l`anthropologue et le système sexe/genre

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L'ANTHROPOLOGUE ET LE SYSTÈME SEXE/GENRE
Marie-Élisabeth Handman
ERES | Connexions
2008/2 - n° 90
pages 77 à 85
ISSN 0337-3126
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-connexions-2008-2-page-77.htm
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Pour citer cet article :
Handman Marie-Élisabeth, « L'anthropologue et le système sexe/genre »,
Connexions, 2008/2 n° 90, p. 77-85. DOI : 10.3917/cnx.090.0077
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Marie-Élisabeth Handman
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En observant les sociétés exotiques ou en étudiant les sociétés
anciennes, les anthropologues ont été confrontés à l’existence de rapports entre le sexe et le genre différents de ce qu’ils ont été (et sont
encore très largement) dans les sociétés occidentales. Toutefois, l’anthropologie n’échappant pas à l’historicité, les données concernant les
rapports entre les sexes et la sexualité ont longtemps été lacunaires ou
erronées, que cela soit dû au biais androcentrique qui prévalait dans
la discipline ou à la pudibonderie des milieux scientifiques qui n’a
commencé à céder, et encore fort timidement, que dans les années
1960 1. Ajoutons que bien des pratiques sexuelles condamnées par les
missionnaires avaient déjà disparu lors des premiers contacts avec les
anthropologues. Il a fallu attendre la seconde vague du féminisme, dans
les années 1970, puis l’épidémie de sida au milieu des années 1980 pour
qu’anthropologues (et sociologues) se mettent à étudier sans tabous les
sexualités « déviantes ». Les thèses sur l’homosexualité et la prévention
du sida dans différents groupes sociaux et sous différents climats se sont
alors multipliées, révélant l’ampleur des bisexualités dont bien peu se
voulaient identitaires 2. Tous ces travaux partaient de la prémisse selon
laquelle les sexualités sont des constructions sociales qu’il convenait de
déconstruire.
1. C’est ainsi que le grand anthropologue britannique Edward E. Evans-Pritchard qui a étudié
les Azandé, une ethnie soudanaise, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, n’a publié son
article intitulé « Sexual inversion among the Azande » qu’après avoir pris sa retraite, et dans une
revue américaine, American Anthropologist (n° 72, 1970, p. 1428-1434).
2. Citons pour exemple Rommel Mendès-Leite, Bisexualité, le dernier tabou, Paris, CalmannLévy, 1996, 279 p. ; Catherine Deschamps, Le miroir bisexuel, Paris, Balland, 2002, 300 p.
Marie-Élisabeth Handman, maîtresse de conférences à l’EHESS, Laboratoire d’anthropologie
sociale, Paris. 21 passage Lathuille, 75018 Paris. [email protected].
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Dans un article publié pour la première fois en 1989 3, NicoleClaude Mathieu éclairait magistralement les manières de penser les
rapports entre sexe et genre dans les différentes sociétés. Au risque de
déformer sa pensée, trop subtile pour être résumée, je dirai brièvement
que les trois modes de conceptualisation qu’elle repère sont les suivants : dans le mode I, le sexe et le genre sont si intrinsèquement liés
que le sexe impose le genre : être né anatomiquement mâle vous oblige
à jouer le rôle d’un homme avec tous les attributs de la virilité que la
société confère à un homme. Et il en va de même, mutatis mutandis,
pour les femmes. Toute transgression de cet ordre que légitime la pensée religieuse est vue comme un péché et, dans une optique médicale,
comme une pathologie. Bien entendu, comme à chaque fois qu’il y a
différence irréductible, il y a hiérarchisation 4. Tel est le cas des sociétés
occidentales où ne sont apparues que très récemment des perturbations
revendiquées de cette dichotomie. Dans le mode II, au contraire, c’est
le genre qui prime le sexe et si vous vous déclarez (ou bien l’on vous
déclare) femme, bien que vous soyez anatomiquement homme, vous
jouerez le rôle d’une femme – avec la plupart des attributs que la société
confère à une femme.
Enfin, dans le mode III, le sexe anatomique est considéré comme
non pertinent. Seul compte le genre qui, socialement construit, peut être
déconstruit, donnant aux individus la possibilité d’en changer quand ils
le souhaitent, et même d’en inventer de nouveaux. Ce mode correspond
à la pensée queer.
