L'ANTHROPOLOGUE ET LE SYSTÈME SEXE/GENRE
Marie-Élisabeth Handman
ERES | Connexions
2008/2 - n° 90
pages 77 à 85
ISSN 0337-3126
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-connexions-2008-2-page-77.htm
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Pour citer cet article :
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Handman Marie-Élisabeth, « L'anthropologue et le système sexe/genre »,
Connexions, 2008/2 n° 90, p. 77-85. DOI : 10.3917/cnx.090.0077
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CONNEXIONS 90/2008-2
Marie-Élisabeth Handman
L’anthropologue et le système sexe/genre
En observant les sociétés exotiques ou en étudiant les sociétés
anciennes, les anthropologues ont été confrontés à l’existence de rap-
ports entre le sexe et le genre différents de ce qu’ils ont été (et sont
encore très largement) dans les sociétés occidentales. Toutefois, l’an-
thropologie n’échappant pas à l’historicité, les données concernant les
rapports entre les sexes et la sexualité ont longtemps été lacunaires ou
erronées, que cela soit dû au biais androcentrique qui prévalait dans
la discipline ou à la pudibonderie des milieux scientifiques qui n’a
commencé à céder, et encore fort timidement, que dans les années
1960 1 . Ajoutons que bien des pratiques sexuelles condamnées par les
missionnaires avaient déjà disparu lors des premiers contacts avec les
anthropologues. Il a fallu attendre la seconde vague du féminisme, dans
les années 1970, puis l’épidémie de sida au milieu des années 1980 pour
qu’anthropologues (et sociologues) se mettent à étudier sans tabous les
sexualités « déviantes ». Les thèses sur l’homosexualité et la prévention
du sida dans différents groupes sociaux et sous différents climats se sont
alors multipliées, révélant l’ampleur des bisexualités dont bien peu se
voulaient identitaires 2 . Tous ces travaux partaient de la prémisse selon
laquelle les sexualités sont des constructions sociales qu’il convenait de
déconstruire.
1. C’est ainsi que le grand anthropologue britannique Edward E. Evans-Pritchard qui a étudié
les Azandé, une ethnie soudanaise, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, n’a publié son
article intitulé « Sexual inversion among the Azande » qu’après avoir pris sa retraite, et dans une
revue américaine, American Anthropologist (n° 72, 1970, p. 1428-1434).
2. Citons pour exemple Rommel Mendès-Leite, Bisexualité, le dernier tabou, Paris, Calmann-
Lévy, 1996, 279 p. ; Catherine Deschamps, Le miroir bisexuel, Paris, Balland, 2002, 300 p.
Marie-Élisabeth Handman, maîtresse de conférences à l’EHESS, Laboratoire d’anthropologie
sociale, Paris. 21 passage Lathuille, 75018 Paris. [email protected].
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Dans un article publié pour la première fois en 1989 3 , Nicole-
Claude Mathieu éclairait magistralement les manières de penser les
rapports entre sexe et genre dans les différentes sociétés. Au risque de
déformer sa pensée, trop subtile pour être résumée, je dirai brièvement
que les trois modes de conceptualisation qu’elle repère sont les sui-
vants : dans le mode I, le sexe et le genre sont si intrinsèquement liés
que le sexe impose le genre : être né anatomiquement mâle vous oblige
à jouer le rôle d’un homme avec tous les attributs de la virilité que la
société confère à un homme. Et il en va de même, mutatis mutandis,
pour les femmes. Toute transgression de cet ordre que légitime la pen-
sée religieuse est vue comme un péché et, dans une optique médicale,
comme une pathologie. Bien entendu, comme à chaque fois qu’il y a
différence irréductible, il y a hiérarchisation 4 . Tel est le cas des sociétés
occidentales où ne sont apparues que très récemment des perturbations
revendiquées de cette dichotomie. Dans le mode II, au contraire, c’est
le genre qui prime le sexe et si vous vous déclarez (ou bien l’on vous
déclare) femme, bien que vous soyez anatomiquement homme, vous
jouerez le rôle d’une femme – avec la plupart des attributs que la société
confère à une femme.
Enfin, dans le mode III, le sexe anatomique est considéré comme
non pertinent. Seul compte le genre qui, socialement construit, peut être
déconstruit, donnant aux individus la possibilité d’en changer quand ils
le souhaitent, et même d’en inventer de nouveaux. Ce mode correspond
à la pensée queer.
