Aspects théoriques Chapitre 1 : mémoire
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CHAPITRE 1 : LA MEMOIRE HUMAINE
1.1. CADRE CONCEPTUEL ET THEORIQUE
1.1.1. Précisions terminologiques
Le terme de "mémoire" peut être interprété selon plusieurs sens, tour à tour
envisagés dans ce chapitre et qui correspondent approximativement aux définitions
données par les dictionnaires élémentaires. Par exemple, Le Petit Larousse (1996)
propose les quatre définitions suivantes : 1. activité biologique et psychique qui permet
de retenir des expériences antérieurement vécues, 2. aptitude à se souvenir, 3.
souvenir qu'on garde de quelqu'un, quelque chose ; ce qui reste ou restera dans
l'esprit des hommes, 4. organe de l'ordinateur qui permet l'enregistrement, la
conservation et la restitution des données". De façon analogue, Spear et Riccio (1994)
soulignent trois significations du terme : la mémoire peut être représentation4 /
souvenir (mémoire contenu ou connaissance) ou processus (mémoire action). Le
troisième sens se réfère à l'organe (cerveau) où sont "rangés" les souvenirs (mémoire
structure). Derrière les idées de processus ou de structure, on pourrait encore
distinguer la notion d'aptitude, qui s'adressent au déroulement efficace ou non des
mécanismes, à la plus ou moins grande capacité de la mémoire (on raisonne souvent en
termes de bonne ou mauvaise mémoire). Ce point fait référence aux différences intra et
interindividuelles qui peuvent s'appliquer au fonctionnement de la mémoire. Enfin, la
mémoire peut être considérée comme un outil lorsqu'elle est utilisée pour réaliser une
tâche particulière ou comme un objet lorsqu'elle est inspectée consciemment par le
sujet (Jacoby, Kelley et Dywan, 1989). Cette dernière distinction revêt une importance
spécifique au sein de notre problématique car elle oriente l'analyse de la mémoire sur
l'expérience ressentie par le sujet au moment où il accède aux données stockées dans sa
mémoire, sur l'utilisation volontaire des ressources mnésiques et, plus généralement,
sur les relations entre conscience et mémoire (Jouhet, 1993). Nous verrons que de
nombreux modèles actuels de la psychologie cognitive reposent sur une dichotomie des
aspects conscients et inconscients de la mémoire.
4. Le terme anglais memory est plus souvent utilisé pour signifier le souvenir en tant que représentation stockée
d'un événement que le processus qui permet de maintenir les souvenirs et qui englobe aussi bien leur
apprentissage que leur restitution.
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1.1.2. Rôle de la mémoire dans les activités cognitives
Il convient dans un premier temps de situer la fonction de mémorisation au sein
de l'ensemble des activités cognitives. En effet, la mémoire ne peut pas être conçue
indépendamment du système cognitif dans sa globalité. Selon ce point de vue, la
mémoire est une fonction spécifique qui sert à effectuer diverses opérations cognitives.
Si la cognition est l'activité la plus évoluée qui puisse exister chez un être vivant,
il est parfois difficile de délimiter les activités qui en relèvent ou non. Par exemple,
d'après Richard (1990c), il est utile de différencier les activités mentales parmi les
activités cognitives : elles se situent entre la perception et la programmation motrice,
l'exécution et le contrôle des mouvements mais ne les incluent pas. Elles regroupent la
compréhension, le raisonnement et la résolution de problèmes, soit des activités
cognitives de haut niveau. Elles construisent et opèrent sur des représentations
(significations et interprétations de l'environnement immédiat) et débouchent sur des
décisions. Les activités de mémorisation "pures" telles que le stockage et la
récupération des informations, le transfert des éléments de la mémoire de travail à la
mémoire à long terme, ne sont pas des activités mentales mais déterminent tout de
même les traitements cognitifs complexes comme la compréhension de texte ou la
résolution de problèmes. Elles seraient plutôt à considérer comme des contraintes de
fonctionnement du système (Tiberghien, Ans, Mendelsohn et George, 1990) au même
titre que d'autres opérations élémentaires : "identification des objets, des termes
lexicaux, jugements d'appartenance catégorielle, inférences perceptives immédiates"
(Richard, 1990c, p.22). Selon ce point de vue, la mémoire est un outil pour la
cognition.
Réciproquement, la mémoire n'intervient pas que dans les activités cognitives de
haut niveau, comme les activités qualifiées de "mentales" par Richard (1990c). Elle se
manifeste dès les premières étapes de la perception (Jacoby, 1988). Pour reconnaître ou
identifier les éléments présentés aux organes sensoriels, le sujet doit avoir déjà acquis
un certain nombre de connaissances sur le monde. Les structures cognitives qui servent
à comprendre et analyser l'environnement se construisent à partir de l'accumulation
d'expériences avec l'environnement et sont conservées en mémoire permanente.
