu de l'intégration de matériaux produits par deux siècles anthropologie linguistique. On sait, par exemple, que le jésuite L. Hervas, qui fut un temps bibliothécaire au 'Vatican, a ressemblé les manuscrits des jésuites expulsés d'Amérique latine; Guillaume de Humboldt les a consultés, lors de son ; séjour à Rome!-, et son frère en a rapporté d'autres de son voyage. Si ce nouveau type d'appréhension du langage est en continuité avec la tradition des voyageurs et des missionnaires par la reproduction de l'information, il en constitue plus un relais, qu'une simple continuation. Le composant sociologique tend à s'élargir vers des hommes de cabinet (même si la plupart du temps, il ne s'agit pas encore de « linguistes professionnels »), et le composant pratique est désormais dominé par un intérêt de connaissance dirigé vers les phénomènes linguistiques en général. Le problème théorique des divergences catégorielles devient un problème de linguistique générale, et les langues exotiques servent à tester la validité des théories 13. Bien que l'ouvrage du Suisse A. Chavannes (1768, Anthropologie ou science de l'homme pour servir d'introduction à l'étude de la philosophie et des langues) ait eu peu d'impact, l'étude des langues - ce que l'on commence à appeler « linguistique» en France vers 1830 - est directement connectée avec l'anthropologie et l'ethnographie qui se constituent à la même époque. A la suite des compilations, la linguistique s'oriente vers la classification et l'évolution des langues, et devient par là un auxiliaire des classifications ethnologiques, comme l'idéologue Volney le préconisait dans ses Leçons d'histoire à l'Ecole Normale (1795). Un Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) 299 périodique comme les Annales des voyages de la géographie et de l'histoire (1807-1814), poursuivies par les Nouvelles annales ... (1855-1865) 14, dirigées jusqu'à sa mort (1826) par C. MalteBrun, secrétaire fondateur de la Société de Géographie, est caractéristique. On y trouve de nombreux lexiques, aussi bien que des polémiques sur les classifications (par ex. entre J. Klaproth, auteur de l'Asia Polyglotta, 1823, et Balbi). Malte-Brun lui-même est l'initiateur de l'appelation « langues indo-germaniques » 15 pour les langues indo-européennes (Précis de géographie universelle, t. II, 1810, 577). Tout un pan des sciences du langage dans la première moitié du XIXe siècle est ainsi l'affaire d'anthropologues, d'ethnographes, et/ou de géographes, pour qui l'analyse des langues n'est qu'un moment dans une démarche plus générale. Leur postulat commun est exprimé par Balbi : « La langue est le véritable trait caractéristique qui distingue une nation d'une autre» 16. C'est ce principe qui guide son Atlas ethnographique du globe. L'ouvrage est une classification systématique des langues connues à l'époque, mais conformément à son titre, c'est un atlas des peuples ou des nations, à substrat géographique. D'Orbigny (L'Homme américain, 1839, t. l, p. 147) empruntera à Malte-Brun le principe selon lequel « dans l'étude philosophique de la structure des langues, l'analogie de quelques racines n'acquiert de la valeur que lorsqu'on peut les enchaîner géographiquement ». Le développement ultérieur de l'anthropologie et de l'ethnographie va encourager cette utilisation de la langue comme signe de l'homme ou des peuples. Le celtisant Adolphe Pictet dans deux volumes intitulés Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs (1859 & 1863), s'efforce de présenter une idée des premiers Indo-européens à partir des éléments de leurs langue. Plus spécialement à l'Ecole d'anthropologie, fondée en 1876 par Broca, sur les onze chaires, l'une d'entre elles est consacrée à l'anthropologie linguistique; son titulaire est Abel Hovelacque, puis à sa mort (1896), André Lefèvre. La Revue de l'Ecole d'anthropologie de Paris (1891; devenue en 1911 Revue anthropologique) publie des textes concernant le langage, de façon toutefois irrégulière, et en atteignant rarement 9 %, pourcentage qui respecterait le poids relatif de la chaire (cf. fig. 1). Le Bulletin (t. l, 1860) de la Société d'anthropologie de Paris 300 Sylvain Auroux (créée en 1859; secrétaire Broca) contient des communications sur les langues et le langage, et les principaux membres de l'école, A. Hovelacque (il en prendra la direction à la mort de 25% 9% ----- - - - -- - -- - 1891 1900 Fig. 1 - Part du langage dans les articles de la revue de l'Ecole d'anthropologie Broca), E. Picot et J. Vinson, ont rassemblé leurs écrits en un volume intitulé Mélanges de linguistique et d'anthropologie (Paris, 1880). L'école de Broca est essentiellement orientée vers l'anthropologie physique, au contraire de la Société d'ethnographie (v. infra). Lorsque Hovelacque soutient que « la linguistique est la principale branche de l'anthropologie» (1.c. note 17, 117), et même s'il s'intéresse aussi à l'ethnographie, son affirmation a pour conséquence de lier la linguistique à la biologie. Du groupe, le plus radical est le Belge Honoré Chavée (1815-1877; admis à la Société d'anthropologie en 1862), pour qui la linguistique est une science naturelle capable de reconstituer l'état primitif des langues (dans sa notice nécrologique Hovelacque soutient qu'il a développé ses thèses avant A. Schleicher) ; la différence de constitution des familles linguistiques, et particulièrement leurs « systèmes idéologiques », est l'effet d'une différence raciale originaire. Il y a là un infléchissement notable de la thèse - déjà discutable - des ethnographes du début du siècle. La question fit l'objet d'un passionnant débat à la Société d'anthropologieen 1862, publié dans le tome III du Bulletin (1863). A la Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) 301 suite d'une conférence de Chavée 17, Renan, Pruner-Bey et Halléguen prennent la parole, et Broca finira par donner une longue intervention sur « La linguistique et l'anthropologie» (loc. cit., p. 264-319). Ce qui est en question, c'est la pertinence de l'ensemble d'axiomes reliant la langue au peuple ou à la race et que nous venons d'évoquer. Broca entend laisser de côté la question de l'origine du langage (ibid., p. 21818), qui intéresse tant les linguistes anthropologues 19. Il concentre sa réflexion sur la validité des conclusions anthropologiques tirées de la linguistique. Une série de contre-exemples (peuples de même structure physique, différents par les langues; permanence des caractères physiques contre altérations spontanées du langage; absence de parallélisme entre croisement racial et mélange' des langues, etc.) l'amène à conclure que « la linguistique ne fournit ( ... ) pas à l'anthropologie des caractères de premier ordre» (loc. cit., p. 297). C'est la communauté sociale et non la communauté raciale qu'implique la communauté linguistique. Ce sont là les conclusions que Saussure reprendra 20, dans un contexte où la langue est appréhendée comme un phénomène purement social, et d'où ont disparu les préoccupations des linguistes anthropologues (origine des langues, différences catégorielles, etc.). 