penser l`ouverture au monde et la participation sociale des

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PENSER L'OUVERTURE AU MONDE ET LA PARTICIPATION
SOCIALE DES SUJETS « EN SITUATION DE HANDICAP PSYCHIQUE »
Pascale Peretti et al.
ERES | Nouvelle revue de psychosociologie
2012/2 - n° 14
pages 217 à 236
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Peretti Pascaleet al., « Penser l'ouverture au monde et la participation sociale des sujets « en situation de handicap
psychique » »,
Nouvelle revue de psychosociologie, 2012/2 n° 14, p. 217-236. DOI : 10.3917/nrp.014.0217
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ISSN 1951-9532
Penser l’ouverture au monde
et la participation sociale des sujets
« en situation de handicap psychique »
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Pascale Peretti, Valérie Boucherat-Hue, Annie Rolland
« Seul l’art a le pouvoir de tirer
la souffrance de l’abîme. »
A. Appelfeld, L’héritage nu
« HANDICAP PSYCHIQUE » ET PARTICIPATION SOCIALE
C’est probablement pour s’aligner sur les évolutions internationales en matière de
conception du handicap 1 que la nouvelle loi française, du 11 février 2005 2, propose
à la fois une définition extensive de celui-ci, et un recentrage sur la question de l’accessibilité des structures sociales aux sujets les plus vulnérables. On note en effet un
certain effort, quoique non abouti 3, pour introduire une acception que l’on pourrait dire
Pascale Peretti, docteur en psychanalyse et anthropologie, psychologue et chercheure postdoctoral (LPPL-UPRES EA 4638). [email protected]
Valérie Boucherat-Hue, MCU en psychologie clinique et psychopathologie (université d’Angers, Upres EA 2646). [email protected]
Annie Rolland, MCU en psychologie clinique et psychopathologie (université d’Angers, Upres EA 2646). [email protected]
1. En référence notamment à la CIF (classification internationale des fonctionnalités) parue à l’OMS en 2001 et destinée à remplacer l’ancienne CIDIH (classification
internationale des déficiences, incapacités et handicaps), considérée plutôt comme
biomédicale et réifiante.
2. Loi française n°2005-102 dite « pour l’égalité des droits et des chances, la
participation et la citoyenneté des personnes handicapées ».
3. Cet effort pour introduire une conception sociosituationnelle du handicap
est notamment contrecarré par la logique statutaire qui demeure dominante en
France et tend à renforcer l’idée que le handicap serait en définitive un attribut de
la personne concrète, telle que le supposaient les modèles dits « biomédicaux ».
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« socio-éthique » du désavantage. Effort qui pourrait toutefois se voir contrarié par les
implications mêmes de cette définition, générique, qu’entend simultanément promouvoir ce texte de loi.
S’il est bien question de « restriction de participation subie dans son environnement4 »
pour qualifier la notion de handicap stricto sensu – c’est-à-dire bornée aux conséquences sociocomportementales négatives de de toutes sortes d’altérations fonctionnelles,
qu’elles soient de nature physique, somatique, sensorielle, cognitive, ou encore
psychique –, la notion de « handicap psychique » que le texte avalise ainsi implicitement n’est sans doute pas sans devoir engager un certain nombre de changements
d’angles de vue par rapport aux définitions classiques, biomédico-sociales du
handicap.
Aussi son introduction dans le champ médico-légal viendrait-elle, d’une certaine façon,
faire obstacle à la véritable inscription du dispositif de 2005 dans la perspective socialisante que les législateurs ambitionnaient de rallier. Car la conception socioenvironnementale du handicap, comme l’ont déjà fait valoir les acteurs du champ de la maladie
mentale 5, rencontre peut-être ici ses limites. Comment dissocier les troubles psychiques de leurs conséquences sociales restrictives, si l’on considère que ce type de
pathologies se définit du point de vue même de ce qu’il engage comme perturbation
du contact avec le monde extérieur, et comme rupture avec les normes socioculturelles en vigueur dans un espace communautaire donné ? Car il en va bien en réalité de
la spécificité des troubles psychopathologiques d’engager déjà par eux-mêmes, en
eux-mêmes, une perturbation du contact avec le monde extérieur, pour autant qu’il
s’agisse là de troubles qui atteignent les personnes dans leur subjectivité et leur
conscience (Delbecq, Weber, 2009), dans leur construction narcissique et identitaire,
et de fait, dans leur rapport au monde.
Ce qui revient en fait à reconsidérer le handicap, psychique en l’occurrence, comme
inhérent à la personne, à sa façon de « fonctionner » et d’être au monde, tandis que
la perspective sociosituationnelle proposait de mettre plutôt l’accent sur la part socialement construite de celui-ci, dans l’optique de le des-essentialiser et de le décoller de
l’être des personnes qui le subissent, pour en faire apparaître le caractère en partie
extrinsèque à celles-ci. Ou plus exactement, cela revient à faire reconnaître l’implication de la structure subjective de l’individu dans ce défaut d’inscription sociale, aux
côtés de facteurs socioculturels évidents, et du poids des cadres normatifs qui régulent la vie publique.
Par ailleurs, on constate aujourd’hui, non sans surprise, la quasi-absence des psychologues cliniciens dans le débat relatif à cette question, dès lors que la notion de
Cf. P. Peretti, V. Boucherat-Hue, « Processus de formation des handicaps dans les trajectoires toxicomaniaques », Bulletin de psychologie, n° 520(4), 2012, p. 351-364.
4. Cf. définition du handicap dans la loi du 11 février 2005 : « Constitue un
handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de
participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne
en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs
fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »
5. Cf. note de l’UNAFAM dans Rapport Charzat, 2002, p. 25.
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« handicap psychique » semble avoir été d’emblée construite selon une prise de vue
essentiellement sociocomportementaliste.
Pourtant, si la notion de « handicap psychique » n’a pas encore été véritablement
investie par les chercheurs en sciences humaines, du fait d’un certain hiatus entre sa
définition juridico-administrative et son appréhension par les professionnels du terrain,
rien n’oblige les chercheurs en psychologie à s’en tenir au cadre médico-légal pour
proposer de véritables concepts opératoires. Ainsi, l’expression « handicap psychique » pourrait tout aussi bien s’entendre, littéralement, et d’un point de vue intrasubjectif, comme ce qui entrave le fonctionnement psychique du sujet, ou de ce qui « fait
handicap » dans son économie psychique, voire somatopsychique 6, singulière.
Une telle ré-visitation conceptuelle prend toutefois le risque de mettre en péril la pertinence même du concept de « handicap », en le superposant finalement à celui de
« trouble », de « symptôme » ou de « défense » psychiques. Encore qu’une conceptualisation psychodynamique fine et prudente permette d’éviter cet écueil, et présente
surtout l’avantage de ne plus réduire le sujet ni à ses comportements, ni à sa seule
conscience.
Au fond, tout se passe comme si la psychologie clinique ne pouvait s’autoriser à penser
et à investir le champ du social, comme si la définition socialisante du handicap, psychique notamment, disqualifiait par avance toute tentative d’appréhension psychologique
de ce phénomène. Pourtant, bien que cette discipline s’intéresse de façon privilégiée à
la « vie interne » des patients, à leur réalité subjective, leur vie pulsionnelle, fantasmatique et représentationnelle, elle ne se cantonne pas non plus à ce seul versant de
l’existence des sujets. Son fondateur, D. Lagache, la définissait plutôt comme « étude
du cas singulier, concret et complet, aux prises avec une situation » (Lagache, 1949).
