La décharge tonico-émotionnelle
comme comportement de défense
dans la relation1
Cécile SELLINCOURT2
Nous nous proposons de distinguer certains mouvements par-
ticuliers chez l’enfant, que nous nommons les «décharges
tonico-émotionnelles» (DTE) pour les différencier d’autres
manifestations psychomotrices. Ces décharges tonico-émotionnelles
sont parfois assimilées à d’autres décharges connues, telles les stéréo-
typies ou les rythmies, ou sont peu repérées, voire ignorées. L’enjeu
de notre propos est avant tout thérapeutique : nous estimons que ces
manifestations psychomotrices induisent un traitement particulier.
Parmi les études actuelles, celles qui développent les concepts d’inter-
subjectivité mettent en évidence les grandes compétences du jeune
enfant à entrer en relation. Très tôt, un «je» existe, séparé d’un «tu».
Nous pensons qu’il y a quelque chose d’un «je sais que tu sais» lors-
que l’enfant se manifeste par des mouvements répétés ou des attitudes
singulières. On se demande quelles sont les raisons de leur apparition
et quels sont leurs effets sur l’enfant et son environnement. Aussi nous
semble-t-il important de décrire ce que l’on voit, ce que l’on ressent,
1. Cet article est tiré d’un mémoire présenté dans le cadre du diplôme universitaire
«Initiation à la recherche en clinique psychomotrice», faculté Pitié-Salpêtrière
(2002-2004).
2. Psychomotricienne, pratique institutionnelle et pratique libérale (Maurepas 78310).
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constatant que, dans un même mouvement, on est mis à mal pour spé-
cifi er, isoler cette manifestation simplement projetée dans l’émotion
qu’elle suscite en nous.
Première défi nition : une décharge psychomotrice
Les décharges tonico-émotionnelles, ou DTE, sont des mouvements
survenant chez l’enfant qui peuvent prendre différentes formes : sim-
ple sursaut, changement de posture, jusqu’à la répétition d’un mouve-
ment singulier (particulier à cet enfant-là). La DTE est une manifes-
tation localisée sur une ou plusieurs parties du corps, comprenant des
mouvements plus ou moins complexes (tension généralisée du haut du
corps et mouvement de rotation des mains et des pieds, par exemple).
Plus qu’un mouvement, elle est une réponse à teneur émotionnelle
évidente (douleur, peur, plaisir).
Cette première défi nition entre dans le champ connu des décharges
décrites notamment par J. Bergès : primitives sans caractère automu-
tilatoire (balancement, trituration des cheveux, des oreilles), non auto-
mutilatrices ; plus organisées avec un aspect hétéroagressif (jet d’objet,
trépignation) ; automutilatrices (se mordre, se griffer, se pincer) sou-
vent corrélées aux décharges primitives (Bergès, 1985, p. 1572-1574).
Il semble que la DTE appartienne à cette «famille» des décharges
psychomotrices : nous ne discuterons pas les ressemblances, les points
communs, nous tenterons plutôt de mettre en évidence ses singulari-
tés. Nous nous intéressons moins à l’état de décharge, qui pourrait être
considéré comme le point culminant, qu’à la séquence DTE (le proces-
sus). Le détour par une description phénoménologique nous a été utile,
nous y reviendrons rapidement.
Présentation comparée : une modalité de réponse
singulière
La décharge tonico-émotionnelle peut s’observer sous l’angle d’un cer-
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tain nombre d’«effets» : effet de décharge, de débordement, effet non
momentané, effet d’étrangeté, qui s’associent en une séquence singulière.
L’effet de décharge s’observe avec une survenue irrépressible (pas for-
cément brutale). Chez un même enfant, la décharge prend toujours
sensiblement la même forme : elle est singulière. Le mouvement «par-
ticulier à cet enfant-là» est intense et se répète avec un certain rythme
(peuvent y être associées des réactions neurovégétatives et des vocali-
ses). L’enfant y semble assujetti. L’effet du débordement opère au-delà
de la tension. L’enfant est fi xé dans cette position ou submergé par cet
unique mouvement. Un effet non momentané est perceptible. La DTE
marque dans le temps un arrêt et appelle à être attentif à «l’avant»
décharge tout autant qu’à «l’après». L’effet non momentané pose en
lui-même la question d’une «suspension», d’un redémarrage, et plus
encore la question de la continuité. Soulignons enfi n un dernier effet,
celui dont la description sera la plus subjective : l’effet d’étrangeté – la
situation est étrange. Le terme d’effet est choisi pour traduire la dyna-
mique et le mouvement induits entre l’enfant et son environnement
lors de ces manifestations. La DTE est la seule modalité de réponse de
l’enfant et elle paraît a priori incompréhensible.