4. Les paradigmes obscurs L'intégration des connaissances concernant les langues exotiques dans les compilations, puis dans le projet anthropologique, aurait dû logiquement faire fonction d'opérateur d'éclatement, pour la tradition d'anthropologie linguistique telle que nous l'avons décrite dans la section 2. En particulier on devrait s'attendre à une dispersion dans la circulation de l'information, qui fasse disparaître la fermeture théorique de cette tradition; la professionnalisation d'un côté et l'orientation vers un intérêt cognitif général de l'autre, devraient également faire disparaître la spécificité des composants sociologiques et pratiques. Le fait essentiel pour l'histoire de la linguistique française, dans la seconde moitié du XIXe siècle, est qu'il n'en a rien été. Tout d'abord, il faut remarquer le relatif isolement des « filières consacrées aux langues exotiques ». Dès 1853, ~ ouvrage célèbre (Du dialecte de Tahiti), fi " UPf"1P 'i BIBLIOTHÈQUE ~' 302 Sylvain Auroux Volney de l'Institut, P.L.J.B. Gaussin, un médecin de marine, présente une reconstruction phonologique du proto-polynésien. Son étude grammaticale possède un intérêt évident pour les problèmes de catégorisation, puisque pour décrire le préfixe tahitien e-, il propose les catégories d'énonciation verbale et d'énonciation substantive, qu'elle servirait à former, prenant respectivement la valeur du français être et un (loc. cit., p. 167). A part quelques remarques de Abel Bergaigne " , personne n'exploitera ce filon dans une perspective générale. Les remarques précédentes valent pour l'américanisme. Pour des raisons coloniales évidentes, ce domaine a toujours été présent en France (cf. D'Orbigny, loc. cit., supra, synthèse qui ne sera remplacée qu'en 1891 par The American Race de l'Américain Brinton). Dès 1857 eurent lieu autour de l'abbé Brasseur de Bourbourg et de L. de Rosny des tentatives pour créer une société consacrée aux questions américaines; le petit nombre des spécialistes conduisit à fonder une Société d'ethnographie américaine et orientale (1859), qui devient en 1864 la Société d'ethnographie; elle possédait différents comités (Amérique, Afrique, Chine/Japon, Océanie). L'Américanisme a été particulièrement actif dans les années 1870. En 1871, le Colombien E. Uricoecha fonde la Bibliothèque de linguistique américaine, qui réédite essentiellement des textes de missionnaires, dont en 1877 la Grammaire du P. Breton (L. Adam) ; en 1875 a lieu à Nancy le premier Congrès des Américanistes. Il s'agit de deux entreprises dont L. Adam (1833-1918); collaborateur des deux revues citées infra, est la cheville ouvrière. Les Congrès, comme plus tard la Société des Américanistes (fondée en 1893), mettent en relation des linguistes, des ethnographes, des anthropologues, des archéologues, voire des explorateurs. C'est la spécificité de l'objet qui détermine la circulation de l'information, pas celle de la discipline. La linguistique amérindienne avec ses problèmes typologiques hérités de Duponceau, ses discussions sur les catégories (genre, classes, cas, types de pluriel) ne diffuse pas véritablement vers les autres lieux du travail linguistique. Nous pouvons orienter la suite de notre analyse à partir de deux revues : Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) 303 a) Revue de linguistique et de philologie comparée, recueil trimestriel de documents pour servir à la science positive des langues, à l'ethnologie, à la mythologie et à l'histoire, 1er fascicule, juillet 1867, publié par Julien Girard de Rialle (1841-1904), avec le concours de Emile Picot (1844-1918) et Julien Vinson (18431926). Cesse de paraître en 1915. b) Revue de philologie et d'ethnographie, publiée par le Hongrois F. de Ujfalvy, avec le concours de MM. d'Abbadie, L. Adam, L. Angrand, Bertrand, de Charencey, Fcrd. Denis, J. Halévy, H.Dolday, E. Sayous, Em. Soldi, Ch. Wiener (ce derneir y publie une bibliographie américaine). Ne comportera que trois volumes (1874 et 1877-1878). Nous reviendrons plus loin sur la seconde de ces revues. La Revue de linguistique et de philologie comparée est la première revue de linguistique qui ait connu en France une existence durable. Dans sa notice nécrologique sur Chavée, Hovelacque reprend une autobiographie retrouvée dans les papiers du défunt, où l'on peut lire le passage suivant: Chavée vit ses leçons suivies par des élèves enthousiastes, parmi lesquels plusieurs se sont déjà affirmés par des publication d'un haut intérêt. Je citerai MM. Abel Hovelacque, Amédée de Caix de Saint-Aymour, Girard de Rialle, Gustave Millescamps, Maurice d'Hérisson. C'est avec le concours des trois premiers de ces jeunes linguistes que Chavée put enfin donner un organe à son école et fonder, en 1867, La Revue de linguistique et de philologie comparée. Le mot « école» a ici sa raison d'être car c'est Chavée qui établit et suivit ce qu'il appelle la « méthode intégrale» en linguistique» (lac. cit., note 17, 110). « ... Bien qu'elle se réclame de la « révolution comparatiste» (Bopp), la Revue de linguistique et de philologie comparée utilise un vocabulaire spécifique emprunté à Chavée : lexiologie, phonologie, système lexique, etc. Ce vocabulaire semble disparaître à la fin du XIXe siècle (en 1893, Adam dans sa Grammaire comparée de la famille caribe emploie encore l'expression « lexiologie »), à l'exception du terme « phonologie» promis à l'avenir que l'on sait et qui désigne une partie de la linguistique dès la première livraison de