Quand le genre prime le sexe
Dans l’article cité ci-dessus (note 1), E. Evans-Pritchard relate que
les guerriers azandé épousaient de jeunes garçons jusqu’à ce que la
richesse acquise grâce aux razzias leur permît d’accéder à une épouse
femme. Car dans cette ethnie guerrière et polygame où, pour se marier,
il fallait payer une compensation matrimoniale à la famille de la mariée,
les anciens pouvaient obtenir de nombreuses femmes et il n’en restait
guère pour les jeunes. Le « garçon-épouse » rendait à son mari tous les
services, y compris sexuels, que lui aurait rendus une femme. Une fois
3. Nicole-Claude Mathieu, « Identité sexuelle/sexuée/de sexe ? Trois modes de conceptualisa-
tion du rapport entre sexe et genre », dans A.-M. Daune-Richard, M.-C. Hurtig et M.-F. Pichevin
(sous la direction de), Catégorisation de sexe et constructions scientifiques, Aix-en-Provence,
Université de Provence, 1989, 166 p. (Petite collection CEFUP), p. 109-147. Republié dans
L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes Editions, coll.
« Recherches », 296 p., p. 227-266.
4. Hiérarchisation que Françoise Héritier explique par l’impossibilité pour les hommes d’ac-
cepter que les femmes puissent mettre au monde non seulement des filles (leur identique),
mais aussi des garçons (1996. Masculin/féminin : la pensée de la différence ; 2002. Masculin/
féminin : dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 332 et 443 pages). F. Héritier est critiquée
par les anthropologues constructionnistes pour son essentialisme, autrement dit sa pensée dans
le mode I.
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que son mari le quittait pour épouser une femme biologique, il pouvait à
son tour épouser un garçon, et ainsi de suite. Les femmes, elles, dans les
harems, n’étaient que rarement visitées par leur époux, tant elles étaient
nombreuses (parfois une centaine). Aussi cherchaient-elles à avoir des
relations sexuelles entre elles, mais leur mari le leur interdisait au motif
qu’elles devenaient insatiables lorsqu’elles avaient connu le plaisir à
l’aide de godemichés faits de tarots ou de bananes. Le mari pouvait aller
jusqu’à les mettre à mort par jalousie et aussi pour éviter d’être lui-même
tué par leurs exigences. On voit que, dans cet exemple, le rôle social de
femme endossé par un jeune garçon, loin d’entraîner la confusion des
genres tant redoutée par les missionnaires et les colonisateurs, renfor-
çait la distinction entre hommes et femmes, puisque, selon E. Evans-
Pritchard, les garçons, à l’instar des éphèbes de la Grèce ancienne,
apprenaient ainsi leur rôle de futur guerrier (pour les Grecs, de futurs
citoyens) tout en s’initiant à la sexualité. Cet apprentissage contribuait à
renforcer la division des sexes et la domination masculine.
Entrent dans la même catégorie les pratiques observées en Papouasie-
Nouvelle-Guinée consistant à faire absorber aux jeunes garçons le sperme
de leurs aînés. Car le sperme est pensé comme la source de l’énergie vitale
qui permettra à l’enfant de grandir. Ce faisant, on sépare les garçons du
monde des femmes considéré comme polluant et débilitant. Ces pratiques
sont, en principe, indépendantes de la question du désir, elles cessent au
moment où les jeunes garçons deviennent adultes et visent à renforcer la
différence entre les hommes et les femmes 5 . Il n’en va pas de même pour
les mariages, pérennes, entre femmes dans plus d’une trentaine d’ethnies
africaines disséminées sur tout le continent.
Là, soit pour des raisons de stérilité ou de veuvage avant la mise
au monde d’enfants, ou encore parce que la richesse le leur permet,
certaines femmes prennent une jeune épouse qui leur donne des enfants
(grâce à un homme qui, pour être géniteur, n’est jamais considéré
comme un père social), et elles deviennent le père de ces enfants. Elles
sont appelées Père et jouissent du respect dû à un chef de famille. Les
ethnologues sont peu diserts sur la sexualité de ces femmes, mais il sem-
ble que certaines ne touchent pas à leurs épouses, alors que d’autres ont
avec elles des relations charnelles. Ces femmes-maris ne se travestissent
pas, mais elles jouissent de l’indépendance des hommes et, si survient
une séparation des époux, la femme-père reste le père de ses enfants 6 .