Parallèlement, elles sont constamment remaniées et réorganisées par les nouvelles
expériences. De même, pour exécuter une certaine action, il est nécessaire que le
programme moteur de cette action soit enregistré en mémoire. On ne peut pas réaliser
une nouvelle action sans qu'il y ait eu d'abord un apprentissage des mouvements qui la
composent et de leur coordination. L'appréhension de toute situation nouvelle est
fonction de la structure, du contenu et de l'organisation des informations apprises
antérieurement. La mémoire permet donc de décrypter et d'analyser l'environnement
immédiat. Aussi, est-il possible, grâce au contenu de la mémoire, des structures
existantes, des expériences antérieures, d'interpréter et de réagir à des informations
entièrement nouvelles. Cela fait de la mémoire une fonction indispensable à
l'adaptation et à l'intelligence.
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De plus, la mémoire n'est pas seulement utile pour retrouver des informations
apprises dans le passé ou pour comprendre et interpréter les stimulations présentes.
Grâce à elle, il est possible d'imaginer, de planifier, de prévoir ses actions futures
(Winograd, 1988a). Pensons aux sportifs de haut niveau, qui, avant même d'effectuer
leur exploit physique, se repassent intérieurement les diverses étapes de l'action de
façon très précise et conforme à la durée réelle de l'exercice (Droulez, 1991). Un
organisme sans mémoire ne pourrait s'adapter à son environnement qui lui apparaîtrait
constamment nouveau, ne saurait donner de signification aux événements rencontrés,
serait incapable d'imaginer ce que sera le futur et ne pourrait pas atteindre le niveau du
langage, de la pensée et de la conscience (Jacoby, 1988). La temporalité de la mémoire
doit être mise en relation avec la temporalité de la conscience soulignée par exemple
par Paillard (1994). La conscience est vue comme un instrument pour la perception
actuelle et pour la simulation des actions futures ; elle intègre des états présents
successifs grâce aux mécanismes de la mémoire (récupération des événements passés
et prévision du futur), assurant ainsi "le sentiment d'identité et de permanence qui
caractérise la conscience de soi, la personnalité du sujet et l'unité de son expérience
subjective" (p. 661).
En bref, la mémoire devient, plus qu'une contrainte pour le fonctionnement du
système, la fonction obligatoire pour que la cognition puisse apparaître, la forme même
de la cognition (Tiberghien, 1991, 1992 ; voir aussi Claxton, 1980). C'est pourquoi elle
est liée à l'ensemble des autres composantes du système cognitif : perception, attention,
langage, compréhension, raisonnement, résolution de problème, conscience... Aussi, la
compréhension et la modélisation de toute activité mentale impose de considérer
l'existence d'une mémoire. Parallèlement, toute théorie générale de la mémoire devrait
s'exporter dans les différents domaines de l'activité cognitive.
Si le concept de mémoire doit être intégré à la modélisation de toute activité
cognitive, il constitue très souvent un objet de recherche à part entière. Ainsi, depuis
une centaine d'années, quantité de travaux se sont consacrés à l'étude du
fonctionnement de la mémoire en tant que telle. Comme nous le verrons, ce type
d'approche, dont l'objectif est de comprendre le fonctionnement général de la mémoire,
conduit souvent à considérer un ensemble de sous-systèmes mnésiques régis par des
mécanismes de natures différentes et destinés à l'enregistrement de différents types
d'informations. Etant donné que la mémoire est impliquée dans la totalité des tâches
cognitives, la nécessité d'envisager des sous-systèmes se fait sentir car son intervention
est fortement dépendante des caractéristiques des tâches.
Du fait de la position centrale de la mémoire au sein de la cognition, les différents
modèles et principes issus de son approche globale considèrent parallèlement certains
aspects d'autres composantes du système cognitif. Par exemple, les notions de mémoire
à court terme ou de mémoire de travail sont particulièrement liées aux notions
d'attention et de contrôle comportemental, le concept de mémoire sémantique s'inspire
de l'organisation et de la signification des représentations langagières, la notion de
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mémoire englobe l'ensemble des phénomènes d'apprentissage, la notion de mémoire
prospective ou de mémoire intentionnelle possède une composante de planification de
l'action et de gestion des intentions…
Les relations qu'entretient la mémoire avec d'autres fonctions cognitives
apparaîtront de façon morcelée dans les paragraphes suivants, organisés autour de sa
structure et de son fonctionnement (§ 1.3 et 1.4).