la Revue de linguistique et de philologie comparée (l'emploi du terme est plus ancien en anglais, et Duponceau l'utilisait couramment en 1817 « until a better name can be devised ))). Les problèmes de classification, d'origine, de 304 Sylvain Auroux catégorisation, occupent une place fondamentale. La question du proto-indo-européen (l'aryaque selon la terminologie de Picter), et celle des rapports entre les langues indo-européennes et les autes familles (par exemple sémitique), occupent une bonne place dans les premières livraisons. Les positions sont assez critiques envers certains résultats que l'on considère ailleurs comme des acquis: en 1867, Chavée démolit par exemple la loi de Grimm, et l'année suivante Hovelacque rédige un article ayant pour titre « La théorie spécieuse de la Lautverschiebung »22. Par la suite, l'étude des langues non indo-européennes l'emportera peu à peu, si bien que dans les années 1880, A. Pott notera que dans la Revue de linguistique et de philologie comparée« fast ausschlie8lich au8erhalb des indoeuropâischen Stammes stehende Sprachen behandelt werden »23. Le projet anthropologique de la « linguistique intégrale » lie au départ cette discipline à des hypothèses biologiques sur la différenciation linguistique. Renvoyant la philologie à l'histoire et la linguistique aux sciences de la nature, Chavée rencontre les positions soutenues par A. Schleicher dans l'introduction de son ouvrage sur les langues européennes (Die Sprachen Europas in systematischer Übersicht, 1850,; trad. fr. 185224). Toutefois les américanistes abordent dans la Revue de Linguistique et de philologie comparée des problèmes qui concernent davantage l'anthropologie culturelle (bilinguisme sexué des Caraïbes - L. Adam - ou des Chiquitos - V . Henry) et L. Adam rapproche la linguistique de l'histoire (1882, Les classifications, l'objet, la méthode, les conclusions de la linguistique). L'événement le plus connu de la linguistique française du siècle est la création de la Société de linguistique de Paris. Les premières réunions informelles eurent lieu chez le comte Hyacinthe de Charencey (1832-1916), américaniste et parlementaire fortuné, en 186325• Les premières lectures scientifiques commencèrent en 1864; les premiers statuts furent approuvés par le ministère de l'Instruction publique en 1866. On en connaît les deux premiers articles : e XIX Article premier - La société de linguistique a pour but l'étude des langues, celle des légendes, traditions, coutumes, documents pouvant éclairer la science ethnographique. Tout autre objet d'étude est rigoureusement interdit. Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) 305 Art. 2 - La société n'admet aucune communication concernant soit l'origine du langage, soit la création d'une langue universelle. En 1876, à l'occasion de la demande de reconnaissance d'utilité publique, ces deux articles furent supprimés et remplacés par: Art. 1 - La société de linguistique a pour objet l'étude des langues et l'histoire du langage. Tout autre sujet d'études est rigoureusement interdit. Dans les statuts de 1866, la référence à l'ethnographie correspond à l'orientation globale des études de linguistique, telle que nous l'avons décrite dans la section précédente. La société a même failli prendre la dénomination de Société d'ethnologie et de philologieë ; des raisons de différenciation et donc d'autonomisation amenèrent un choix qui se révélera lourd de conséquence, même si cette première version des statuts en limite la portée. Le rejet de la langue universelle doit sans doute être rapportée à l'existence antérieure d'une Société internationale de linguistique (1858 ?-1859 ?), dont l'organe La Tribune des Linguistes (18581859), voué à la recherche de la langue universelle 27, avait soutenu les premiers travaux de Chavée. Il est impossible de ne pas référer le rejet de l'origine du langage au courant d'anthropologie linguistique et à la Revue de linguistique et de philologie comparée. Ni Girard de Rialle, ni Picot, ni Vinson, ni Chavée ne furent membres de la Société de linguistique; si Hovelacque y fut admis dès 1869, Adam n'y entre qu'en 1885. On peut évoquer des raisons scientifiques à ce rejet (minceur des résultats obtenus, indécidabilité empirique des hypothèses; cf. supra, la discussion à la Société d'anthropologie), ou des raisons de politique scientifique. La question de l'origine des langues possède en effet une haute résonance idéologique, et sert à départager les matérialistes athées (v. note 10) et les bien- pensants catholiques (v. infra). Supprimer la question c'est maintenir la Société de linguistique hors des turbulences et assurer à la linguistique française un terrain de travail susceptible d'un large consensus. Il nous semble toutefois que la situation est plus complexe. La Société de linguistique est bien un organe officiel: elle est subventionnée par l'Etat (1869), après 1870 ses réunions ont lieu à la Sorbonne, ses membres sont majoritairement des professeurs, et c'est parmi eux que se recrute le personnel de la toute nouvelle Ecole Pratique des 306 Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) Hautes Etudesë'. Pourtant son orientation ne nous paraît pas tout à fait œcuménique. Si de Charencey est à l'origine de la société, et en fut le premier secrétaire, dès 1868 M. Bréal (1832-1915) qui ne faisait pas partie des membres fondateurs-", le remplace à ce poste et n'en bougera plus (les présidents eux, subissent une rotation annuelle). L'orientation de la Société de linguistique est dès lors largement due à Bréal qui avec son secrétariat entame une brillante carrière; elle va le mener à l'Institut et aux plus hauts postes de l'administration (Inspecteur général de l'Instruction breuses interventions aux séances (résumées dans le Bulletin). Le premier tome des Mémoires contient la célèbre étude de Bréal sur les Progrès de la grammaire comparée (texte de sa leçon inaugurale de 1867 au Collège de France). Qu'il s'agisse d'un coup de génie repérant les filiations fécondes, ou d'une malhonnêteté intellectuelle, ce texte est un pur scandale historiographique: Bréal commet l'exploit de ne citer aucun auteur francophone, comme si sa conférence inaugurait dans un vide total, l'implantation sur le territoire national d'une tradition