Quand le genre prime le sexe
Dans l’article cité ci-dessus (note 1), E. Evans-Pritchard relate que
les guerriers azandé épousaient de jeunes garçons jusqu’à ce que la
richesse acquise grâce aux razzias leur permît d’accéder à une épouse
femme. Car dans cette ethnie guerrière et polygame où, pour se marier,
il fallait payer une compensation matrimoniale à la famille de la mariée,
les anciens pouvaient obtenir de nombreuses femmes et il n’en restait
guère pour les jeunes. Le « garçon-épouse » rendait à son mari tous les
services, y compris sexuels, que lui aurait rendus une femme. Une fois
3. Nicole-Claude Mathieu, « Identité sexuelle/sexuée/de sexe ? Trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre », dans A.-M. Daune-Richard, M.-C. Hurtig et M.-F. Pichevin
(sous la direction de), Catégorisation de sexe et constructions scientifiques, Aix-en-Provence,
Université de Provence, 1989, 166 p. (Petite collection CEFUP), p. 109-147. Republié dans
L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes Editions, coll.
« Recherches », 296 p., p. 227-266.
4. Hiérarchisation que Françoise Héritier explique par l’impossibilité pour les hommes d’accepter que les femmes puissent mettre au monde non seulement des filles (leur identique),
mais aussi des garçons (1996. Masculin/féminin : la pensée de la différence ; 2002. Masculin/
féminin : dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 332 et 443 pages). F. Héritier est critiquée
par les anthropologues constructionnistes pour son essentialisme, autrement dit sa pensée dans
le mode I.
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que son mari le quittait pour épouser une femme biologique, il pouvait à
son tour épouser un garçon, et ainsi de suite. Les femmes, elles, dans les
harems, n’étaient que rarement visitées par leur époux, tant elles étaient
nombreuses (parfois une centaine). Aussi cherchaient-elles à avoir des
relations sexuelles entre elles, mais leur mari le leur interdisait au motif
qu’elles devenaient insatiables lorsqu’elles avaient connu le plaisir à
l’aide de godemichés faits de tarots ou de bananes. Le mari pouvait aller
jusqu’à les mettre à mort par jalousie et aussi pour éviter d’être lui-même
tué par leurs exigences. On voit que, dans cet exemple, le rôle social de
femme endossé par un jeune garçon, loin d’entraîner la confusion des
genres tant redoutée par les missionnaires et les colonisateurs, renforçait la distinction entre hommes et femmes, puisque, selon E. EvansPritchard, les garçons, à l’instar des éphèbes de la Grèce ancienne,
apprenaient ainsi leur rôle de futur guerrier (pour les Grecs, de futurs
citoyens) tout en s’initiant à la sexualité. Cet apprentissage contribuait à
renforcer la division des sexes et la domination masculine.
Entrent dans la même catégorie les pratiques observées en PapouasieNouvelle-Guinée consistant à faire absorber aux jeunes garçons le sperme
de leurs aînés. Car le sperme est pensé comme la source de l’énergie vitale
qui permettra à l’enfant de grandir. Ce faisant, on sépare les garçons du
monde des femmes considéré comme polluant et débilitant. Ces pratiques
sont, en principe, indépendantes de la question du désir, elles cessent au
moment où les jeunes garçons deviennent adultes et visent à renforcer la
différence entre les hommes et les femmes 5. Il n’en va pas de même pour
les mariages, pérennes, entre femmes dans plus d’une trentaine d’ethnies
africaines disséminées sur tout le continent.
Là, soit pour des raisons de stérilité ou de veuvage avant la mise
au monde d’enfants, ou encore parce que la richesse le leur permet,
certaines femmes prennent une jeune épouse qui leur donne des enfants
(grâce à un homme qui, pour être géniteur, n’est jamais considéré
comme un père social), et elles deviennent le père de ces enfants. Elles
sont appelées Père et jouissent du respect dû à un chef de famille. Les
ethnologues sont peu diserts sur la sexualité de ces femmes, mais il semble que certaines ne touchent pas à leurs épouses, alors que d’autres ont
avec elles des relations charnelles. Ces femmes-maris ne se travestissent
pas, mais elles jouissent de l’indépendance des hommes et, si survient
une séparation des époux, la femme-père reste le père de ses enfants 6.
5. Cf. M. Godelier, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez
les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982, 375 p. ; G. Herdt (sous la direction de),
Ritualized Homosexuality in Melanesia, Berkeley et Los Angeles, University of California
Press, 1984, 409 p.