Autrement dit, spécifiant ce champ disciplinaire par ces méthodes et éthique, il n’en
limitait pas l’objet au seul champ de la réalité subjective interne, plutôt réservé à la
psychanalyse, et inscrivait tout au contraire le rapport du sujet à la réalité extérieure
comme une facette majeure de la vie d’un patient, lieu d’une investigation et d’une
conceptualisation cliniques évidentes. Sans compter que la psychanalyse elle-même
s’est depuis ses origines intéressée au champ socioculturel, montrant notamment,
depuis Freud, comment le lien intersubjectif, tout comme l’ensemble de l’édifice socioculturel, trouvent leurs motifs derniers dans les structures subjectives profondes,
phylogénétiquement et ontogénétiquement constituées. De même que la part socioculturellement construite du psychonarcissisme, ainsi que l’enracinement environnemental et identificatoire de son édification, ont été largement discutés.
En quoi l’approche socialisante du handicap, qui a le mérite de préserver à ce concept
toute sa pertinence en le distinguant des troubles, ici psychopathologiques, d’où il
pourrait s’originer, devrait-elle donc nous arrêter, ou entraver notre capacité à le
penser d’un point de vue psychologique ?
Comment ne pas reconnaître que l’inscription sociale des sujets est indissociable de
leur construction psychonarcissique ? La construction même du narcissisme étant à
la fois déterminée par la qualité des échanges précoces entre l’individu et son environ6. Cf. colloque angevin « Handicap psychique, handicap somatopsychique », MSH
Angers, les 5 et 6 juillet 2011.
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nement primaire, tout en constituant la base nécessaire à la poursuite de ses échanges
sociaux.
Autrement dit, ce n’est pas parce que le handicap se définit du point de vue de la
restriction sociale qu’il engage que celle-ci se résume à une simple désadaptation
comportementale dont on ne pourrait que constater ou compenser socio-économiquement les effets, sans autre considération pour la dynamique psychique et subjective
propre à chacune des personnes concernées.
Aussi le « handicap psychique » pourrait-il légitimement s’envisager comme ce qui,
du fonctionnement psychique ou psychonarcissique d’un sujet, entrave sa participation sociale, limite ses capacités d’ouverture au monde et à l’autre.
Car même si les facteurs sociaux sont indiscutablement impliqués dans la genèse et la
définition de ces troubles – les interactions environnementales ayant nécessairement
joué un rôle dans leur développement, et leur sens même étant en partie socioculturellement déterminé –, le caractère intrinsèquement désocialisant de la plupart d’entre eux,
manifesté par diverses formes de fermeture au monde ou d’intolérance, plus ou moins
marquée, à l’égard du phénomène d’altérité, ne peut pas échapper à notre observation.
À moins que les dits « symptômes psychiques » n’interviennent précisément pour
permettre aux sujets de se soutenir dans leur rapport au monde, de façon plus ou moins
satisfaisante, malgré les failles de leur organisation psychonarcissique. Ou encore que
ce qui « fait handicap » au sujet, dans son inscription sociale, relève finalement d’une
trop grande ouverture, d’une béance insuturée liée à cette sorte d’incapacité à se cerner
soi-même.
Dès lors, le « droit à la compensation » invoqué par la loi de 2005 doit être repensé
et étendu. Aucun dispositif sociopolitique n’est assurément suffisant pour compenser,
par exemple, un défaut de structuration narcissique tel qu’il empêche un sujet d’habiter sereinement son propre corps, avant même que de lui interdire d’habiter la cité.
Sur cette question de la compensation du « handicap psychique », les psychologues
cliniciens ne peuvent donc déserter le terrain. Au moins pour rappeler que la logique
statutaire prescrite par la loi de 2005 doit être référée à la dynamique psychique et
identificatoire propre à chaque sujet singulier ; et pour faire valoir également les outils
dont ils disposent en termes de réinscription symbolique et sociale des sujets
concernés.
C’est précisément sur les vertus symboligènes et aperturales de certains de ces outils,
en particulier des médiations thérapeutiques, que nous avons choisi de nous arrêter le
temps de cette communication. Si, comme le soulignait déjà A. Brun (2005), le récent
essor de ces pratiques ne s’est pas toujours accompagné d’un effort soutenu pour en
conceptualiser les effets métabolisants et transformateurs, il nous faut ajouter que la
dimension socialisante, le potentiel d’ouverture au monde que recèlent ces outils thérapeutiques représentent sans doute la part la moins exploitée théoriquement par les
psychologues cliniciens (Jacquet, 2011).
Mais avant d’en venir particulièrement à cette question, rappelons d’abord comment le
procès de socialisation est en fait indissociable du procès de symbolisation subjectivante qui focalise généralement l’attention des psychologues, c’est-à-dire comment se
reconnaître pour « un » est ce qui permet au sujet de se compter ou de s’inscrire
« parmi d’autres » dans l’espace collectif, et inversement.
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À considérer le procès de socialisation non pas tant du côté des capacités intégratives
de la société de celui de l’organisation psychonarcissique des sujets, de leur faculté à
s’ouvrir au monde et à s’insérer dans le collectif, c’est dans un même mouvement
qu’il nous faut comprendre la construction d’un soi séparé et différencié, et l’inscription de celui-ci dans un ordre communautaire où il aura à se faire reconnaître par
d’autres. Par où l’identification symbolique apparaît comme cette opération, centrale,
qui permet au sujet de se « compter pour un parmi d’autres », c’est-à-dire qui soutient
à la fois sa subjectivation et sa socialisation.
Opération qui nécessite cette double démarche d’entrer, dans l’espace collectif, tout
en sortant, du giron maternel, pour pouvoir assumer son ex-sistence, c’est-à-dire sa
capacité à « se tenir hors de ».
Individuation et socialisation s’inscrivant en définitive dans un même procès de
symbolisation qui implique un arrachement, une perte primordiale au principe de la
division du sujet, comme de l’ordre socioculturel, pour autant que ce soit bien d’un
essentiel manque-à-être que se fonde le désir – comme désir de l’Autre et de reconnaissance par l’Autre – et finalement toute l’édification socioculturelle en tant que
structurée par l’échange symbolique.
Car c’est bien à se lancer, en quête de lui-même, de cette part d’être perdu (dont le
représentant symbolique 7 est de même tombé sous le coup du refoulement originaire)
que le sujet s’ouvre au jeu des échanges généralisés, tout en assumant cette situation
de séparation fondamentale qui lui interdit désormais d’accéder à lui-même, sinon
comme « objectivé » dans les significations langagières, ou « imaginarisé » à travers
le reflet que lui renvoie autrui, au risque de se reperdre totalement dans cet effet de
capture imaginaire. Toute opération d’identification symbolique, au fondement des
sentiments d’unité et de continuité qui soutiennent l’identité individuelle, supposant
finalement que le sujet puisse « se perdre pour se retrouver », se perdre en tant qu’être
de chair pour se retrouver dans une chaîne symbolique, et s’y faire reconnaître par
d’autres. Dès lors, c’est en tant qu’identifié à un certain positionnement dans la chaîne
du sens et dans un réseau symbolique de places que celui-ci pourra se faire reconnaître par d’autres comme entité particulière, individuelle, qualifié par un ensemble d’attributs imaginaires et sociaux.
