Charles Ratte : « Climbing up the Babel Tower » Titre étrange, en anglais alors que je vais m’exprimer en français, et utilisant une image un peu farfelue et peut-être incohérente, en tous cas ambivalente. I La diversité linguisitique est une loi non réversible et heureuse En remontant la tour de Babel. On imagine que, sa construction interrompue comme on le sait par la divinité, soucieuse de ne pas laisser les hommes puiser dans leur union universelle la force de s’élever jusqu’au ciel, lieu du Verbe, avec les ouvriers qui en redescendaient en tous sens se sont répandues parmi les hommes les langues, différentes entre elles et mutuellement inintelligibles. La légende voudrait ainsi que la diversité fût partie d’un centre, quand dans la réalité de l’histoire des langues c’est l’unité qui part d’un centre, et la diversité qui se développe dans les périphéries : la diversité linguistique est fille de la dispersion géographique, en un mouvement inéluctable, plus ou moins régulier et qu’on ne saurait inverser : l’unification politique ou institutionnelle ne fera pas converger nos idiomes, et l’Europe, à cet égard, est condamnée à s’unir dans la diversité. Le message biblique présente cette polyglottie comme une diminutio capitis pour l’humanité, un handicap infligé pour la punir de son hubris et l’empêcher de s’égaler au Verbe — en une sorte de doublet de l’histoire fatale à Adam et Eve de l’arbre de la connaissance. Mais la réalité qui en résulte peut être, à l’inverse, comprise comme une bénédiction, et tel est bien le point de vue de Kant qui, dans son Projet de paix perpetuelle de 1795, dénonce l’utopie d’un pouvoir global omnibienveillant à la façon d’un despotisme éclairé suprême, et se félicite de ce que la nature a empêché cela en séparant les hommes par la différence des langues et donc des coutumes, qui les oblige à se frotter les uns aux autres pour faire progresser la paix entre eux, et, ce faisant, à s’améliorer, s’enrichir mutuellement, parvenir à une construction solide de leur communauté de différences. La diversité linguistique se présente donc de manière ambivalente, certes comme une infirmité de l’humanité si elle devait se prétendre divine, mais comme une force incomparable dans son destin d’humanité, qui consiste à remonter la Tour de Babel. Nous allons donc, nous, remonter le cours de cette diversité, pour réévoquer l’unité (centrale) originelle, aussi bien que la diversité inexorable dont il nous faut bien partir, dans le but, bien modeste, d’introduire aux débats qui vont avoir lieu en vous livrant un certain nombre de données factuelles. 2 L’Europe se singularise par une diversité linguistique réduite mais vivace Ce qui caractérise les langues parlées sur le continent européen (et c’est encore plus vrai si l’on se restreint à l’Europe des Vingt-Sept), c’est leur nombre relativement faible, et leur diversité relativement restreinte, par rapport à ce que l’on peut observer dans d’autres régions du monde. 1 Mais il est peu probable que ce nombre diminue, et il est certain que cette diversité va, de siècle en siècle, s’accroissant. Autrement dit, la leçon du détour par l’histoire des langues est double, et paradoxale : nous découvrons à la fois que l’Europe est, sur le plan linguistique, une famille, et que cette famille est en voie de dispersion – qu’il faudra toujours, et toujours davantage, compter avec la diversité de ses membres, même si cette diversité recouvre une unité originelle, une parenté, une communauté d’origine. Deux idées : a- le nombre de langues parlées en Europe est relativement faible rapporté à la population de ce continent. Par rapport aux cinq à six mille langues parlées par les quelque sept milliards d’humains qui peuplent désormais la planète, l’Europe, avec ses sept à dix pour cent de la population mondiale, ne comprend guère plus que trois à cinq pour cent des langues existantes : les cinquante Etats du Vieux Continent comptent trente-cinq langues officielles, auxquelles s’ajoutent deux cent vingtcinq langues secondaires (non-officielles) – ces langues non-officielles pouvant être des langues régionales, mais aussi langues de populations, migrantes ou réfugiées - l’ensemble représente donc qu’un peu plus de 3 % du total des langues vivantes encore parlées sur la planète. Selon les découpages de population que l’on retient, cela