6. Cf. R. Smith Oboler, « Is the female husband a man ? Woman/woman mariage among the
Nandi of Kenya », Ethnology XIX, 1, 1980, p. 69-88 ; D. O’Brien, « Female husbands in African
societies », 71st congrès annuel de l’American Anthropological Association, Toronto, 1972.
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Les autres exemples de primauté du genre sur le sexe relèvent de
ce que N.-C. Mathieu appelle le « troisième sexe social 7 ». Tel est, à
mes yeux, le cas des « berdaches » amérindiens, des Mahu de Polynésie,
des Hijra de l’Inde ou encore des Inuit, alors que N.-C. Mathieu classe
les Hijra et Inuit dans le mode I. Pour des raisons essentiellement religieuses, ces personnes se travestissent et, n’étant ni homme ni femme
ou les deux à la fois, chevauchent les catégories binaires de sexe. De
ce fait elles sont considérées comme pouvant également chevaucher la
bipartition entre monde naturel et monde surnaturel, si bien que toutes
exercent des fonctions religieuses (chamanes, guérisseurs, maîtres des
rituels…) et de lien social.
Le terme berdache, utilisé par les anthropologues, est considéré
aujourd’hui par une partie des Amérindiens comme infamant, parce
qu’il signifierait « tapette 8 ». De fait, à l’instar de Georges Devereux 9,
les anthropologues les ont souvent considérés comme des homosexuels
efféminés. Or, même si les hommes-femmes (comme les nomme à
juste titre l’anthropologue canadienne Pierrette Désy 10) épousaient
des hommes et avaient des relations sexuelles avec eux, les désigner
comme homosexuels était leur appliquer une étiquette spécifique à la
médecine occidentale depuis la seconde moitié du XIXe siècle, avec tout
ce qu’elle implique de pathologique et de péjoratif, et ne pas prendre
en compte le fait qu’ils ne « choisissaient » pas de devenir berdaches.
Ils étaient appelés à le devenir par des esprits, par le biais de rêves, de
visions ou de signes, et ils ne pouvaient se soustraire à cette vocation.
On pourrait d’ailleurs se demander (quitte à rester dans les catégorisations occidentales), si l’étiquette transgenre ne leur aurait pas mieux
convenu, dans la mesure où ces personnes affirmaient appartenir au
sexe opposé à leur sexe anatomique : ils se travestissaient, prenaient
toutes les attitudes et accomplissaient tous les travaux du sexe opposé.
Quoi qu’il en soit, ces catégorisations ne correspondent pas aux représentations de l’identité de la personne dans les populations en question.
Celles-ci, en effet, ne se posent pas prioritairement la question du désir
pour une personne de même sexe, elles pensent en termes d’esprits, les
uns masculins et les autres féminins, qui constituent l’individu. Et loin
d’être stigmatisés dans leurs tribus, les berdaches y étaient parfaitement
intégrés – et souvent craints en vertu des pouvoirs que leur conféraient
7. N.-C. Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Épistémologie sociologique, n° 11, 1971, p. 1-39. Repris dans L’anatomie politique, op. cit., p. 17-41.
8. Le terme berdache est générique. Chacune des quelque 130 tribus à berdaches recensées au
Canada et aux États-Unis a son propre terme pour désigner ces personnes, terme qui presque
toujours signifie homme-femme ou femme-homme.
9. G. Devereux, « Institutionalized homosexuality of the Mohave indians », Human Biology :
A Record of Research, vol. 9, n° 4, 1937, p. 498-527. Réédité dans H.M. Ruitenbeek (sous la
direction de), The Problem of Homosexuality in Modern Society, New York, Dutton and Co.,
1963, p. 183-226.
10. P. Désy, 1978 « L’homme-femme. (Les berdaches en Amérique du Nord) », Libre-politique,
anthropologie, philosophie, n° 78-3, p. 57-102.
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les esprits. Si G. Devereux n’y a vu que de malheureux homosexuels
alcooliques et prostitués, c’est que, mise à mal par l’arrivée des Blancs
et leur horreur affichée de l’homosexualité, l’institution était en voie
d’extinction. Il faut croire que cette horreur n’était pas partagée par tous
les Blancs puisque c’est auprès d’eux que se prostituaient les berdaches
qui, n’étant plus reconnus par leurs tribus comme des chamanes, des
guérisseurs et des facteurs d’ordre social, étaient chassés et réduits à la
misère, quand ils n’étaient pas tués car considérés désormais comme de
dangereux sorciers.