Pourtant, quelque chose échappe à cette assignation par l’autre. Si le sujet se reconnaît comme « un » dans le regard que l’autre porte sur lui, Lacan souligne aussi que
« l’autre ne me regarde pas au point d’où je le vois ». Autrement dit, il subsiste en
chacun de nous une part de singularité irréductible, qui résiste à la socialisation : point
de singularité radicale, inéchangeable, qui est un point à la fois imprenable au miroir
et irréductible au discours, point d’où je regarde, parle, désire, fantasme. Ce pourquoi
l’on ne peut souscrire à une approche strictement sociologique qui envisage le sujet
comme une pure production sociale. S’il est bien vrai que le sujet construit son identité
dans le rapport social, en intériorisant notamment un ensemble de codes, valeurs
7. Représentant phallique.
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DOUBLE PROCÈS DE SUBJECTIVATION-SOCIALISATION : DE L’OUVERTURE
COMMUNAUTAIRE À L’INSCRIPTION DU SUJET DANS L’ESPACE COLLECTIF
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croyances et représentations partagées nécessaires à son intégration dans une société
déterminée, une part de lui-même demeure irréductiblement a-sociale pourrait-on
dire.
Que cette part de singularité irréductible ne se laisse prendre aux rets du maillage
symbolique et imaginaire qui sous-tend et donne consistance au réseau social ne
signifie pourtant pas qu’elle soit fermée à toute forme d’altérité, puisqu’elle apparaît
au contraire comme le point d’où se fonde l’élan vers l’autre.
Ainsi l’opération symbolique, au fondement de la subjectivation, est-elle en même
temps ce qui ouvre le sujet à un dehors, à un ailleurs, à un horizon temporel, en un
mot au phénomène d’altérité. La perte d’un Objet primordial équivalant en définitive à
une déchirure originaire qui ouvre la temporalité en même temps que la différenciation
dedans/dehors.
La subjectivité apparaît donc d’emblée sociale et collective, la singularité d’emblée
ouverte sur le tous, singularité et communauté se présupposant mutuellement
(Ouellet, 2002, p. 20).
Toutefois, si l’on peut bien parler, selon les termes de J.-L. Nancy (1990), d’une
essence communautaire de l’être, il nous faut ajouter que la socialisation des individus, leur inscription symbolique dans le collectif, est susceptible d’achopper à des
degrés divers, dans la mesure où elle s’inscrit finalement dans un processus en deux
temps, selon le même « procès de double négativité » (Rey-Flaud, 1994) qui préside
à la subjectivation. L’intérêt du découpage théorique qui va suivre, entre procès d’aculturation et procès de socialisation proprement dit, réside exclusivement dans le
fait de pouvoir déterminer différents niveaux d’achoppement chez les individus dont
la construction psychonarcissique s’avère potentiellement handicapante, et du même
coup, différents niveaux d’intervention visés par les outils thérapeutiques dont nous
souhaitons discuter ici la valeur ou la portée.
L’ESSENCE COMMUNAUTAIRE DE L’ÊTRE PARLANT OU LE PROCÈS
D’A-CULTURATION
Selon J.-L. Nancy, l’être humain serait essentiellement ouvert à la communauté,
celle-ci se donnant originairement comme prélangagière, protosymbolique pourrait-on
dire (antérieure à l’avènement de l’ordre symbolique proprement dit, tout en s’en
constituant comme la condition de possibilité), soit du côté de la voix.
Autrement dit, avant même de construire et d’échanger avec autrui des significations
particulières, le simple geste de l’expulsion de la voix, en déchirant la toile de fond de
l’être (Salignon, 1993 ; 1997) permettrait d’entrer dans la dynamique des échanges
dedans/dehors : « Le dehors [étant] un dedans expulsé, le dedans une perte où le
dehors se réfugie et s’échange sans cesse » nous dit B. Salignon (1997, p. 30).
L’expulsion de la voix, comme la perte des objets a, premières découpes sur le corps
du sujet, inaugurent en effet la constitution d’un corps présymbolique en ouvrant les
espaces différenciés du dedans et du dehors.
Avant le processus de socialisation proprement dit, secondairement engagé et faisant
intervenir l’ordre des significations, c’est une première forme d’a-culturation qui se
jouerait donc ici, à distinguer de l’acculturation des anthropologues et psychosocio-
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logues, dans la mesure où le préfixe a- renverrait moins au « ad » du rapprochement
additionnel qu’à celui de l’objet a, de la perte primordiale comme cause du mouvement
vers. Ce pourquoi on ne peut d’ailleurs penser la communauté comme d’emblée
fusionnelle, ainsi que le voudrait la classique opposition de la Communitas et de la
Societas de Tönnies 8, pour autant que celle-ci se fonderait plutôt d’une perte essentielle, et donc paradoxalement de la mort comme impartageable absolu, comme ce qui
nous est à la fois le plus singulier et le plus universel.
Et c’est bien en s’identifiant à la mort, ou plutôt à son représentant, soit au signifiant
du manque, que le sujet se constitue à la fois comme semblable aux autres dans
l’échange social, semblablement constitué du même manque auquel il s’identifie, et
fondamentalement différent, singulier, identifié au signifiant de la différence pure : soit
au trait unaire ou au nom, qui trouve son prototype du côté du trajet vocal. Trait qui
désunifie le sujet, le décomplète et le pousse à tendre vers l’autre, tout en le désignant, en négatif, au point où il se perd.
C’est donc bien plutôt, comme le postulait déjà Freud, d’un retournement du négatif
originaire que se fonde le lien social, d’un retournement de la haine primordiale liée à
la perte d’un Objet absolu.
Et avant même que le signifiant, l’ordre symbolique, n’autorise clairement ce retournement pacificateur et socialisateur, en permettant de substituer à l’absence des
représentants, des tenants lieux du manque et de l’Objet perdu, susceptibles de polariser l’échange social, quelque chose se joue, plus originairement, protosymboliquement pourrait-on dire, qui s’inscrit dans la même dialectique.
Aussi les protoreprésentations originaires, comme les premiers contenants psychiques
et narcissiques, viendraient-ils – avant même l’apparition de contenus et de significations déterminés dont ils permettront l’articulation – border, cerner les limites du corps
propre et de l’espace psychique, tout en circonscrivant ainsi la place du vide, pour
éviter d’en voir se propager les effets mortifères au sein de l’organisation interne des
sujets.
Si l’identité individuelle n’est donc jamais close sur elle-même, toujours ouverte sur l’altérité, encore faut-il souligner qu’une telle ouverture est conditionnée par la mise en place
de limites et de bordures pare-excitantes, nécessaires à pacifier le monde interne du sujet
et à lui permettre de tolérer, à la fois et dans un même mouvement, l’inscription d’un
vide au cœur même de son être, et la présence originairement hostile et menaçante de
l’autre.
Le procès de socialisation de l’individu supposerait donc cette rythmique ternaire : déchirure inaugurale/mise en place de limites et de bords/constitution moïque avec zone
d’interface moi/monde.
