Mais une telle comparaison reste toujours dans le cadre d’une simple analyse de
l’influence d’un philosophe sur l’autre, ce qui est une tâche plutôt historique; notre recherche
ne voudrait pas être réduite à une telle analyse. La question du qui, qui est le problème de notre
recherche, est un problème philosophique; nous ne devons pas seulement l’exposer dans son
développement historique, mais avant tout nous devons le traiter proprement, en tant que
problème philosophique, c’est-à-dire par la comparaison des approches de deux philosophes à
un même problème, au sein duquel nous essayerons d’exposer la possibilité d’un nouvel
questionnement portant sur le même sujet et fondé sur cette comparaison.
Mais puisque le problème qu’on va examiner n’est pas un problème central de la pensée
de Heidegger, on doit définir clairement sa place dans l’ensemble de sa philosophie. Comme on
a déjà dit, en comparant Heidegger et Kierkegaard on discute d’habitude des motifs
« existentialistes » communs à tous les deux, ce qui présuppose que c’est seulement le premier
Heidegger qu’on considère ici. Il est connu que la philosophie de Heidegger peut être
formellement divisée en deux périodes, et que la problématique « existentialiste » typique pour
la première période disparaît dans la deuxième. Mais néanmoins, bien que la question de
l’existence du Dasein élaborée dans Être et Temps soit plutôt étrangère aux questions
principales du dernier Heidegger (telles que la question de la technique, l’histoire de la
métaphysique ou la poésie d’Hölderlin), il reste à explorer la possibilité de poser cette question
de nouveau, en se tenant compte de l’orientation de la pensée du dernier Heidegger pour
essayer de l’examiner dans cette optique nouvelle. Ce que nous devrons démontrer ici, c’est le
fait que cette question n’est point arbitraire même si elle paraît inadéquate à la problématique
du dernier Heidegger; en la soulevant, on aborde le problème du rapport entre la première et la
deuxième période de l’œuvre heideggérienne en analysant en même temps l’influence de
Kierkegaard sur l’ensemble de l’œuvre de Heidegger. Pour justifier une telle approche, on
remarque pour le moment qu’après le tournant de sa pensée, Heidegger ne niait jamais Être et
Temps et le considérait toujours comme un essai de s’approcher à la même question – à la
question de l’être – ce qui nous autorise à réfléchir sur la place des questions posées dans cet
ouvrage dans sa pensée postérieure, même si elles n’y sont pas présentes manifestement.
L’homme ne disparaît pas du discours du dernier Heidegger, au contraire, en cherchant à
s’interroger de nouveau sur l’être il ne cesse pas de souligner que c’est un privilège essentiel de
l’homme de poser cette question, et que la possibilité de ce questionnement originaire renvoie à
l’essence de l’homme. C’est-à-dire, c’est la manière de traiter l’homme qui a dans une certaine
mesure changée par rapport à l’époque d’Être et Temps; on ne s’interroge plus sur le qui du
Dasein ou sur son être-soi-même, mais ce changement du discours, comme nous essayerons de
le démontrer, exige que l’interprétation de la question du qui soit modifiée. Ainsi, cette
modification doit nous ouvrir la perspective du questionnement postérieure, puisque, comme on
va le démontrer, la question du soi-même chez Heidegger n’est pas réduite aux thèmes d’Être
et Temps. Cela signifie en même temps que le rôle de Kierkegaard dans notre recherche doit
aussi être réinterprété; en s’interrogeant sur l’élaboration de la question du qui chez premier
Heidegger, on va chercher à analyser l’influence de Kierkegaard sur Heidegger et à mettre sur
le même plan leurs interprétations de l’être-soi-même qui sont plus ou moins proches; mais en
s’adressant à l’œuvre postérieure de Heidegger on ne va plus s’interroger sur le rapport direct à
la pensée de Kierkegaard, mais celle-ci sera plutôt considérée comme une possibilité
fondamentalement différente de traiter le problème du soi-même, ce qui signifie que son
rapport aux questions du dernier Heidegger ne doit pas être compris en tant qu’influence. Plus
précisément, la philosophie de Kierkegaard nous permet de considérer la question du soi-même