Les Mahu dont l’existence, parfois sous d’autres noms, est attestée
dans toutes les îles du Pacifique, de Hawaï à la Polynésie, partageaient
beaucoup de traits avec les berdaches : travestissement, travaux féminins, etc. ; ils enseignaient le chant et la danse (et la sexualité) aux jeunes garçons et filles, ils étaient très respectés, mais à la différence des
berdaches, ils conservaient leur allure masculine sous leurs vêtements
féminins. Ils se disaient « ni homme ni femme » mais avaient éventuellement des rapports sexuels avec les adolescents. Là encore, l’influence
des Blancs et surtout des Églises a dénaturé cette tradition et, à partir
des années 1960, à Tahiti du moins 11, nombre de Mahu et aussi de jeunes gens sans vocation à le devenir mais talonnés par la pauvreté, sont
devenus des rae rae, autrement dit des prostitués travestis, hormonés,
puis de plus en plus souvent opérés. Toutefois, il reste des Mahu qui
gagnent leur vie dans les activités de service, notamment l’hôtellerie et
la restauration, et dans l’enseignement 12.
Pour ce qui est des Hijra, ils se sentent voués par une déesse dont
ils servent le temple à se présenter comme des femmes. Contrairement
aux berdaches et aux Mahu, ils se considèrent comme asexués. C’est
pourquoi, autrefois, tous étaient émasculés. De nos jours, certains font
une opération chirurgicale de réassignation sexuelle, ce qui les assimile
à des femmes 13. En raison de leurs mythes d’origine, ils sont supposés
favoriser la fécondité des couples et c’est pourquoi ils sont appelés à
chanter et danser dans les mariages et autres fêtes. Ils vivent en communauté, sous la direction d’un gourou. Cependant, depuis la colonisation
britannique, ils ne sont plus vus comme des personnages sacrés mais
comme des homosexuels, donc, selon le droit britannique puis le droit
indien, comme des criminels ; ils sont par conséquent devenus la proie
de l’homophobie et de la violence. De ce fait ils sont moins demandés
dans les fêtes et ne trouvent souvent de quoi gagner leur vie que dans
la mendicité et la prostitution. Des témoignages font état de gourous
11. Je ne connais pas la situation dans les autres îles.
12. Cf. S. Campet, thèse en cours à l’Université de Provence : La prostitution à Tahiti.
13. C’est sans doute ce qui fait que N.-C. Mathieu les classe dans le mode I, comme tous les
transsexuels pour qui il n’existe que deux sexes, mais celui qu’ils ont reçu à la naissance n’est
pas le bon.
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qui les exploitent d’autant plus durement que les rentrées d’argent sont
maigres 14.
Enfin, dernier exemple de troisième sexe social auquel je me référerai : les Inuit. Cette population du grand nord du Canada a été étudiée
par Bernard Saladin d’Anglure. Pour des raisons qui tiennent d’une part
à des facteurs écologiques et démographiques, et d’autre part aux représentations de la personne, un enfant à la naissance pourra être socialisé
dans le genre opposé à son sexe anatomique. Car tout nouveau-né est
la réincarnation d’un ancêtre qui indique aux futurs parents par un
rêve qu’il veut revivre dans l’enfant à naître, si bien qu’un petit garçon
pourra être la réincarnation de sa grand-mère maternelle. Dès lors, il
sera appelé Mère par sa propre mère, sera habillé comme une fille et
apprendra toutes les techniques requises des femmes. Mais à la puberté,
il sera réintégré dans le genre correspondant à son sexe, on lui donnera
un nouveau nom et il apprendra alors à chasser et à pêcher. Quand il
se mariera, il épousera une femme biologique qui, parfois, aura été
éduquée dans son enfance comme si elle était un garçon 15. Le travestissement d’un enfant est souvent le prélude à une vocation chamanique,
puisque les chamanes sont habités par des esprits des deux sexes et
qu’ils peuvent, de ce fait, être les médiateurs entre le monde naturel et
le monde des esprits. B. Saladin d’Anglure signale que, contrairement
à N.-C. Mathieu, il utilise le terme troisième sexe social « sans aucune
référence à l’orientation sexuelle pour désigner la construction sociale
de l’identité de genre, en rapport avec les croyances, les pratiques de
socialisation inversées et le sex ratio familial 16 ». Autrement dit, pour
lui, le mot social ne renvoie pas seulement au rôle de genre que joue
l’individu dans la société, mais à tous les usages sociaux qui induisent
chez l’individu la nécessité d’assumer ce rôle 17. En outre, il existe une
« croyance, répandue dans toute l’aire inuit, que le sexe du fœtus est
instable et qu’il peut changer à la naissance […]. On désigne par le
terme sipiniq, un fœtus qui a ainsi changé de sexe, en naissant 18 ». Ce
changement explique la fréquence des naissances d’enfants intersexes
ou supposés tels. Les intersexes, eux aussi, deviennent chamanes.