8. F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft (1887), pour la première édition
allemande, Communauté et société (1944 pour la première traduction française
éditée), traduit et présenté par J. Leif, réédition Retz, Paris, 1977.
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Si la causation du désir et de la pulsion s’ancre bien dans la perte primordiale d’un
Objet absolu, celle-ci marque aussi l’avènement du sujet des sensations. Premières
traces du Réel, de l’Origine et de sa perte, les signes de perception (avant même
l’apparition des pictogrammes aulagniens, déjà imaginairement « grammés ») inscrivent donc un premier niveau de négativité dans le fonctionnement du psychisme, pour
autant qu’ils impliquent déjà une certaine forme de distanciation vis-à-vis du Réel, dont
ils évoquent encore la présence vivante plutôt que l’absence, comme le feront les
signifiants dans un second effet de négativité (Balmès, 1999).
Ainsi le signifiant phallique, en assurant la relève symbolique de ces traces de perception, viendra-t-il cerner la part du vide en se posant, précisément, comme signifiant
du manque et représentant de la pulsion, tombé sous le coup du refoulement originaire, et arrimant, par son absence même, la chaîne des représentations secondaires.
Celles-ci « ayant pour fonction de faire courir le manque et en même temps de le
recouvrir pour épargner aux sujets une révélation qui leur signifierait ipso facto leur
finitude et leur mort » (Rey-Flaud, 1996, p. 73).
En quoi « le retournement au sens », l’inscription des significations langagières,
permettra finalement la positivation de ce « rien » originaire que les sujets ont en
commun, sous la forme « des semblants de l’échange » dont le phallus représente la
valeur étalon. D’où la construction sociale de la réalité va se jouer autour des objets,
significations, valeurs qui ne trouvent à être partagés que depuis le lieu de leur imaginarisation et de leur objectivation langagière.
Dans un second temps par rapport à celui de l’identification symbolique proprement
dite, le sujet pourra donc s’identifier, imaginairement, à des contenus, représentations,
significations particulières, construits dans l’échange social, valorisés parce que
présentés comme désirables par l’autre, et dont l’intériorisation signera son appartenance, illusoirement inclusive 9, à un groupe socioculturel déterminé.
Ce processus de socialisation que l’on peut dire « enculturante », puisqu’il nécessite
d’intégrer, de façon plus ou moins « inconsciente » ou implicite, un certain nombre de
patterns culturels et d’habitus sociaux 10, participera à construire et la « personnalité
de base 11 » des individus concernés, et leur identité en tant que définie par le système
des assignations et attributions sociales. Ici nous rejoignons donc les socioanthropologues, dans leur analyse du processus de production sociale du sujet, à ceci près que
nous n’y réduisons pas le sujet.
L’identité individuelle n’est en réalité jamais close sur elle-même, le sujet étant à la fois
intrinsèquement divisé, démultiplié à travers ses nombreuses appartenances sociales,
et en perpétuelle construction-reconstruction dans le jeu des interactions sociales et
dans le fil de son historicité. Ce qui est bien là aussi l’effet de son insertion dans une
9. S’il est bien vrai qu’il ne peut exister d’ensemble clos des individus qui ne s’appartiennent pas à eux-mêmes. Lacan soulignait aussi le caractère d’« escroquerie
sociale » du mécanisme attributif d’où, pourtant, les sujets tirent leur sentiment
identitaire et leur « enracinement » dans la réalité partagée.
10. Au sens bourdieusien.
11. Cf. A. Kardiner, L’individu dans sa société, Paris, Gallimard, 1969.
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LE PROCÈS DE SOCIALISATION ENCULTURANTE PROPREMENT DIT
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chaîne symbolique, à jamais décomplétée par son ouverture au devenir d’une part, du
fait qu’un signifiant soit toujours en appel d’un autre signifiant d’où se boucle a posteriori la signification, et par le manque d’un signifiant fondamental d’autre part, susceptible de signifier l’être du sujet, mais tombé sous le coup du refoulement originaire (Le
Gaufey, 1996). D’où il découle que ce dernier ne puisse jamais se suffire à lui-même,
condamné qu’il est à aller quêter, dans le monde extérieur et le jeu de l’échange social,
des satisfactions substitutives qui ne représentent jamais que la part de son être
perdu.
Lorsqu’on s’intéresse aux fonctions identifiantes, identitaires et aperturales (ou a-culturantes) des médiations thérapeutiques, comme nous entendons le faire ici, encore
faut-il bien cerner ce qui est en jeu, ce qui est engagé de l’identité des sujets, dans
ces ateliers dont on observe l’effet transformateur. C’est à discuter de leurs différents
niveaux d’intervention que nous allons à présent nous attacher.
FONCTIONS SYMBOLIQUES ET IDENTIFIANTES DE LA NARRATION DE SOI
Parmi les outils thérapeutiques dont dispose le psychologue, le « récit de vie », la
narration de soi, orale ou écrite, est aujourd’hui le plus souvent utilisé dans une perspective de transformation identitaire et de réancrage de l’individu dans le tissu social.
Transformation censée procéder d’une réflexion et d’une prise de conscience perlaboratrice concernant les déterminants sociopsychiques de son histoire et de son identité
actuelle, nécessairement multiple et parfois conflictualisée. Il s’agirait d’engager un
processus de médiation identitaire vers un dépassement résolutoire du conflit potentiel, tout en tirant un fil significatif à travers la diversité de ses expériences passées,
pour tramer la voie de son avenir. Cette « prise de conscience », potentiellement
transformatrice, étant généralement soutenue par les effets transféro-contre-transférentiels qui se jouent dans le groupe (Gaulejac, 2007).
D’emblée, la question de l’analyse biographique apparaît en réalité consubstantielle à
la démarche clinique dans la mesure où celle-ci reconnaît que le sujet singulier est en
grande partie déterminé par son histoire, qui demeure agissante en lui, et s’appuie sur
la métabolisation du matériel somato-psychique brut, nécessaire à engager une transformation identitaire et subjective, grâce à la mobilisation des processus de liaison de
l’expérience et à l’opération de perlaboration qui lui est associée. En quoi les fonctions
thérapeutiques de la narration se rapprochent d’abord, en partie, de celles dévolues à
la cure par la parole, avec un doublement éventuel de la négativité (au sens d’une
inscription symbolique du sujet dont la présence transparaît finalement en négatif) liée
à l’écriture :
– fonction abréactive (décharge des affects non liés/enchaînés dans des effets de
sens discursif) dont la portée, comme le soulignait déjà Freud abandonnant l’hypnose
et la seule cure cathartique, ne sera durable que si cette décharge expressive s’accompagne d’un remaniement profond du Moi du sujet (ce qui est précisément le sens
de la perlaboration) ;
– fonctions de liaison pulsionnelle et d’élaboration secondaire du vécu expérientiel brut
(qui permet d’en maîtriser psychiquement la charge excitationnelle et affective, potentiellement traumatique) ;
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– fonction métabolisante permettant la figuration d’éléments archaïques non assimilés
psychiquement (non liés secondairement par des effets de sens) ;
– fonction contenante et pare-excitante associée à la précédente puisque la mise en
forme métabolisante du vécu permet de contenir les excitations internes, et de protéger le sujet contre la violence de ses éprouvés ;
– fonction traumatolytique permettant d’endiguer la force traumatique des excès
d’excitations somatiques pour opposer à la répétition mortifère une répétition structurante qui se joue du côté de la maîtrise symbolique de l’excès, du non-assimilé
psychiquement ;
– fonction de retournement de la passivité en activité puisque le sujet devient ainsi
acteur du récit qu’il crée, et non plus victime passive de ses éprouvés et de son
destin ;
– fonction identifiante et de structuration narcissique dans l’effet de différenciation
structurante impliquée par la mise en forme du vécu : le sujet prenant ainsi une
certaine distance vis-à-vis de ses sensations immédiates, tout en acceptant d’être
représenté, figuré ou métaphorisé par une trace à laquelle il s’identifie et qui lui permet
d’advenir au monde en se décollant de son être immanent.