purement germanique (v. note 29). Les publications de la Société de linguistique ont démarré difficilement; en 1872, dans son rapport annuelle secrétaire (Bulletin de la Société de linguistique, Il, xij-xiij), en demandant que « les membres de notre Société tiennent à honneur de rester fidèles à nos Mémoires », attribue ce fait à la multiplicité des revues concurrentes, dont la Revue de linguistique et de philologie comparée (<< un recueil analogue au nôtre ... »). Il Y a en effet une opposition de fond entre la Revue de linguistique et de philologie comparée et la Société de linguistique. Cette dernière travaille sur les langues indo-européennes d'un point de vue très spécialisé (étymologies, dérivations phonétiques; les tables des Mémoires comportent essentiellement de longues listes de mots). On n'y rencontre pratiquement aucune discussion théorique sur le langage, la grammaire, les questions de catégories. Plus globalement Bréal va développer une appréhension sociale du langage et ira chercher chez les Idéologues du début du siècle une conception de l'arbitraire linguistique qui dégage le signe de tout déterminisme biologique. A l'inverse, il forgera le terme sémantique (1897, Essai de sémantique), sans doute pour éviter la terminologie de Chavée, qui désigne les lois sémantiques du langage sous le nom de « code idéologique ». A notre connaissance l'actif secrétaire de la Société de linguistique ne s'est jamais exprimé sur les conceptions linguistiques de Chavée. Habilement il a choisi l'Allemand Schleicher comme tête de Turc, ce qui, du point de vue doctrinal, revenait au mêrne ", mais avait l'avantage d'enfermer l'adversaire direct dans un silence mortel31• La Société de linguistique fonctionne véritablement comme un groupe de pression. La réforme des statuts de 1876, peut paraître plus libérale, en ce qu'elle supprime la formulation des interdits; l'expression « histoire du langage » (et non « des langues »] laisse ouverte la voie de l'anthropologie. A la Société de linguistique, cette 35% Bréal 20% 10% Saussure II III IV V VI VII VIII IX X XI 1868 75 79 81 84 99 92 94 96 98 1900 Fig. 2 - Collaborations aux Mémoires de la Société de linguistique publique, Directeur à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Professeur au Collège de France). La société commence à publier des Mémoires à partir de 1868, et un Bulletin à partir de 1869. Les travaux de Bréal occupent un cinquième des Mémoires; il faut y joindre ceux d'un jeune disciple suisse, qui fut un temps son adjoint(1883-1891) au secrétariat: F. de Saussure. De Charencey n'a rien publié dans les Mémoires, bien qu'il fasse de nom- 307 309 308 Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) réforme passe pour une exigence du ministère; mais si on teste, c'est contre la suppression de la mythologie et de la r ...•~ logie, pas de l'ethnographie F. La nouvelle définition de l'objet de la société consacre l'autonomie des recherches linguistiques. Elle coïncide à peu près avec la mort de Chavée, et avec la créa- . tion de la Revue de philologie et d'ethnographie. fusionné avec l'Œuvre de Saint-Jérôme 33 , association créée vers 1878 « pour la publication des travaux philo logiques des missionnaires )), et qui a édité trois tomes d'études (1883, 1884, 1886). En 1869, F. Baudry, présidant une séance de la Société linguistique (Bulletin, l,xlviii) repousse la doléance de quelques personnes qui « ont regretté que malgré -son- titre et <ses) attributions générales de société de Linguistique, une trop grande. partie <des) ( ... ) travaux <de la Société de linguistique) portât exclusivement sur les langues indo-européennes », « Les autres langues nous transportent dans un monde qui n'est pas le nôtre », explique-t-il pour justifier une tendance qui se maintiendra. C'est en 1869 qu'est fondée à Paris la Société philologique, « dans le but de contribuer aux progrès de la philologie des langues non aryennes de l'Europe et de l'Asie, et de tous les idiomes parlés dans les autres parties du monde », couvrant ainsi le terrain que la Société de linguistique refusait d'occuper. La Société philologique fonctionne de façon parallèle à la Société de linguistique, avec des séances bimensuelles qui ont lieu à l'Institut catholique; elle publie des Actes à partir de 1872 (jusqu'en 1907) et un Bulletin à partir de 1882 (jusqu'en 1905). Son noyau est constitué par A. d'Abbadie (premier président de la Société de linguistique, avant les statuts officiels), de Charencey, Rodet, L. Chodzkiewicz, Michalowski, J. Oppert, P. Nommès et Halévy; la plupart sont membres de la Société de linguistique. D'après le dépouillement du Bulletin, les membres mineurs de la Société philologique sont des ecclésiastiques. Evidemment on n'y rencontre ni les membres de l'Ecole de Broca, ni L. Adam. On retrouve le nom de contributeurs aux Actes de la Société philologique dans la Bibliothèque de linguistique et d'ethnographie américaine, lancée par A.L. Pin art (1876-1882, 4 vol.), concurrente évidente de la Bibliothèque de linguistique américaine de L. Adam. Le comte de Charencey - grand perdant de l'évolution de la Société de linguistique - joue un rôle central à la Société philologique ; les Actes (v. fig. 3) sont occupés pour un cinquième par ses productions, soit le même pourcentage que Bréal dans les Mémoires de la Société de linguistique. En 1891 la Société philologique a 100% U~ 50% o l, · V" 1(1872) \d i XVI {XIX x { Fig. 3. _ Contribution XVII ' ' , 'i )r XXIlI(1899) xx aux Actes de la Société philologique du C. de Charencey. Le tome II du Bulletin de la Société philologique (1898) porte pour sous-titre « organe de l'Œuvre de Saint-Jérôme », La dernière publication de la Société philologique, dont nous avons connaissance, est constituée par les quatres tomes de l'Année linguistique (1902, 1904, 1908, 1912), dirigée par de Charencey. Il s'agit d'un répertoire bibliographique commenté de la production annuelle dans la discipline. En ces années où le ministère Combes va faire voter la loi .de séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'Année linguistique ouvre ses colonnes à J. Vinson, aux jeunes membres de la Société de linguistique (A. Dauzat, J. Vendryès), et à la nouvelle génération d'américanistes (P. Rivet). On y trouve cependant des articles qui n'auraient certainement pas trouvé place dans une publication de la Société de linguistique (Guilbeau, «L'esperanto ou linguo internacia », II, 238 sq.; J. Vinson, « Les langues artificielles », IV, 155 sq.). Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) 310 La Société philologique a pour spécificité, non d'être orientée vers les langues non indo-européennes, mais tout d'être une institution catholique. Ces deux éléments "A•. tent de comprendre les orientations théoriques qui s'y pent. C'est au courant catholique que nous devons la encyclopédie française de linguistique, le Dictionnaire de tique et de philologie comparée, histoire de toutes les langues tes et vivantes (1447p., in 4°), publié en 1858 par Louis-Fra Jehan (1803-1871), et qui constitue le tome 34 de la No encyclopédie théologique de l'abbé Migne. Le même auteur publié en 1853 un Dictionnaire d'anthropologie (t. 42 de la velle Encyclopédie). Ces deux compilations défendent le génétisme; la seconde emprunte son article «étymologie à Court de Gébelin, et l'introduction de la première est dédiée à L. de Bonald. La Société philologique se gardera d'y référence, mais au cours des discussions les arguments et les sélectionnés tendent à affirmer la possibilité d'une unité mitive de l'espèce humaine. En 1881 (Bulletin, l, 102 sq.), Charencey cite le cas du bilinguisme caraïbe (v. note 2) : la titution d'une langue commune à partir d'éléments appartenant deux familles linguistiques différentes (caribe et arawak) « ble chose extraordinaire et en contradiction, avec ce appelle les lois de la philologie comparée ». L'exemple en _~~_. contredit aussi bien les hypothèses concernant l'ancrage biologique des familles linguistiques, que les principes de la typologie. De Charencey ajoute: « reste à savoir si ces prétendues lois ne pas sujettes à varier selon l'état de civilisation propre à peuple », Le comte admettrait volontiers la possibilité de nneno-' mènes semblables à une période « anté-historique » au « races de notre continent », Des raisons idéologiques ".,1f1An poussent la Société philologique à séparer les traits linguistiq des caractères physiques des différentes races. La différenci des structures linguistiques est rattachée à celle des civi domaine de la liberté humaine (en 1882, loc. cit., 170 sq., on va même jusqu'à soupçonner la valeur universelle de la chronologie préhistorique de Boucher de Perthes). On discute pour refuser la détermination raciale de l'accent (loc. cit., 182 sq.), et on' accueille avec intérêt l'hypothèse d'une parenté entre les langues sémitiques et indo-européennes (Année linguistique, III, comptes' rendus, 339 sq., Abbé Bourdain, Le sémitique indo-germanique). 311 La Société philologique se rapproche ainsi du caractère social du langage défendu par Bréal, mais au lieu de se borner à y voir un principe théorique liminaire, on en fait un point d'investigation. ""dl Les informations rassemblées dans cette section permettent de conclure que, dans le dernier tiers du XIXe siècle, les études linguistiques fonctionnent selon un système de concurrence de paradigmes. Nous employons le terme de paradigme au sens sociologique, à peu près raisonnable, que Kuhn développe dans le Postscript rédigé en 1969 pour l'édition japonaise de The structure of scientific revolutions (1962). Il ne s'agit pas simplement d'écoles, car les domaines d'étude ne se recouvrent pas. Reste à expliquer le phénomène. Il est assez plausible de supposer que ce ne sont pas tant les paradigmes qui provoquent la concurrence que la concurrence qui renforce les effets de paradigme. Autrement dit le champ scientifique34 national est structuré comme un marché, au moins comme le marché de l'édition. Par conséquent le problème essentiel pour un chercheur ou un groupe appartenant à une tradition donnée, c'est d'obtenir et/ou conserver la part du marché nécessaire à sa survie scientifique. Une répartition du marché en fonction de « produits » différents peut permettre un « équilibre » entre des tendances dont aucune ne parvient à emporter le monopole. C'est à notre avis ce qui se passe pour la linguistique (v. fig. 4), avec pour effet de renforcer la fermeture des traditions, pour aboutir au maximum de différenciation 35. A l'inverse l'échec de la Revue de philologie et d'ethnographie peut s'expliquer par le simple fait que s'efforçant de rassembler des thèmes et des personnels déjà répartis sur les trois tendances en présence (v. supra, les membres de son comité), elle ne dispose pas de créneau libre. Une étude comparée des œuvres de trois « gros contributeurs » 36, le professeur Bréal, le magistrat Adam, et le comte de Charency, permettrait d'éclaircir les conséquences théoriques du phénomène. Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) 312 ethnographie anthropologie (école de Broca) langues « exotiques langues l.E. » 4 11912 (?) 1915 Fig. 4 - 1. R.L.P.C.: 2. S.L.P. 3. S.P. 4. B.L.A. 5. R.P.E. Equilibrage thématique à terme des trois tendances Revue de linguistique et de philologie comparée Société de linguistique de Paris Société philologique Bibliothèque de linguistique américaine Revue de philologie et d'ethnographie 5. Structures théoriques et contingence de l'histoire De Charencey meurt en 1915, Bréal en 1916, Adam en 1918; la période 1915-1918 correspond à un changement de génération d'autant plus fondamental qu'elle est marquée par la Première Guerre mondiale. Seule la Société de linguistique a survécu à ce changement. A cela des raisons évidentes. D'abord c'est la seule institution à avoir été soutenue par l'Etat, et à présenter un 313 caractère aussi officiel par la présence massive des membres de l'Université, Bien que le système des sociétés savantes laisse place au jeu des initiatives privées, le « marché scientifique» français au tournant des XIXe et xx" siècles ne correspond pas au libre jeu d'« entrepreneurs» privés. Même si la Société philologique était invitée par le ministère de l'Instruction à participer au Congrès annuel des sociétés savantes, elle ne pouvait offrir à ses membres le même type de reconnaissance institutionnelle, et donc de rémunération symbolique, que la Société de linguistique. Ensuite le personnel scientifique doit disposer de moyens de subsistance. Tout le monde n'a