Un troisième sexe social en Occident ?
La tradition monothéiste considère non seulement qu’il n’existe
que deux sexes, mais encore que toute transgression de cet ordre natu14. Cf. M. Genoud, Viparita. La communauté hijra en Inde, mémoire de recherche, 2006, IEP
Toulouse, 160 p. Consultable sur http ://www.sciencespo-toulouse.fr
15. C’est ce retour au mariage à but reproductif, donc à une représentation in fine binaire de la
sexualité, qui explique que N.-C. Mathieu classe les Inuit dans le mode I.
16. B. Saladin d’Anglure, « Le “troisième” sexe social des Inuit », Diogène, n° 208 (4), 2004,
p. 158, note 3.
17. B. Saladin d’Anglure, « Réflexions anthropologiques à propos d’un “troisième sexe social”
chez les Inuit », Conjonctures, n° 41-42, 2006, p. 177-205, numéro intitulé : Drôle de genre.
18. Ibid., p. 205.
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rel, donc voulu par Dieu, est un péché. D’où la stricte interdiction du
travestissement dans la Bible (Deutéronome, XXII, 5), qui s’est perpétuée dans le christianisme et a déteint sur les lois françaises, comme
en témoigne l’ordonnance du 16 Brumaire an IX, toujours en vigueur,
mais non appliquée depuis les années 1950-1960 du XXe siècle, disposant que, hormis les temps de carnaval « toute femme désirant s’habiller
en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir
l’autorisation 19 »… Pourtant, le christianisme primitif a connu bien des
saintes travesties dont le sexe n’a été découvert qu’à leur mort 20. Toute
une tradition mystique, La Cabale, a développé dans le judaïsme un système accordant une place importante aux diverses formes de l’identité
sexuelle, à la bisexualité et aux distorsions entre le « sexe des corps »
et le « sexe des âmes 21 ». Quant à l’islam, il a fort bien accepté qu’en
Albanie, dans le nord originairement catholique, lorsqu’une famille était
dépourvue d’héritier mâle, une femme, habillée comme un homme et
portant les armes, tînt lieu de fils après avoir juré de rester vierge, donc
de renoncer à l’enfantement et par conséquent à sa féminité. Les membres du clan l’appelaient Oncle 22. Ainsi la non-concordance entre sexe
et genre et même un troisième sexe social traversent-ils, fût-ce souterrainement, les sociétés les plus arc-boutées sur la correspondance entre
ces deux concepts. C’est peut-être ce qui explique que sous la poussée
du féminisme radical remettant en cause l’ordre hiérarchique des sexes
et l’obligation à l’hétérosexualité reproductive dans le mariage, les
sexualités autres soient soudain « sorties du placard » et se soient avérées si nombreuses et diversifiées.
À ma connaissance, il n’existe pas de travaux anthropologiques
portant sur des groupes qui se revendiqueraient comme queer, ni d’écrit
anthropologique queer. Les théoriciennes sont soit philosophes (Judith
Buttler), soit littéraires (Monique Wittig), soit militantes (Marie-Hélène
Bourcier). Les anthropologues connaissent leurs écrits et, si dans l’ensemble ils reconnaissent le bien-fondé de la critique de l’essentialisme,
comprennent qu’on s’attaque à l’hétéronormativité, qu’on s’oppose à la
réassignation sexuelle des intersexes et que, au nom de la fluidité des
genres et du respect de la différence, on appelle de ses vœux le changement d’état civil des transgenres qui ne souhaitent pas être opérés 23,
ils ne partagent pas pour autant, quel que soit leur genre, l’animosité à
l’égard des hétérosexuels dont font preuve certains militants queer. La
19. Pour une histoire du travestissement féminin en Occident, cf. Clio n° 10, 1999 : « Femmes
travesties : un “mauvais” genre. »
20. Saint Paul n’a-t-il pas annoncé que dans le royaume de Dieu, il n’y aurait plus « ni homme
ni femme » (Épître aux Galates 3, 28) ?