représente une langue en moyenne pour 2,7 à 4,3 (3 à 4) millions d’habitants. Par rapport à d’autres zones du monde donc, l’Europe est un lieu de relativement faible dispersion linguistique. Pourquoi ? Les raisons, historiques, sont assez évidentes : zone d’échanges, de mouvements de populations, de migrations ayant eu un effet unificateur et simplificateur : ainsi les langues de la famille indo-européennes se sont-elles imposées presque partout (sauf basque et langues finnoougriennes), écrasant les langues qui leur préexistaient, qu’elles aient été indo-européennes ellesmêmes (Celte) ou non (Etrusque, substrat du grec), et dont il ne subsiste guère que quelques traces dans le vocabulaire et la toponymie, traces plus ou moins importantes selon le degré d’éloignement géographique par rapport à la zone originaire du PIE : un sixième du vocabulaire du grec ancien, par exemple, n’est pas d’origine IE, (ou encore le hittite, l’irlandais, le sanskrit) quand le lituanien est la langue, semble-t-il, la plus proche du PIE. Puis, les mouvements d’unification politique ont tendu à la simplification linguistique (exemple du français supplantant les parlers régionaux). Contre-exemple aux antipodes : la Nouvelle Guinée, où l’on parle aujourd’hui un millier de langues mutuellement inintelligibles, dont des dizaines n’ont aucune relation connue les unes avec les autres, ni avec aucune autre langue du monde. Il semble ainsi que, la différenciation continue étant la loi des langues, elle conduise à des éloignements irréversibles dans les régions où des petits groupes évoluent séparément sans échanges suivis, et à une convergence compensatoire là où au contraire les échanges sont denses et durables, parce que les évolutions de chacune se diffusent partiellement dans les autres où elles sont reprises comme éléments de la langue même— on le remarque par exemple à l’abondance 2 des mots venus de l’arabe dans nombre les langues européennes, y compris celles qui n’ont jamais été sujettes aux invasions ayant apporté ces vocables : trace évidente de la continuité des échanges. b- le degré de diversité entre les langues parlées en Europe est également relativement faible. Ces langues appartiennent presque toutes à la même famille linguistique : la famille indoeuropéenne. Les quelques exceptions sont le basque, qui est un isolat, et l’estonien, le hongrois et le finnois : encore ces trois dernières langues appartiennent-elles à la famille finno-ougrienne, qui est la famille la plus proche de la famille indo-européenne. Pourquoi ? Le degré de diversité entre les langues est fonction de l’ancienneté de leur autonomisation, selon une loi qui veut qu’en gros, une langue renouvelle son vocabulaire de 20% tous les millénaires. Ainsi le français et l’espagnol (groupe italique), qui ont divergé il y a un peu plus d’un millénaire, sont deux langues plus proches entre elles que ne le sont, par exemple, le Danois et le Portugais (groupe germanique et groupe italique), séparés plus anciennement d’un tronc commun. On rejoint donc le même type de causalité que pour le relativement faible nombre de langues : c’est parce que l’histoire des derniers millénaires a été, en Europe, mouvementée, que les langues qui y sont aujourd’hui sédimentées sont proches parentes : là encore, à comparer avec la Nouvelle Guinée, où des langues parlées dans des territoires très voisins sont extrêmement éloignées entre elles, car elles y sont sédimentées depuis plusieurs millénaires et ont pu évoluer indépendamment, malgré la proximité géographique, en raison d’un ensemble de facteurs peu propices à l’échange entre les groupes humains. 3 L’identité européenne n’est pas à chercher du côté d’un esperanto. Elle réside précisément dans la vitalité d’une diversité linguistique contenue depuis toujours dans une familiarité ancienne aujourd’hui renforcée L’identité européenne vers laquelle nous essayons de pointer, depuis plusieurs années au sein de Celsius ou ailleurs, certainement les facteurs communs aux langues parlées en Europe en sont un élément. Dans le lent Völkerwanderung qui a poussé les peuples vers l’entonnoir de l’Europe occidentale, où ils sont restés piégés jusqu’à découvrir comment franchir l’Océan et aller plus loin, s’est produit un effet presque mécanique de compression : les peuples ont été en quelque sorte forcés de