pas la fortune de Charencey, ou la capacité de travail d'Adam, qui poursuivit en quelque sorte deux carrières. Au début du xx" siècle, le débouché essentiel des linguistes est le professorat. La situation de l'enseignement, son rapport à la demande sociale sont tels qu'ils favorisent massivement les spécialistes du latin, du grec, des langues européennes et de tout ce qui peut justifier d'une connexion plus ou moins proche avec l'apprentissage de ces langues 37. La Société de linguistique correspond au paradigme des professeurs de langue. Sa victoire a été si complète que l'histoire de la linguistique (celle qu'on enseigne) a oublié tout le reste et que l'autonomie des processus langagiers est devenu un dogme de la discipline, Il fallait bien que le langage soit un phénomène autonome, pour que soit justifiée l'existence de chaires de linguistique. Le devenir des études linguistiques a été considérablement affecté par le refoulement de la tradition d'anthropologie linguise tique et des paradigmes qui la représentaient au XIX siècle. C'est ce refoulement qui explique l'absence d'anthropologie linguistique dans l'Université française de la première moitié du xx" siècle, ou sa survivance chez les seuls spécialistes des langues« exotiques ». C'est lui qui inversement permet de comprendre que le trait d'exotisme figure dans la définition de Hoijer analysée au début de ce travail. Le refoulement de l'anthropologie linguistique correspond à un double mouvement. D'un côté, les conceptions concernant le langage s'élaborent à partir de réflexions concernant certaines langues, et en rejetant certaines questions (origine des langues, différenciations catégorielles, rapports langue/pensée, langue/culture). De l'autre, les questions abandonnées tendent à se connecter avec l'étude des langues marginali- 314 Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) sées. Il en résulte qu'il n'existe pas de conception générale du langage, et que nos conceptions auraient sans été différentes si cette marginalisation n'avait pas eu lieu. strict point de vue de la stratégie cognitive les choix de Bréal peut-être été un coup de génie, qui a permis d'obtenir des tats rapides en concentrant les efforts et les moyens. Pour donner raison il suffit d'évoquer les études sur le basque qui, abondantes chez les anthropologues du XIXe siècle (Vinson ex.), ne semblent pas avoir donné beaucoup de résultats. Il n demeure pas moins que la reconstruction de la phonologie polynésienne, l'établissement des familles tupi, arawak ou sont, du strict point de vue scientifique, des résultats aussi i tants que la reconstruction du vocalisme proto-indo-européen l'établissement des dialectes italiques. la discontinuité évolutive (au reste les utilisateurs du concept de En théorie des systèmes, on nomme processus ergodique processus qui, dans le temps, deviennent indépendants de l' initial du système 38. Une conception absolument rationaliste développement scientifique revient à y voir un processus erzodique. Nous n'avons pas d'idée très précise sur ce qu'il en est lement ; les propriétés pouvant au reste varier selon les et les disciplines. Nous pouvons au moins envisager les conds' tions générales auxquelles répondrait un type de processus différent. Soit { S 1... Sn } une collection d'étas non ordonnée. Supposons que pour quatre états Si, Sj, Sp, Sq, on ait Si < Sj et Sp < Ssq, où < est une relation d'ordre partiel. Tout processus correspond à un ordre sur certains des états de la collection. La. condition (1), nous paraît retenir l'essentiel de la conception intuitive que l'on peut avoir de la contingence du développement scientifique, telle qu'on la voit même apparaître chez un rationaliste comme Popper (si l'événement X avait eu lieu, alors l'état ultérieur de la discipline aurait été différent?"), (1) si Si < Sp alors Sj < Sq Il n'est pas dans notre propos d'examiner dans quelle mesure des conditions comme (1) peuvent apparaître dans un processus luimême ergodique. De la même façon nous ne discuterons pas pour savoir si (1) est compatible avec une certaine conception de 315 discontinuité n'ont jamais donné de définitons claires, et l'intérêt de leurs travaux dépassent rarement celui des cas empiriques qu'ils traitent, quand ils en traitent). Les partisans de la discontinuité des processus de développement scientifique soutiendraient que l'état de la discipline après la «rupture» (ou la « révolution »] est indépendant de ceux qui viennent avant. Ce qui nous paraît essentiel, c'est d'avoir pu montrer sur un cas concret, et sans aucun doute fondamental pour les sciences du langage, l'existence de dépendances du type (1). Dans l'actualité de la pratique scientique, il Ya des contraintes qui sont des héritages et qu'une méthodologie abstraite est par définition moins apte à traiter que ne le serait une histoire des sciences bien informée. 1. Nous ne pouvons pas, pour l'instant, produire de définition très précise de cette fermeturc; par contre nous pouvons la rattacher à un certain nombre d'indicateurs différentiels: indépendance dans les filières de formation, des moyens d'expression, des intérêts, permanence de sources non utilisées ailleurs, termes théoriques et problèmes spécifiques. 2. L'idée très juste que la recension des faits n'est pas indépendante des termes théoriques, amène à sous-estimer cet aspect, et à croire que les données antérieures deviennent obsolètes à chaque fois que les structures théoriques changent. Nous avons rassemblé ailleurs (S. Auroux, F. Queixalos, 1981, « Le caraïbe et les parler des femmes: théories et données en linguistique », Communication au colloque ICHoLS II, à paraître dans les actes, Presses Universitaires de Lille), un important matériau historiographique qui est l'exemple du contraire. Sur trois siècles, les « données » sur le caraïbe proviennent d'une même source (Breton, v. infra), bien qu'on s'en serve pour asserter des faits différents, voire contradictoires. 3. Cf. la revue Anthropological Linguistics (1958 et sq.) dont il est le directeur. 