En définitive, la mise en forme expressive inhérente à la narration questionne bien déjà
ce qu’il en est de la subjectivation, dans la mesure où le sujet y advient comme
présent au monde, comme sujet séparé et différencié, dans l’assomption d’une perte
essentielle à soutenir son inscription dans la structure symbolique et sociale. Mais les
fonctions thérapeutiques de la narration sont aussi à chercher du côté du déplacement
transformateur et du potentiel de (re)création identitaire qu’elle implique.
FONCTIONS SYMBOLIQUES SECONDAIRES DU « RÉCIT DE VIE » :
INTÉRÊTS ET LIMITES
Le récit biographique se fonde toujours sur l’idée de construction de soi, qui elle-même
renvoie à la notion de construction du sens (Oroflamma, 2002).
Se dire, se raconter, ou tenter de le faire, implique de donner sens à son vécu, à son
expérience, à son histoire, en sélectionnant à travers ces derniers quelques données
qui, à un moment particulier de son existence, apparaissent comme significatives dans
leurs articulations, mais qui font en réalité partie d’un ensemble existentiel beaucoup
plus large, nécessairement pluriel, multiple, changeant et inorganisé. Ce qui a pu
porter un auteur comme P. Bourdieu (1986) à dénoncer « l’illusion biographique »,
faisant valoir que le réel de l’expérience est en lui-même multiple et inorganisé, tandis
que c’est la narration qui permet de construire et de reconstruire du sens a posteriori,
en fonction de la structure existentielle actuelle du sujet.
Structure qui est bien sûr évolutive, dynamique : elle dépend d’un ensemble d’expériences passées, qui ont participé à construire le sujet actuel, mais qui ont aussi
tendance à se configurer-reconfigurer de façon différente au fil du récit, de la
construction identitaire qui fonctionne en définitive par recompositions permanentes.
C’est pourtant précisément dans ces écarts que les effets créateurs et transformateurs de la narration de soi ont pu être décelés, notamment en ce qu’ils soutiendraient
la création d’une « identité narrative » (Ricœur, 1991). Tout comme les tenants de
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l’art-thérapie ont finalement pu défendre cette idée que « l’art crée son créateur »,
c’est-à-dire permet l’émergence d’une forme en perpétuelle transformation à laquelle
le sujet est susceptible de s’identifier dans un mouvement qui consiste à se créer, se
donner une forme, ou se configurer/reconfigurer (Brun, 2005).
C’est dans cette perspective en particulier que les sociologues cliniciens, tels Gaulejac
(2007, 2009), ont pu revendiquer cet outil narratif, en ce qu’il permettrait au sujet de
« devenir le sujet d’une histoire dont il est le produit », en se posant comme auteurobservateur-reconstructeur du récit, et non plus comme simple victime passive de son
destin.
Et c’est dans la même optique que cet outil est également mobilisé à destination des
personnes « en situation de handicap psychique », pour permettre la « reconstruction
narrative d’une identité personnelle et d’un sentiment unifié de soi », dans un
« processus de redéfinition de soi » conçu comme nécessaire au « rétablissement »,
ré-« empowerment », ou reprise de contrôle sur sa vie (Pachoud, 2011).
Néanmoins, les limites d’un tel outil nous semblent résider dans sa mobilisation quasi
exclusive d’un matériel représentationnel secondarisé, ce qui présente selon nous un
double inconvénient : celui de ne s’adresser qu’à des sujets accessibles à la symbolisation secondaire et au langage verbal ; et celui de renforcer potentiellement les
stratégies défensives et les effets de « capture imaginaire » chez les narrateurs, c’està-dire leur tendance à s’identifier massivement aux significations censées les représenter à un moment donné dans la structure sociale, recouvrant ainsi tout effet de
division subjective et comblant imaginairement le manque d’où se fonde la tension
désirante vers l’autre. Au risque de l’angoisse…
Outre ses fonctions de mise en ordre, de fabrication d’une cohérence historique et
identitaire, la narration de soi doit aussi permettre, pour être véritablement perlaboratrice
et transformatrice, la rencontre entre le vécu fantasmatique ou archaïque du sujet d’une
part, et sa mise en sens secondarisée d’autre part. Le récit n’a de sens clinique qu’à
permettre cette rencontre, dans l’avènement d’une « parole pleine », non pas clôturée
sur elle-même, sur sa seule signification imaginaire ou partagée, mais qui pointe au
contraire vers un au-delà de la signification discursive, sorte de « parole poétique »,
échappée de son texte même (Danon-Boileau, 1998). C’est à cette condition que le récit
de vie pourrait enclencher de réels déplacements subjectifs, sur la base d’une rencontre
et d’une métabolisation de la part d’étrangeté ou d’inconnu en soi-même.
Le sujet ne peut en réalité jamais totalement se dire, s’identifier à des contenus représentatifs et langagiers, quelque chose reste toujours en souffrance et relance sans
cesse cette activité vers un point d’horizon inatteignable. Les représentations identitaires, les significations qui donnent cohérence aux parcours des sujets n’atteignent
jamais totalement la vérité de l’être. L’être justement est toujours en train d’émerger
dans le langage, il se construit-reconstruit sans cesse en s’identifiant à des significations jamais tout à fait adéquates, toujours en appel d’autres significations, et indiquant un point d’origine imprenable.
En amont de l’identité constituée toutefois, quelque chose se joue dans la narration
de soi du côté d’un processus fondamental de constitution du « je », toujours à réaffirmer, antérieure à toute mise en représentation imaginaire et que d’autres formes de
médiations thérapeutiques sont à même de mettre en jeu.
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« SE SIGNER » AVANT QUE DE « SE DIRE » : CE QUE L’ŒUVRE
D’HENRI MICHAUX ÉCLAIRE SUR LES FONCTIONS PROTOSYMBOLIQUES
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C’est finalement à travers l’œuvre d’Henri Michaux, et la très riche interprétation
qu’en a proposée A. Brun (1999 ; 2010), en termes de processus créateur et autocréateur, que nous voyons poindre la possibilité d’interroger les fonctions du récit,
ou de la narration de soi, à un niveau beaucoup plus archaïque, protosymbolique
pourrait-on dire.