cohabiter de près, et donc de se parler, ce qui a déversé d’une langue dans l’autre non seulement des mots, mais des tournures, des schémas de pensée, des codes culturels. L’italien par l’opéra, le français par la langue de cour, l’anglais par les affaires, etc... ont contaminé les langues de toute l’Europe et les cultures correspondantes pendant des durées fort longues, préparant chez les peuples des disponibilités partielles à s’entendre. De même, l’existence d’innombrables marches, du type de l’Alsace, où sont également parlées les langues des peuples voisins, a t-elle rendu plus difficile la construction de l’autre comme étranger au long de très nombreux siècles. On voit les voyageurs venus d’autre pays n’être nulle part perçus comme beaucoup plus différents que ceux qui viennent de la capitale ou de provinces voisines. Il a fallu tout l’effort artificiel de construction de nationalités au XIXème siècle, avec leur invention tyrannique d’une langue nationale, pour ériger les autres en étrangers, puis en ennemis. 3 Chacun remontait sa petite tour de Babel particulière pour unifier ses patois, et l’ériger en donjon contre les autres, alors que la réalité linguistique de l’Europe dans la longue durée, c’est le métissage continu quoique marginal de langues en perpétuelle évolution congruente, puisque animée par une dynamique collective relativement commune. Mais cette érection des langues nationales en paradigmes singuliers et exclusifs est à la fois récente et d’assez courte durée, un à deux siècles au plus selon les cas, et au lieu de penser la situation présente par référence à cet idéal tout à fait transitoire et daté, il est beaucoup plus fidèle à la continuité des évolutions de situer le pluralisme linguistique européen dans la continuité du pluralisme linguistique de toutes les nations d’Europe, qui chacune ont toujours su se donner un langage commun ou dominant. Il en va de même de l’Europe, qui n’est pas une Babel de bas étage par rapport à des nations monolinguales proches du Verbe à l’état pur, mais un équivalent continental des diversités nationales, avec la pluralité des langues et l’aisance à leur trouver un terrain commun. Enfin, toutes ces langues ont été les vecteurs de schémas de civilisation concordants : toutes ont connu des traductions de la Bible sensiblement aux mêmes époques, toutes ont abondamment pratiqué la traduction des œuvres majeures de leurs cultures respectives, toutes ont communiqué via le latin, langue commune des érudits jusqu’à la fin du XVIIème siècle, avec pour effet de faire passer dans les diverses langues des formes de pensée coulées dans le latin. En résumé, on peut dire que l’Europe bénéficie d’une ancienneté de son travail obligé sur la pluralité, qui n’a jamais freiné la différenciation naturelle des langues, mais qui y a introduit des clonages réciproques, rendus plus faciles par l’existence d’un tronc commun principal qui, par exemple, rend le Celte beaucoup plus proche du Latin que celui-ci ne l’est du Grec, alors que nos représentations suggèrent volontiers l’inverse en raison des humanités classiques qui associent Latin et Grec — preuve que les distances imaginaires peuvent être corrigées par des proximités originelles, et les écarts de fait largement gommés par des parentés culturelles, avec pour résultat dans les deux cas une aptitude plus grande que sans doute ailleurs dans le monde à ce que le sens circule d’une langue à l’autre dans l’espace européen. L’identité de l’Europe lui est donnée par l’incessant travail des langues, restées libres d’évoluer séparément, mais obligées de communiquer intensément en raison de l’unité du flux de culture, d’affaires, de communications de toutes sortes qui irrigue en permanence l’espace européen. En remontant la Tour de Babel, on réduit certes la bigarrure des langues parlées puisqu’on découvre les profondes parentés entre langues européennes, mais, si haut qu’on s’élève, jamais on ne retrouve autre chose qu’une diversité en perpétuelle re-création. Le génie propre de l’Europe est peut-être de se tenir à ce niveau où les langues communiquent bien sans prétendre s’élever à un paradigme unique ni descendre dans la dispersion, et d’y établir une sorte d’étage de la traduction, propice à l’unification non pas des parlers, mais du patrimoine de diversité créé par cette pluralité de langues. 4