21. Cf. C. Mospik, Le sexe des âmes, Paris, L’Éclat, 2003, 256 p.
22. Cf. G. Rapper (de), « Entre masculin et féminin. La vierge jurée, l’héritière et le gendre à la
maison », L’Homme n° 154-155, « Questions de parenté », p. 457-466.
23. Aussi ne peuvent-ils que se réjouir de ce que l’État du Tamil Nadu ait reconnu le genre
transsexuel comme un troisième sexe, ce qui confère aux Hijra une dignité que la colonisation
britannique leur avait fait perdre. Cf. Times of India, 16 mars 2008.
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Marie-Élisabeth Handman
Bibliographie
BAL, A. 2006. Re-constituer son « histoire ». Une approche anthropologique des
parcours de vie des personnes « intersexuées », Université de Provence, AixMarseille I, 186 p.
BARRY, L. 2008. La parenté, Paris, Gallimard, Folio Essais, 863 p.
CADORET, A. 2002. Des parents comme les autres. Homosexualité et parenté,
Paris, Odile Jacob, 240 p.
CADORET, A. 2006. « Le champ de la parenté aujourd’hui », Cités, n° 28,
p. 49-59.
CAMPET, S. « La prostitution à Tahiti », thèse en cours à l’Université de Provence.
CLIO, n° 10, 1999 : « Femmes travesties : un “mauvais” genre ».
24. De nombreux travaux sur la prostitution abordent la question des transgenres et remarquent
que les transgenres hormonés non opérés sont ceux qui ont le plus de succès auprès des clients.
Le fantasme de l’androgyne est bien là.
25. Signalons que, sous la direction de Laurence Hérault, un étudiant (le seul à ma connaissance)
a soutenu un master d’anthropologie sur les intersexes : A. Bal, Re-constituer son « histoire ».
Une approche anthropologique des parcours de vie des personnes« intersexuées », Université
de Provence, Aix-Marseille I, 2006, 186 p.
26. B. Saladin d’Anglure, « Réflexion anthropologique… », 2006, art. cit., p. 200.
27. Cf. A. Cadoret, Des parents comme les autres. Homosexualité et parenté, Paris, Odile Jacob,
2002, 240 p. ; « Le champ de la parenté aujourd’hui », Cités, n° 28, 2006, p. 49-59.
28. Cf. par exemple M.-E. Handman, « L’adoption traditionnelle en Grèce », Meridies, n° 11-12,
1990, p. 411-434.
29. L. Barry, La parenté, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2008, 4e de couverture.
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pensée queer, et notamment les travaux de Judith Butler, a stimulé des
recherches anthropologiques sur les transgenres 24 ; mais en France, à
l’exception des études en cours de Laurence Hérault à l’Université de
Provence, il ne s’agit encore que de travaux d’étudiants 25. B. Saladin
d’Anglure se pose la question de savoir s’il est « vraiment pertinent
d’adhérer […] à la théorie queer qui fait une place, certes, aux délaissés de l’idéologie dominante régulant l’identité sexuelle, mais qui, en
remettant en cause l’hétérosexualité, risque de jeter le bébé avec l’eau
du bain […] Car tous ces délaissés et marginaux du système dominant
n’auraient jamais vu le jour s’il n’y avait pas eu, avant eux, des couples
composés d’hommes et de femmes pour les procréer 26 ». Remarque à la
fois juste et dépassée, puisque les progrès de la procréation médicalement assistée permettent à celles et ceux qui ne pratiquent pas l’hétérosexualité de se donner une descendance. Et les anthropologues ne sont
pas les derniers à réfléchir sur les homoparentalités 27 ou la gestation
pour autrui (bien connue des sociétés traditionnelles où elle venait au
secours des couples stériles 28), dans un esprit d’ouverture qui s’appuie
sur leur connaissance des systèmes de parenté, pour conclure, avec Laurent Barry, que « certaines questions qui se posent à nos sociétés “postmodernes” ne sont pas d’une radicale nouveauté, mais correspondent,
plus simplement, à des formes que l’humanité a déjà essayées au cours
de sa longue et turbulente histoire 29 ».
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L’anthropologue et le système sexe/genre
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