Ce que l’artiste nomme en effet son « autolibidographie » s’apparente à une mise en
récit de son vécu somatique ou expérientiel brut, mais à un niveau plus originaire que
ne le permet le « récit de vie » proprement dit. Michaux rejetait d’ailleurs tout ce qui
pouvait se jouer du côté de l’anecdote biographique, de l’« empire du Moi », de la
ligne confessionnelle. Il ne s’agit pas pour lui de se raconter lui-même, comme individu
particulier, déterminé par une histoire, familiale et sociale, mais de retrouver les fondements de sa seule « singularité quelconque » (Agamben, 1990), au point où, précisément, singulier et universel se rejoignent et s’opposent au particulier. Ce qui fait dire
à A. Brun (1999) que dans l’œuvre michaudienne : « L’universel s’inscrit […] au cœur
de l’intime », dans la mesure où l’expérience singulière permet ici de dévoiler les
fondements de tout processus de création, et plus particulièrement d’autocréation par
l’écriture ou le trait pictural.
À travers son usage exploratoire des drogues, et l’expérience de décentrement qu’il y
éprouve, c’est en effet sa propre voix que Michaux cherche à faire émerger, cette part
de singularité irréductible, non encore définie par les autres…
Plongé en lui-même, dans ce « lointain intérieur » que lui permet de « rejoindre » l’expérience de dessaisissement suscitée par les effets de la mescaline, c’est à l’émergence de forces pulsionnelles et de sensations brutes qu’il se voit alors confronté.
À travers cette expérience de l’élan pulsionnel, de l’énigme du pur surgissement, du
côté des forces instituantes plus que des choses instituées, il vise à « arracher la vérité
de tout », mettre à jour les racines de l’être, en retrouvant au fond de soi les sensations confuses que nous apportons en naissant, afin de saisir le paysage tel qu’il fut
à l’état originaire, chaotique, confus, sans logique, en dehors de toute raison
(Rey-Flaud, 1994).
Ce « dérèglement de tous les sens » occasionné par l’intoxication, l’expérience de
déconstruction moïque et de désymbolisation qu’elle engendre, ne conduira pourtant
pas Michaux à l’annihilation sidérante de soi, à la dissolution psychique ou au débordement traumatique, grâce notamment à son travail pictural et graphique. Celui-ci
passe d’abord par une première forme d’écriture poussiérisée, émiettée, explosée,
discontinue, que l’on retrouve souvent à la marge de ses recueils de poésie, ou à
travers des tracés et formes pictographiques censés rendre compte des émergences
pulsionnelles qui le traversent violemment.
L’écriture primordiale, avant la narration rétrospective, est sans doute la plus à même
de rendre compte, d’évoquer l’éprouvé corporel. D’une part, parce que dans ces
aspects émiettés, poussiérisés, atomisés, elle reproduit bien la nature même de ce
vécu corporel. D’autre part, parce qu’il s’y agit d’une forme d’écriture en partie picto-
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DES MÉDIATIONS THÉRAPEUTIQUES
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graphique, figurative, qui cherche à saisir en elle-même les caractères du réel évoqué,
échappant ainsi à l’effet de coupure normalement instauré par la nomination langagière (Brun, 1999).
Toutefois cette écriture primordiale, si elle n’est pas encore prise dans les effets
symboliques de la concaténation langagière, n’en comporte pas moins une dimension
identifiante, pré ou protosymbolique, au point où le pur trait pictural et le trajet de la
voix se conjoignent dans leur nature.
Aussi permet-elle au Je michaudien de se rassembler, d’échapper à la tentation de
disparaître, comme sujet, dans le blanc de la feuille, ou dans le vide du silence mutique. Elle représente une première forme de défusion, de décollement par rapport au
vécu immédiat, une affirmation du Je qui se dégage du réel des choses immédiates.
Elle actualise une prise de distance entre le sujet et son vécu sensoriel brut, entre le
monde interne et le monde externe : en traçant des formes, Michaux sort d’un rapport
immanent à lui-même et pose sur la feuille une trace de sa présence en direction du
monde extérieur.
Il s’agit moins pour lui de dégager des significations que de tracer des formes pour
échapper au néant, nous dit A. Brun (1999), soit d’éprouver l’existence de son Je
corporel, de « se rassembler dans la seule conscience d’un geste de sa main » (Brun,
1999), d’inscrire, au fond, les premières coordonnées de son être-au-monde.
Il s’y ébauche aussi un processus de liaison pulsionnelle archaïque, préalable au travail
de mise en représentation tout en s’en constituant comme la condition de possibilité.
Où l’on retrouve, à un niveau plus originaire, les fonctions contenantes, pare-excitantes et traumatolytiques dévolues à la narration.
À la manière dont l’enfant crée le jeu du fort-da pour surmonter un vécu traumatique,
Michaux se dégage du vécu corporel brut par le trait. Il affirme et assume sa présence
au monde, comme « je » dès lors séparé du réel immédiat, ou qui s’en sépare dans
ce mouvement même, et s’assure par là même la maîtrise symbolique de la déchirure
ainsi répétée et cernée par un geste qui fait sens.
Avant la mise en représentation, quelque chose de l’ordre du protosymbolique se joue
donc du côté du trajet de la voix, du tracé pictural, et plus tard du trajet de la narration
continue : le marquage d’une différenciation essentielle dedans/dehors et l’inscription
d’une trace de sa présence-au-monde, comme sillon sonore ou pictural, qui se constitue en ligne identificatoire du sujet.
La figure du sillon est d’ailleurs récurrente dans l’œuvre picturale de Michaux. Elle se
donne, à travers la multiplicité des traits, traces, formes, comme une ligne identificatoire du sujet michaudien en train de se constituer ; cernant aussi, en creux, la place
de l’indicible ou du vide.
Mais la ligne mescalinienne de Michaux, comme le souligne A. Brun (1999), s’éprouve
aussi comme « trépidation, rythmique pure, parcours vertigineux de déchiquetages »,
car l’effet de la mescaline brise, disloque, pulvérise la ligne en de multiples éclats. Se
crée dès lors, dans l’œuvre michaudienne, une sorte de rythmique cadencée, de pulsation alternée entre la tentation de s’identifier à la ligne continue et la reconduite systématique vers le brisement ou le déchiquetage violent qui signe le réengloutissement du
sujet dans le vécu brut de l’intoxication.
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Tout se passe « comme si le Je michaudien ne pouvait advenir que dans cette pulsation, cette cadence rythmique entre être et non-être ; le je s’engendrant sans cesse
de sa négation même dans un processus toujours renaissant » (Brun, 1999).
Il s’y agirait donc bien de revenir au temps de fondation même du Je, qui émerge sur
fond de vide, de perte, de disparition possible, et ne peut advenir que dans ce surgissement, dans cette émergence sitôt suivie d’un effacement.
Ce qui fait également dire à A. Brun (1999) que la quête de l’être immanent, d’une
connaissance dernière, absolue, originaire, culmine finalement dans la représentation
de l’absence de représentation – qu’elle compare au phénomène de l’hallucination
négative analysée par A. Green –, au fondement de la construction des représentations. Autrement dit, l’expérience michaudienne viendrait buter sur ce « rien » au
fondement de tout système symbolique et représentationnel, où se désignerait l’absence d’invisible derrière la multiplicité des images visuelles : « L’invisible, c’est du
visible qui cache du visible », nous dit Maldiney (1985). En quoi il n’y aurait pas de
connaissance dernière, pas d’Origine autre que ce mouvement originaire même : l’origine comme retrait, comme énigme, pur mouvement énigmatique d’apparition, de
surgissement du visible, de la forme, de l’être, sur fond de non-être possible.