4. La première chaire de grammaire comparée a été créée à la Faculté des Lettres de Paris, par décret du 2S nov. 1852. S. Cf. loc. cit., p. 124: « It also requires, in particular applications, a native-Iike control of the languages studied, and of their cultural setting, which can only rarely, if at ail, be acquired by a scholar, who works with a language and a culture wholly alien to his own », 6. Cf. Coseriu, E. -« Critique de la glottochronologie appliquée aux langues romanes », Actes du xe Congrès international de Linguistique et Philologie Romane, Strasbourg, 1962. 7. Cf. Kœrner , K. _ Toward a histvriography vf Iinguistics • 197H, Amsterdam, J. Benjamins, p. 149: « The humboldtian trend (... ) which is caracterised by particular interest in non Iodo-European languages, linguistic typology, questions pertaining to language and 316 Linguistique et anthropologie en France (1600-1900) mind, especially those concemed with "innere Sprachform" ». Même en Allemagne, peut réduire l'anthropologie linguistique à l'influence de Humboldt. C'est oublier, par pie, le bibilothécaire J.S. Vater (1771-1826). 18. L'argumentation - classique - consiste à dire qu'il ne s'agit pas d'un phénomène observable; la faiblesse épistémologique de cet argument - encore rabaché aujourd'huise comprend clairement lorsqu'on remarque que Broca l'utilise contre Darwin (lbid., 314) 8. Les données que nous utilisons sont loin d'être complètes, et reposent essentiellerne sur l'étude des langues amérindiennes et polynésiennes; il est probable que des ultérieures apporteront des matériaux sur les langues africaines. (op. cit., note 17) est caractéristique 9. Le modèle en est très tôt fourni par l'ouvrage du P. José de Acosta, Historia moral de las lndias en que se tratan las cosas notables dei cielo y elementos, metales, animales dellas: y los ritos y ceremonias, leyes y govierno y guerra de los lndios, 20. Cf. Cours...• éd. critique par R. Engler, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1968, fase. 4, pp. V-IV Le témoignage de la langue en anthropologie et en préhistoire, 496 sq. 21. Cf. « De la construction grammaticale », Mémoires de la Société de linguistique. III, 1590. 10. Cf. 489: « Je ne puis m'étendre sur ce sujet sans devenir ennuyeux par une de termes barbares, qui seraient désagréables au public, que ces langues étrangères peu, dont les savants mêmes ne peuvent pas tirer de grandes lumières, et qui ne peuvent au plus avoir d'autre effet que de faire voir que ces langues sont fort éloignées de celles nous connaissons: qu'elles sont riches malgré la disette qu'on leur attribue, et \ quoiqu'elles aient une économie différente des nôtres, elles ne laissent pas d'avoir de des beautés », 11. Cf. Auroux, S. et Boës, A. - « Court de Gébelin (1725-1784) et le Deux textes inédits », Histoire, Epistémologie, Langage, III-2, 1982, pp. 21-67. des documents rassemblés aux Archives de Anquetil-Duperron, par premier traducteur de l'Avesta (1771), sur une version persane, s'est procuré son vocabulaire sanscrit à cette source. 12. On ne peut sous-estimer l'importance Propagande de la Foi, y compris pour les orientalistes. 13. Cf. les notes que le comte de Lanjuinais rédige pour sa réédition (1816) de l' naturelle de la parole de Court de Gébelin (1776), et où il falsifie la théorie des parties du cours à l'aide de contre-exemples provenant des discussion invoquées supra, sur l'iroq par exemple. 14. Même phénomène en Allemagne avec l'Allgemeines Archiv für Ethnographie Linguistik, (1818), dirigé par J. Bertuch et J.S. Vater, auquel collabore le Français qui fit partie de la Société des observateurs de l'homme. Le périodique est présenté « das Gegenstück zu den Al/g. geographischen Ephemeriden »et définit ainsi la linguistique « <sie untersucht- die Eigenheiten der verschiedenen Sprachen, die sie demnach classificiert ( ... ) und daraus auf ihre Abstammung und Verwandtschaft schlieBt » (1-1, 14). Vater a lement collaboré au Kônigsberger Archiv für Philosophie, Theologie, Sprachenkunde Geschichte, (1811-1812), d'orientation similaire. « On the origin of the term "indo-germanique" », Historioera-' 165-170. Malte-Brun ne classe ni l'arménien, ni les langues ques dans les langues indo-germaniques. 15. Cf. Shapiro, 1981 - phia Linguistica, VIII-l, 16. Principes généraux de géographie, 1845; cet ouvrage contient une notice sur Balbi, rédigée par A. Jarry de Maucy. 17. «Sur le parallèle des langues sémitiques et des langues indo-européennes », Bulletin de la Société d'anthropologie de Paris, III, 1862, pp. 198-205; Chavée développe les thèses" de son livre qui vient de paraître, Les langues et les races (1862, Paris, Chamerot), et qui est. une édition remaniée de Moïse et les langues (Paris, Truchy, 1853) ou « démonstration par la linguistique de la pluralité originelle des races humaines » Les mêmes idées sont développées, dans les articles de 1867 : a) « Idéologie positive. Familles naturelles des idées verbales dans la parole indo-européenne », Revue de linguistique et de philologie comparée, 1-(1), pp. 138-165; b) « Anthropologie et linguistique », lbid., 1-(3), pp. 432-455; elles étaient annoncées dès l'introduction du premier livre important de Chavée, Lexiologie indo-européenne (1848, A. Franck, Paris et Leipzig). Sur Chavée, on consultera l'article nécrologique de A. Hovelacque, « L'œuvre linguistique de Chavée », Revue de linguistique et de philologie comparée, XI-(2), 1878, pp. 105-118. 317 19. Pour des raisons qui sont également d'ordre idéologique; la biographie de Chavée à cet égard: la linguistique conduisit cet ancien séminariste de Louvain, au matérialisme et à la libre pensée; v. la section suivante. 1879, p. 133. 22. En Allemagne K.A. Verner la loi de Grimm est attaquée par H.G. Grassmann en 1862 et en 1875. 23. Einleitung in die allgemeine Sprachwissenschaft (1884-90), rééd. K. Kœrner, Amsterdam, J. Benjamins, 1974, p. 455. 24. Cf. Arbukle, John - « August Schleicher and the LinguisticsfPhilology Dichotomy : A chapter in the History of Linguistics », Word, 1973,26-(1), pp. 17-31; Kœrner, K. « The Schleicherian Paradigm in Linguistics », General Linguistics, 22-(1), 1982, pp. 1-39. 25. Sur l'histoire de la Société de linguistique, v. Bulletin, 1,1869 (XXI-XXIII) et III, 1878 (Ixxvj*-lxxvj). On trouvera les statuts approuvés par décision ministérielle du 8 mars 1866, dans les Mémoires, 1, iii-v et les nouveaux statuts de 1876 approuvés par le Conseil d'Etat, dans le Bulletin, n? 15, i-iij. th 26. Je dois à l'article de K. Kœrner, « A Minor Figure in 19 French Linguistics: A. Dufriche-Desdenettes » (1976, rééd. K.K. cité note 7, 127-136), ma première connaissance de cette société. 