Ici, il nous faut distinguer la décharge tonico-émotionnelle d’autres
manifestations :
de la «crise tonico-émotionnelle» qui se manifeste par un état de
tension extrême, poings fermés, bras fl échis, yeux énergiquement
clos, le corps étant animé de tremblements. Les DTE sont des mou-
vements moins paroxystiques ;
de l’automutilation dont on retiendra la défi nition suivante dans un
cadre psychopathologique : «L’automutilation […] représente un
comportement localisé dans le temps et dans l’espace du corps qui
aboutit à un dommage corporel irréversible du type retranchement
d’un membre ou destruction d’un organe» (Bertagne, 2000, p. 88-89) ;
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de la rythmie, «succession répétitive de couples d’opposés […] ouver-
ture/fermeture, fl exion/extension, tortiller/relâcher» (Haag, 2000,
p. 660-662). Les rythmies sont des gestes autoérotiques. «On peut
défi nir l’autoérotisme comme un procédé mental et corporel ayant
pour objet la recherche d’une prime de plaisir solitaire, en l’absence
de l’objet externe, mais basé sur la remémoration d’une expérience
de plaisir ou de réconfort intériorisée» (Ciccone, Lhopital, 2001,
p. 43). Ces gestes sont assimilables à des techniques d’autoapaise-
ment qui permettraient d’entretenir «un sentiment de continuité».
La DTE n’est pas à proprement parler «solitaire», elle est d’une cer-
taine manière partagée, elle appelle une réponse et prend la forme
d’un état plus ou moins visible de détresse ou de débordement ;
des stéréotypies, qui se distinguent également des DTE par leur
façon d’être «habitées». Dans les conduites stéréotypées, il y a un
effet largement ressenti d’agrippement de l’enfant à la manœuvre, à
un objet, à une «source sensorielle», à un mouvement. L’enfant est
«en boucle» sur lui-même : tout est contenu dans l’autosuffi sance.
L’enfant semble s’accrocher au départ à une sensation. Dans la DTE,
l’enfant est assujetti, sans autre moyen de réagir, sans y être agrippé.
Les DTE s’étayent sur le contact à l’autre.
Émilie, dans les bras de sa mère, est calée tout contre elle. Elle découvre
son visage en me regardant intensément. Elle a de grands yeux bleus
très clairs, des yeux comme des billes ! Tout en me présentant, j’invite
à notre installation. La maman ôte immédiatement ses chaussures s’ap-
prêtant à s’installer sur le tapis au sol. Pour cela, elle a un mouvement
affairé. Émilie, alors moins au contact de sa mère, émet une plainte.
Sa mère s’adresse à elle en lui disant qu’elles vont s’installer ensemble
et l’écarte d’elle doucement. Émilie, alors un peu suspendue, passe, en
une seconde, de son «lovage» au corps de sa mère à une position assise
dans les airs, se redressant comme un «L» avant même d’avoir touché
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le sol. Ses grands yeux interrogent avec insistance et sans répit. Sa pos-
ture statufi ée en «L» se tend de façon expressive comme pour inviter
ses parents à la prendre, à la tenir. Elle semble paniquée, surtout par
mon regard. À mon approche, avant ou après de courts contacts, elle
s’anime de mouvements de bras et de jambes complètement tendus,
ses mains et ses pieds «moulinent» rapidement.
Les décharges tonico-émotionnelles sont des mouvements qui s’im-
priment de façon répétitive et durable. Nous faisons l’hypothèse que
les DTE agissent sur le développement (harmonieux) de la motricité de
l’enfant.
Décharge tonico-émotionnelle et incidences
sur le développement psychomoteur
La première demande (parentale ou médicale) est souvent formulée
autour du retard de développement psychomoteur et moins sur l’exis-
tence de ces mouvements singuliers. Chez le tout-petit, la demande de
soin est formulée à propos du développement des potentialités motri-
ces de l’enfant ; chez le plus grand, c’est souvent le comportement
«étrange» qui est mis en avant. À ce stade, nous proposons de nous
intéresser à l’association fréquemment rencontrée (dans notre clinique)
de troubles du développement chez le jeune enfant, associant un retard
des acquisitions motrices et des manifestations tonico-motrices à type
de décharge tonico-émotionnelle.
Nous faisons l’hypothèse que les DTE sont partie prenante du dévelop-
pement de l’enfant. Si nous nous plaçons du point de vue du dévelop-
pement moteur, elles empêchent en quelque sorte le développement
harmonieux de la motricité et, dans le même mouvement, c’est sur
elles que s’étaye la motricité de l’enfant. La petite Émilie (12 mois) va
expérimenter, explorer ses possibilités motrices à partir de sa position
assise statique en «L». Nous la nommons position d’alerte, une position
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