Marie-Élisabeth Handman
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Les autres exemples de primauté du genre sur le sexe relèvent de
ce que N.-C. Mathieu appelle le « troisième sexe social 7 ». Tel est, à
mes yeux, le cas des « berdaches » amérindiens, des Mahu de Polynésie,
des Hijra de l’Inde ou encore des Inuit, alors que N.-C. Mathieu classe
les Hijra et Inuit dans le mode I. Pour des raisons essentiellement reli-
gieuses, ces personnes se travestissent et, n’étant ni homme ni femme
ou les deux à la fois, chevauchent les catégories binaires de sexe. De
ce fait elles sont considérées comme pouvant également chevaucher la
bipartition entre monde naturel et monde surnaturel, si bien que toutes
exercent des fonctions religieuses (chamanes, guérisseurs, maîtres des
rituels…) et de lien social.
Le terme berdache, utilisé par les anthropologues, est considéré
aujourd’hui par une partie des Amérindiens comme infamant, parce
qu’il signifierait « tapette 8 ». De fait, à l’instar de Georges Devereux 9 ,
les anthropologues les ont souvent considérés comme des homosexuels
efféminés. Or, même si les hommes-femmes (comme les nomme à
juste titre l’anthropologue canadienne Pierrette Désy 10) épousaient
des hommes et avaient des relations sexuelles avec eux, les désigner
comme homosexuels était leur appliquer une étiquette spécifique à la
médecine occidentale depuis la seconde moitié du XIXe siècle, avec tout
ce qu’elle implique de pathologique et de péjoratif, et ne pas prendre
en compte le fait qu’ils ne « choisissaient » pas de devenir berdaches.
Ils étaient appelés à le devenir par des esprits, par le biais de rêves, de
visions ou de signes, et ils ne pouvaient se soustraire à cette vocation.
On pourrait d’ailleurs se demander (quitte à rester dans les catégorisa-
tions occidentales), si l’étiquette transgenre ne leur aurait pas mieux
convenu, dans la mesure où ces personnes affirmaient appartenir au
sexe opposé à leur sexe anatomique : ils se travestissaient, prenaient
toutes les attitudes et accomplissaient tous les travaux du sexe opposé.
Quoi qu’il en soit, ces catégorisations ne correspondent pas aux repré-
sentations de l’identité de la personne dans les populations en question.
Celles-ci, en effet, ne se posent pas prioritairement la question du désir
pour une personne de même sexe, elles pensent en termes d’esprits, les
uns masculins et les autres féminins, qui constituent l’individu. Et loin
d’être stigmatisés dans leurs tribus, les berdaches y étaient parfaitement
intégrés – et souvent craints en vertu des pouvoirs que leur conféraient
7. N.-C. Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Épistémolo-
gie sociologique, n° 11, 1971, p. 1-39. Repris dans L’anatomie politique, op. cit., p. 17-41.
8. Le terme berdache est générique. Chacune des quelque 130 tribus à berdaches recensées au
Canada et aux États-Unis a son propre terme pour désigner ces personnes, terme qui presque
toujours signifie homme-femme ou femme-homme.
9. G. Devereux, « Institutionalized homosexuality of the Mohave indians », Human Biology :
A Record of Research, vol. 9, n° 4, 1937, p. 498-527. Réédité dans H.M. Ruitenbeek (sous la
direction de), The Problem of Homosexuality in Modern Society, New York, Dutton and Co.,
1963, p. 183-226.
10. P. Désy, 1978 « L’homme-femme. (Les berdaches en Amérique du Nord) », Libre-politique,
anthropologie, philosophie, n° 78-3, p. 57-102.
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