27. Cf. Bulletin de la Société de la linguistique, n° 15, séance du 5 janv. 1879, adresse du Président (Mowat) : « Notre compagnie a été assez près d'entrer dans une voie différente de celle qu'elle a définitivement suivie. Il s'agissait du nom qu'elle prendrait, et parmi les diverses dénominations proposées, celle de Société d'ethnologie et de philologie ne fut écartée après un débat prolongé que sur l'observation d'un membre qui nous fit sentir la nécessité de délimiter d'un seul mot le champ de nos futurs travaux, et d'accentuer avec netteté notre personnalité à côté des sociétés spécialement vouées aux études anthropologiques et ethnologiques », 28. Cf. op. cit., note 26 : « c'est dans son sein <la Société de linguistique>qu'a été recruté en grande partie le personnel enseignant nécessaire au fonctionnement de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, dont la création par une heureuse coïncidence, a été décidée au moment où nous venions de nous faire connaître par nos premières publications» (lxxiv"). 29. Cf. Bulletin, I, xxii (liste des membres) et III, lxxiij* : « A son appel .Egger, sollicité par de Charencey> répondit ( ... ) une élite de jeunes savants qui s'étaient familiarisés avec les nouvelles méthodes comparatives dans l'enseignement oral des Bopp et des Diez, et qui vinrent propage dans nos rangs de volontaires de la science les habitudes de discipline technique indispensables ... » (Mowat était militaire). Cela ne signifie nullement que la Société de linguistique soit pro-germanique. Dans son rapport moral de 1878 (Bull. III, xciij"), Bréal lit un passage du journal anglais The Academy : « Tout le monde sait que la science du langage est née en Allemagne; mais dans ces derniers temps, il est devenu de plus en plus évident que nulle part cette science n'est étudiée avec plus de méthode et de succès qu'en France », Bréal vs Schleicher » (1979, rééd. 1982, From Locke to Press, Minneapolis, 293-334), semble le premier à entrevoir le problème lorsqu'il note (p. 295) que Bréal attaque Schleicher plutôt que la Revue de linguistique et de philologie comparée; malheureusement l'ignorance de Chavée et de l'histoire institutionnelle que nous retraçons ici, fausse le travail. 31. Cf. Rapport moral du secrétaire pour l'année 1876, Bulletin, III, p. ij* :« au moins ne voulons-nous pas qu'on relègue la linguistique dans les régions où elle n'aurait plus rien de 30. L'article de H. Aarsleff, Saussure, University of Minnesota « 318 commun avec l'étude de l'antiquité » (suite à la réforme, L. Havet et Tournier 1877 la Revue de philologie, de littérature et d'histoire ancienne). fondent 33. Nous n'avons pu retrouver les statuts de ces associations. Le saint dalmate (347-419/20), « vir trilinguis », est l'auteur de la version latine de la Bible 34. Cf. Bourdieu, sociales, 1976, n° 23. P. - « Le champ scientifique », Actes de la Recherche en 35. La Société de linguistique se trouve également en concurrence dans le champ des des romanes où coexistent trois revues, elle se comporte comme pour les langues « ques ». 36. On a de bonnes raisons empiriques de croire que la répartition des producteurs tifiques en fonction du nombre de leurs publications correspond à quelque chose loi de Pareto; cf. Derek J. de Soli a Priee, Little Science, Big Science (trad, fr. Fayard, 44 sq.). En choisissant les gros producteurs on a donc toujours une part importante de cations (cf. Fig. 2 et 3; quant à Adam, il fait 60% de la Bibliothèque de linguistique L'ANTHROPOLOGIE PHYSIQUE ET MORALE EN FRANCE ET SES IMPLICATIONS IDEOLOGIQUES par Angèle Kremer-Marietti (Université de Picardie, Amiens) caine). 37. Nous ne voulons pas dire que la tendance anthropologique repliée sur les langues tiques manque totalement de débouchés pratiques: le colonialisme est là pour lui en mais ils sont numériquement moins importants. 38. Cf. Eugène, 64 sq. J. - Aspects de la théorie générale des systèmes, Paris, Maloine, 39. Cf. « The rationality of scientific revolutions » (in : Problems of scientific revolutionç, R. Harré, ed. Clarendon Pres, Oxford, 1975,72-101), p. 84, où Popper avance l'hvnnth~ •••, que si Schrôdinger avait publié l'équation relativiste de l'électron qu'il avait que le problème de l'équivalence entre le modèle ondulatoire et le modèle atomique ne serait pas posé, « and the history of modern physics might have been very different », 1. L'Histoire naturelle de l'homme. L'anthropologie française du XIXe siècle se caractérise par la marque de filiation qui la relie à Buffon (1707-1788). Car elle n'est pas encore la science des sociétés primitives ni même celle des peuples. La notion d'histoire naturelle générale et particulière, qui est celle de Buffon dans l'Histoire naturelle de l'homme en 17491, va faire surgir une science qui se voudra positive, c'est-à-dire fondée sur l'observation, et qui concernera l'homme du point de vue du naturaliste. Le terme même d'« anthropologie », déjà connu aux xv= et XVIe siècles comme signifiant soit la description de l'âme soit la description du corps et de l'âme, apparaît dans son sens positif avec l'édition de 1751 de l'Encyclopédie. En 1788, l'AnthropoLogie du point de vue pragmatique de Kant (1724-1804) envisage quelques éléments de caractéristique anthropologique. Mais, dans la voie positive d'histoire naturelle de l'homme, c'est à partir de la physiologie et, en particulier, avec Blumenbach (1752-1840) et Camper (1722-1789), vers 1790, que le terme et la notion prennent toute l'ampleur du sens que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, lui donnent Chenu (1808-1879) et Topinard (1830-1911). Pour le docteur JeanCharles Chenu, l'anthropologie est «l'histoire spéciale de l'homme, et principalement celle des variétés ou des nombreuses races qu'il présente»: telle est la définition qu'il énonce dans le tome 22 (1860) de L'Encyclopédie d'histoire naturelle (1851-1861). De même, dans le premier traité élémentaire intitulé L'AnthropoLogie, en 1876 Topinard définit sa discipline comme « la branche de l'histoire naturelle qui traite de l'homme et des races humaines »2. L'auteur des Mémoires d'anthropoLogie