1.1.2.1. Mémoire et apprentissage
Comme le terme mémoire appartient au langage courant, son acception est
parfois ambiguë. Le sens scientifique semble être apparu en opposition avec la notion
d'apprentissage, et se référait d'abord à la capacité de récupérer les informations qui ont
été apprises antérieurement. La notion d'apprentissage domine dans des courants
comme le béhaviorisme ou l'associationnisme et dans des champs de recherche comme
la neurobiologie ou la psychologie animale, alors que la notion de mémoire (associée à
celles de rétention, oubli et représentations) se rapporte à une fonction intellectuelle
supérieure et est apparue avec le courant cognitiviste (Spear et Riccio, 1994). D'après
Spear et Riccio (1994), les deux notions sont complémentaires, mais doivent être
clairement distinguées pour des raisons historiques et scientifiques, méthodologiques
(mesures différentes), conceptuelles (toutes les choses apprises ne sont pas également
disponibles) et parce qu'elles répondent à des questions différentes.
Du point de vue de la psychologie cognitive, le concept de mémoire incorpore
aussi bien l'idée d'apprentissage que celle de récupération, car il se rapporte au
mécanisme général par lequel ces activités sont possibles : sans mémoire, ni
apprentissage, ni cognition. Toutefois, la prépondérance de l'aspect récupération
provient du fait que l'évaluation de l'apprentissage passe nécessairement par une phase
de test où sont mis en œuvre des mécanismes de récupération ; l'étude du contenu de la
mémoire passe nécessairement par la phase de récupération, "la réalité de la
conservation des informations ne peut être affirmée que par leurs utilisations, qu'il
s'agisse d'une simple "lecture" ou reproduction ou de la réalisation d'un comportement
ou d'un programme" (Jouhet, 1993, p. 13). De même, l'évaluation des effets de certains
facteurs manipulés lors de l'encodage ne peut être réalisée qu'à partir des données
issues de la restitution des informations. Cela vaut aussi bien pour les expériences de
conditionnement que pour les épreuves de contrôle des connaissances ou pour les
épreuves classiques de mémoire en psychologie expérimentale. D'où l'idée que les
conditions de récupération sont décisives dans l'évaluation de la mémoire (Ratcliff et
McKoon, 1989).
Le processus de mémoire (mémorisation) se déroule en plusieurs étapes détaillées
ultérieurement (§ 1.4.1) : l'encodage, le stockage et la récupération. L'entrée des
informations dans le système correspond au phénomène appelé apprentissage.
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L'apprentissage doit se définir comme un "processus de modification des
connaissances ou de modification du comportement au cours des interactions d'un
organisme (système) avec son environnement" (Cordier, Crépault, Denhière, Hoc,
George, & Richard, 1990, p. 93). Les effets de l'apprentissage ne sont pas
nécessairement apparents dans le comportement, d'où la distinction entre compétence
(ou potentialités) et performance réelle. De même l'apprentissage ne doit pas être
confondu avec la rétention (mémoire) des informations dans la mesure où, à
apprentissage constant (e.g., maîtrise parfaite d'une liste de mots), la rétention
(performance mesurée ultérieurement) peut varier.
1.1.2.2. Mémoire et attention
Bien que le concept d'attention recouvre une réalité complexe, il peut être défini
globalement comme la fonction d'un système qui permet de sélectionner les éléments
d'information pertinents pour réaliser une tâche et de contrôler les opérations
effectuées sur l'information.
L'attention, comme la mémoire, est vue comme une construction
multidimensionnelle. Dans ses diverses acceptions théoriques, l'idée d'attention est
fortement liée à celle de mémorisation et peut-être encore plus à celle de conscience5.
Sans entrer ici dans le détail des théories, citons les principales caractéristiques de
l'attention afin de les relier au problème de la mémoire. La première caractéristique
concerne l'intensité ou le niveau d'activation : il existe en effet différents niveaux ou
degrés d'attention ; ainsi, l'attention est au niveau minimum au cours du sommeil et
atteint un niveau maximum lors de la focalisation (concentration). On peut supposer
alors que les opérations cognitives réalisées à chaque niveau d'activation ne sont pas de
même nature et entraînent des différences dans la qualité du traitement et dans la
mémorisation des données. Une seconde caractéristique concerne l'origine de
l'orientation attentionnelle ; celle-ci peut être externe, située dans l'environnement (cas
où quelque chose attire l'attention) ou interne, découlant d'une décision volontaire du
sujet dans le but de réaliser une tâche donnée. La troisième caractéristique,
probablement la plus étudiée et peut-être la plus controversée (voir Allport, 1980a ;
Kellogg, 1980) concerne la capacité limitée d'un système attentionnel général et a-
spécifique.
Des différentes caractéristiques de l'attention, découlent quatre fonctions
principales d'après Possamaï, Bonnel et Requin (1993). L'attention a tout d'abord une
5. Damasio (1999) distingue conscience et attention, les définit toutes deux en termes de niveaux et envisage
l'existence d'une influence mutuelle : un faible niveau d'attention déclenche les processus d'une forme de
conscience (conscience-noyau), qui, à leur tour, aboutissent à l'attention soutenue.
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