Toute assomption réelle de sa présence au monde nécessite donc de pouvoir surmonter cette expérience traumatique originaire : que le monde s’ouvre dans un chaos qui
donne naissance à l’être sur fond de non-être, aux choses sur fond de vide, celui-ci
venant se loger au creux de tout sujet humain.
FONCTIONS PROTOSYMBOLIQUES ET IDENTIFIANTES
DES MÉDIATIONS THÉRAPEUTIQUES
En amont de la constitution des représentations discursives, sur lesquelles s’appuie
essentiellement le « récit de vie » de la sociologie clinique, les processus symboligènes, métabolisants et identifiants peuvent être mobilisés à un niveau plus archaïque,
où se joue également l’inscription du sujet dans le collectif, ou plutôt quelque chose
de son essentielle ouverture au monde.
Ainsi les fonctions traditionnellement dévolues à la parole, à la narration pourraient
tout aussi bien être reprises à un niveau plus originaire ou protosymbolique, dans des
formes d’activités préreprésentationnelles, comme le tracé pictural, pictographique, la
peinture, la musique ou la danse.
Ces activités présentent l’énorme avantage de pouvoir s’adresser à des sujets en
souffrance du côté du symbolique et du verbal, ou dont les failles psychonarcissiques
inhibent le travail de mise en représentation. Elles permettent aussi de reprendre le
travail de « socialisation », ou plutôt d’a-culturation, à un niveau plus originaire, en
particulier lorsque le procès de symbolisation-subjectivation a achoppé depuis un
« stade » assez précoce dans le développement des sujets concernés.
Par rapport au deux temps du procès de socialisation que nous avons jugé pertinent
de détailler ici, on pourrait dire que le « récit de vie » se situe à un niveau secondaire,
jouant essentiellement sur les mécanismes imaginaires et symboliques de la construction identitaire. Tandis que les outils préreprésentationnels impliquent de revenir plutôt
au procès inaugural, entre réel et symbolique, d’où se constituent à la fois un dehors
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FONCTIONS PROTOSYMBOLIQUES APERTURALES
DES MÉDIATIONS ARTISTIQUES
Alors que l’accent est généralement porté sur les fonctions projectives des médiations
artistico-thérapeutiques, que le clinicien s’attache à analyser à partir des associations
du patient, ce sont plutôt les fonctions métabolisantes et identifiantes nécessaires à
l’inscription des sujets dans la structure sociale – ou plus fondamentalement au fait
de pouvoir soutenir une certaine ouverture au monde –, qui mobilisent ici notre
attention.
Ainsi, lorsque A. Brun, s’adressant à des enfants psychotiques dont le psychonarcissisme est marqué par une défaillance des fonctions contenantes, propose de faire
émerger, par le biais des médiations artistiques, des formes non ou préfiguratives,
c’est moins pour en proposer une interprétation en termes de contenus ou de significations projectives que pour enclencher un processus, engager un « travail de figuration à partir du registre sensori-moteur » (Brun, 2010). La « réactivation de traces
perceptives, d’expériences sensorielles qui se présentent souvent sous la forme de
sensations hallucinées » (comme dans l’œuvre de Michaux), dont certaines sont liées
à un vécu originaire impensable, proche des agonies primitives postulées par
Winnicott, accéderait, à travers la médiation picturale, à la figurabilité, dans un essentiel retournement subjectif de la passivité à l’activité.
En deçà des processus de symbolisation secondaire, c’est l’ancrage corporel des
processus de mentalisation qui est ici exploité. Cette métabolisation primaire, permettant « la constitution d’un fonds pour la représentation » (Brun, 2010), a également
valeur de préidentification symbolique, ce pourquoi elle s’inscrit selon nous au carrefour de l’intrapsychique et de l’intersubjectif.
Dans la perspective de l’intersubjectivité et du rapport à un monde externe, on doit
par ailleurs beaucoup aux travaux de Winnicott (1971) et d’Anzieu (1981), qui ont
permis de déplacer quelque peu l’enjeu de l’utilisation des médiations thérapeutiques,
le plus souvent centré sur l’interprétation des contenus projectifs (parfois même sur
la base de typologies), pour souligner l’importance du lien interne/externe ainsi mobilisé. Figurer, c’est aussi se séparer de l’objet projeté, relever symboliquement l’affect
négatif lié à la perte d’un Objet primordial, et s’autoriser dès lors à investir le monde
externe comme une réalité qui se donne au croisement du dedans et du dehors, du
trouvé et du créé.
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et un dedans. Dedans qu’il s’agirait précisément d’apaiser, grâce à la mise en jeu de
bordures contenantes attachées à la mise en forme expressive ante-représentative.
Si l’on considère les différentes formes de « handicap psychique » du point de vue de
ce qui entrave, chez le sujet, ses possibilités de participation sociale, nous trouvons
dans ces outils thérapeutiques un potentiel de réouverture au monde dans la mesure
où il s’y agit bien de permettre l’assomption d’une séparation, d’un vide, et par là
même d’une autocréation ex-nihilo. Fondamentalement, c’est à circonscrire le vide, et
à contenir la violence des éprouvés traumatiques, que le sujet pourra se poser comme
existant dans la structure sociale et mondaine.
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C’est précisément sur cette relève symbolique ou protosymbolique des affects bruts
et mortifères que nous entendons mettre l’accent, dans la mesure où il s’y agit selon
nous d’une assomption qui permet le retournement de la haine primordiale, aux limites
de l’abîme, en un lien objectal et social relativement pacifié.
Car ce que les médiations artistiques diverses ont selon nous en commun, c’est non
seulement de permettre un engagement corporel (Ledoux, 1992) à travers lequel
pourra se jouer une mise en tension agie de la dialectique pulsionnelle – ainsi qu’une
forme de liaison archaïque des affects –, mais de participer surtout à ce mouvement
fondamental de retournement du mortifère en émergence vivante, du destructif en lien
associatif, du diabolique en symbolique, au principe de toute fondation communautaire. Il s’y agirait en définitif de faire advenir l’existant sur fond de vide, et de soutenir
ce vide en le retournant en un geste apertural.
Ainsi M. Klein voyait-elle s’exprimer, dans les dessins d’enfants qu’elle suivait, des
tendances réparatrices visant à sublimer les pulsions destructrices, notamment après
la réalisation de désirs mortifères (Brun, 2010).
G. Pankow mettait, elle, plutôt l’accent, dans sa pratique des ateliers de modelage,
sur la « structuration dynamique de l’image du corps », dans un mouvement de transmutation du multiple dans l’Un, nécessaire à l’inscription du sujet dans la structure
temporelle et dans le fil de son histoire, et par là même, à son insertion dans les structures du lien associatif et du lien social.
Mais si les arts plastiques sont le plus fréquemment analysés d’un point de vue clinique, en rapport avec leur dimension matérielle et corporelle, d’autres types d’activités
artistiques ne sont pas à négliger non plus dans le potentiel a-culturant qu’elles
recèlent.