5. Cf. M. Godelier, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez
les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982, 375 p. ; G. Herdt (sous la direction de),
Ritualized Homosexuality in Melanesia, Berkeley et Los Angeles, University of California
Press, 1984, 409 p.
6. Cf. R. Smith Oboler, « Is the female husband a man ? Woman/woman mariage among the
Nandi of Kenya », Ethnology XIX, 1, 1980, p. 69-88 ; D. O’Brien, « Female husbands in African
societies », 71st congrès annuel de l’American Anthropological Association, Toronto, 1972.
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Les autres exemples de primauté du genre sur le sexe relèvent de
ce que N.-C. Mathieu appelle le « troisième sexe social 7 ». Tel est, à
mes yeux, le cas des « berdaches » amérindiens, des Mahu de Polynésie,
des Hijra de l’Inde ou encore des Inuit, alors que N.-C. Mathieu classe
les Hijra et Inuit dans le mode I. Pour des raisons essentiellement reli-
gieuses, ces personnes se travestissent et, n’étant ni homme ni femme
ou les deux à la fois, chevauchent les catégories binaires de sexe. De
ce fait elles sont considérées comme pouvant également chevaucher la
bipartition entre monde naturel et monde surnaturel, si bien que toutes
exercent des fonctions religieuses (chamanes, guérisseurs, maîtres des
rituels…) et de lien social.
Le terme berdache, utilisé par les anthropologues, est considéré
aujourd’hui par une partie des Amérindiens comme infamant, parce
qu’il signifierait « tapette 8 ». De fait, à l’instar de Georges Devereux 9 ,
les anthropologues les ont souvent considérés comme des homosexuels
efféminés. Or, même si les hommes-femmes (comme les nomme à
juste titre l’anthropologue canadienne Pierrette Désy 10) épousaient
des hommes et avaient des relations sexuelles avec eux, les désigner
comme homosexuels était leur appliquer une étiquette spécifique à la
médecine occidentale depuis la seconde moitié du XIXe siècle, avec tout
ce qu’elle implique de pathologique et de péjoratif, et ne pas prendre
en compte le fait qu’ils ne « choisissaient » pas de devenir berdaches.
Ils étaient appelés à le devenir par des esprits, par le biais de rêves, de
visions ou de signes, et ils ne pouvaient se soustraire à cette vocation.
On pourrait d’ailleurs se demander (quitte à rester dans les catégorisa-
tions occidentales), si l’étiquette transgenre ne leur aurait pas mieux
convenu, dans la mesure où ces personnes affirmaient appartenir au
sexe opposé à leur sexe anatomique : ils se travestissaient, prenaient
toutes les attitudes et accomplissaient tous les travaux du sexe opposé.
Quoi qu’il en soit, ces catégorisations ne correspondent pas aux repré-
sentations de l’identité de la personne dans les populations en question.
Celles-ci, en effet, ne se posent pas prioritairement la question du désir
pour une personne de même sexe, elles pensent en termes d’esprits, les
uns masculins et les autres féminins, qui constituent l’individu. Et loin
d’être stigmatisés dans leurs tribus, les berdaches y étaient parfaitement
intégrés – et souvent craints en vertu des pouvoirs que leur conféraient
7. N.-C. Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Épistémolo-
gie sociologique, n° 11, 1971, p. 1-39. Repris dans L’anatomie politique, op. cit., p. 17-41.
8. Le terme berdache est générique. Chacune des quelque 130 tribus à berdaches recensées au
Canada et aux États-Unis a son propre terme pour désigner ces personnes, terme qui presque
toujours signifie homme-femme ou femme-homme.
9. G. Devereux, « Institutionalized homosexuality of the Mohave indians », Human Biology :
A Record of Research, vol. 9, n° 4, 1937, p. 498-527. Réédité dans H.M. Ruitenbeek (sous la
direction de), The Problem of Homosexuality in Modern Society, New York, Dutton and Co.,
1963, p. 183-226.
10. P. Désy, 1978 « L’homme-femme. (Les berdaches en Amérique du Nord) », Libre-politique,
anthropologie, philosophie, n° 78-3, p. 57-102.
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