Michaux encore, que l’on connaît surtout pour ses œuvres plastiques et graphiques,
soulignait l’essentiel pouvoir apertural de la musique, sa capacité à nous lier fondamentalement à l’Autre, à exacerber notre commune humanité. Dans une lettre adressée à R. Berthelet (citée par I. Assayag) il écrit : « N’ai jamais marché pour aucun art
européen avant 24 ou 25 ans, surtout pour la peinture. Exception : musique. Le seul
art, le véritablement naturel, et qui me paraissait comme physiologique. Celui où j’ai
gouté le plus d’œuvres, […], par lequel je ne me sens plus étranger, ou opposé aux
autres hommes, comme il m’arrive presque toujours dans d’autres activités, et sur
lequel j’ai le moins varié. »
J.-L. Nancy, dans une émission diffusée sur France Culture en 2009, rappelle également la dialectique du singulier et du pluriel que potentialise la musique, dans les
« multiples voix et pulsations qu’elle impose au corps », comme dans les « dérangements » internes qu’elle prescrit. Ainsi écouter la musique suppose de « se rendre
disponible à des battements, des résonnances venues des autres, et qui nous
touchent. […] C’est accepter l’intrusion de corps étrangers, d’un cœur qui devient le
sien et qu’il fait battre à son propre rythme ».
Par sa dimension expressive, « dépêtrée de l’élément du sens », la musique nous
emporte aussi dans la transmutation affective qu’elle opère : « La musique n’est que
de la joie transmuée, tout est là mais transmué grâce à la musique », nous dit Nancy,
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D’UN RETOURNEMENT DE LA HAINE PRIMORDIALE
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rejoignant ainsi les propos de Nietzsche pour qui il s’agit de « faire sortir le cri et la
souffrance de sa laideur, en les transmuant en joie et en chant ».
C’est ce même jaillissement de joie que l’on ressent, ponctuellement, dans les mouvements chaotiques et les tâtonnements hasardeux, déchirés et déchirants, tout en
tension, aux bords de l’abîme et de la solitude extrême, que nous donne à considérer
le « danseur des ténèbres » Tanaka Min. La limite semble ténue, qui le maintient du
côté de la lumière, tout en lui permettant de composer autour de ce point d’horreur
et de folie que nous savons tous au cœur de notre être.
Plus généralement, c’est bien toujours avec les limites spatio-temporelles que doit
composer le danseur. Aussi le point d’horizon (dont Potherat – 2006-2009 – nous
rappelle l’étymologie : horos = la borne, la limite) vient-il permettre la dialectisation
du fini et de l’infini, de l’ouverture et du repli, du désir et de la pétrification, du lien et
de la rupture. Où se joue encore la mise en rapport tensionnel de l’individu et du
collectif. Danser, c’est engager son désir d’être, tendre vers la puissance, tout en
étant marqué par ce point d’horizon qui organise le corps dans l’espace, permet
l’émergence du moi au monde, et limite le hors-sens.
C’est pouvoir supporter, tolérer le contact, parce que les débordements affectifs qui
nous traversent parfois jusqu’à la pétrification, dans la hantise du contact, sont contenus par une structure spatio-temporelle qui est le socle minimal de toute institution
humaine.
CONCLUSION
Compenser le handicap psychique, dans la perspective de rendre les structures sociales accessibles aux individus les plus vulnérables, comme le prescrit la loi de 2005,
ne nous paraît envisageable qu’à rappeler cette évidence que l’inscription du sujet
dans le collectif ne dépend pas uniquement de facteurs socio-économiques.
Certaines dimensions plus fondamentales sont à prendre en considération, qui concernent la construction du psychonarcissisme, de la subjectivité et de l’identité, et qui
impliquent que pour « habiter la cité », le sujet doit d’abord « habiter son propre
corps 12 », trouver l’assurance d’un sentiment de continuité d’être, n’être plus menacé
par la précarité des limites moïques entre monde interne et monde externe, pouvoir
parer aux excitations internes menaçantes qui l’assaillent de toutes parts, tout en
restant ouvert au monde, aux déplacements intérieurs qu’il lui impose.
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puisque le social préinsiste. Cf. B. Golse, Insister, exister : de l’être à la personne,
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Penser l’ouverture au monde…
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PASCALE PERETTI, VALÉRIE BOUCHERAT-HUE ET ANNIE ROLLAND, PENSER
L’OUVERTURE AU MONDE ET LA PARTICIPATION SOCIALE DES SUJETS « EN
SITUATION DE HANDICAP PSYCHIQUE »
RÉSUMÉ
Alors que la notion de « handicap psychique », récemment introduite dans le
dispositif médico-légal français, peine à s’inscrire dans la perspective socio-éthique qu’ambitionne de rallier la loi de 2005, tout en restant peu investie par les
psychologues cliniciens qui se heurtent à la fabrication sociocomportementaliste
du concept, nous proposons ici de souligner le lien indissoluble entre restriction
de participation sociale, ou d’ouverture au monde, et failles de la construction
psychonarcissique des sujets.
Et ce dans la perspective d’étendre le principe de « compensation » des handicaps psychiques aux outils thérapeutiques dont le potentiel apertural et socialisant représente l’aspect le moins exploité théoriquement par les psychologues
cliniciens.
Nous montrerons en ce sens, en nous appuyant sur un référentiel psychanalytique, comment le procès de socialisation se joue en deux temps, selon le même
mécanisme de « double négativité » qui préside à la subjectivation, ce qui implique deux niveaux d’intervention des médiations thérapeutiques : protosymbolique
et symbolique. Le premier niveau, plus archaïque, nous paraît essentiel en ce qu’il
peut être mobilisé dans la clinique de sujets peu accessibles à la symbolisation
secondarisée.
MOTS-CLÉS
Handicap psychique, médiations thérapeutiques, narrativité, identification,
subjectivation, socialisation.
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Penser l’ouverture au monde…
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ABSTRACT
The notion of « psychic handicap », recently introduced in the French medicolegal field, has difficulty in joining the socio-ethical perspective which the law of
2005 aspires to rally, and remains at the same time far off the preoccupations
of clinical psychologists who collude with the socio-behaviouristic manufacturing of the concept. In this article, we propose to underline the indissoluble link
between the social participation limitation, or opening to the world, and the
deficiencies of the subject’s psychonarcissistic construction.
We aim at spreading the principle of « compensation » of the psychic handicaps
over therapeutic tools whose « apertural » and socializing potential represent the
least theorized aspect by the clinical psychologists.
In that sense, we will show, using psychoanalytic knowledge, how the socialization process occurs in two stages, following the same mechanism of « double
negativity » which is at the basis of the subjectivation process. This process
involves two levels of intervention of the therapeutic mediations : proto-symbolic
and symbolic. The first level, more archaïc, seems to us essential in the fact that
it can be mobilized in the clinical practice dealing with people who have little
access to the « secondary » symbolization process.
KEYWORDS
Psychic handicap, therapeutic mediations, narrativity, identification, subjectivisation, socialization, negativity.
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PASCALE PERETTI, VALÉRIE BOUCHERAT-HUE AND ANNIE ROLLAND,
THINKING OF THE OPENNESS TO THE WORLD AND THE SOCIAL PARTICIPATION OF THE « PSYCHICALLY HANDICAPPED » SUBJECTS
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